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La spécificité du suicide comme problématique sociétale pose des défis importants pour la prévention du suicide. Ces défis créent des occasions pour l’innovation et invitent à aborder la prévention du suicide selon une approche novatrice nous permettant d’infléchir le nombre des comportements suicidaires au Québec. Nous discuterons d’abord de ce qui distingue le suicide des autres problèmes sociaux, des implications et des défis de ces différences ainsi que les occasions d’innovation. Par la suite, nous présenterons quelques exemples de défis et de réponses novatrices en prévention du suicide.

Le suicide : un problème ancien

Le suicide existe depuis toujours. On peut en retracer des témoignages jusque dans l’Ancienne Égypte, par des hiéroglyphes inscrits sur papyrus datant de plus de 4000 ans, et racontant l’histoire d’un « homme fatigué de la vie » qui s’interroge sur l’opportunité de s’enlever la vie afin de mettre fin à sa dépression. Il n’existe aucune époque dans l’histoire du monde où le suicide soit absent. Le suicide est aussi une réalité universelle : il n’y a pas un seul pays où l’on ne décompte pas de suicides chaque année. Selon l’Organisation mondiale de la santé (WHO, 2002), autant de décès sont attribuables au suicide dans le monde que ceux causés par les homicides, les guerres et les actes de terrorisme combinés. Malgré les différences historiques et culturelles, les dynamiques qui conduisent au suicide ne semblent pas avoir changé au fil du temps et sont plus ou moins comparables partout dans le monde, à de très rares exceptions près : on se tue avant tout pour mettre un terme à une angoisse ou à une souffrance qu’on croit à la fois insupportable et interminable. On ne peut donc pas dire que la réalité du suicide au Québec est différente de celle des autres sociétés qui y sont confrontées. Cependant, l’envergure du problème ainsi que les tendances de l’évolution du suicide varient d’un pays à un autre et d’une époque à une autre. Dans ce contexte, peut-on parler d’innovations dans la prévention d’un phénomène si persistant dans l’histoire du monde et présent dans toutes les sociétés ? De plus, peut-on parler d’innovation en prévention du suicide au Québec lorsque d’autres sociétés beaucoup plus peuplées que la nôtre n’ont pas encore réussi à vaincre le suicide ?

En quoi le suicide est-il différent d’autres problèmes de société et quelles sont les implications de ces différences pour l’innovation en suicidologie ?

Un événement rare

Le suicide est un événement rare. On dénombre 18,6 décès par suicide par 100 000 habitants par année au Québec (MSSS, 2001). Même si de nombreux facteurs contribuent à l’augmentation du risque de suicide, la grande majorité des personnes qui vivent ces facteurs de risque ne se suicident pas. Par exemple, le plus grand facteur de risque est le fait d’être un homme, puisque les hommes se tuent quatre fois plus que les femmes. Cependant, le simple fait d’être un homme ne permet pas d’inférer qui parmi tous les hommes posera un geste suicidaire. De la même façon, environ 80 % des personnes qui meurent par suicide peuvent être identifiées comme souffrant d’un trouble mental, habituellement une dépression souvent conjuguée à des problèmes d’alcoolisme ou de toxicomanie (McCleary, 2002). Là encore, un très petit pourcentage des personnes souffrant de dépression ou qui sont alcooliques et/ou toxicomanes meurent par suicide. Le diagnostic de trouble mental ne permet pas de prédire qui, parmi toutes les personnes qui souffrent d’un tel trouble, va se tuer. Cela implique que, si on désire prévenir le suicide, il faut intervenir auprès d’un grand nombre de personnes « à risque » pour prévenir un petit nombre de décès, à moins qu’on ne soit en mesure de développer des méthodes de prédiction plus précises.

