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Dès le premier paragraphe de son introduction, ce nouvel ouvrage sur les paraboles évangéliques rend compte de la signification de son sous-titre : « Sans conteste, ses paraboles (de Jésus) ont bouleversé l’image de Dieu chez ses contemporains. À travers elles, jaillit la nouveauté de Dieu et de nouvelles orientations de vie pour les femmes et les hommes à qui Jésus s’adressait. » (p. 9) Ce qui sera reformulé autrement plus loin : « L’art du conteur est mis au service d’une révélation sur Dieu, une manière nouvelle de le concevoir, qui justifie l’adoption par l’auditoire de nouveaux modes de comportement. » (p. 38)

Exégète chevronné, professeur émérite du Nouveau Testament à l’Université catholique de Louvain, l’auteur (dans la suite : A) souligne ensuite deux particularités de son travail. Son approche d’abord : avant tout étudier pour lui-même le texte des paraboles, tel qu’il se présente dans les évangiles, les synoptiques et éventuellement celui de Thomas, en respectant la perspective propre à chacun. Prédominante dans l’étude récente des paraboles, l’approche diachronique portant sur la question des sources et l’effort de reconstitution de la parabole originelle passe ainsi au second plan. L’A. estime en effet que, tout en ayant « fourni des résultats intéressants à un niveau assez général », ce travail, poussé dans les détails, « s’est avéré très conjectural » et « n’a pas vraiment servi une lecture attentive du texte final des paraboles tel qu’il est transmis aujourd’hui dans les évangiles » (p. 10). Seconde particularité : « offrir une interprétation de tous les récits paraboliques sans en omettre aucun » et ainsi « fournir au lecteur un commentaire assez complet et qui permette de se rendre compte des différents genres de paraboles » (p. 11).

Le chapitre 1 se concentre entièrement sur la parabole du bon samaritain (Lc 10,25-37). Il est frappant qu’il rejoigne, ce faisant, la démarche de John Paul Meier dans son récent ouvrage sur les paraboles[1], mais dans une perspective tout autre. Alors que l’exégète américain cherche à montrer que « le bon Samaritain n’a été composé ni par Jésus ni par les transmetteurs primitifs de la tradition orale, mais plutôt par l’évangéliste que nous appelons Luc »[2], l’A. veut illustrer à travers ce récit comment une même parabole peut donner lieu à une diversité d’interprétations (allégorique, historico-critique, sémiotique, psychanalytique).

Intitulé « Réflexions théoriques sur la parabole », le chapitre 2 précise d’abord la définition de celle-ci. De cette opération initiale dépendent, comme on sait, l’identification et le dénombrement des paraboles évangéliques, variables d’un auteur à l’autre. Adoptant pour sa part la notion assez classique d’« une comparaison ou une métaphore développée en récit » ou, selon la formule de Paul Ricoeur, « la conjonction d’une forme narrative et d’un processus métaphorique », l’A. repère en conséquence 32 paraboles de Jésus, réparties inégalement selon les auteurs (Marc : 4 ; Matthieu : 17 ; Luc :23) et les sources (triple tradition : 9 ; Q :12 ; source propre à Mc : 1 ; à Mt :8 ; à Lc :14). Après s’être livré au passage à une sévère mise en question de l’application des critères d’authenticité effectuée par J.P. Meier, dont il se demande « s’il ne passe pas à côté du trésor des paraboles et, pire, il pourrait bien en détourner ses lecteurs » (p. 55), l’A. montre comment chacun des évangélistes intègre les paraboles selon une perspective qui lui est propre et dont il retrace les grandes lignes.

Les chapitres qui suivent, du chapitre 3 au chapitre 9, d’une longueur variant de 15 à 40 pages chacun, abordent successivement un nombre variable de paraboles classées selon un contenu thématique : 3) « À propos du Royaume de Dieu » (huit paraboles, soit les trois du « discours consacré à parler du Royaume en paraboles » en Mc 4 et les cinq complémentaires du discours de Mt 13) ; 4) « À propos de l’accueil d’Israël » (trois paraboles) ; 5) « La miséricorde divine et la joie des retrouvailles » (quatre paraboles) ; 6) « Lorsque la conception commune de la justice est malmenée » (deux paraboles) ; 7) « Faire les bons choix de vie » (neuf paraboles) ; 8) « Du bon usage des richesses » (trois paraboles) ; 9) « Veiller, ne pas se laisser surprendre » (deux paraboles).

