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« The question is how do we keep up and renew our skills and learn new information so that we can provide the best possible treatments for our clients or patients ».

Drake, 2000

« De toute façon, nous n’y échapperons pas ; autant s’y préparer ».

Bourgeois, 2001

« La pratique est informée par la science, mais elle n’est pas conduite par la science ».

Stip, 2003

Depuis 1997, une série de publications et de décisions gouvernementales reflète un changement de paradigme (American Medical Association, 1992) [1] dans les pratiques en santé mentale, changement « qui donnera le ton à la psychiatrie dans les prochaines années » (Goldner et al., 2000). Quelles sont ces publications ? Au Canada, le Forum national sur la santé publie en 1997 son rapport « La santé au Canada : un rapport à faire fructifier ». Le volume II du rapport comporte un document intitulé « Création d’une culture de prise de décisions fondées sur des données probantes », titre signifiant : « l’application systématique des meilleures données disponibles à l’évaluation des solutions envisagées et à la prise de décisions en contexte clinique, administratif et stratégique [2]  ». Au même moment, le « Health Systems Research Unit of the Clarke Institute of Psychiatry » publie le rapport « Examen des meilleures pratiques de la réforme des soins de la santé mentale » en trois volumes. Le document définit les meilleures pratiques comme « tout programme ou activité conforme aux meilleures connaissances actuelles sur les démarches efficaces », et recommande que « les meilleures pratiques devraient servir de lignes directrices lors de la planification des systèmes, et de critères pour l’évaluation du rendement [3]  ».

Le Québec ne demeure pas en reste. Le Comité de la santé mentale du Québec publie en 1997 le document Défis de la reconfiguration des services de santé mentale décrivant des programmes reconnus pour leur efficacité et leur efficience sur la base de recherches empiriques [4]. En 1998, Le Plan d’action pour la transformation des services de santé mentale annonce que le programme conjoint de subventions en santé mentale (FRSQ/CQRS) « évoluera en garantissant toujours l’ajustement des subventions aux priorités de la transformation ». Le Plan stipule que les objectifs et les mesures proposés « mettent à profit des expériences de pratique reconnues pour être efficaces en santé mentale [5]  ».

Des transformations majeures voient aussi le jour dans les domaines de la recherche canadienne et québécoise. En 1997, le gouvernement canadien crée « Le fonds pour l’adaptation des services de santé » (FASS). Le fonds finance des projets en vue « d’examiner et d’évaluer des approches novatrices pour assurer la prestation des services de santé. Ces projets ont produit des données probantes que les gouvernements, les dispensateurs de soins de santé, les chercheurs et autres pourront utiliser pour prendre des décisions éclairées menant à un système de santé mieux intégré [6]  ». Durant la même année, on crée « la Fondation canadienne pour l’innovation » (FCI) avec pour « mandat d’accroître la capacité des universités, des collèges, des hôpitaux et d’autres établissements canadiens sans but lucratif de poursuivre des activités de recherche et de développement technologique de calibre international [7]  ». En 1997, « La Fondation canadienne de la recherche sur les services de santé » est aussi fondée. Elle « encourage et finance la recherche sur la gestion et la politique des services de santé et des services infirmiers, […] appuie la synthèse et la diffusion des résultats de la recherche, encourage l’utilisation des résultats de la recherche par les gestionnaires et les stratèges dans le système de santé » (que nous appelons les décideurs) [8]. Durant l’année 2000, le « Conseil de recherches en sciences humaines du Canada » hérite de la responsabilité du « Programme des chaires de recherche du Canada [9]  ». Ce programme vise à établir 2000 chaires dans les universités du pays avec pour objectif « d’améliorer la capacité des universités de produire et d’appliquer de nouvelles connaissances [10]  ». En juin de la même année, apparaissent « les Instituts de recherche en santé du Canada » (IRSC) qui deviennent le principal organisme de financement de la recherche en santé. Leur mandat est « d’exceller selon les normes internationales reconnues d’excellence scientifique, dans la création de nouvelles connaissances et leur application en vue d’améliorer la santé de la population canadienne, d’offrir de meilleurs produits et services de santé et de renforcer le système de santé au Canada [11]  ».

Au Québec, se produit aussi un bouleversement dans le même domaine. En juin 2000, « l’Agence d’évaluation des technologies et des modes d’intervention en santé » remplace « Le conseil d’évaluation des technologies de la santé ». Elle a pour mandat de « soutenir le ministre de la Santé et des Services sociaux ainsi que les instances décisionnelles du système de santé québécois au moyen de l’évaluation des technologies et des modes d’intervention en santé, notamment par l’évaluation de leur efficacité, de leur sécurité, de leurs coûts, et du rapport entre ces coûts et cette efficacité, de même que par l’évaluation de leurs implications éthiques, sociales et économiques [12]  ». L’année suivante, le « Fonds de recherche en santé du Québec » (FRSQ) obtient le mandat « de promouvoir et d’aider financièrement l’ensemble des recherches dans le domaine de la santé, y compris la recherche fondamentale, clinique et épidémiologique en santé publique, et celle sur les services offerts à la population […] de promouvoir et d’aider financièrement la diffusion des connaissances dans les domaines de la recherche en santé [13]  ». La même année, le gouvernement transforme le FCAR et le CQRS en deux nouveaux fonds, dont Le « Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture » qui « se consacre au développement du système de recherche et d’innovation québécois en sciences sociales et humaines, en arts et en lettres. Pour ce faire, le Fonds soutient financièrement la recherche et la formation des chercheurs dans ces secteurs en plus de favoriser la diffusion et le transfert des connaissances. Il établit aussi les partenariats nécessaires à l’avancement des connaissances scientifiques portant sur des problématiques sociétales ».

Par cette longue énumération d’événements, nous voulons démontrer qu’une profonde transformation est en cours dans le milieu de la santé. Formelle ou informelle, selon les rapports ou les documents [14], la transformation se caractérise par quatre éléments : 1) l’importance accordée à l’évaluation empirique, qui permet de baser les décisions cliniques ou les programmes de traitement sur des données probantes, ou sur les meilleures pratiques qui proviennent de la recherche scientifique ; 2) le financement de la recherche qui répond aux priorités gouvernementales ; 3) la volonté clairement manifestée par les gouvernements de transformer radicalement les pratiques dans le champ de la santé et 4) la nécessité de diffuser les résultats de recherches afin de les transférer dans la pratique.

