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Il fut une époque où le domaine de la vérité excédait le domaine des faits. Au Moyen Âge, lorsque l’observation d’un fait contredisait la Bible ou Aristote, on faisait généralement plus confiance au texte qu’aux capacités humaines d’observation. Alain Gignac rappelle qu’il existe divers paradigmes de la vérité et que chacun détermine les fondements méthodologiques des approches de l’exégèse biblique[1]. Ainsi, selon le paradigme prémoderne, la vérité est éternelle et immuable, elle existe en soi, on peut s’en approcher et la contempler sous certaines conditions[2]. Dans le paradigme moderne, basé notamment sur l’empirisme de la logique de John Stuart Mill[3], le domaine de la vérité est réduit à celui des faits empiriques : la vérité est factuelle et objective, elle est la caractéristique d’une pensée ou d’un discours qui est en adéquation avec des données empiriques vérifiables, des données soumises à un contrôle expérimental et statistique. Dans le paradigme (post) moderne – Gignac met le « post » entre parenthèses, car, selon lui, la postmodernité est une partie de la modernité –, la vérité est insaisissable, on peut la chercher, mais jamais la trouver, car le réel est un chaos sans fondement. Pour reprendre les termes de Jacques Derrida, l’écriture, la trace, la grammè, la différance, en somme, constitue le fond mouvant et fluide de la vie[4].

À ces trois paradigmes correspond une conception particulière de l’exégèse biblique. Le paradigme prémoderne conduit à une interprétation spirituelle où l’allégorie mène à des développements éloignés du texte. Le paradigme moderne mène à l’exégèse historico-critique. Le paradigme postmoderne est celui sur lequel se base l’exégèse de type réponse du lecteur (reader-response[5]). Gignac écrit : « On constate, en même temps que leur caractère évanescent, que ces trois pôles ont pu constituer trois tentations de définir un fondement absolument certain à la vérité de l’interprétation : l’historico-critique s’est rabattu sur l’auteur ; le fondamentalisme, sur l’inerrance de l’Écriture ; le subjectivisme, sur l’autorité du lecteur[6]. » Les trois paradigmes ont chacun leurs faiblesses. L’exégèse historico-critique pèche par excès d’optimisme en croyant possible la découverte de l’intention réelle des auteurs des textes bibliques. Le fondamentalisme, qui est une réaction au paradigme moderne, est mis en difficulté par les contradictions d’une lecture littérale du texte biblique avec les connaissances scientifiques. L’exégèse basée sur la réponse du lecteur est trop subjectiviste et prête le flanc à toutes les critiques qu’on peut adresser au constructivisme postmoderne, qui a ironiquement interprété de manière un peu trop fondamentaliste le fragment posthume de Nietzsche « Il n’y a pas de fait, mais seulement des interprétations[7] ». En effet, selon le constructivisme, le réel est toujours une représentation et comprendre un texte, pour le constructivisme, c’est construire, soit seul, soit plus ou moins collectivement (cela varie d’une forme de constructivisme à une autre) un sens dont le critère d’évaluation n’est pas l’adéquation avec la réalité, mais la viabilité. Ainsi une construction cognitive peut être viable, avoir de bonnes conséquences éthiques, tout en étant fausse.

Dans le présent article, je vais me tourner vers le philosophe allemand Hans-Georg Gadamer (1900-2002) pour dégager un espace de discussion entre les paradigmes modernes et postmodernes en études bibliques. En 1960, il a publié Vérité et méthode, un imposant ouvrage critiquant le paradigme moderne de la vérité factuelle et de son contrôle méthodique. Le chef-d’oeuvre de Gadamer présente une autre conception de la vérité, une vérité qui n’est pas du tout celle du paradigme postmoderne, bien que certains exégètes postmodernes puissent s’en inspirer « librement ». Mon hypothèse est que la conception gadamérienne de la vérité et du phénomène de la compréhension pourrait offrir une assise épistémologique permettant d’éviter à la fois l’illusion d’objectivité à laquelle succombe souvent l’exégèse historico-critique et le constructivisme de l’exégèse de type réponse du lecteur.

Je vais d’abord discuter des considérations méthodologiques de Lavoie concernant l’identification des influences s’étant exercées sur le rédacteur du livre de Qohélet. Je vais ensuite tenter d’expliquer en quoi l’herméneutique de Gadamer permet d’éviter les écueils du modernisme et du postmodernisme en exégèse biblique.