Cependant, du fait que les décès par suicide sont des événements relativement rares même chez des personnes qui présentent des troubles mentaux importants, on peut tirer une implication positive qui encourage l’innovation en prévention du suicide. Pour chaque décès par suicide, on dénombre une centaine de tentatives de suicide. On ne peut pas expliquer un si petit nombre de décès suite aux tentatives par la simple raison que les gens sont incapables de se tuer. La raison pour laquelle le nombre de décès par suicide est peu élevé lorsqu’on le compare au nombre de tentatives de suicide tient au fait que l’ambivalence est presque toujours présente chez les personnes suicidaires (Farberow, 1967). C’est cette ambivalence plutôt qu’un manque d’habileté à se tuer qui fait en sorte que la grande majorité des personnes désespérées au point de commettre une tentative de suicide vont changer d’avis durant ou après la tentative et n’en mourront pas. De plus, pour chaque tentative de suicide, on compte un grand nombre d’individus qui à un moment donné de leur vie ont pensé sérieusement à se tuer. Selon l’Enquête Santé-Québec (Boyer et al., 2000), 3,9 % des personnes au Québec ont pensé sérieusement au suicide dans les 12 mois précédant l’enquête. Il faut constater que chez les personnes qui pensent sérieusement au suicide, très peu passent à la tentative et encore beaucoup moins meurent par suicide. La grande majorité des personnes suicidaires au Québec trouvent d’autres solutions à leurs problèmes ; seulement une petite minorité mourra du suicide. Ceci implique que la prévention du suicide fonctionne dans la population en général, puisque la majorité des citoyens réussissent à prévenir par eux-mêmes ou avec l’aide des autres leur propre suicide : sinon il y aurait plus de tentatives et plus de décès. On peut donc prévenir le suicide. C’est encourageant pour les personnes qui veulent créer des programmes novateurs.

Le suicide est multi-déterminé

Le suicide est le résultat d’une conjonction de facteurs de risque qui rendent l’individu plus vulnérable (y compris les troubles mentaux), combinés à des événements de vie et à une situation socio-environnementale qui augmentent le stress ou les difficultés de l’individu, le tout modulé par les ressources personnelles du réseau social et d’aide professionnelle et para-professionnelle disponibles pour l’individu, tout en tenant compte du risque accru par les éléments déclencheurs et la disponibilité des moyens pour se tuer (MSSS, 1998). Il n’y a pas de cause unique du suicide ; le suicide est multi-déterminé. On ne peut donc pas entrevoir une seule solution simple pour prévenir le suicide dans une société. Même s’il était possible d’éliminer totalement un des facteurs de risque du suicide, on ne ferait que diminuer un peu le taux de suicide dans la population. Le fait qu’il n’existe pas une seule solution simple, comme le traitement de la dépression ou le contrôle des armes à feu, peut mener certaines personnes à la conclusion que le phénomène est trop complexe pour qu’on puisse faire quoi que ce soit. Cependant, si le suicide est multi-déterminé, cela implique aussi qu’il y a de multiples occasions d’actions préventives. Le risque de suicide d’un individu peut être réduit si on traite ses problèmes de santé mentale. Le risque peut aussi diminuer si on fait en sorte qu’il soit plus difficile d’avoir accès à des moyens létaux, par exemple, une arme à feu ou de grandes quantités d’acétaminophène. De même, le risque de suicide peut diminuer si l’individu reçoit de l’aide par téléphone d’un centre de prévention du suicide ou s’il apprend de nouvelles façons de gérer ses problèmes. La complexité des déterminants du suicide fait donc en sorte qu’il y a en contrepartie de multiples occasions pour poser des gestes préventifs novateurs.

Problèmes d’éthique

Lorsqu’on fait de la recherche afin de déterminer les effets des actions préventives, des problèmes déontologiques, éthiques et pratiques ne tardent pas à surgir. Les méthodes expérimentales traditionnelles ne sont que rarement utilisées en recherche sur la prévention du suicide, et ce, pour des raisons éthiques. En effet, on ne peut pas intervenir ou effectuer des actions préventives auprès d’un groupe d’individus tout en ayant un groupe-témoin sans intervention ou sans action préventive, en comptabilisant les décès dans le groupe témoin. Puisque le suicide est un événement rare, si on veut évaluer les effets de la prévention, il est préférable de cibler les personnes qui sont déjà à haut risque de suicide afin de pouvoir identifier des effets. Or, on ne peut pas, d’un point de vue éthique, justifier le fait de ne pas aider des personnes identifiées comme étant à risque élevé de se suicider pour les fins d’une recherche qui nécessite un groupe-témoin. Aussi, ces obligations éthiques nous contraignent-elles à utiliser des méthodes d’évaluation novatrices de la prévention du suicide.