Ces choix d’une nouvelle orientation, avec l’imposition faite aux organismes de les respecter et de les mettre en pratique, allaient entraîner une nouvelle dynamique entre les praticiens et les autorités gouvernementales. Quelle est cette dynamique ?

La fracture recherche-pratique et sa dynamique

Depuis le début des années quatre-vingt-dix, une fracture traverse le champ de la santé mentale : le développement et l’accessibilité des connaissances scientifiques ne suivent pas le même rythme que le développement et l’accessibilité des ressources allouées à la pratique. Ainsi, il y a une explosion des connaissances scientifiques qui sont de plus en plus accessibles grâce au développement des nouvelles technologies d’information (Internet, diffusion de CD-Rom, etc.) et des publications sur support papier. Par exemple, à la demande de recherche sur les mots « mental health » le moteur de recherche électronique Google fournit 3 650 000 documents. À la même demande de recherche, la librairie virtuelle Amazon répond par 10 064 documents. Enfin, plus de 100 000 revues scientifiques concernent le sujet de la santé en général [15].

Au contraire de cette tendance, les dépenses en santé mentale ont peu augmenté durant la même période, ne dépassant pas le rythme de croissance des dépenses en santé. Ainsi, l’augmentation des dépenses réelles nettes en santé mentale au sein du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec est de 8.1 % depuis 1993-1994, comparativement à 8,7 % pour l’ensemble des dépenses réelles nettes du ministère durant la même période [16]. Ces chiffres laissent croire que les gestionnaires semblent avoir réussi à contrôler le budget de la santé mentale.

La mise en relation de ces deux phénomènes permet de constater qu’il y a une fracture, une hétérochronie [17] devrions-nous dire, c’est-à-dire une discontinuité entre le développement des connaissances et le développement des ressources pour les appliquer. Loin de résorber cette fracture, les autorités gouvernementales semblent, depuis quelques années, la faciliter pour ne pas dire la créer activement. En effet, en investissant dans la recherche [18], les dirigeants politiques favorisent de plus en plus la production de connaissances empiriques de calibre international. D’autre part, ces mêmes dirigeants veulent que ces recherches soient réalisées dans les champs prioritaires énoncés par les politiques de santé, donc orientent et encadrent les thèmes de recherche financés par les organismes. Enfin, ils donnent aux organismes subventionnaires le mandat de disséminer leurs résultats de recherche. Cette action gouvernementale repose évidemment sur le postulat qu’en améliorant les connaissances dans les champs prioritaires de la santé et en les diffusant, les pratiques deviendront plus efficaces et permettront un contrôle sinon une diminution des coûts (efficience). La priorité gouvernementale, rappelons-le, est l’abolition de la dette budgétaire, le « déficit zéro ».

Comment résoudre cette disparité tout en satisfaisant les besoins des uns et des autres ? car les politiques gouvernementales ne peuvent s’implanter sans le soutien des praticiens. La réponse est provenue des praticiens. Elle se trouve dans les propos de John McIntyre (1990), psychiatre et président du groupe de travail chargé par l’American Psychiatric Association (APA) [19], à l’époque, d’élaborer le développement de lignes directrices en psychiatrie. À la question posée par John Talbott « qu’est-ce qui pousse l’APA à ce moment-ci à développer des paramètres (ancien terme pour lignes directrices) de pratique ? », McIntyre développe sa réponse en cinq points : 1) la principale raison se retrouve dans l’amélioration de la qualité des soins ; 2) une deuxième raison concerne le pouvoir de négociation des médecins. Les lignes directrices leur donneront une caution scientifique lorsqu’ils négocieront avec les responsables du « managed care » et des autres systèmes pour obtenir le meilleur traitement pour leurs patients, qui n’est pas nécessairement le moins cher. Autrement, en l’absence de lignes directrices, le traitement autorisé ou approuvé est le moins cher [20]  ; 3) une troisième raison est le très grand intérêt manifesté envers les coûts de santé et les demandes croissantes des autorités gouvernementales pour que les diverses formes de soins soient justifiées ou dispensées rationnellement ; 4) une quatrième raison est l’émergence de la concertation entre les diverses organisations médicales pour développer des lignes directrices, concertation qui peut représenter une menace pour le pouvoir psychiatrique. Ainsi, en prenant pour exemple la dépression, John McIntyre souligne que les organisations de médecins de famille pourraient suggérer des lignes directrices sur lesquelles les psychiatres aimeraient se prononcer, et vice versa. Cela peut constituer pour certains une menace d’envahissement de leur champ de compétence ; 5) enfin, un dernier argument est économique, les primes d’assurance responsabilité professionnelle étant susceptibles de baisser, comme dans le cas des anesthésistes, avec l’adoption de lignes directrices.

Quelques années plus tard, soit en 1998, le président de l’American Psychiatric Association, Rodrigo Munoz, mentionne qu’il est temps pour les psychiatres d’avoir à nouveau une relation directe avec leurs patients, indépendamment de la volonté de ceux qui veulent limiter le temps des soins pour des raisons financières. William Glazer (1998), lui-même psychiatre, réagit par ces propos : « Il est naïf de croire que notre profession réussira à regagner son indépendance avec seulement la volonté politique. Nous avons besoin d’opérationaliser la pratique clinique pour répondre aux attentes des bailleurs de fonds. Si nous avions été capables de démontrer clairement la valeur de nos traitements au début de l’ère du “managed care”, nous n’aurions jamais été l’objet du niveau d’intrusion actuel exercé par les bailleurs de fonds. En fin de compte, pour réussir, nous devrons démontrer que nous dispensons les meilleures pratiques » (p. 1013). Propos qui font écho aux écrits du même auteur en 1994 : « Pour s’adapter au “managed care”, les dispensateurs de services doivent démontrer leur efficacité à ceux qui paient. » Et le mot d’ordre est lancé : « Développer de meilleures pratiques. » Autrement dit, il faut rationaliser les connaissances en fonction de certains critères. Dans le domaine de la santé, ces critères sont ceux des recherches empiriques. Telle sera la solution des praticiens pour faire face aux nouvelles orientations gouvernementales.