Quand l’objectivité est un obstacle à la compréhension

Sébastien Doane fait remarquer que dans une série d’articles sur l’ironie et l’ambiguïté dans Qohélet[8], Jean-Jacques Lavoie adopte une posture synchronique et voit de l’ironie là où des exégètes qui se réfèrent au contexte socio-historique de production ont plutôt vu des citations ou des erreurs dans la transmission du texte[9]. Mais en même temps, note avec raison Doane, Lavoie invoque l’intention de l’auteur dans la conclusion de ses articles pour argumenter sa thèse de la présence d’ironie dans Qohélet. Se référer à l’intention de l’auteur relève du paradigme moderne. Dans un autre article, qui propose un bilan critique des études comparatives sur Qohélet, Lavoie critique le paradigme moderne (la recherche des influences réelles de l’auteur de Qohélet serait illusoire) et opte pour le paradigme postmoderne[10]. Lavoie invoque l’intention de l’auteur de Qohélet, mais doute qu’on puisse découvrir ses influences réelles.

Passer d’un paradigme à l’autre dans un même article n’est pas cohérent dans la mesure où les trois conceptions de la vérité que nous avons évoquées sont incompatibles entre elles. L’hésitation de Lavoie est cependant compréhensible et révélatrice. Le sens d’un texte biblique n’est pas aussi saisissable qu’un fait empirique, mais on ne peut pas non plus croire que le sens est entièrement une construction du lecteur, car cela mène à un relativisme qui détruit la notion même de vérité[11]. Le paradigme moderne et le paradigme postmoderne me semblent tous les deux insuffisants pour saisir le sens d’un texte biblique comme Qohélet. Un autre paradigme, par-delà la modernité et la postmodernité, est-il possible ? Il serait raisonnable de le croire.

Lavoie affirme, dans l’étude que nous avons précédemment citée, que les thèses relatives aux sources de Qohélet reposent sur des arguments très spéculatifs, voire circulaires. Des exégètes ont attribué des sources égyptiennes, perses, grecques et égypto-orientales au livre de Qohélet. Le rédacteur du livret, note avec raison Lavoie, n’a pas pu être influencé par toutes ces sources en même temps. Selon Lavoie, le fait que les spéculations des exégètes ne puissent pas être toutes vraies en même temps semble être un argument suffisant pour conclure que le comparatisme de type généalogique n’est pas l’approche la plus appropriée :

Le comparatisme de type généalogique, en participant à l’explication et à la compréhension de Qo 2,4-11, relève du mécanisme de l’histoire des effets du texte (Wirkungsgeschichte). Autrement dit, les milieux de vie censés être à l’origine de Qo 2, 411 et les textes extrabibliques identifiés comme des sources d’inspiration de ces huit versets témoignent avant tout des connaissances historiques et de la culture littéraire des exégètes et non pas forcément de la culture littéraire de l’auteur réel du livre de Qo et de son véritable milieu de vie[12]

Lavoie considère que le comparatisme généalogique donne des résultats trop subjectifs, trop dépendants de la culture historique et littéraire de l’exégète. L’exégète ne reconnaît dans Qohélet que ce qu’il connaît lui-même : c’est une sorte de paréidolie herméneutique, une projection de préconceptions, voire de préjugés. Autrement dit, la recherche exégétique des sources d’un texte ancien – qui est propre au paradigme moderne – n’est pas pour Lavoie une science rigoureuse, et il en conclut qu’une approche plus modeste centrée sur le seul lecteur doit être privilégiée. La stratégie consiste à assumer une posture postmoderniste puisqu’une vérité neutre et objective semble hors d’atteinte. On évite ainsi le piège de la pseudo-objectivité, mais le sens du texte biblique devient une construction subjective, un effet sur un lecteur. C’est faire le choix d’une approche qui assume son subjectivisme plutôt que s’illusionner sur la prétention d’objectivité de la méthode historico-critique. Que cette dernière méthode ne garantisse pas une objectivité aussi pure que l’exige le paradigme moderne et l’épistémologie empirique ne me semble pas être une raison suffisante pour se tourner vers le subjectivisme radical du paradigme postmoderne. Selon Gadamer, que la subjectivité ne puisse pas être écartée du processus d’interprétation ne signifie pas qu’une vérité qui n’est pas une construction du sujet est impossible à atteindre, bien au contraire. Il existe des vérités « non subjectives » qui ne se conforment pas au modèle méthodique des sciences de la nature. Certaines expériences herméneutiques – contempler un chef-d’oeuvre de la peinture, lire un poème – peuvent être des expériences d’une vérité « non subjective » tout en échappant au contrôle méthodologique, aux instruments de mesure, à tout ce qui permettrait de faire de cette expérience un « fait » au sens où l’entend la science moderne.