La recherche de solutions simplistes

Malgré les recherches indiquant clairement que le suicide est multi-déterminé, il existe une tendance dans notre société à simplifier les explications des comportements suicidaires. Les journalistes ainsi que la population en général ne veulent pas avoir la réponse « il n’y a pas une explication simple, c’est multi-déterminé, il y a des centaines de facteurs en jeu ». On veut identifier un ou quelques coupables afin de se sentir à l’aise. On peut donner comme exemple la couverture médiatique qui a suivi les événements de Coaticook, en 1997. Après des centaines de reportages tentant de trouver une explication quelconque à « l’épidémie » des décès par suicide dans cette communauté, les investigations scientifiques ont finalement démontré que les premiers suicides n’étaient pas reliés entre eux et qu’ils n’avaient aucun facteur en commun. Il s’agissait probablement d’une conjoncture aléatoire d’événements présentant une étiologie complexe et différente, mal interprétée par les journalistes comme étant une « épidémie » à cause unique.

On voit donc des manchettes de journaux qui affichent qu’une personne s’est suicidée parce qu’elle est « joueur compulsif » ou « à cause de l’agression d’autres enfants ». Ces explications simples (pour ne pas dire simplistes) nous donnent l’impression de comprendre « pourquoi » quelqu’un s’est tué. Mais c’est rarement aussi simple, et parfois, ces explications s’avèrent carrément fausses. Par exemple, il y a relativement peu de suicides par rapport au grand nombre de personnes qui sont des joueurs compulsifs. Dans une comparaison de 310 comtés des États-Unis, Chew et al. (2000) ont constaté que les taux de suicide n’étaient pas plus élevés dans les comtés où le jeu est permis que parmi ceux qui n’ont pas de casinos. McCleary et al. (2002) ont pour leur part trouvé que, malgré le fait que les taux de suicide sont plus élevés dans les villes des États-Unis qui ont un casino, l’analyse des changements dans les taux de suicide avant et après la législation permettant la création de casinos dans cinq comtés n’indique aucun effet lié au jeu. Dans une étude cas-témoin des hospitalisations pour empoisonnement, Kennedy et al. (1971) ont constaté qu’il y avait moins de tentatives de suicide chez les personnes ayant joué récemment. Deux recherches récentes en Australie et au Canada ont conclu que les troubles mentaux plutôt que le jeu pathologique en soi expliquent l’association avec le suicide (McCallum et Blaszczynski, 2003 ; Newman et Thompson, 2003). En fait, on peut poser l’hypothèse que l’habitude du jeu peut s’avérer être un facteur de protection par rapport au suicide puisqu’un joueur compulsif croit toujours qu’il est possible de gagner et que s’il lui est possible de simplement continuer à jouer, un jour il gagnera beaucoup d’argent, ce qui lui permettra ainsi de régler tous ses problèmes. Puisque le désespoir caractérise la plupart des suicides, les comportements suicidaires vont à l’encontre des croyances des joueurs compulsifs. Évidemment, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de joueurs compulsifs qui se tuent. Cependant, ils sont moins à risque que des personnes aux prises avec d’autres problèmes graves et se suicident probablement pour d’autres problèmes liés au jeu, par exemple, les dettes ou les problèmes légaux.

Le fait de donner des explications simples du geste suicidaire permet la déculpabilisation des membres de l’entourage d’un suicidé (« C’est pas ma faute, c’est à cause de sa maladie mentale, des drogues qu’il a prises, des abus qu’il a subis dans son enfance, etc »). Cela joue un rôle important et utile pour les membres de l’entourage des personnes décédées par suicide et peut aussi contribuer à la réduction d’autres problèmes sociaux. Par exemple, le fait d’associer le suicide au jeu compulsif peut aider à mieux traiter et prévenir le problème du jeu compulsif (ce qui, en soi, est une très bonne chose pour la société), même si cela n’aura probablement peu ou pas d’effet sur la prévention du suicide. Voilà donc un défi important pour l’innovation en prévention du suicide : il faut trouver les moyens à la fois de respecter le besoin de la population d’avoir une compréhension relativement simple du suicide et pouvoir agir de façon à tenir compte des divers facteurs qui sont véritablement en jeu.

