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L’auteur veut montrer qu’il est toujours mal de mentir, défendant ainsi la doctrine controversée des absolus moraux. Cette position est remarquablement bien exposée, avec clarté, rigueur, sens des nuances et explications généreuses. La démarche consiste à serrer la notion de mensonge de façon à la dégager des discours le justifiant en raison d’« une bonne cause », ce qui conduit même le tenant de l’absolu moral à toujours se demander à qui il doit la vérité et quand. La solution joue sur la non-coïncidence entre mentir et ne pas dire la vérité ou toute la vérité en même temps qu’elle réside dans une tradition chrétienne ramenée à une certaine orthodoxie.

La définition précise et élaguée du mensonge (chapitre 1) trouve, chez Augustin et Thomas d’Aquin, ses assises ainsi que ses paramètres faisant en sorte qu’il ne faut jamais mentir (chapitre 2). Certaines positions divergentes (Cassien, Bonhoeffer et Niebuhr) ont eu cours dans la tradition catholique même (chapitre 3), mais la tradition catholique majeure est réaffirmée avec Jean-Paul II (chapitre 4). Deux chapitres vont ensuite constituer le coeur et l’essentiel du propos de l’auteur. Celui-ci explicite sa thèse selon laquelle le mensonge ruine, voire détruit toujours l’intégrité, personnelle et communautaire, de même que la socialité ; le mensonge va également contre la vérité et la religion (chapitre 5). L’obligation de mentir pour quelque motif juste fait l’objet d’une critique bien mesurée, pour démontrer l’invalidité de l’obligation même du mensonge tandis que le motif de justice rend tout à fait possible une divulgation limitée de la vérité, par exemple en raison de nécessités, de mérites, de rôles et responsabilités, de contrats et promesses (chapitre 6). De même, peut-on avoir recours à la tromperie verbale, dans la mesure où elle n’engage pas un mensonge comme tel (chapitre 7). L’absolu moral contre tout mensonge ne tient finalement pas moins là où se trouve engagée la recherche d’un bien supérieur, dans le cadre d’une bonne cause personnelle, sociale ou politique ou dans des situations particulièrement difficiles (chapitre 8).

Le projet de l’auteur mérite attention et intérêt pour plusieurs raisons. D’abord, l’acte de communication plutôt que la simple intellection, acte tout intérieur, est mis de l’avant et sert de base à l’entreprise. L’intention de faire une assertion fausse devient ainsi la condition nécessaire et suffisante du mensonge, l’assertion étant considérée comme un type d’acte de langage et l’intention, comme l’enjeu sans connotation morale de signifier effectivement ce qu’on énonce. Bref, mentir c’est choisir une assertion contraire à sa pensée. On comprend tout l’effort de l’auteur pour reléguer à un second plan à la fois la fausseté même, c’est-à-dire le caractère faux d’une assertion, ce par quoi on se rapproche de l’erreur sur l’état des choses au point de la confondre parfois avec le mensonge, et l’instrumentalité du langage, dont déjà on a pu accuser Thomas d’Aquin.

Ensuite, l’auteur pose l’intégrité (personnelle et communautaire) et la socialité comme lien constitutif et donc fondamental de l’être humain : ni simple vertu ni caractère certes majeur mais second de la nature humaine, puisque « bien fondationnel » (basic good). Il les expose en termes de structure, au titre d’expression et d’attestation du rapport même qu’un sujet établit ou entretient avec lui-même ou autrui ; et dès lors que cette condition sine qua non ou, plus exactement, que ce rapport même est ruiné, voire détruit, il y a mal : toujours un mal. Or le mensonge s’élève contre pareil « bien fondationnel » (d’intégrité, de socialité, y compris de vérité) et c’est pourquoi il n’est jamais admissible ni permis. On le comprend : l’effort consiste par-dessus tout à fournir une définition synthétique et non analytique du mensonge, l’auteur la voulant « formelle » en un sens plus kantien qu’aristotélico-thomiste mais sans en rester à un pur formalisme (typiquement classique et médiéval) et au formalisme pur/a priori (typiquement moderne). D’où l’appel à une intuition pratique (practical insight) ou à la désirabilité même d’un pareil bien, ce que le lecteur averti ne peut s’empêcher de rapprocher de la quête phénoménologique dominante actuelle ou du moins de quelques accents clés de celle-ci. L’intérêt, parfaitement explicité tout au long de l’ouvrage, est d’obtenir une définition telle du mensonge qu’elle ne requiert nulle spécification normative, nul élément ou nulle détermination supplémentaire à sa forme propre d’intégrité-socialité-vérité. Suivant l’auteur, on peut du coup penser un absolu moral, en l’occurrence l’obligation on ne peut plus claire et ferme de ne jamais ni en aucun cas mentir.