La mise en application des meilleures pratiques repose sur une dynamique illustrée par la figure 1. Comme nous l’avons vu précédemment, les gouvernements ont développé des politiques qui visent à augmenter le nombre de connaissances et à orienter le financement des recherches vers les priorités gouvernementales (ligne 1). En même temps, ils ont élaboré des politiques de contrôle des coûts en santé, dont en santé mentale [21], (ligne 2). L’axe intégrateur de ces deux orientations est la rationalisation des connaissances qui définit les meilleures pratiques comme des interventions basées sur des données probantes, c’est-à-dire basées sur les critères de la recherche empirique.

Pour leur part, les praticiens adoptent aussi cette solution, car les politiques de contrôle des coûts les contraignent à améliorer et à justifier leur pratique (ligne 3). Ils développent alors une stratégie qui, tout en répondant à leurs besoins de pratique, leur permettra de faire face aux demandes du gouvernement, leur bailleur de fonds. Ainsi, ils recourent aux nouvelles connaissances et contribuent même à leur développement par leur participation aux recherches ou comme chercheurs eux-mêmes (ligne 4). De ces connaissances, ils extraient les renseignements pertinents à leur pratique. Pour un certain nombre de problématiques, ces connaissances sont codifiées sous forme de guide de lignes directrices ou d’algorithmes (ligne 5). Par la suite, ils exercent une pression sur le contrôle des coûts par la réclamation de leurs honoraires qu’ils justifient scientifiquement (ligne 6). Nous nous attardons maintenant aux fondements et aux modalités de réalisation des lignes 4 et 5.

Figure 1

Processus d’émergence des meilleures pratiques

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Modèles de développement de meilleures pratiques

Dans le présent numéro, Louise Nadeau mentionne qu’il existe trois modèles pour développer de meilleures pratiques basées sur des données probantes : le « evidence-based model », le « expert-consensus model », et un modèle mixte qui dépend de la nature de l’objet étudié.

Evidence-based model

Le evidence-based [22] model a été nommé de diverses manières par les anglophones : evidence-based practices, evidence-based psychiatry, evidence-based clinical practice, evidence-based mental health, evidence-based healthcare, evidence-based nursing, etc. Le modèle type est le « evidence-based medicine » (EBM) nommé pour la première fois en 1992 par un groupe de l’université McMaster d’Ontario (Evidence-Based Medicine Working Group, 1992). Il est défini comme « the conscientious, explicit, and judicious use of current best evidence in making decisions about the care of individual patients » (Sackett, 1996). Depuis ce temps, les publications sur le sujet se comptent par milliers. À partir des mots « evidence-based medicine », la consultation du moteur de recherche électronique Medline fournit 11511 documents et Google, lui, 328 000 documents. On compte plus de six revues sur le sujet en six langues différentes [23]. Pourquoi un tel engouement pour le evidence-based model ?

Au-delà des pressions socio-économiques mentionnées précédemment, l’émergence de ce modèle répond à un réel besoin de la part des praticiens, celui d’obtenir des renseignements valides sur les questions cliniques qu’ils se posent dans leur pratique. On estime que le praticien se pose environ cinq questions par patient et que seulement 52 % des réponses à ces questions se trouvent dans le dossier. Ce besoin est d’autant plus grand que, d’une part, la fiabilité des sources de renseignements traditionnels est souvent faible et qu’il existe une disparité entre les habiletés de diagnostic augmentant avec l’expérience et la mise à jour des connaissances et la performance clinique déclinant au contraire avec l’expérience et que, d’autre part, les praticiens manquent de temps pour mettre à jour leurs connaissances, ne disposant pas plus d’une demi-heure par semaine pour cette finalité [24]  [25].

Mais au cours des dernières années, les développements technologiques de communication et des méthodologies de recherche ont permis de pallier à ces problèmes. Ces développements sont : 1) les nouvelles stratégies pour avoir accès, découvrir et évaluer la validité et la pertinence des données probantes en quelques secondes ; 2) la création de revues systématiques et de résumés concis des effets des traitements (cf. Cochrane Collaboration [26]) ; 3) la création de revues dites de seconde main sur les données probantes, à savoir des revues qui publient le 2 % des articles cliniques qui sont à la fois valides et d’utilité clinique immédiate, et qui proviennent d’autres revues avec comités de pairs [27]  ; 4) l’identification et l’implantation de stratégies efficaces pour faciliter la formation continue des praticiens et l’amélioration de leur performance clinique [28].

De plus, les revues traditionnellement sur support de papier (non électroniques) se sont aussi adaptées. Elles sont maintenant éditées électroniquement. Les résumés des articles sont présentés de façon telle que le lecteur peut prendre connaissance en un coup d’oeil du design et des méthodes de la recherche utilisés. Les éditeurs publient également des manuels dont un chapitre décrit les critères méthodologiques utilisés pour évaluer les recherches retrouvées dans le livre [29].

Comment fonctionne le modèle décrit dans la figure 1 ? Les praticiens cherchent les informations dans les banques de données (ligne 4) et en extraient les données pertinentes souvent présentées sous forme de lignes directrices ou d’algorithmes (ligne 5). Comment cela se réalise-t-il ? En une série d’étapes qui peuvent varier selon les écoles. Le modèle du Duke University Medical Center Library [30] est illustratif de cette façon de faire. Il se divise en six étapes : 1) l’examen du patient suscite une question ou un problème clinique ; 2) sur la base de ses observations, le praticien pose une question clinique bien formulée : 3) il choisit les ressources ou les sources d’information nécessaires et pertinentes, et il recueille les informations. ; 4) le praticien évalue alors les données probantes recueillies selon leur validité et leur applicabilité pratique ; 5) à nouveau en entretien avec le patient, il intègre les données probantes à son expertise clinique et aux choix du patient, et il entreprend le traitement ; 6) il évalue le résultat du traitement avec le patient.

