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Le tabagisme est à la fois l’addiction la plus fréquente et la première cause évitable de morbidité et mortalité. Si le problème du tabagisme est sérieusement considéré en général, on ne commence à s’intéresser au phénomène que récemment, et ceci malgré la forte prévalence du tabagisme chez les patients psychiatriques.

Les rapports entre tabagisme et troubles anxieux sont particulièrement intéressants à explorer, d’autant plus que d’une part des sensations de relaxation sont rapportés par les fumeurs et que d’autre part la nicotine est connue pour avoir des effets stimulants et parfois même anxiogènes. Par ailleurs, des phénomènes anxieux font partie des critères du syndrome de sevrage à la nicotine, selon le DSM IV, soulignant encore l’impact du tabac sur la neurobiologie de l’anxiété. Il est donc pertinent d’explorer les liens possibles entre stress, anxiété et tabagisme, non seulement pour élaborer des stratégies de traitement et de prévention spécifiques au tabagisme, mais aussi pour comprendre mieux certains aspects de la neurobiologie de l’anxiété.

Comorbidité tabagisme et troubles anxieux

De façon générale, on retrouve environ deux fois plus de dépendance tabagique chez les individus souffrant de troubles anxieux que dans la population générale. Le tabagisme est d’autant plus associé aux troubles anxieux qu’il y a dépendance à la nicotine. Une association significative est notamment retrouvée entre le tabagisme et le trouble panique, l’agoraphobie, la phobie sociale, l’anxiété généralisée et l’état de stress post traumatique. Le trouble obsessionnel-compulsif (TOC) diffère des autres troubles anxieux par une comorbidité du tabagisme plus faible que dans la population générale, et les patients TOC fumeurs semblent avoir moins de traits de personnalité obsessionnelle – compulsive que les TOC non fumeurs.

Les comorbidités constatées entre trouble anxieux et tabagisme peuvent s’expliquer de trois manières différentes : (1) la maladie elle-même peut amener les patients à fumer, à progresser vers une intensification du tabagisme ou peut diminuer leur potentiel à arrêter de fumer ; (2) fumer peut être un facteur de risque étiologique d’une maladie mentale donnée ; (3) des facteurs génétiques et environnementaux communs pourraient prédisposer certains individus à développer une maladie mentale et commencer à fumer.

Des études longitudinales ont tenté d’éclaircir ces questions en tentant d’identifier des facteurs prédictifs d’une conduite tabagique ou du développement d’un trouble anxieux. On a par exemple trouvé que les adolescents et jeunes adultes ayant une anxiété sociale préexistante sont à plus haut risque de développer par la suite une conduite tabagique et une dépendance à la nicotine. L’anxiété est donc un facteur prédisposant au tabagisme. Cependant, en ce qui concerne le trouble panique, des données prospectives montrent que le tabagisme à l’adolescence est un fort facteur prédictif du développement ultérieur d’attaques de panique et de trouble panique. Les patients paniqueurs fumeurs rapportent plus de symptômes anxieux et ont un plus grand handicap social en comparaison des paniqueurs non fumeurs.

Plusieurs hypothèses ont été avancées pouvant expliquer l’association entre trouble panique et tabagisme. La nicotine induit une libération accrue d’adrénaline et de noradrénaline et une augmentation de la fréquence cardiaque et de la tension artérielle. Ces signes pourraient être impliqués dans la provocation d’attaques de panique. Des fluctuations des taux de nicotine en lien avec l’élimination rapide de celle-ci (demi-vie : ≃ 2 heures), pourraient s’accompagner de symptômes physiologiques de sevrage et ainsi provoquer des attaques de panique. La sensibilité au CO2 a aussi été évoquée car parmi des patients souffrant de trouble panique, les grands fumeurs se trouvent être les plus sensibles à l’exposition au CO2, réagissant par des symptômes d’attaques de panique plus intenses.

De plus, le tabagisme entraîne des maladies ORL, pulmonaires et cardiovasculaires, pouvant aggraver le trouble panique. Enfin, fait intéressant, parmi les habitants de Manhattan, ceux ayant augmenté leur tabagisme dans les 5 à 8 semaines après les attentats du 11 septembre 2001, ont été à plus haut risque de développer un état de stress post traumatique.