Enfin, l’auteur veut systématiquement opérer et parachever la dissociation entre mensonge, d’une part, et cause juste, droit de savoir, bien supérieur, d’autre part. Une « bonne cause », même celle engagée dans le cas extrême du nazi à la porte et cherchant des Juifs, pourra recéler une forme d’obligation de vérité excluant évidemment toujours l’obligation de mentir ; pareille obligation demeure une présomption morale faussée et auto-contradictoire. Cette totale et définitive séparation est par ailleurs éclairée à partir des parallèles communément faits, quoique pas toujours avec justesse ou légitimité, avec la question du vol, celle de l’homicide involontaire et la doctrine du double effet. Tôt ou tard, on est saisi par le déploiement magistral de cet effort devenant à sa façon, non sans noblesse, rationnellement/philosophiquement invincible. La maxime selon laquelle un mensonge ne peut jamais se qualifier moralement s’avère aussi sûre qu’autarcique ; l’exploration d’« ingénieuses stratégies ne ressortissant du mensonge » les garde tout à fait saines et sauves ; la discussion des arguments contre une « vue absolue » sur le mensonge appelle une habile et vertueuse application aux diverses situations concrètes. La disjonction est consumée, avec pleine satisfaction à chaque étape et pour l’ensemble de la démarche. Mais on peut, mais il faut questionner une position aussi forte et rassurante corrélative à une présomption d’absolu, en l’occurrence contre le mensonge. S’y révèle une forme paradoxale de performativité en une posture telle qu’on pourrait très bien – paradoxalement – ne pas même s’en inquiéter… parce qu’elle réussit forcément à assurer.

L’ouvrage nage dans le fondationnalisme, d’ailleurs avoué, et toute l’« herméneutique » y demeure assujettie – ce n’est pas le cas d’une herméneutique rendue à sa stature existentielle réflexive et autocritique propre, comme chez Heidegger et Gadamer, peut-être chez Nietzsche mais sous réserve, chez Lacan d’une certaine façon. Augustin et Thomas d’Aquin sont traités en dépositaires de la maxime recherchée et celui-ci la formaliserait simplement davantage que celui-là, sans qu’on puisse y apercevoir une véritable différence critique ; il s’agit alors de faire de leurs propos sur le mensonge « une vue absolue », sans véritable attention à la contextualité de leurs projets. Le projet même de l’auteur, qui tente de renouveler, sinon de resserrer la perspective thomiste à partir de l’acte de communication, implique un soi difficile à concevoir comme vraiment langagier puisqu’il reste un tant soit peu monolithique, par sa préséance dans la communication-transmission de ce soi et de ses assertions vraies (« precommunicative self ») et, en cas de pépin, par le recours à ces « ingénieuses stratégies » instrumentales, moralement neutres pour ce soi comme pour la vérité. Bref, le soi et le « bien fondationnel » sont pensés corrélativement, c’est-à-dire séparément, avant d’être ré-unis et rendus inséparables. Semblable dichotomie transparaît aussi quand l’enjeu pourtant pratique et éminemment contextuel de justice s’associe, après coup seulement, dans la démarche de l’auteur, à la question de la vérité comme du mensonge. Non seulement le juste (comme exigence pratique) est-il ainsi réduit au droit de savoir mais contrat, rôle, responsabilités (etc.) sont traités institutionnellement, en corrélation à la structure rationaliste du vrai et du mensonge. À cet égard, tout l’ouvrage fonctionne comme une entreprise de caractérisation d’un personnage préprogrammé (le soi précommunicatif et les rôles en conséquence déterminés) ; un tel cadre préinstitué et fixant les structures de la performativité – ce qui signait aussi la faille critique de l’ouvrage pourtant fameux de J.L. Austin : How do to things with words – reflète encore le fondationnalisme du projet de l’auteur, où, bien sûr, reste possible la prise en compte de déterminations variées pour la réalisation concrète du programme ou du personnage.