Sur quelles bases sont retenues les informations que le praticien trouvera dans les banques de données dites probantes ? Sur la base des critères des modèles de recherche évaluative dont le standard le plus élevé est la randomisation avec essai clinique à double insu. Pour aider les praticiens à évaluer la qualité du choix des données probantes, l’American Psychiatric Association divise en huit catégories les modèles de recherche, le premier correspondant au standard le plus élevé : 1) randomisation avec essai clinique à double insu ; 2) randomisation avec essai clinique seulement ; 3) essai clinique prospectif ; 4) étude longitudinale d’une cohorte sans intervention spécifique ; 5) étude de contrôle de cas ; 6) revue avec une analyse de données secondaires comme la méta analyse ; 7) recension qualitative des écrits ; 8) autres (essais, vignettes cliniques, etc.).

Expert-consensus model

Le modèle de consensus d’experts est complémentaire au modèle précédent. On y a recours pour combler les lacunes des écrits scientifique (Kahn et al., 1997). En effet, malgré les efforts faits pour recueillir des données probantes, demeurent des problématiques pour lesquelles il n’y a pas de résultats disponibles et, si oui, ils sont souvent incertains. Ces lacunes s’expliquent par trois facteurs selon Kahn et al. (1997) : 1) l’impossibilité d’élaborer un modèle de recherche qui mesure toutes les permutations possibles d’une maladie ; 2) la possibilité que les patients qui participent aux études ne soient pas représentatifs des populations cliniques ; 3) le fait que les recherches sont faites pour démontrer la supériorité d’une intervention comparativement à un placebo ou à un autre modèle de traitement, au lieu de répondre à une question plus générale : parmi différentes options de traitement, quelle est la meilleure manière de traiter un trouble ?

Les méthodes utilisées dans le modèle « expert-consensus » tentent de mesurer le degré d’accord entre les experts sur des sujets controversés. Elles essaient, d’une part, de maximiser les avantages des discussions et des échanges entre les membres du groupe, tout en préservant la valeur des idées émises par chacun d’entre eux, lesquelles n’ont pas été soumises aux pressions de conformité du groupe. Le consensus obtenu constitue l’équilibre optimal entre ces deux éléments. D’autre part, dans ce modèle, la définition du consensus doit être élaborée au préalable par les membres du groupe. Cette définition se concrétise par l’accord ou le désaccord avec des énoncés, ou par une quelconque opinion moyenne.

Il existe au moins six méthodes pour la formation du consensus : 1) les consultations auprès d’experts choisis de manière informelle. Les résultats de cette méthode dépendent de la qualité des individus qui participent, leur nombre étant restreint. Il n’y a, en effet, aucune procédure systématique suivie ni de révision externe ; 2) des conférences en groupes élargis visant à l’atteinte d’un consensus. Ce modèle réunit des experts, des non-experts, et des consommateurs qui discutent de la recension des écrits (en sessions plénières fermées et ouvertes), qui réalisent un avant-projet, recevant ensuite les commentaires publics et qui réécrivent le projet après analyse de ces commentaires ; 3) des groupes d’experts choisis de manière formelle. Certains moyens ont été prévus pour contrer l’influence sur les discussions de certaines personnalités et des politiques externes, corporatistes ou non. On utilise par exemple la séquence suivante : chaque participant écrit son opinion, qui est ensuite lue à haute voix par une autre personne sans mentionner d’où elle vient ; il y a ensuite possibilité de répétition et d’interaction de groupe. Le résultat final est un consensus de groupe atteint avec l’aide d’un leader. Les lignes directrices de l’American Psychiatric Association sont élaborées avec ce modèle ; 4) des groupes de Delphes. Cette méthode utilise des questionnaires écrits auxquels répondent en privé les experts, et les résultats du groupe sont ensuite révisés. On peut recommencer le processus le nombre de fois nécessaire pour savoir si les opinions convergent. Cette enquête peut être réalisée avec ou sans recension des écrits, et peut être effectuée par rencontres ou par la poste. Il n’y a pas de discussion en groupe. Cette méthode n’est pas sans poser des problèmes tels que une tendance à la conformité, par exemple. Il y a aussi l’absence de fiabilité en ne recourant qu’à seulement neuf experts pour représenter une ou plusieurs disciplines. La cinquième méthode repose sur une enquête postale réalisée à une seule occasion pour éliciter une opinion de groupe. Un grand nombre d’experts est rejoint par cette méthode.

Kahn et al. (1997), pour leur part, ont développé une sixième méthode [31] visant à réaliser l’analyse quantitative d’une enquête postale. Selon eux, leur méthode s’avère un progrès pour les raisons suivantes : 1) elle recourt à un groupe d’experts élargi ; 2) elle utilise une enquête postale de sorte que les répondants ne peuvent pas s’influencer les uns les autres ; 3) elle compare les opinions des experts de recherche avec celles des praticiens ; 4) elle se centre sur des questions spécifiques, importantes et pratiques auxquelles les praticiens font face ; 5) elle quantifie tous les résultats et fournit les données sous un format visuel facilement compréhensible, de sorte que les lecteurs peuvent facilement déterminer la puissance des opinions.

À partir de quels critères peut-on évaluer la qualité des résultats de la méthode « expert-consensus » ? Kahn et al. (1997) énumèrent les suivants : la validité (si les lignes directrices mènent au résultat désiré), la fiabilité (le degré d’accord dans le groupe et la reproductibilité des recommandations), la généralisabilité, la flexibilité, la clarté, si elles sont le résultat d’un processus largement représentatif, si elles sont documentées, et si elles incorporent des moyens pour la révision.

