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Introduction

L’alimentation fait partie des besoins physiologiques immédiats qui constituent le socle de la pyramide de Maslow (Kenrick et al., 2010). L’alimentation est en outre cruciale à notre vie relationnelle, sociale et économique. Comme le rapporte Carole Counihan dans l’étude de la ville de Bosa, en Sardaigne, le pain a toujours été une condition sine qua non de l’alimentation en Sardaigne, en Italie et en Europe méditerranéenne (Counihan, 1984). La vie des paysans est consacrée à cultiver les céréales et celle des paysannes à les préparer et les cuire. En tant qu’aliment de base, le pain est symbole de vie dans la société Bosa. Cambosu rapporte un proverbe paysan « Chie hat pane mai non morit » (« Celui qui a du pain ne meurt jamais »). Ce dicton résume bien l’importance de la nourriture à la fois en tant que besoin physiologique fondamental mais aussi en tant qu’inscription dans un tissu relationnel, social, culturel et économique.

Dans cet article, nous verrons en premier lieu que l’alimentation présente des liens avec le suicide dans la mesure où elle peut être la cause ou la conséquence du processus suicidaire. Premièrement, l’acte de s’alimenter de manière insuffisante, de manière excessive ou de manière inadaptée peut entraîner la mort. Deuxièmement, l’acte alimentaire peut être le reflet d’une rupture de lien social et d’un processus antérieur conduisant au suicide. Ensuite, les paramètres biologiques liés à l’alimentation pourraient être en lien avec un risque accru de passage à l’acte suicidaire. Enfin, certains aliments pourraient interagir avec le processus suicidaire.

Après une exploration des liens entre alimentation, rôle social et suicide, nous résumerons l’importance de l’alimentation en psychopathologie, le rôle de différents paramètres métaboliques dans le processus suicidaire et enfin les fonctions protectrices ou d’augmentation de vulnérabilité de certaines substances et aliments face à ce processus.

Liens entre alimentation, rôle social et suicide

Avant d’envisager l’alimentation dans sa fonction d’intégration et de régulation sociale, et de considérer l’impact des modèles alimentaires et l’analyse des théories psychanalytiques sur le suicide, il convient en premier lieu de s’intéresser à la typologie du suicide établie par Durkheim afin de comprendre les liens qui unissent société, alimentation et suicide.

Les quatre types de suicide de Durkheim

Dans son ouvrage Le suicide datant de 1897, Emile Durkheim distingue quatre types de suicides (Ey, 2006 ; Besnard et Boudon, 2012). Le sociologue prend soin d’écarter d’autres interprétations telles que la théorie du climat ou de l’imitation, et cela préalablement à la présentation de cette typologie. Cette dernière prouve que Durkheim ne parle pas du suicide comme d’une chose unique. Durkheim établit donc quatre catégories à l’une desquelles chaque suicide appartient : le suicide égoïste, le suicide altruiste, le suicide anomique et le suicide fataliste. La confrontation de deux couples antagonistes est la résultante de l’équilibre et du déséquilibre d’une société. Le couple égoïsme/altruisme détermine le degré d’intégration de l’individu dans la société. Le couple anomie/fatalisme décide de la réglementation des désirs des individus. Ces catégories peuvent donc être rassemblées selon les sociologues sous deux ensembles conceptuels. Ces deux concepts, intégration et régulation, renvoient aux concepts de valeurs et de normes. Le concept d’intégration se décline sur une échelle allant d’une intégration trop faible — où se situe le suicide égoïste — à une intégration trop forte — où se situe le suicide altruiste. Si les normes existent, il convient de se poser la question de leur étendue ou de leur intensité. Un très grand nombre de règles collectives enserrant un individu et laissant très peu de place à son individualité indiquera une intensité forte. Au contraire, d’un individualisme qui occupe une place majeure et de décisions individuelles prépondérantes, il peut être déduit que l’intensité sera faible. Le concept de régulation se décline de manière similaire : d’une régulation trop faible — où se situe le suicide anomique — à une régulation trop forte — où se situe le suicide fataliste. La gradation reflète le changement d’une situation sans règles — une absence de bornes mises à nos désirs — à une situation de poids excessif des règles.