Anxiété et syndrome de sevrage à la nicotine

L’accroissement de l’anxiété fait partie des critères du syndrome de sevrage tabagique selon le DSM IV. Celle-ci est d’habitude la plus marquée au 2e jour, mais peut se manifester à tout autre moment du sevrage. Le niveau d’anxiété semble aussi corrélé au degré de dépendance du fumeur et il peut rapidement être diminué ou supprimé par une substitution nicotinique. Il peut constituer un facteur important dans la rechute tabagique.

Bien qu’il y ait une certaine corrélation entre les niveaux d’anxiété chez le fumeur avant et durant le sevrage et que l’anxiété augmente durant le sevrage, on constate généralement une diminution du niveau de celle-ci en dessous du niveau avant sevrage dès la 2e à la 4e semaine d’abstinence, se poursuivant sur 6 mois, et ceci même en absence de tout soutien médicamenteux ou psychologique.

Ce phénomène a par exemple été rapporté de façon claire chez les patients présentant un trouble panique ayant arrêté de fumer. La diminution des symptômes anxieux chez ces patients semble être un des facteurs importants du maintien de l’abstinence. Cette particularité du trouble panique pourrait être en lien avec la diminution des apports de CO2.

Le « Nesbitt paradox »

Un des phénomènes le plus souvent décrit et le plus intriguant du tabagisme est le fait que la fumée puisse avoir des effets relaxants ou stimulants, parfois même simultanément. Quand on demande aux fumeurs leurs motivations à fumer, un grand nombre rapporte à la fois fumer pour se relaxer et se stimuler, ce qui a pu être isolé par l’analyse factorielle de différentes échelles de motivation tabagique. Ce phénomème a été appelé le Nesbitt paradox.

Au niveau neurobiologique on retrouve ce paradoxe. Ainsi comme pour les réactions de stress, on observe une activation de l’axe hypothalamo-hypophysaire pourtant associée à un sentiment subjectif de relaxation.

Stress et tabac

Les corrélations complexes entre stimulation, relaxation et tabagisme ont conduit à de nombreuses études qui ont tenté de déterminer les liens entre stress et tabac. Une augmentation du craving et de la consommation de cigarettes a été retrouvée chez des fumeurs exposés à un facteur de stress. Rappelons qu’on distingue deux types de stress. Premièrement, le stress actif, où le sujet peut maîtriser la menace, lutter ou fuir et, deuxièmement, le stress passif, où le sujet n’a pas ces possibilités. Le premier s’accompagne d’une activation du système sympathique médullosurrénalien (Noradrénaline, Adrénaline, Testostérone), tandis que le second est associé à une activation du système hypophyso-cortico surrénalien (ACTH, Corticostérone, Testostérone). La nicotine stimule la production d’ACTH. Des applications répétées de nicotine peuvent être associées à une augmentation du niveau de corticostérone plasmatique qui diminuerait la sensibilité des récepteurs nicotiniques participant peut-être à l’augmentation du tabagisme lors du stress.

Des études ont tenté de déterminer l’interaction entre le tabac et les deux types de stress. En cas de stress actif, on a trouvé une addition des effets du stress et du tabac sur la fréquence cardiaque et la tension artérielle en particulier durant les 5 premières minutes après la prise de cigarettes. Dans le cas de stress passif, le tabac semble masquer, voire bloquer, les effets du stress sur l’élévation de la fréquence cardiaque et diminuer le stress subjectif ainsi que l’effet vasoconstricteur périphérique. On observe une diminution significative du stress subjectif (mesuré à l’échelle visuelle analogique) après chaque cigarette et une augmentation de celui-ci entre deux cigarettes (intervalle > 30 minutes). D’autre part, la comparaison d’un groupe de non-fumeurs avec un groupe de fumeurs et de fumeurs en abstinence forcée depuis la veille, montre un niveau de stress plus élevé chez les fumeurs en début de journée, avec une diminution du niveau de stress perçu en cours de journée dans tous les groupes à l’exception de celui des fumeurs en abstinence forcée.

Hypothèses pharmacologiques

Les effets des conduites tabagiques sur la perception du stress et les comorbidités constatées entre tabagisme et troubles anxieux ont conduit à explorer les liens entre la nicotine et les différents systèmes biologiques impliqués dans l’anxiété. L’administration aiguë de nicotine stimule les différents récepteurs nicotiniques et favorise la libération de différents neurotransmetteurs, notamment l’acétylcholine, la noradrénaline, la sérotonine, le GABA et le glutamate. Ces récepteurs sont de différents types et ont différentes localisations, ce qui pourrait expliquer la diversité et la complexité des effets de la nicotine. L’administration chronique de nicotine augmente le nombre de récepteurs nicotiniques. Ce phénomène est associé à une modification de la sensibilité des récepteurs impliquant indirectement les systèmes gabaergiques et glutamatergiques.