Les méthodes des sciences empiriques ne rendent pas justice au mode de compréhension le plus originaire, celui où l’implication de celui qui comprend se révèle plus déterminante que l’idéal d’objectivité. Comme l’écrit le maître de Gadamer, le philosophe allemand Martin Heidegger, « [l]a situation de l’interprétation en tant qu’appropriation compréhensive du passé est toujours celle d’un présent vivant[13] ». Par conséquent, notre capacité à comprendre un texte biblique dépend de notre capacité à lui poser les questions qui sont aujourd’hui les nôtres : « Le passé ne s’ouvre qu’à la mesure de la résolution et de la capacité de révélation dont dispose le présent[14]. »

En termes clairs, la neutralité d’un interprète n’assure pas la justesse de l’interprétation, au contraire, le processus de compréhension authentique, comme le note le commentateur de Gadamer, Joel Weinsheimer, s’enracine dans ce qui nous est familier :

What the interpreter projects in advance is what he understands already – this is, before the beginning. He tries out a meaning already familiar to him and proposes it as a possibility. This projected meaning is his own possibility in that he has projected it : it is part of the world in which he already knows his way around, and it is something he can and does understand[15].

La validité d’une interprétation ne repose pas sur l’évitement de tous les préjugés, mais dépend plutôt de la confirmation des préjugés légitimes. La neutralité de l’interprète n’assure pas une interprétation juste, car comprendre, c’est mettre ses propres opinions en jeu. Comme le dit Weinsheimer : « We hold our opinions open to disconfirmation and place them at risk not because we are neutral but, quite the opposite, because we too are interested[16]. » Il faut bien sûr lire et relire et à chaque fois corriger ses préjugés et approcher d’une compréhension plus exacte. Par exemple, une première lecture de Qohélet peut faire apparaître des traces d’épicurisme, une deuxième les fera peut-être disparaître à la suite du dévoilement de nouveaux éléments de sens contredisant notre première lecture. Pour comprendre, l’interprète doit être concerné par ce qu’il comprend. Cela ne signifie pas pour autant que le sens du texte est une construction ou une projection du lecteur, comme nous le verrons dans ce qui suit.

Le paradigme gadamérien

Gadamer prend la vérité de l’art comme modèle de vérité herméneutique, qui est une vérité de sens qui échappent aux méthodes scientifiques. Qu’est qu’une oeuvre d’art ? En quoi peut-elle transmettre une vérité ? Pour répondre à ces questions, Gadamer compare l’oeuvre d’art à un jeu (Spiel). En allemand, spielen désigne la performance théâtrale ou musicale. Celui qui joue de la musique, celui qui joue un rôle au théâtre, celui qui joue à un jeu n’est pas maître de ce qu’il vit, il suspend sa réalité quotidienne et accepte de respecter la partition de musique, le texte de son personnage ou les règles du jeu : « [L]’être du jeu ne réside pas dans la conscience ou dans la conduite de celui qui joue, mais qu’il attire, au contraire, celui-ci dans son domaine et le remplit de son esprit. Celui qui joue éprouve le jeu comme une réalité qui le dépasse[17]. » Le jeu a besoin du joueur pour exister, mais le joueur n’agit pas librement, il ne fait pas n’importe quoi : il suit les règles du jeu, sinon il serait mauvais joueur ou tricheur. Le jeu de l’art n’est donc pas qu’un divertissement comme l’écrivait Schiller[18], il est au contraire quelque chose à prendre au sérieux. Le jeu, comme la pièce musicale ou la pièce de théâtre, existe de façon autonome, en suivant ses propres règles. Comme le note Gianni Vattimo, « [t]he work fully realizes itself in its nature by virtue of its being performed (gespielt) and its being a Spiel, an act[19] ». C’est ce que Gadamer appelle le processus ontologique d’autoreprésentation (Selbstdarstellung). L’art, comme le jeu, est un processus de médiation, quelque chose y est en jeu, quelque chose s’y joue. Le processus ontologique de l’auto-représentation est une transmutation de ce qui est joué en oeuvre. Dans un jeu, c’est le joueur qui est joué. De la même manière, l’interprète fait intrinsèquement partie du processus ontologique d’auto-représentation du sens.