D’abord, le suicide égoïste (Ey, 2006,) qui guette donc l’homme lorsque la société ou le groupe social auquel il appartient s’affaiblissent et le laissent seul. La désintégration sociale agit ici en entrainant une prédominance des fins individuelles, égoïstes, sur les fins communes. Les sentiments collectifs intenses sont un exemple d’antidote au suicide. Donner au groupe en voie de dissension interne un ennemi commun est un stratagème utilisé de tout temps par les dirigeants.

Ensuite, le suicide altruiste (Ey, 2006) apparaît lorsque l’individu, se confondant totalement avec un groupe trop fortement intégré, perd alors son identité. Il sacrifie volontairement sa vie — qui n’a pas d’importance — pour le « bien commun » de la communauté ou de la tribu par exemple. L’individu est incapable de faire face seul aux coups du destin car il est laissé désemparé au moindre accident par la perte d’identité et de ressources personnelles.

Le suicide anomique (Ey, 2006) est, quant à lui, propre à une société dont la structuration « n’est ni insuffisante, ni exagérée : il n’y a plus d’intégration du tout » (Laboratoire Roche, 1977) Ce qui est désigné par l’anomie est la disparition des normes morales et sociales qui règlent les désirs humains, illimités par nature. Durkheim vise la crise tant heureuse — récession — que malheureuse — croissance — et souligne que la lutte entre individus n’a dès lors plus de frein et que les besoins et désirs personnels croissent sans limite (Laboratoire Roche, 1977).

La situation inverse présente un excès de réglementation et entraîne le suicide fataliste (Ey, 2006). Les passions du sujet sont « violemment comprimées par une discipline oppressive, un despotisme matériel ou moral », rendant son avenir « impitoyablement muré ».

Notons toutefois que l’ouvrage de Durkheim traduit un type de société en grande partie disparu aujourd’hui. Les conclusions de Durkheim doivent donc être modifiées et un recul critique est nécessaire. Doit notamment être prise en compte la théorie de la déviance qui, se détachant d’une analyse qui rapporte les taux de suicide à des groupes, sous-groupes ou un type de société, s’applique à rapprocher le suicide d’autres comportements relevant d’une même catégorie. La déviance est une catégorie globale qui peut être utilisée comme explication systémique. Les relations entre le suicide et la délinquance, l’homicide, la maladie mentale et l’alcoolisme peuvent être identifiées.

Il semble alors que l’analyse des théories de Durkheim, si elle est indispensable, n’en est pas moins teintée d’un certain manque. En d’autres termes, l’outil d’interprétation que le sociologue nous propose n’est pas suffisant. C’est pourquoi il est opportun d’approfondir notre exploration en considérant que l’aliment est en quelque manière facteur d’intégration et de régulation sociale.

L’acte alimentaire : intégrateur et régulateur social

Les théories durkheimiennes ont souligné que l’intégration plus forte protège du suicide si elle n’est pas excessive (dans ce dernier cas, elle retombe dans le suicide altruiste), parce qu’elle multiplie les croyances collectives et leur force en rapprochant les acteurs sociaux. C’est là qu’il convient de se poser la question de savoir si l’aliment en tant que facteur d’intégration et composante de la communauté peut avoir un impact sur le comportement suicidaire ou non des individus. De ce que nous avons présenté, nous pouvons certainement conclure que l’alimentation, secteur normé s’il en est, est à ranger tant dans l’échelle de l’intégration que dans celle de la régulation.

Selon Jean-Pierre Poulain, « l’acte alimentaire se déroule toujours selon des protocoles imposés par la société » (Poulain, 2002), également quand le mangeur est seul car il respecte toujours un certain nombre de règles même si elles sont alors plus lâches. Ces règles touchent notamment les modalités de partage ou les manières précises de consommer les produits (les manières de table). De plus, il est communément admis que manger est un acte vital. On sait aussi que « les associations entre les aliments et la santé́ s’appuient sur des représentations symboliques et des connaissances nutritionnelles » (Poulain, 2002). « Manger est aussi un acte de désir, désir de vivre, désir du monde, désir des autres, un acte nécessaire pour vivre, soutenu par le plaisir » (Poulain, 2002). Le plaisir alimentaire peut s’esthétiser jusqu’à devenir un véritable art exprimant « les valeurs les plus fondamentales d’une culture » (Poulain, 2002) comme son rapport à̀ la vie et à̀ la mort, au sacré́, au sens de la vie.