Manque de priorité politique

Ce n’est pas aller dans le sens de la rectitude politique d’être suicidaire aujourd’hui au Québec ; dans certaines autres situations, où des personnes affligées osent s’afficher publiquement et exiger plus d’investissement gouvernemental dans la prévention ou le traitement de ces problèmes. On voit rarement les membres de la famille de personnes décédées par suicide (mis à part quelques cas exceptionnels au Québec) essayer publiquement d’influencer les politiques de prévention du suicide. On a souvent honte d’admettre qu’un membre de notre famille s’est tué, ce qui peut créer un sentiment d’isolement et de manque de solidarité chez les personnes suicidaires ainsi que chez les membres de leur entourage. De même, il peut s’avérer plus difficile pour les personnes qui veulent proposer des projets novateurs d’obtenir un appui politique ou de l’aide financière pour leur projet, par rapport à d’autres problèmes de notre société considérés plus « politiquement corrects », par exemple, le SIDA. Mais que le suicide ne soit pas bien vu dans notre société peut avoir un effet préventif. Les mêmes motivations qui font en sorte que les personnes suicidaires n’affichent pas leur identification avec le suicide peuvent avoir aussi l’effet de prévenir les comportements des personnes suicidaires. Le « tabou » du suicide pourrait empêcher certaines personnes suicidaires de passer à l’acte pour éviter de stigmatiser leur famille. Peut-être des projets novateurs en prévention pourront-ils fonder leurs actions sur des valeurs sociétales suggérant qu’il n’est pas correct d’être suicidaire ou de penser au suicide comme solution à nos problèmes ?

Tolérance et justification pour la non-intervention

Le suicide est différent de beaucoup d’autres problèmes puisqu’il s’agit d’un comportement choisi volontairement. On ne choisit pas d’avoir une maladie physique ou un problème psychiatrique ou encore d’être toxicomane, même si on peut choisir de s’engager dans certains comportements à risque. Mais il faut consciemment décider de choisir de s’enlever la vie comme façon d’arrêter une souffrance. Cette « option suicide » est constamment disponible pour tous dans notre société. Puisqu’il s’agit de quelque chose que l’on peut choisir consciemment, certaines croyances populaires considérant qu’il s’agit d’un choix rationnel, d’une forme d’expression de notre liberté individuelle. La croyance en la liberté de se tuer est parfois utilisée comme justification pour ne pas faire de la prévention (Szasz, 1986). Une telle approche ignore le fait que les personnes suicidaires souffrent énormément et que leur choix repose rarement sur une logique rationnelle. En fait, une des caractéristiques du suicide est la présence de pensées irrationnelles très fréquentes puisqu’on est moins à même d’avoir une pensée rationnelle lorsqu’on souffre énormément ou qu’on est très déprimé. On ignore aussi le fait qu’on puisse faire de la prévention tout en respectant la liberté des individus. Si l’option suicide est vraiment un choix, l’option non-suicide est aussi un choix. Des projets novateurs pourraient mettre l’accent sur l’option non-suicide dans notre société. L’option suicide est si répandue qu’on voit souvent des personnes « sans autre issue » se suicider, que ce soit au cinéma, à la télévision ou dans les reportages sur les décès par suicide. Dans une société donnée, le plus on croit que le suicide est une façon habituelle de régler les problèmes, le plus il y aura de décès par suicide. Cet état de fait suggère que des modifications à l’option suicide (c’est-à-dire, aux croyances populaires selon lesquelles le suicide est ce qu’il faut faire dans certaines situations) et l’augmentation des autres options dans des situations difficiles constituent une bonne piste pour les projets de prévention novateurs. Cette approche laisse entrevoir que la prévention primaire pourrait s’avérer utile avant que l’option de se suicider ne devienne une partie intégrante du répertoire des solutions acceptables des individus pour régler leurs problèmes.

Les innovations en prévention du suicide

Au Québec, on a tendance à répéter les expériences provenant d’ailleurs plutôt que d’innover. Cet état de choses est en partie imputable au fait que les effets d’un programme ou d’une action qui ne fonctionnent pas sont si désastreux — nous parlons quand même ici de la mort d’êtres humains — qu’on n’ose pas trop expérimenter. Si nous choisissons une pratique ou une méthode déjà utilisée (habituellement aux États Unis et souvent en Californie), nous pouvons toujours nous déculpabiliser d’un manque de bons résultats en disant que nous avons fait notre possible en choisissant les meilleures pratiques déjà utilisées ailleurs. De plus, il existe très peu de bonnes recherches sur ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas en prévention du suicide. Dans une situation où il y a peu de données spécifiques pour nous guider dans un choix de pratique de prévention, l’approche la plus conservatrice est de continuer à faire ce qu’on a toujours fait ou de répéter ce que les autres ont fait ailleurs puisqu’il n’y a aucune preuve que ce n’est pas la bonne chose à faire (même s’il n’y a également peu de preuve que c’est la bonne chose à faire).