Les dimensions de l’ouvrage ne permettant pas de se livrer à des analyses détaillées, le commentaire, tantôt s’en tient à dégager brièvement la pointe et la signification fondamentale des paraboles dans le texte final des évangiles, tantôt, selon les possibilités, essaie de remonter jusqu’aux sources et à la parabole originelle (par exemple celle de la brebis perdue dans la source Q et chez Jésus, p. 160-162). Tel qu’expliqué dans l’introduction, l’ouvrage ne se veut pas un travail de recherche mais, en fonction d’un auditoire élargi, se propose de « fournir une présentation informée, mais se limitant aux renseignements que je pense utiles pour le lecteur et en veillant à ne l’encombrer d’aucune érudition qui ne lui serait d’aucun secours » (p. 11). Cette perspective ressort bien, par exemple, de la présentation que fait le chapitre 3 du discours en paraboles de Mc 4,1-34. Cette présentation reprend en majeure partie celle qu’en avait faite l’A. dans son commentaire marquant sur l’évangile de Marc (2004) dans la collection « Commentaire biblique : Nouveau Testament » (no 2), mais en condensant et en ne faisant écho qu’à la première section, moins technique, du commentaire et en laissant tomber notamment le grec non translittéré, et les références aux auteurs.

L’ouvrage illustre bien la difficulté que représente le classement des paraboles, une limite que l’A. lui-même reconnaît d’emblée : « Pas plus que mes prédécesseurs, je n’ai pu élaborer un classement satisfaisant des paraboles en diverses catégories. La répartition en chapitres est donc assez pragmatique. » (p. 11) Dans plus d’un cas, l’intégration de telle ou telle parabole dans telle ou telle catégorie créée pour rendre compte de contenus apparentés, peut prêter à hésitation. Ainsi, par exemple, le rangement de la parabole des fils aux réactions opposées (Mt 21,28-32) parmi celles qui concernent l’accueil d’Israël peut-il se justifier par d’autres indices que l’environnement littéraire où Matthieu l’a située ? En réalité, aucune des trois applications dont celui-ci l’a fait suivre ne paraît orienter en ce sens (21,31a : dire/faire ; 21,31b : pécheurs/justes face à la mission de Jésus ; 21,32 : pécheurs/justes face à la mission de Jean). De même, pour inclure dans la même catégorie la parabole des invités qui se dérobent, ne faut-il pas s’en tenir à la perspective matthéenne, celle-ci ne se retrouvant ni chez Luc ni dans Thomas. La nomenclature très ample « Faire les bons choix de vie » qui, au chapitre 7, abrite le plus grand nombre de paraboles ne donne-t-elle pas un peu l’impression d’un fourre-tout ? Le débiteur impitoyable (Mt 18,23-35) de même que les deux débiteurs (Lc 7,40-43) n’auraient-ils pu loger opportunément au chapitre 5 en lien avec la miséricorde ? En élargissant la notion de justice, du sens distributif au sens théologique, la parabole du pharisien et du publicain (Lc 18,9-14) n’irait-elle pas mieux au chapitre 6, comme l’A. le laisse d’ailleurs entendre au passage (p. 180-181) ? Les « choix de vie » constituent-ils le lieu d’intégration le plus convenable pour les deux paraboles lucaniennes de la prière, l’ami de minuit (Lc 11,5-8) ainsi que le juge injuste et la veuve (Lc18,1-8) ?

Pour chacune des 32 paraboles, l’A. propose sa propre traduction, « en préférant la lisibilité par rapport à la littéralité » (p. 12). On se demande parfois ce qui l’a amené à « sacrifier à celle-ci », en traduisant par exemple pas hostis akouei en Mt 7,24a et pas ho akouôn en 7,26a par « tout qui écoute » – formule à laquelle il semble tenir puisqu’il l’utilise dans son explication elle-même : « Tout qui a entendu les paroles de Jésus… » (p. 201) –. alors que la traduction du passage parallèle de Lc 6,47a, pas ho erchomenos pros me, s’accommode d’une parenthèse substitutive : « tout (homme) venant à moi » (p. 198). En Mt 24,51 et Lc 12,46, au dernier verset de la parabole décrivant le sort du serviteur infidèle, le hapax fameux dichotomèsei auton est rendu littéralement par « il le coupera en deux ». Cela convient-il si l’on y voit le châtiment effectivement infligé au serviteur, représenté dans la suite comme survivant parmi les hypocrites ou les infidèles et connaissant en Mt les pleurs et les grincements de dents ? S’il faut plutôt y voir une évocation allégorique du châtiment eschatologique, alors le contexte, comme le reconnaît l’A. (p. 264), ne recommande-t-il pas de traduire de nouveau par quelque chose comme « il le retranchera » ?

Il faut se réjouir de compter en français un ouvrage de cette qualité mettant à la portée d’un public plus large les résultats de la recherche sur les paraboles évangéliques. Comme quoi, retournées dans tous les sens aujourd’hui comme hier, celles-ci ne cessent pas d’intriguer et de fasciner, n’ayant rien perdu de leur rôle pédagogique.