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À la fin de ma formation psychiatrique, en 2005, je suis parti un an à New York, pour connaître ce qui se faisait dans le domaine de la psychiatrie communautaire dans cette métropole unique. J’ai été étonné de constater que des psychiatres travaillaient dans des contextes très divers, tels les grands refuges qui hébergeaient les personnes sans-abri, les complexes résidentiels pour une clientèle de santé mentale, ou encore les cliniques affiliées à des organismes gérés par les pairs (le Fountain House Club). Il ne s’agissait pas de visites ponctuelles faites dans ces lieux par des psychiatres affiliés à un hôpital ou à une clinique de santé mentale, mais bien de leur principale et unique pratique. Le paradigme prévalent à Montréal d’une pratique psychiatrique (publique, non privée) hospitalo-centrique était complètement renversé, avec une organisation de services entièrement centrés sur les besoins de la clientèle particulièrement visée.

Ce choc culturel m’a permis de développer une perspective sur les contraintes et les limites de l’organisation classique des soins psychiatriques, fondée sur la triade de l’urgence hospitalière, des lits d’hospitalisation et de la clinique externe traditionnelle organisée en équipes multi ou interdisciplinaires. Sur ce modèle de base se sont ajoutés selon les milieux les services suivants : un hôpital de jour ; parfois une équipe de suivi intensif (sur le modèle américain du Assertive Community Treatment) ; dans de rares cas, une équipe spécialisée pour une clientèle avec trouble psychotique émergent (les cliniques de premier épisode psychotique) ; et depuis plus récemment, la modalité de psychiatre répondant, selon laquelle un psychiatre hospitalier est à la disposition des équipes de première ligne et des omnipraticiens du territoire pour les soutenir dans leur travail auprès de clientèles avec problème de santé mentale.

Les pratiques habituelles, mal adaptées à la réalité du centre-ville

Un des constats de l’analyse de cette organisation est que l’expertise psychiatrique tend à rester enclavée dans la pratique hospitalière, sans être enrichie par les perspectives, l’expérience et l’expertise d’autres organismes oeuvrant dans le domaine de la santé mentale (ceux de la première ligne, les organismes communautaires, les regroupements d’utilisateurs de service en santé mentale, les associations de parents et amis de personnes souffrant d’un trouble de santé mentale). À titre d’exemple, au centre-ville de Montréal, une personne sans-abri avec un problème de santé mentale peut avoir séjourné dans des refuges, obtenu un suivi de proximité par un organisme tel Diogène ou le Fil, fréquenté un centre de jour (tel que Chez Pops de l’organisme Dans la Rue), cherché des seringues propres dans un centre de distribution (Cactus), et fait plusieurs visites sans rendez-vous pour son problème de santé mentale à la clinique locale de première ligne, ainsi que plusieurs séjours à l’urgence de l’hôpital ; tout cela sans qu’il n’y ait eu une réelle coordination ou façon d’échanger l’information avec l’équipe psychiatrique hospitalière. Des ressources peuvent exister mais, sans coordination, elles n’agissent pas en synergie et l’ensemble de l’oeuvre peut être sérieusement compromise.

Une autre conséquence est la relative rigidité de l’offre de services, qui oblige le patient à se conformer à des modes de références et de suivi passablement enrégimentés qui s’adaptent plus ou moins aux besoins spécifiques (qui parfois sortent de la norme) d’une personne. Ce manque de flexibilité contribue à l’aliénation face aux services, d’un nombre important de personnes avec des profils particuliers, qui peuvent présenter une réticence à « s’engager avec “le système” », de la difficulté à persévérer dans la tâche parfois sisyphéenne d’obtenir des services psychiatriques ou une incapacité à gérer les exigences d’un suivi psychiatrique et du traitement qui en fait partie. Ces personnes à profil particulier, peut-être une relative exception dans des communautés bien intégrées et passablement homogènes, sont beaucoup plus nombreuses dans le contexte du centre-ville d’une grande métropole, comme le lecteur pourra le constater au fil de sa lecture des deux volets de ce dossier (le deuxième paraissant dans le numéro du printemps 2012).