L’évaluation de la méthode utilisée pour atteindre le consensus, selon les critères suivants, est une autre manière d’évaluer sa qualité : 1) y a-t-il évitement d’une influence indue de la part de personnalités dominantes ? ; 2) y a-t-il des rondes répétitives permettant le changement des opinions ? ; 3) est-ce que la rétroaction est contrôlée de sorte que les individus puissent juger jusqu’à quel point leurs propres opinions se comparent à celles des autres et avec l’opinion générale ? 4) y a-t-il une description statistique de la distribution et du degré d’accord des opinions ? À part la méta-analyse, les auteurs rappellent qu’aucune méthode quantitative n’a été utilisée dans le développement des lignes directrices, ce qui n’est pas sans créer des problèmes comme celui de la fiabilité (reproductibilité des résultats).

Codification des résultats de données probantes

En se basant sur les deux modèles précédents, les chercheurs et les cliniciens ont développé deux types de codification des données probantes qui facilitent leur diffusion, et leur utilisation : les lignes directrices et les algorithmes (Zarin et al., 1997). Les problématiques pour lesquelles il y a élaboration de lignes directrices ou d’algorithmes sont nombreuses et variées, et leur choix dépend le plus souvent de leur prévalence.

Les lignes directrices

Les lignes directrices sont définies comme « des recommandations formulées de façon systématique pour soutenir les praticiens et les patients dans leurs décisions concernant les soins à prodiguer selon les symptômes cliniques [32]  ». En psychiatrie, le modèle type des lignes directrices cliniques est celui ayant influencé celles développées par l’American Psychiatric Association. Treize lignes directrices cliniques ont été développées à ce jour [33] (cf. l’article de Renaud et Lecomte dans ce numéro ; y sont décrites les lignes directrices du traitement des personnalités borderline) [34].

Les lignes directrices sont composées de trois types de recommandations médicales : 1) les standards qui s’appliquent dans plus de 95 % des cas ; 2) les lignes directrices s’appliquent dans 75 % des cas et 3) les options qui désignent des situations qui offrent 50 % de chances d’être meilleures que d’autres (Zarin et al., 1997). L’exemple des procédures à suivre dans les cas de pathologie du trouble bi-polaire illustre l’application de ces recommandations. Une recommandation standard serait un traitement de soutien pour les patients qui ont eu sept épisodes sévères durant les trois dernières années. Une ligne directrice suggérant un traitement de maintien s’appliquerait aux patients qui ont eu deux épisodes antérieurs de sévérité modérée durant les deux dernières années. Cette recommandation se ferait dans 75 % des cas. Pour les 25 % de cas restants, cette recommandation ne serait pas appropriée à cause du modèle des épisodes psychotiques, ou du choix du patient. Enfin, cette recommandation de maintien serait optionnelle pour les patients qui ont eu deux épisodes antérieurs de sévérité modérée durant les six dernières années (Zarin et al., 1997).

Comment s’élaborent les lignes directrices ? En sept étapes : 1) la sélection du thème ; 2) l’extraction et la synthèse des données ; 3) le développement de l’avant-projet ; 4) la révision ; 5) la dissémination et l’implantation ; 6) l’évaluation et 7) la révision. Les révisions peuvent être nombreuses et le nombre de réviseurs peut s’élever à plus de mille. Le processus de révision survient à tous les trois ou cinq ans, alors que les révisions majeures sont prévues à tous les dix ans.

Quel est le contenu des lignes directrices ? Il y a trois parties générales avec des points spécifiques dans chaque partie (cf. le tableau 1). À la fin se retrouvent la liste des personnes et des organisations qui ont soumis des commentaires, et les références [35][36][37].

Les algorithmes

Dans la section 4 du contenu des lignes directrices de l’APA, la formulation et l’implantation d’un plan de traitement, on peut parfois trouver un algorithme c’est-à-dire « une description explicite des étapes entreprises dans la dispensation des soins des patients lors de circonstances spécifiques [39]  ». Qu’est-ce qu’un algorithme ? Rush (2000) le différencie des lignes directrices de la manière suivante : les lignes directrices sont des tactiques alors que les algorithmes sont les stratégies pour mettre en application les ligne directrices. Ce sont donc les « instances of specific application of the guidelines » (Rush, 2000) [40].

Le modèle type des algorithmes est représenté par ceux qui ont été développés dans le projet « The Texas Medication Algorithm Project [41]  » qui a débuté en 1996. Dans ce projet, l’algorithme représente une « series of treatment steps, each of which is defined in turn by the clinical response of the patient to the preceding step [42]  ». Le développement des algorithmes repose en bonne partie sur les conférences de consensus entre experts [43].

Limites et critiques des modèles evidence-based

Malgré sa popularité, les auteurs et chercheurs rappellent que le modèle « evidence-based medicine » comporte certaines limites. Louise Nadeau en formule trois : 1) le biais créé par le fait de s’appuyer sur la seule documentation publiée ; 2) l’ignorance des spécificités liées aux particularités culturelles et 3) la difficulté de généraliser les données avec le choix de méthodes épurées comme les études avec groupe contrôle et échantillon aléatoire (les deux premiers standards).

Pour leur part, Lesage et al. (2001) font une analyse très fouillée du sixième standard, la méta-analyse, méthode privilégiée du modèle « evidence-based ». Ils fournissent des exemples de méta-analyses qui les amènent à dire que cette méthode comporte de nombreuses faiblesses comme l’effet d’éléments subjectifs, la non-publication de données qui résulte en une surestimation de l’effet de traitement, la « non-prise en considération de l’hétérogénéité ou des particularités des populations ou des produits étudiés » (page 400) et la qualité différente des études analysées.

Des critiques sont aussi adressées à ce modèle. Certaines sont de nature épistémologique. Par exemple, le postulat que seules les meilleures méthodes évaluées de soins de santé et les données probantes rendront les patients et les médecins capables de prendre de meilleures décisions fait fi de la nécessité de considérer toutes les conséquences pertinentes d’un choix avant de l’appliquer. De plus, contrairement aux prétentions du modèle qui postule dorénavant rejeter le pouvoir des experts comme c’était le cas auparavant, ce sont encore les médecins qui dominent les objectifs de la recherche, qui interprètent les résultats de recherche, et qui implantent les données de la recherche. Leur pouvoir a été augmenté au lieu d’être diminué [44]. Enfin, l’allocation des ressources sur la base de données probantes implique la possibilité de jugements de valeur, comme celui que le manque de données probantes signifie un manque de valeur. Enfin, le risque existe que : « Those charged with making these decisions are seeking simplistic solutions to inherently complex problems… the danger is that through evidence based medicine we will supply them » (Kerridge et al., 1998).