Dans la section qui suit, quelques exemples d’innovations réelles et quelques pistes en prévention du suicide au Québec sont présentés dans le but de susciter une réflexion sur les innovations possibles.

L’innovation dans les pratiques des organisations

Les pratiques des centres de prévention du suicide

Le modèle des pratiques des centres de prévention du suicide (CPS) au Québec a été créé aux États Unis, notamment par le Centre de prévention du suicide de Los Angeles. Les CPS au Québec adoptent généralement ce modèle largement répandu aux États Unis. Il s’agit d’un modèle où l’aide téléphonique est donnée par un intervenant anonyme et où l’appelant ne doit pas continuer à avoir une relation individuelle. L’aide comble un besoin important des appelants et des organismes, soit le fait de s’assurer que l’aide est toujours disponible pour une personne suicidaire. Une telle pratique est souvent justifiée par l’organisme qui allègue que la personne suicidaire ne doit pas devenir dépendante d’un individu qui pourrait ne pas être rejoint quand l’appelant vit une situation de crise particulièrement difficile. Peut-être que ces pratiques sont-elles les meilleures façons d’aider les appelants suicidaires. Par ailleurs, il n’existe aucune preuve qu’il est préférable de ne pas développer une relation avec un seul intervenant. Il s’agit ici d’un exemple d’une pratique courante de tous les CPS qui n’est jamais remise en question et qui n’a pas de justification empirique.

Après de nombreuses années de fonctionnement, des CPS ont beaucoup innové dans le développement d’autres services dans leur communauté. Cependant, ils ont fait très peu d’innovations dans la façon de donner de l’aide téléphonique ont été tentées. Ces pratiques inspirées des pratiques américaines, sont différentes de celles basées sur les principes de l’organisme The Samaritans, d’origine britannique. Les centres « samaritains » peuvent accueillir des personnes suicidaires à leurs bureaux et même envoyer un bénévole rencontrer une personne en détresse si un superviseur évalue que cela serait utile.

Le Centre de recherche et d’intervention sur le suicide et l’euthanasie (CRISE) de l’Université du Québec à Montréal procède depuis peu à l’évaluation des interventions téléphoniques auprès des appelants suicidaires partout aux États-Unis, sous contrat avec le gouvernement américain et l’Association américaine de suicidologie. Les résultats de ce projet d’envergure comportant l’évaluation systématique de plus de 1000 appels par « monitoring silencieux » pourront éventuellement nous laisser voir si certaines approches en intervention téléphonique avec certains appelants sont plus efficaces que d’autres.

Le suivi post-tentative

Au Québec, la majorité des personnes qui font une tentative de suicide et qui sont hospitalisées nereçoivent pas des soins par le biais d’un programme de suivi intensif après leur hospitalisation (MSSSQ, 1998). On sait que les personnes qui ont fait une tentative de suicide sont à haut risque de faire une deuxième tentative et même éventuellement de mourir par suicide. Cependant, la pratique au Québec veut que si une personne a fait une tentative de suicide et ne se présente pas à un rendez-vous de suivi, très peu d’énergie sera déployée dans la poursuite d’un suivi auprès d’elle. Pourquoi n’y a-t-il pas de suivi intensif et insistant après une tentative de suicide ? Pourquoi est-ce qu’on ne frappe pas à la porte de chaque personne qui a fait une tentative de suicide et qui ne s’est pas présentée à un rendez-vous de suivi après sa tentative pour exiger de la rencontrer ? On a tendance à justifier un manque de suivi intensif par le respect de la liberté individuelle ou par un manque de ressources. Mais alors on risque de communiquer à la personne qui a fait une tentative de suicide qu’on se fiche de ce qui se passe avec elle après son hospitalisation. Si nous voulons vraiment prévenir le suicide, peut-être qu’une façon efficace serait de faire comprendre clairement à toute personne désespérée qu’elle en est venue à la tentative de suicide, qu’en tant que société, nous ne désirons pas que cette personne récidive et que nous ne tolérons pas que cette personne meure ? Est-ce qu’une mobilisation importante d’efforts pour communiquer clairement à une personne le bouleversement que sa tentative produit sur nous et que nous voulons à tout prix que la personne trouve de l’aide, notre simple motivation et notre engagement à sauver sa vie auraient un effet préventif ? Les ressources nécessaires pour effectuer un suivi assidu des personnes ayant déjà fait des tentatives de suicide sont minimes en comparaison de l’énorme coût social et économique du suicide dans notre société.