L’auto-représentation ne peut avoir lieu que dans le présent. Un oeuvre interprétée est toujours contemporaine de son interprétation et de son interprète. Cette temporalité esthétique, écrit Gadamer, est comparable à la temporalité de la fête. La fête n’existe que si elle est célébrée. La fête est une répétition du même, bien qu’il fasse partie de son essence d’être à chaque fois célébrée de façon unique, et ce, même lorsqu’on s’efforce de célébrer de façon traditionnelle. Il en est de même pour les multiples interprétations possibles d’une pièce musicale ou d’un texte : puisque ces réalités ne peuvent exister que si elles sont « jouées », la présence du joueur fait intrinsèquement partie de leur constitution ontologique. Assister à un spectacle, c’est faire partie intégrante du spectacle :

Assister à quelque chose (Dabeisein), c’est plus que la simple coprésence à quelque chose qui est également là. Celui qui a assisté à quelque chose est parfaitement au courant de ce qui s’est passé réellement. Ce n’est qu’en un sens dérivé qu’être présent à quelque chose désigne un comportement du sujet, celui qui consiste à être au fait. Être spectateur est donc un mode authentique de participation[20].

La contemplation du beau implique aussi la participation de celui qui contemple :

Nous-mêmes savons ce qu’il en est, par exemple, lorsque nous contemplons le beau, c’est-à-dire quand l’Un s’offre sous une forme dont la vision nous absorbe intérieurement : c’est ce qui m’est arrivé récemment au Musée national de Naples où j’ai vu les fresques de Pompéi récemment exposées. Notre intimité est absorbée dans la contemplation : on n’est plus soi-même, et c’est pourtant là que cela arrive. C’est un exemple de ce dont chacun de nous a hérité du néoplatonisme, de Plotin[21].

Autre exemple de participation du spectateur : le sens originel de la notion grecque de θεωρία/théoria renvoie à la communion sacrale. Pour justifier sa proposition de traduire le terme θεωρία, dans le titre du huitième traité de la troisième Ennéade de Plotin (Περὶ φύσεως καὶ θεωρίας καὶ τοῦ ἑνός), par Aufgehen, mot qui désigne à la fois une ouverture et une absorption dans ce qui s’ouvre, Gadamer relie en tout premier lieu cette ouverture à l’éclosion de la nature telle qu’elle culmine au printemps et à notre participation à cette éclosion. Ce qui vient ainsi à l’avant-plan est donc une conception antique de la physis comme une ouverture ou une éclosion qui possède un caractère sacré, c’est-à-dire qui réunit tout et qui se répète, en devenant toujours à nouveau événement[22]. Nous sommes très loin de l’idéal d’objectivité de la théorie scientifique moderne.

La définition aristotélicienne de la tragédie est une illustration claire de la participation de l’interprète à l’être de l’oeuvre : « Aristote a orienté de manière décisive le problème de l’esthétique en incluant dans la définition de l’essence de la tragédie l’effet produit sur le spectateur[23]. » Aristote écrit :

[L]a tragédie est l’imitation d’une certaine action de caractère élevé et complète [sic], d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions[24].