Les critiques du modèle « expert-consensus » portent surtout sur le choix arbitraire des experts dont l’homogénéité professionnelle peut biaiser les opinions en faveur d’une même culture ou d’une même profession.

La dissémination des guides de pratiques

Un facteur important pour l’implantation de meilleures pratiques est évidemment la dissémination des données probantes, que ce soit sous forme de guides de lignes directrices ou non. L’exemple de la dissémination du guide des lignes directrices illustre ce facteur. Les études démontrent que sa seule publication est insuffisante pour changer les comportements et les attitudes des praticiens [45]. Pour cette raison, l’APA a ciblé des programmes de formation et des groupes de psychiatres pour évaluer et influencer l’implantation des guides publiés (Zarin et al., 1997). Comme exemple de stratégies utilisées par l’APA, il y a d’abord la publication des guides dans la revue American Journal of Psychiatry (un tirage international de 50 000 exemplaires) ; l’insertion de ces guides dans les programmes de résidence ; leur utilisation pour les examens (PRITE EXAM) ou la recertification ; la fréquentation de sessions de formation médicale continue ; le développement d’instruments d’accompagnement comme des brochures de références à consultation rapide (quick reference guide).

Koutsavlis (2001) a approfondi cette question de « Dissémination des guides de pratiques chez les médecins », dissémination définie comme « la communication d’information pour permettre aux cliniciens de parfaire leurs connaissances ou leurs compétences » (page 35). Son analyse lui permet de résumer en un tableau synthèse les stratégies de dissémination selon leur degré d’efficacité (cf. tableau 2).

Enfin, l’auteur mentionne comme stratégie les mesures financières incitatives. Les études évaluatives des résultats sont malheureusement peu nombreuses, et leurs résultats contradictoires.

Qu’en est-il des programmes d’intervention psychosociale ?

Pour bien comprendre la problématique des meilleures pratiques, nous nous sommes concentré sur celles qui concernent l’efficacité des interventions dont le modèle type est l’intervention dyadique, médecin-patient. Mais ce mouvement des meilleures pratiques s’implante aussi dans les programmes d’intervention psychosociale comme nous l’a montré le rapport « Examen des meilleures pratiques de la réforme des soins de la santé mentale » du « Health Systems Research Unit of the Clarke Institute of Psychiatry ». Des guides de lignes directrices ont été développés pour ces programmes qui sont aussi variés que les hôpitaux de jour (Block et Lefkovitz, 1991), les programmes d’intervention précoce (voir le site www.bcss.org/epicare), la réadaptation psychosociale (IAPSRS, 1997), la stigmatisation (voir le site http://www.bhrm.org/guidelines/bach-mccraken.pdf) (cf. l’article de Stuart dans le présent numéro qui présente des programmes globaux de diminution de la stigmatisation), et les interventions comportementales (voir le site http://www.bhrm.org/guidelines/bach-mccraken.pdf). Ces guides s’inspirent des deux modèles « evidence-based » pour leur élaboration.

Leur analyse permet aussi de constater que la présentation de ces guides n’est pas uniforme, semblant plutôt adaptée à chaque problématique. Il en est de même de la qualité des informations sur lesquelles ils s’appuient. Contrairement aux lignes directrices de l’APA, il semble très difficile d’uniformiser les guides de lignes directrices dans le champ psychosocial. Cette difficulté nous semble un indice de la difficulté de transfert des programmes d’intervention, embûche majeure dans le champ psychosocial pour l’amélioration des pratiques. Comment faire face à l’hétérogénéité (des milieux de pratique, des clientèles desservies, par exemple) inhérente au transfert des programmes d’intervention ? Le champ de la santé publique suggère certaines réponses.

Contrairement à la médecine qui a « l’avantage de l’homogénéité des échantillons (spécimens) biologiques sur lesquelles elle intervient » (Green, 2001, 167), les programmes de promotion de la santé doivent s’ajuster aux organisations dans lesquelles ils sont implantés, et aux diverses populations auxquelles ils sont destinés à cause de leur hétérogénéité. Cette hétérogénéité pose l’enjeu méthodologique des études d’évaluation des programmes de promotion de la santé : concilier la validité interne et la validité externe. La validité interne désigne jusqu’à quel point les résultats peuvent être causés par les programmes expérimentés, alors que la validité externe désigne jusqu’à quel point la relation causale précédente peut être attribuée à d’autres populations. En effet, pour augmenter la probabilité que les résultats soient causés par les programmes de promotion, les chercheurs s’assurent d’avoir une validité interne maximale avec leur plan de recherche. Mais le respect de cette validité ne garantit pas que les résultats des programmes puissent se généraliser à d’autres populations que celle sous étude (validité externe). Autrement dit, la validité externe n’est pas assurée par la validité interne. Comment rendre généralisables les données des études (ou augmenter la validité externe) ?

Green (2001) suggère un changement épistémologique : changer la conception des meilleures pratiques. Il ne faut plus s’attendre à ce que la recherche sur la promotion de la santé et sur les comportements de santé produise de meilleures pratiques comme des interventions au sens médical, c’est-à-dire des interventions vérifiées lors d’essais cliniques. Il faut plutôt s’attendre à de meilleures pratiques définies comme des processus de planification d’interventions les plus appropriées pour le milieu et la population ciblée. L’objectif devient d’obtenir un processus de planification généralisable et non plus un plan généralisable. Ce sont les projets d’intervention qui décrivent, en plus de l’intervention elle-même, les manières d’évaluer les besoins et les particularités de la communauté ou de la population, d’évaluer les ressources, de planifier les programmes, et d’harmoniser les besoins, les ressources et les particularités avec les interventions appropriées, qui seront les plus généralisables.