Les politiques sociales en éducation

Dans le projet éducatif au Québec, il y a toujours une politique générale selon laquelle l’accent est mis sur l’apprentissage de la matière académique (français, mathématiques, géographie). Toutefois, apprendre à gérer les problèmes difficiles et à transiger avec les situations de la vie quotidienne n’est pas enseigné dans les écoles. C’est l’évidence même dans l’énoncé de politique éducative du Ministère de l’Éducation (1997) qui indique : « Il faut dans les programmes d’études évacuer tous les éléments accessoires qu’y ont été graduellement ajoutés afin de conserver et de consolider les apprentissages essentiels » (p. 13). On sait qu’au cours de l’adolescence et plus tard dans la vie, le suicide est conçu comme un moyen possible d’arrêter la souffrance ou de régler les problèmes des individus et que les personnes qui font des tentatives de suicide connaissent moins d’options ou de façons de gérer leurs problèmes que les personnes non suicidaires. Une des façons de prévenir le suicide pourrait donc être d’enseigner aux enfants, aussi tôt que possible dans leur développement, comment mieux gérer les problèmes de la vie quotidienne, c’est-à-dire développer un plus grand répertoire de mécanismes d’adaptation possibles (coping). Une telle approche impliquerait cependant un revirement important des politiques sociales et plus particulièrement de notre conception du rôle de l’éducation publique. Un nouvel organisme à but non lucratif qui a son siège social à Londres, Partnership for Children, diffuse actuellement un programme de 24 semaines visant à améliorer les habiletés des jeunes enfants de première année du primaire (ou même de la maternelle) à régler les problèmes de la vie quotidienne. Ce programme a fait l’objet d’évaluation très détaillée de ses effets à court terme dans deux pays différents aux cultures et aux systèmes scolaires différents, la Lithuanie et le Danemark. L’évaluation, comportant une comparaison avec groupe témoin, permet de constater une augmentation du nombre de mécanismes d’adaptation utilisés par les enfants, et une diminution de comportements problématiques de même qu’une amélioration de l’environnement des salles de classe (Mishara et Ystgaard, 2001). Il est curieux que ce projet novateur développé en partie au Québec et évalué par un centre de recherche québécois soit accepté avec enthousiasme par le Ministère de l’Éducation de Lithuanie ainsi que par les Commissions scolaires du Danemark (et bientôt dans plusieurs autres pays), mais que ce programme (ou une approche comparable) semble loin des préoccupations des planificateurs et décideurs du système d’éducation québécois.

La recherche sociale

Le Québec possède une des meilleures infrastructures pour effectuer de la recherche sociale sur la prévention du suicide. Le Bureau du Coroner collabore à de nombreux projets et nous avons en main de très bonnes statistiques sur le suicide (y inclus les informations sur les idéations suicidaires et les tentatives de suicide colligées par l’Enquête Santé-Québec) ; plusieurs de nos chercheurs chevronnés sont impliqués dans des projets de recherche d’envergure à travers le monde. De plus, il existe au Québec une bonne collaboration entre les milieux de recherche et les organismes oeuvrant en prévention du suicide.

Nous avons connu une petite vague de projets de recherche sociale novateurs lorsque le ministère de la Santé et des Services sociaux a subventionné plusieurs projets-pilotes de façon non récurrente suite au lancement de la Stratégie québécoise de prévention du suicide en 1999. Cependant, force est de constater qu’une tendance de la recherche sociale sur le suicide est d’étudier inlassablement les variables traditionnelles en utilisant des méthodologies peu novatrices. Dans mes évaluations des demandes de subvention aux bailleurs de fonds provinciaux et fédéraux, il m’arrive trop souvent de lire des documents comportant une bonne recension des écrits et une méthodologie exemplaire, mais qui ne font que refaire les recherches déjà effectuées ailleurs avec la justification « qu’il n’existe pas de données québécoises (ou canadiennes) sur cette question ».

On ne peut pas être contre la vertu. Le fait de corroborer au Québec des résultats d’autres études a une grande valeur. Mais, les chercheurs québécois ne pourraient-ils pas élargir leur champ d’intérêt et aborder davantage la grande question ? À savoir, comment faire en sorte que le suicide au Québec suive les tendances d’une grande partie des pays industrialisés et commence à diminuer plutôt que de demeurer stable ou d’augmenter chez les jeunes hommes ?