La tragédie, selon Aristote, est un art qui opère une purification (κάθαρσις/katharsis) de la pitié (ἔλεος/eleos) et de la crainte (φόβος/phobos). La pitié et la crainte adviennent comme des « événements qui assaillent l’homme et l’emportent[25] ». Il est à noter que Gadamer juge que la traduction d’ἔλεος par Mitleid (pitié) et la traduction de φόβος par Furcht (peur) sont beaucoup trop subjectivistes (donc anachroniques), et il préfère remplacer ces traductions traditionnelles par Jammer (détresse) et Bangigkeit (angoisse)[26]. Si le spectateur d’une tragédie éprouve ces deux passions, c’est parce qu’il s’identifie à la tragédie représentée sur scène ou, autrement dit, c’est parce que la tragédie de la scène renvoie le spectateur à la tragédie de sa propre vie : « [D]étresse et angoisse sont des modes de l’ἔκστασις/ekstasis, de l’être-hors-de-soi, qui témoignent de la fascination exercée par ce qui se déroule devant nous[27]. » On éprouve l’ἔλεος, écrit Aristote dans la Rhétorique, « quand on est dans la disposition à se rappeler que tel mal est déjà arrivé, à soi ou à l’un des siens, ou s’attendre à ce qu’il arrive à soi ou à l’un des siens[28] ». L’art tragique fait apparaître l’essence tragique de l’existence humaine, il n’accomplit son oeuvre que si le spectateur est emporté par ce qui se joue sur scène. Nous avons là le meilleur exemple pour comprendre la conception de l’interprétation de Gadamer ; l’oeuvre, pour exister, a besoin qu’un spectateur y participe de tout son être. Que le sujet interprétant perde le contrôle de ce qu’il vit fait partie du processus interprétatif. L’interprète authentique est, comme celui qui éprouve la pitié et la crainte de la tragédie, un être-hors-de-soi.

Avec sa phénoménologie de l’art, Gadamer affirme que le mode d’être-hors-de-soi de celui qui est possédé par le jeu de l’art n’est pas quelque chose dont il faudrait se prémunir au moyen d’une mise à distance méthodologique garante de l’objectivité :

Platon déjà dans le Phèdre caractérise l’incompréhension qui au nom d’une sagesse raisonnable, méconnaît d’ordinaire le caractère extatique de l’être-hors-de-soi, réduit à une simple négation de la présence à soi, donc à une espèce de folie. En vérité, l’être-hors-de-soi est la possibilité positive d’être totalement à quelque chose d’autre. « Présence à » qui est oubli de soi : ce qui constitue l’essence du spectateur c’est qu’en s’oubliant il se voue au spectacle. L’oubli de soi est ici autre chose qu’un état négatif, car il procède de l’abandon total à la « chose », qui constitue la contribution positive propre au spectateur[29].

Platon dit en effet dans le Phèdre que « le délire est pour nous la source des plus grands biens, quand il est l’effet d’une faveur divine[30] ». L’idéal, selon Platon, serait évidemment d’arriver à se diviniser soi-même, devenir savant par la pratique de la dialectique, mais comme il fait dire à Diotime dans le Banquet, il n’est même pas certain que Socrate, le meilleur des hommes, en soit capable[31]. À la fin du Ménon, Platon affirme que certaines connaissances, comme les vérités éthiques, ne sont pas accessibles autrement que par l’inspiration : « La vertu ne saurait ni venir par nature ni s’enseigner, mais elle serait présente comme une faveur divine, dépourvue d’intelligence, chez les hommes où elle se trouve[32]. »

Il est important ici d’être clair. Pour Gadamer, le sens d’une oeuvre n’est pas l’intention de l’artiste ni une construction du spectateur, car le jeu de l’art possède une autonomie absolue[33]. C’est l’oeuvre elle-même qui impose son sens à celui qui se laisse prendre à son jeu. Aux esthétiques modernes de la création et de la réception, Gadamer oppose une esthétique de l’oeuvre : l’artiste et le spectateur ont affaire au jeu de l’oeuvre qui les dépasse[34]. En effet, lorsque le jeu se transmute en oeuvre, les joueurs cessent en quelque sorte d’exister : « Les joueurs ou l’écrivain n’existent plus, seul existe désormais ce qu’ils jouent[35]. » En défendant une conception de la vérité comme autoreprésentation, Gadamer renoue avec une caractéristique de la vérité du paradigme prémoderne : la vérité est une force agissante qui s’impose au sujet[36]. L’horizon du lecteur s’ouvre aux potentialités de sens qui émanent du texte et qui s’actualisent par l’acte de lecture.