Un réseau institutionnel en transformation

Le département de psychiatrie du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (ou CHUM) a connu une véritable métamorphose, qui a débuté il y a environ huit ans avec la mise en place d’une organisation globale en programmes clientèles (dont un programme de santé mentale qui a permis une planification plus centralisée de l’offre de service en santé mentale). De plus, la métamorphose s’est accompagnée d’une consolidation des activités cliniques sur un seul site (auparavant divisées en trois petits départements complets avec urgence psychiatrique, lits d’hospitalisations et cliniques psychiatriques toutes séparées), de la fusion avec le service de médecine des addictions pour créer un département unique de psychiatrie et de médecine des addictions (et la création d’une unité de psychiatrie des toxicomanies), et de l’amorce d’un travail de collaboration étroit avec le Centre des services de Santé et Services sociaux (CSSS) Jeanne-Mance (l’organisme responsable pour l’organisation et l’offre locale de services sociaux et médicaux de première ligne) pour définir une offre de service conjointe en santé mentale en partenariat avec les organismes communautaires desservant le territoire. Par ailleurs, avec le développement de la clinique des Jeunes Adultes Psychotiques (JAP), une clinique pour les premiers épisodes de troubles psychotiques, la mise sur pied d’une équipe de Suivi Intensif (SI) dans la communauté, et le partenariat avec un projet de démonstration pancanadien pour les clientèles itinérantes avec problème de santé mentale (le projet Chez-soi), le département a connu un développement accéléré de ses services de proximité, dispensés dans la communauté.

Une confluence de divers facteurs a provoqué une soudaine nécessité pour les différents partenaires locaux (hôpital, première ligne, organismes communautaires) de communiquer entre eux, de se rencontrer et de réfléchir ensemble sur l’organisation locale des soins en santé mentale. Il y a eu le plan gouvernemental de réorganisation de la santé (le Plan d’Action en Santé Mentale 2005-2010, ou PASM) qui imposait une réduction du rôle de la deuxième ligne, avec migration du personnel et des clientèles vers la première ligne (sans décrire les processus requis pour y parvenir). Au même moment, le CHUM se dotait pour les années à venir d’une nouvelle mission surspécialisée (tout en planifiant la construction d’un nouveau campus) et laissait en arrière-plan, dans un hôpital à vocation non universitaire, une portion de sa mission de soins pour la population locale, de même qu’une grande partie des soins spécialisés en psychiatrie, qui devront dorénavant être organisés et administrés par le CSSS Jeanne-Mance. Fort heureusement, au lieu de gérer seulement les mouvements de personnel et de clientèle et de prévoir un transfert strictement administratif des responsabilités organisationnelles, les partenaires en ont profité pour effectuer une réflexion plus poussée sur l’offre de services. Ils ont cherché à créer un réseau plus intégré et fluide, centré sur les besoins complexes de différents profils de clientèle tout en balisant le parcours de services et en prévoyant une meilleure coordination entre les différents lieux de soins.

C’est dans ce contexte de développement de nouvelles pratiques cliniques et organisationnelles, assorti d’une nouvelle et soudaine ouverture à la communication et à la conception partagée de l’offre de soins avec l’ensemble des partenaires en santé mentale du centre-ville de Montréal, dont particulièrement les organismes communautaires, qu’il est devenu opportun de définir une identité collective, un vocabulaire commun, afin de créer une cohésion et un sentiment de mission partagée. La collection d’articles dans les deux numéros spéciaux de Santé mentale au Québec sur la santé mentale au coeur de la ville est une des expressions de cet effort pour définir ce qui nous rassemble, ce qui constitue notre expérience et notre expertise partagée. Au-delà des particularités de nos différents organismes, de nos différentes philosophies de soins ou d’accompagnement, cette publication s’intéresse aux caractéristiques essentielles de la réalité urbaine de centre-ville : sa fluidité, sa mixité, son chaos, sa richesse et son attraction (qui est parfois aussi un piège), les personnes qui l’habitent.

Santé mentale au coeur de la ville ?

Décrire comment l’environnement du centre-ville d’une métropole interagit avec l’expression des problèmes de santé mentale des personnes qui y habitent n’est pas une tâche facile. Chaque ville a son histoire propre, son climat, son mélange de culture. Son tissu urbain est par conséquent composé de couleurs, d’odeurs et de saveurs très distinctes de ses consoeurs. Néanmoins, à des degrés divers, certaines caractéristiques se retrouvent dans tout centre-ville d’un grand milieu urbain des pays industrialisés : les mouvements importants de population ; une plus grande concentration de la pauvreté et de la marginalité ; la mixité et la désaffiliation. Cet ensemble de facteurs crée un contexte particulier pour la genèse de certains troubles mentaux et leur expression dans l’environnement, présente des défis pour mettre en place des services qui rejoignent efficacement les personnes vivant avec un problème de santé mentale et fait en sorte que le milieu urbain est devenu le réceptacle de populations particulières avec des besoins très spécifiques.