Les liens entre les troubles mentaux et le suicide sont déjà bien établis. La dernière chose dont on a besoin au Québec est une autre étude prouvant que les personnes qui se tuent souffrent de dépression, de toxicomanie et/ou d’alcoolisme. Mais même si 80 % à 90 % des personnes décédées par suicide souffrent d’un trouble mental, seulement une petite minorité d’individus présentant ces problèmes s’enleveront la vie. Le fait des personnes souffrant d’un trouble mental n’a donc que très peu de pouvoir prédictif pour déterminer lesquelles vont s’enlever la vie. Je ne nie pas l’utilité de continuer l’étude de cette population et de trouver de meilleures façons de traiter les troubles de santé mentale. Cependant, je me demande si les chercheurs ignorent les pistes novatrices de prévention du suicide en mettant l’accent presque toujours sur la pathologie au lieu d’essayer de comprendre ce qui fait en sorte que la grande majorité des personnes avec des troubles mentaux ne se suicident pas malgré leurs problèmes. Peut-être que des études des facteurs de protection plutôt que seulement des études des facteurs de risque permettraient d’identifier des interventions préventives novatrices ? Peut-être qu’au lieu d’étudier les personnes décédées par suicide et les personnes qui ont fait des tentatives, on pourrait apprendre beaucoup des études d’individus qui cumulent plusieurs facteurs de risque et qui ont le même portrait-type que les personnes décédées par suicide, mais qui continuent à vivre et à apprécier leur vie malgré leurs problèmes ?

Je me demande également si les recherches actuelles ne sont pas en train de passer à côté de certaines questions primordiales sur le suicide au Québec : comment peut-on faire en sorte que l’option de se suicider pour résoudre ses problèmes devienne moins présente pour un si grand nombre de personnes ? Nous savons que les enfants au Québec, comme ailleurs dans le monde, apprennent à comprendre ce qu’est le suicide très tôt dans la vie, généralement avant l’âge de 7 ans. Ces enfants voient des suicides et des tentatives de suicide à la télévision et entendent parler du suicide par d’autres enfants. Ils apprennent ce qu’est le suicide par le biais des médias, et par les discussions des adultes (Mishara, 1999 ; Mishara, sous presse). Il est rare cependant qu’un adulte explique à un enfant ce qu’est le suicide, même dans une situation où un membre de la famille ou quelqu’un de l’entourage se tue. On vit dans une société où l’apprentissage de la notion de suicide est effectué par les cinéastes et les producteurs d’émission de télévision présentant le suicide comme un acte inévitable, généralement effectué par un personnage fictif (par exemple dans un dessin animé) se retrouvant dans une situation impossible. Peut-être faudrait-il étudier davantage les racines des conceptions du suicide dans notre société et les sources d’information sur le suicide ? L’option suicide qui existe actuellement au Québec fait partie de notre culture. Cependant, les recherches sociales pourraient suggérer de quelle façon il est possible d’infléchir les conceptions des citoyens québécois par rapport au recours au suicide comme solution et d’en envisager d’autres que le suicide lorsqu’on vit des difficultés sévères.

Conclusion

Le suicide est un phénomène particulier et sa spécificité pose des défis pour l’innovation ainsi que pour la création d’occasions de mise sur pied de programmes novateurs de prévention du suicide. Il existe cependant une certaine tendance à poursuivre les activités habituelles et lorsque l’on tente une nouvelle chose, on emprunte ce qui est déjà utilisé ailleurs dans le monde plutôt qu’oser innover. Il existe de nombreuses possibilités pour l’innovation en prévention du suicide. À ce jour, très peu de recherches sociales nous laissent voir des actions préventives, quelles que soient les méthodes ou l’approche utilisées, qui ne fonctionnent pas ou ont des effets négatifs. Selon les recherches antérieures, donc, il y a relativement peu de risque à essayer des actions novatrices en prévention du suicide. Le Québec a déjà démontré énormément d’enthousiasme et d’implication de la part d’individus de diverses communautés collaborant aux actions de prévention du suicide et aux divers projets de recherche sociale en suicidologie. Maintenant, fort de plusieurs années d’expérience en prévention du suicide et en recherche collaborative en suicidologie, peut-être le moment est-il venu de commencer à penser aux projets novateurs plutôt que de continuer à faire ce qu’on a toujours fait, c’est-à-dire effectuer des recherches sur les variables déjà étudiées, et développer des projets traditionnels.