Il manque donc, à toute cette entreprise dont les failles sont d’emblée bétonnées, les interstices philosophiques relevant d’un l’horizon du langage véritablement assumé et laissant passer la lumière qui ne vient pas de nous. D’où le caractère paradoxal de l’ouvrage – qui étonne ou qui comble à souhait, dépendamment de l’auditoire. Entre autres traces, il y a, certainement, la signification attribuée aux principales positions anti-absolutistes examinées au cours de l’ouvrage : elles tomberaient dans le déni des conditions et limites concrètes des problèmes du mensonge et de la vérité, alors que c’est précisément ce qu’elles défendent et à quoi elles en appellent, pendant que le tenant de l’absolu moral en la matière accomplit cela même qu’il leur reproche, sans bien entendu (pouvoir) le reconnaître et (se) l’avouer puisqu’au contraire un plaidoyer en ce sens est ouvertement livré. Regardons-y autrement. Certaines de ces contre-positions, du fait d’exposer un dilemme entre des maux et sans possibilité manifeste de bien, basculeraient – effectivement, peut-être – dans l’obligation de pécher et donc de mentir. Or l’auteur les enferme plus fermement encore dans un dilemme strictement « pour » le mal, grâce à sa thèse qui le prémunit apparemment – et lui seul – de cet écueil. Mais cela reste, faut-il dire, dans le déni, performatif, de la blessure même du mal et du péché. Parce que, pour l’auteur, la communication est identiquement transmission, il réussit parfaitement à parler de/sur cette blessure mais sans « parler (en) la blessure du mal et du péché ». Ce que ces contre-positions cherchent, toujours péniblement, à accomplir, en une vérité sise comme acte de langage non mécanique et donc irréductible à des assertions, cela leur est refusé en même temps que cela échappe au « communicateur-transmetteur » de l’absolu moral : qui s’y méprend tout en reportant, en projetant cette méprise sur autrui. C’est à croire que la psychanalyse, anti-fondationnaliste à sa manière, ne saurait avoir de prise sur ce genre d’ouvrage.

Un détail étonne. La théodicée, ce en vertu de quoi nous penserions que Dieu permet vraiment le mal, perdure dans ce discours qui, pourtant, doit absolument rendre injustifiable tout recours au mal (pour un bien autre ou plus grand). Suffira-t-il encore d’affirmer, par quelque restriction mentale ou « abstruse line of argument », que Dieu lui-même peut parfois se servir du mal mais toujours indirectement, via quelque instrument de sa volonté ou la communiquant en toute obéissance, de sorte qu’il n’est pas jamais lui-même imputable d’un mal ? On ne sort pas, une fois pour toutes et sans reliquat, de la théodicée.

Cet ouvrage aux qualités scientifiques (philosophiques) indiscutables est un discours symptomatique de notre époque. Sa lecture en vaut la peine. Peines d’une Raison confrontée à l’effondrement de ses assises et de son paradis, appelant une contre-révolution typique et rassurante. Si l’on préfère : peines pour une rationalité doucereusement conquérante et pas moins dans le déni du ratage et de l’impensé, parce que se positionnant devant un Dieu de l’Être-Fond qui cède difficilement sa place au Dieu de la Parole – voire le domine encore. Elle est belle l’espérance – qu’on peut malgré tout déjà partager avec l’auteur – d’une véritable rationalité langagière et herméneutique en la vérité d’un Dieu sans fond(s).