Dans le champ de l’intervention psychosociale, cette problématique de générasibilité des résultats de programmes pour lesquels on possède des données probantes est aussi un enjeu majeur : comment transférer un modèle d’intervention, élaboré et validé pour un milieu, à un autre milieu et y obtenir les mêmes résultats positifs. Drake (2001) soutient que les composantes des programmes de suivi communautaire, par exemple, doivent être intégralement respectées (la validité interne) pour obtenir les mêmes résultats positifs dans d’autres milieux (voir le site www.omh.state.ny.us/omhweb/aboutomh/videos.html). Il reconnaît aussi que l’« implementation [des pratiques basées sur des données probantes] in routine mental health practice settings is complex and difficult. Issues of organizational structure and commitment, resource development, and clarity of roles and responsibilities must be addressed, before training can be effective » (2001, 182). Autrement dit, la générasibilité des résultats nécessite des ajustements comme dans le champ de la santé publique.

Comme le suggère Green (2001), un changement épistémologique est nécessaire afin d’élargir la signification du concept de meilleures pratiques pour y inclure les variables organisationnelles et le fonder sur le processus, au lieu de le considérer comme une seule intervention basée sur des données probantes, (Anthony, 2003). Les meilleures pratiques sont alors définies comme « a process framework specifiying how evidence is translated into day-to-day practice with ongoing monitoring and evaluation to determine if the evidence forming the core of best practice achieves the desired goals and truly denotes high-quality practice. A best practice is a service, function, or process that is best from a contextual sense — best for your patients or community, or system’s mission and strategies, and results in achieving benchmarks that meet or exceed a new standard » (Driever, 2002 ; Kingston, 1999).

L’analyse de cette nouvelle définition de meilleures pratiques démontre que le développement ou l’implantation de meilleures pratiques exige une part d’innovation afin de tenir compte des particularités du milieu. Il en résulte deux significations des meilleures pratiques selon leur stade de développement. Au moment de leur développement ou implantation, ce sont des « pratiques novatrices » c’est-à-dire basées sur les données probantes et adaptées au nouveau milieu d’implantation, ce qui est une nouvelle façon de faire les choses. Par exemple Kingston (1999) cite le développement d’un programme pour enseigner aux enfants l’auto-gestion de leur asthme par l’usage d’un jeu vidéo. L’information dans le jeu est basée sur des données probantes mais la modalité de dispensation de l’information est novatrice. Dans le présent numéro, l’article de Segura est illustratif du développement d’une nouvelle pratique qui se base sur des données de catégorie 7 et 8 développées par l’APA. Mais une fois validées à leur tour, elles deviennent de meilleures pratiques c’est-à-dire reposant sur des données probantes et pouvant servir de modèles de meilleures pratiques.

Questions critiques relatives aux meilleures pratiques

Au-delà des limites et des critiques formulées précédemment sur le modèle evidence-based, il y a certaines interrogations que nous aimerions soulever relativement aux meilleures pratiques dans le champ psychosocial. La première concerne le danger du rouleau compresseur étatique ou de l’uniformisation. Les gouvernements canadien et québécois ont mis en place un système de financement de la recherche qui a pour effet de favoriser l’augmentation des connaissances. Mais il y a une tendance sous-jacente sur laquelle il faudrait tout de même se questionner. Lorsque l’on lit la phrase « évoluera en garantissant toujours l’ajustement des subventions aux priorités de la transformation » dans Le Plan d’action pour la transformation des services de santé mentale (1998), il faut se questionner car cette phrase est lourde de sens. Si les organismes subventionnaires s’ajustent toujours en fonction des priorités gouvernementales, il y a danger d’orienter la pensée et l’action des chercheurs. Il en est de même du choix du vocabulaire qui devient de plus en plus aseptisé de toute émotivité ou de toute valeur contestatrice. Rappelons les débats qui ont eu lieu aux États-Unis sur l’emploi du mot homosexuel dans les demandes de subvention sur le VIH. Le Canada n’est pas exempt de ces excès. Le mot pauvreté semble maintenant exclu du vocabulaire d’organismes étatiques. Que devient la liberté de penser autrement, d’imaginer, d’innover ou tout simplement de créer avec de telles orientations gouvernementales ? Il semble y avoir de moins de moins de place pour la recherche libre dans les organismes officiels. La recherche doit rapporter des dividendes à tout prix, laissant transparaître l’économisme sous-jacent qui oriente les choix vers l’efficience. Le milieu de la pratique risque d’y perdre à la longue si on ne permet pas un espace de créativité.

Le danger de l’uniformisation se retrouve aussi dans les recommandations du Plan d’action pour la transformation des services de santé mentale qui suggère par exemple des programmes PACT comme meilleures pratiques. L’idée est certes louable et indicatrice de la possibilité de réussir le virage ambulatoire. Mais aucune information n’est apportée dans ce document sur les critiques dont les programmes PACT sont l’objet, ni sur la déviation dont ils peuvent être l’objet, comme en faire principalement un outil de respect de la médication. Il y a danger que cette recommandation soit perçue comme un dogme d’autant plus si des fonds budgétaires y sont spécifiquement affectés. On ne peut implanter ces programmes simplement parce qu’ils sont à la mode. Ils doivent répondre à un besoin des patients. De plus, un consensus dans le milieu de la pratique est essentiel à leur réussite.

Le danger du rouleau compresseur est aussi présent dans le milieu de la recherche. Il y a de plus en plus un préjugé favorable à l’épidémiologie et aux recherches quantitatives au détriment des recherches qualitatives et de cas uniques par exemple. J’aimerais rappeler les paroles d’un de mes professeurs de méthodologie que je pourrais résumer comme suit : « Les grandes théories ne sont pas le fruit des grandes recherches statistiques. Elles ont été faites à partir de cas uniques ». Certes utile, cette tendance à l’uniformisation quantitative peut avoir toutefois des effets pervers qui reposent je dirais sur des préjugés. Ainsi, le mot psychanalyse est disparu des mots clé des organismes de recherche. Ou pour avoir une valeur, un article doit être publié dans des revues scientifiques et non dans des revues de praticiens comme celles que l’on retrouve au Québec, au Canada et même en France. Est-ce que ces valeurs sont congruentes avec l’objectif du courant des meilleures pratiques de la dissémination des données probantes ? Est-ce que le milieu de la recherche qui participe activement à l’amélioration des connaissances et à la validation de projets d’intervention d’un côté, ne constitue-t-il pas un frein à leur dissémination en véhiculant de telles valeurs ?