Les mouvements importants de population

Le centre-ville d’une grande municipalité présente une concentration importante de commerces, de services, de lieux d’attractions culturelles et de loisirs qui en font un lieu très achalandé par des personnes qui le fréquentent de manière transitoire, pour y travailler, étudier et se divertir. D’autres personnes, sans logement ni situation sociale viennent s’y réfugier en raison de la présence de services qui leur sont offerts, de l’anonymat de la foule et de la présence de lieux qu’ils peuvent occuper sans en être aussitôt chassés. Certains sont emprisonnés au centre-ville par leur toxicomanie, leur désaffiliation sociale extrême, parfois passant d’un centre-ville à un autre comme un marin naviguerait d’une île à une autre.

Une concentration de la pauvreté et de la marginalité

La concentration de personnes, de services, de moyens de transport et de lieux communs et publics fait du centre-ville un point de chute naturel pour les personnes qui, ayant perdu leurs repères, se retrouvent en errance. Ils peuvent se fondre dans la foule et rester dans des endroits publics (dans certains cas chauffés l’hiver) sans que la communauté ou les autorités n’interviennent vigoureusement pour les obliger à passer leur chemin. Les soupes populaires et les abris de dernier recours s’y retrouvent. Le brouhaha constant des passants préserve leur anonymat et augmente les possibilités de mendicité. Ils peuvent y retrouver un certain compagnonnage et l’entraide avec d’autres personnes dans leur situation, ainsi que des lieux partiellement à l’abri de la stigmatisation et qui leur offrent des services de soutien (refuges, soupes populaires, centres de services). Dans certains cas, ils y trouvent davantage d’occasions d’accès à des substances pour lesquelles ils ont développé une dépendance. Beaucoup sont maintenus dans la pauvreté par la consommation et les modes de vie qui s’y rattachent.

Mixité et désaffiliation

Le centre-ville d’une grande métropole est une sorte de croisée des chemins pour bien des personnes : étudiants, touristes, travailleurs, itinérants, immigrants… Peu de personnes y ont des racines ; parfois viennent-ils même peut-être les fuir. Les cultures, les moeurs, les langues et dialectes sont confondus. Le centre-ville, un peu comme l’aéroport, est un espace qui est en connexion avec les autres du même type, des îlots cosmopolites, internationaux, anonymes, fréquentés par les perpétuels voyageurs, qu’ils soient gens d’affaire ou sans-abri. Le spectre socio-économique est particulièrement étendu, les appartements ou condominiums de grand luxe pouvant avoisiner des logements extrêmement modestes sinon de misère, et même des abris de fortune pour des personnes itinérantes. Les attentes sociales bien balisées d’une communauté intégrée et circonscrite sont largement absentes. La tolérance à la différence peut se confondre avec l’insensibilité, faute de repères pour différencier l’anormal du normal. Lorsque la maladie mentale frappe, le réseau familial et social est souvent affaibli, ou distant. Le voisinage, blasé des drames quotidiens du centre-ville, peut-être en proie à ses propres démons, est peut-être moins curieux, moins inquiet et attentif. Bref, il y moins de garde-fous pour prévenir la chute sociale catastrophique, et moins de repères pour s’en sortir.

Le centre-ville de Montréal, sujet d’étude

Montréal est représentative de la réalité urbaine d’une grande ville nord-américaine, tout en ayant certaines caractéristiques qui la distinguent. Au coeur d’une agglomération de près de 3 millions d’habitants, le centre-ville concentre les commerces et les lieux de travail, notamment dans les domaines bancaires, les services gouvernementaux, l’hôtellerie, la restauration et la vente au détail. La majeure partie des quelque 20 000 sans-abri à Montréal s’y retrouve (dont beaucoup d’adolescents et de jeunes adultes, mais aussi une population vieillissante avec des problèmes de santé physique de plus en plus accablants), ainsi que les services qui leur sont destinés. Le parc de logements est extrêmement disparate, avec plusieurs secteurs en cours d’embourgeoisement qui accolent copropriétés de grand luxe avec des logements sociaux et des logements privés pour faible revenu contigus, et souvent dans un piètre état. L’achalandage est considérable, surtout l’été pendant la saison touristique, le centre-ville accueillant plusieurs festivals en plein air de grande envergure qui attirent des centaines de milliers de visiteurs. Le bilinguisme, associé à l’immigration importante et variée, fait de Montréal un milieu exceptionnellement cosmopolite, une porte ouverte sur la francophonie mondiale dans un continent principalement anglophone. Le système de santé est presque exclusivement public et gratuit (financé par les impôts des contribuables, sans participation financière par l’utilisateur des services), ce qui donne la possibilité à tous, sans regard à leur situation financière, de recevoir des services, mais comprend également les problèmes de rationnement et d’accessibilité aux soins typiques de ce modèle. Abritant quatre universités, deux dans chaque langue, Montréal est également une ville universitaire qui attire un grand nombre d’étudiants, plusieurs provenant de l’étranger, et dont un bon nombre vivent au centre-ville.