L’idéal d’objectivité et de neutralité propre au paradigme moderne de la vérité n’est donc pas pertinent lorsqu’il s’agit de faire apparaître le sens d’un texte biblique ou d’une réalité historique, car le sens n’apparaît pleinement que si l’interprète se laisse prendre par lui. Autrement dit, la saisie du sens d’un texte ne dépend pas de l’application d’une méthodologie scientifique, c’est plutôt le sens lui-même qui nous saisit. Ce sens n’est pas une construction du sujet, il est une émanation du texte lui-même. Lire Qohélet, ce n’est donc pas constater en toute neutralité le désespoir d’un lettré juif mort depuis plus de 22 siècles, ce n’est pas observer un vestige du passé posé devant soi, non, c’est plutôt laisser sa conscience être absorbée dans un événement qui l’emporte. Une vérité à tout rompre surgit lorsqu’on lit Qohélet : toute ma vie est vanité et poursuite du vent.

Conclusion

Lavoie propose une approche exégétique centrée sur le lecteur pour éviter les biais subjectifs de l’exégète, qui aurait spontanément tendance à projeter son érudition personnelle sur le texte et à y reconnaître surtout ce qui correspond à son domaine d’érudition. Il vaudrait mieux, selon Lavoie, assumer une posture résolument postmoderne plutôt que prétendre être capable de découvrir la culture et le milieu de vie de l’auteur réel de Qohélet. Pour ma part, je soutiens que ce n’est pas parce qu’on ne peut pas être objectif à la manière d’un physicien ou d’un chimiste que nous devons accepter le postmodernisme épistémologique en exégèse biblique. Il y aura toujours des interprétations plus plausibles que d’autres, même si aucune ne peut se prétendre définitive ou vérifiée empiriquement. Ce qui ne se laisse pas objectiver totalement n’est pas nécessairement purement subjectif. Que des résultats des recherches exégétiques sur les sources de Qohélet soient incompatibles entre eux ne signifie pas qu’il faut abandonner le projet de retracer les sources qui auraient inspiré l’auteur réel de Qohélet. On peut évaluer quelle interprétation généalogique est la plus probable et apporter des arguments empiriques pour justifier en quoi elle est la plus probable. Qu’il soit impossible d’atteindre la certitude sur la question des sources de Qohélet ne signifie pas que toutes les interprétations ont un degré égal de probabilité. Que les interprétations des exégètes ne révèlent leurs propres connaissances qu’en cherchant les références culturelles réelles de Qohélet n’implique pas nécessairement que certains de ces exégètes n’ont pas découvert les références de l’auteur réel. Il est au contraire nécessaire d’avoir des connaissances pour être capable de voir ce qui se trouve dans Qohélet. Ce qui se trouve dans Qohélet ne se révèle que si un lecteur se reconnaît lui-même dans le texte, que si son monde fusionne avec celui du texte (c’est ce que Gadamer appelle la « fusion des horizons »). Des connaissances historiques et culturelles d’un exégète peuvent correspondre à des références culturelles de l’auteur réel de Qohélet.

L’herméneutique de Gadamer nous permet de penser un nouveau paradigme fondé sur l’idée que les textes bibliques expriment des vérités indépendamment des intentions de leurs auteurs, des vérités qui sont des réponses aux questions de chaque génération de lecteurs. Ces vérités ne sont pas des constructions du lecteur, elles surgissent en s’imposant d’elles-mêmes à la conscience des lecteurs. La vérité biblique est autoreprésentation.

Gadamer nous permet donc d’éviter un double écueil : celui du manque d’humilité épistémique qui consiste à croire que l’on peut découvrir les intentions d’un auteur anonyme mort depuis plus de 22 siècles et celui, peut-être plus tentant aujourd’hui, du subjectivisme postmoderne. Le postmodernisme m’apparaît particulièrement sournois, car il ne croit pas à l’existence d’un contact avec une réalité indépendante du sujet. Pour le postmodernisme, le « réel » est une construction du sujet, le sens du texte sacré est une construction du lecteur. Si je peux construire moi-même le sens d’un texte biblique, ce n’est pas la Bible qui me guide, c’est moi-même. Si le sens du texte biblique est une construction du lecteur, il n’y a qu’un pas à faire pour conclure que Dieu n’est qu’une idée dans notre tête… La deuxième lettre de Pierre nous avait déjà mis en garde contre le subjectivisme : « Sachez avant tout qu’aucune prophétie de l’Écriture n’est une affaire d’interprétation personnelle, car ce n’est jamais par une volonté d’homme qu’une prophétie a été apportée, mais c’est poussé par le Saint-Esprit que des hommes ont parlé de la part de Dieu. » (2 P 1,20-21.)