Un autre danger des meilleures pratiques est le monopole culturel qu’il présuppose actuellement, autre facette de l’uniformisation. Malgré l’effort canadien et québécois dans le domaine de la recherche, il n’en demeure pas moins que la majorité des projets évalués proviennent et l’ont été aux États-Unis. Il y a un certain danger d’impérialisme culturel et des valeurs américaines dans ce mouvement. Brian Mishara en parle longuement dans son article du présent numéro. En parlant du suicide, (mais on pourrait aussi parler des autres secteurs) il dit spécifiquement : « Au Québec, on a tendance à répéter les expériences provenant d’ailleurs plutôt que d’innover ». Il faut connaître le milieu de la pratique américain qui est incontournable dans le champ de la santé mentale. Mais il faut aussi connaître le milieu de la pratique italienne, ontarienne, française, etc. si on veut se comparer. Mais actuellement, le mouvement des meilleures pratiques favorise presque à sens unique les meilleures pratiques américaines au détriment possible d’une créativité de pratiques novatrices reposant sur la culture québécoise et canadienne.

Une dernière interrogation concerne les remarques relatives aux résistances des praticiens du secteur public à implanter de meilleures pratiques. On entend régulièrement les gestionnaires et chercheurs dire que les praticiens sont résistants aux changements. On entend aussi que seulement 18 % des connaissances seraient utilisées dans le champ de la santé mentale. Certes, ces remarques sont en partie fondées à cause des intérêts corporatistes et syndicaux qui peuvent être un frein au changement. Mais est-ce le cas de tous les intervenants ? Certes pas. Alors si on renversait la question et que l’on se demandait pourquoi des praticiens qui veulent mieux répondre aux besoins des patients semblent-ils si résistants ? Ne serait-ce pas que, malgré leur ouverture d’esprit et leur souci d’améliorer leurs connaissances, beaucoup d’entre eux résistent passivement à changer leurs attitudes et comportements en fonction des nouvelles connaissances, pour protester contre certains présupposés du mouvement des meilleures pratiques comme : 1) il faut du changement seulement dans le sens du positivisme ; 2) la recherche empirique et la technologie informatique sont la solution à tous les problèmes des patients ; 3) il faut de l’efficience à tout prix ; 4) l’uniformisation et l’économisme doivent primer ; 5) la relation interpersonnelle est un frein, etc. Il se peut aussi que les praticiens résistent à la tendance latente du mouvement des meilleures pratiques d’imposer ses choix une fois qu’il aura obtenu la reconnaissance sociale (Lecomte, 2001). Peut-être finalement que les praticiens résistent parce que le mouvement des meilleures pratiques dans le champ psychosocial n’a pas suffisamment intégré l’élément essentiel de toute intervention, la relation entre le praticien et le patient ou l’usager ; et n’a pas su « respecter les choix et les préférences du client » comme le stipule le modèle du Duke University Medical Center Library dans sa cinquième étape. Les praticiens recherchent alors dans d’autres sources de renseignements les manières d’améliorer leurs pratiques.

Conclusion

Dans cet article, nous avons décrit le mouvement des meilleures pratiques qui concernent l’efficacité des interventions cliniques. Nous avons ensuite exploré dans le champ de l’intervention psychosociale le problème du transfert des programmes modèles. Le mouvement des meilleures pratiques concerne aussi un troisième niveau, le niveau administratif et politique dont les décisions devraient aussi s’appliquer sur les données probantes disponibles. Le rapport « Examen des meilleures pratiques de la réforme des soins de la santé mentale » du Clarke Institute avait d’ailleurs recensé des projets à ce niveau. La consultation du site Internet de « La Fondation canadienne de la recherche sur les services de santé » permet de constater l’importance accordée aux décideurs, et les efforts de dissémination des données probantes à ces derniers. On peut également y trouver différentes manières expérimentées pour y parvenir.

Cette importance accordée aux décideurs s’accorde bien avec la logique administrative qui valorise les meilleures pratiques afin de mieux réguler les systèmes. À ce niveau, se posent des problèmes spécifiques pour faire ressortir les données probantes des études organisationnelles basées, par exemple, sur des méthodes qualitatives. Pour résoudre ce problème, on a développé un système semblable à celui du « Cochrane Collaboration ». C’est celui du « Campbell Collaboration » (voir le site www.campbellcollaboration.org/) qui est « an international effort whose mission is to prepare, maintain, and make accessible systematic reviews of studies on the effects of interventions. The focus is on education, crime and justice, social welfare, and other behavioral and social arenas ».

Comme nous pouvons le constater, le mouvement des meilleures pratiques est un nouveau paradigme dans le champ de la santé qui vise à modifier profondément les manières de traiter et de répondre aux besoins des personnes en difficulté, que ce soit au plan des interventions, des programmes psychosociaux ou des modèles organisationnels. Il repose sur les valeurs et les méthodes de recherche que tout praticien devra connaître s’il ne veut être analphabète dans son domaine. Il est là pour durer et représente une excellente opportunité d’interroger les pratiques actuelles en santé mentale. Toutefois, comme le soulignent de nombreux chercheurs et cliniciens, il ne faut pas adopter ce nouveau paradigme à l’aveugle. Ce mouvement fournit des outils très utiles et imaginatifs pour améliorer les pratiques. Mais il comporte aussi de nombreuses lacunes dans ses fondements dont il faut tenir compte dans son utilisation sinon la déception risque d’être au rendez-vous. Il ne faut pas y attendre les recettes miracles qu’il s’agirait simplement d’appliquer sans se questionner. Comme disent si bien Williams et Garner (2002) « Let us hope that the day will not come when, on seeing a patient, the doctor’s first thought is to turn to the Cochrane Library ». La nature humaine est trop complexe pour se laisser saisir par le seul positivisme.