Les deux dossiers que Santé mentale au Québec consacre à la santé mentale au coeur de la Ville ne visent pas à faire état d’une réflexion mature, établie, ou définitive sur cette question ni à mettre de l’avant les « meilleures pratiques » à adopter en milieu urbain. Bien au contraire, ces deux dossiers cherchent à comprendre le processus par lequel l’interaction avec les réalités du centre-ville d’une grande ville a mené, chez certains d’entre nous, à une réflexion et à une remise en question des pratiques habituelles auprès des personnes souffrant d’un problème de santé mentale. Le processus débute souvent par le constat que les approches traditionnelles sont inefficaces ou inadaptées à certaines populations de personnes en besoin, lesquelles échappent ou sont indifférentes à l’aide offerte. Ce constat a mené plusieurs auteurs et les organisations qu’ils représentent, à une remise en question des pratiques, soit sur les plans individuel (modification de l’approche à la personne, du savoir-être, ou développement de nouvelles compétences, le savoir-faire), organisationnel (mise en place de services opérant sur des principes différents), ou systémique (représentations, défense des droits de la personne, mobilisation de ressources). Plusieurs articles décrivent ce processus chez des individus et des organismes forts différents, quant à leur culture organisationnelle, leur mission et les types de clientèle desservis. Ainsi, ces dossiers réunissent les points de vue de cliniciens et d’administrateurs oeuvrant à travers des organismes communautaires, le département de psychiatrie d’un hôpital général, une institution de soins et de services sociaux, et une institution de santé publique. Elle inclut également le fruit de consultations auprès des personnes avec un problème de santé mentale qui ont reçu des services à différents niveaux sur le territoire et à différentes étapes de leur parcours personnel. Les auteurs proviennent de plusieurs disciplines différentes, soit de la psychiatrie, de la psychologie, du travail social, de la santé communautaire, des gestionnaires et des utilisateurs. Certains auteurs, depuis longtemps sur le terrain, apportent une perspective nuancée sur l’évolution des pratiques au fil des décennies. D’autres, au tout début de leur carrière, amènent leurs questionnements et leur ardeur d’innovation. Tous partagent un profond engagement et un intérêt, voire une affection pour ce coeur de ville et les personnes, parfois en difficulté et en besoin, qui y habitent.

Dans ce premier numéro, on retrouve un témoignage de résidents en psychiatrie (L. Gagné et al.) sur l’expérience de la formation psychiatrique au centre-ville de Montréal. Également, deux articles sur la valeur et la richesse du travail de proximité auprès des jeunes en milieu urbain, le premier d’un point de vue hospitalier sur une équipe clinique visant à rejoindre de façon précoce les jeunes avec des diagnostics émergents de psychose (C. Ouellet-Plamondon et al.), le deuxième d’un point de vue communautaire sur la mise en oeuvre d’une équipe de proximité, visant à engager et soutenir les jeunes de la rue, sans abris et sans repères (D. Aubin et al.). Séquelle de l’usage de drogue par voie intraveineuse, une épidémie d’hépatite C parmi la population avec comorbidité de toxicomanie et de santé mentale a elle aussi suscité une réflexion et le développement d’approches novatrices (Chayer et al.). Enfin, un phénomène généralisé, mais particulièrement aigu dans les îlots de chaleur urbains, le taux de décès alarmant chez les personnes avec troubles mentaux lors des vagues de chaleur accablante est traité dans le dernier article de ce numéro (S. Vida).

À travers des vignettes cliniques et des démarches de remise en question et de transformation des pratiques, le lecteur est exposé au processus par lequel les auteurs ont fait le choix de tenter de développer des approches, des méthodes ou une organisation du travail différente pour faire face à la réalité du centre-ville. En suivant leurs réflexions, le lecteur a l’occasion de développer une compréhension plus riche et nuancée de la réalité de la santé mentale au coeur de la ville, dans la genèse de certains troubles, dans leur expression et leur complexité ou dans les défis pour amener les personnes à recevoir des soins adéquats et à réduire le poids de la maladie dans leur vie. Enfin, le lecteur peut constater comment leurs efforts ont mené parfois à des résultats fort intéressants, et toujours à la constatation qu’il reste encore beaucoup à faire.