L’implication du système sérotoninergique dans les troubles anxieux a conduit à explorer les liens entre nicotine et sérotonine. La nicotine augmente la libération de sérotonine dans différentes aires cérébrales malgré l’absence de récepteurs nicotiniques connus sur les neurones sérotoninergiques. Par ailleurs, une partie des effets de la nicotine semblent médiée par le système sérotoninergique.

Les benzodiazépines et le système gabaergique ont un effet anxiolytique bien établi que des antagonistes nicotiniques ne bloquent pas alors qu’un antagoniste benzodiazepinique bloque l’effet anxiolytique de la nicotine. Ceci semble indiquer que l’effet « anxiolytic-like » du tabac est médiatisé par le système benzodiazépinique et ce alors même que la nicotine n’est pas un ligand pour les récepteurs aux benzodiazépines.

Par ailleurs, comme les benzodiazépines, la nicotine a un effet myorelaxant, dont le mécanisme semble être une inhibition du motoneurone du muscle strié squelettique.

Conclusion

Les études expérimentales concluent de manière variable à un effet anxiogénique ou anxiolytique de la nicotine selon le modèle testé, le mode et le lieu d’administration, et le contexte. L’effet de la fumée sur le niveau de stress perçu est complexe, variant d’un fumeur à l’autre et chez le même fumeur d’une situation à l’autre et au cours de l’évolution de son tabagisme.

En dehors du phénomène clé de levée de sevrage par l’ajustement des taux de nicotine, on peut supposer que la cigarette apporte chez le fumeur une satisfaction immédiate en introduisant un geste et une action pharmacologique catalysant une tension dans un comportement tabagique ritualisé, associé à des notions de plaisir, de confiance et d’augmentation de la concentration. La cigarette, comme toute autre modalité de consommation du tabac, s’intègre ainsi dans les stratégies de coping quotidien du fumeur.

Le succès de la cigarette par rapport aux autres formes de tabac est probablement en lien avec une action quasi immédiate (≃ 7 secondes), plus renforçante et plus proche des modalités d’ajustement quotidien. Le plus haut niveau de tension des fumeurs en début de journée et la diminution de ce niveau dans les semaines et mois qui suivent le sevrage, poussent à s’interroger sur les effets anxiogènes du tabagisme qui pourraient être liés aux micros sevrages quotidiens du fumeur et/ou aux effets complexes du tabagisme sur les différents systèmes de neurotransmetteurs.

Le tabagisme ne semble par ailleurs pas être un traitement satisfaisant des troubles anxieux sinon ne devrait-on pas retrouver moins de troubles anxieux ou une moins grande gravité de ces troubles chez les fumeurs ?

De manière générale les comorbidités constatées entre certains troubles anxieux et le tabagisme ne trouvent pas une explication consensuelle univoque. La cigarette pouvant être d’une part anxiogène notamment par les sevrages répétés, d’autre part anxiolytique probablement par le biais de son insertion dans le répertoire comportemental de gestion du stress du fumeur. Une intégration de ces observations pourrait conduire à l’hypothèse d’interactions bidirectionnelles augmentant à la fois le tabagisme et les symptômes anxieux. De manière plus spécifique l’association entre tabagisme et trouble panique semble, à ce jour, la plus clairement documentée dans le sens d’une induction ou du moins d’une aggravation de ce trouble par le tabagisme probablement par des mécanismes biologiques et physiologiques. La faible prévalence du tabagisme chez les patients atteints de TOC offre un contraste qui mériterait une exploration plus spécifique.

Les troubles anxieux sont-ils donc associés à un tabagisme particulier ? Au vu de ce qui précède, les troubles anxieux ne semblent pas associés à un tabagisme particulier, en dehors d’une part de la plus grande fréquence des conduites tabagiques chez ces patients et de la participation du comportement tabagique dans les modalités de coping du fumeur anxieux. Celles-ci devront être recherchées lors des tentatives de désaccoutumance au tabac chez ces patients afin d’en optimiser les chances de succès.