Poulain souligne également l’incidence du repas sur le lien social. Les liens entre les mangeurs sont tissés par l’acte social de la consommation d’un repas. La conséquence est que les sociétés en réglementent de manière précise les modalités. De récentes études corroborent ces constatations. Le manque d’attache sociale et de participation à des réseaux sociaux est corrélé aux symptômes de dépression (Kawachi et Berkman, 2001), qui eux-mêmes peuvent conduire à une diminution de prise alimentaire et à une diminution de poids (Mamun et al., 2009) ainsi qu’au suicide. Une autre recherche a démontré que les adolescents obèses avaient moins d’amis et étaient moins bien intégrés socialement que ceux qui n’étaient pas obèses (Ali et al., 2012). De plus, de multiples analyses ont établi une prévalence plus élevée des symptômes dépressifs et une estime de soi plus basse parmi les adolescents obèses (par exemple, Ali et al., 2010).

Si le réseau social a un impact sur les habitudes alimentaires, ces dernières ont également un impact sur le réseau social. Dans les deux cas, une diminution du réseau social peut conduire à la dépression (la dépression pouvant également conduire à une diminution du réseau social) et à un risque suicidaire plus élevé.

Par ailleurs, l’insécurité alimentaire persistante est un facteur de risque indépendant des troubles d’internalisation et d’externalisation (Slopen et al., 2010). Ces troubles peuvent conduire à des comportements dommageables et à une marginalisation (Laukkanen et al., 2002) — particulièrement dans le cadre des troubles d’externalisation —, à de la maltraitance, celle-ci étant elle-même associée à des idéations suicidaires (Kaltiala-Heino et al., 1999). Les auteurs de cette étude ont tenu compte du niveau de pauvreté et d’autres variables confondantes potentielles (Slopen et al., 2010). Le bien-être mental des enfants semblerait donc lié à une sécurité alimentaire.

Si la sécurité alimentaire semble être en lien avec le bien-être mental des enfants, il convient de se poser la question de l’excès ou encore celle de la dépendance. Il paraît préalablement pertinent d’approfondir davantage la réflexion d’abord sur l’idée d’autodestruction en psychanalyse pour ensuite aborder l’excès alimentaire participant à cette autodestruction.

L’alimentation comme autodestruction ?

Les théories psychanalytiques se sont penchées sur l’idée d’autodestruction qui vraisemblablement « effleure l’esprit de tout un chacun ». Pour Freud, deux groupes de forces antagonistes luttent à l’intérieur de l’homme, les unes poussant à l’autodestruction (pulsion de mort, Thanatos) et les autres oeuvrant dans le sens inverse (pulsion de vie, Eros) (Laboratoire Roche, 1977). Lorsque les forces de survie cèdent, le suicide est, soit partiel et inconscient, soit complet. Mais c’est à partir de la théorie freudienne de la pulsion de vie et de son contraire, celle de mort, que Karl Menninger (Laboratoire Roche, 1977) a exploré le problème du suicide et développé sa propre théorie. En partant de l’opposition établie par Freud et de « l’équilibre instable entre ces deux pulsions qui existent dans tout individu », Menninger dégage quatre grandes catégories de comportement qui signalent que « la balance penche du côté de la mort : les suicides rationnels (comme l’ascétisme), les suicides à longue échéance (comme les toxicomanies), certains accidents et enfin certaines maladies ». Le suicide est selon lui « une forme particulière de mort où se mêlent trois éléments : mourir, tuer et être tué » (Laboratoire Roche, 1977). Il souligne également la « tendance à s’endommager soi-même » qui « s’exprime la plupart du temps de façon symbolique » tel que le signale C.G. Jung (Laboratoire Roche, 1977). Menninger ajoute que « des maladies physiques peuvent être engendrées et entretenues » et qu’un « fonctionnement défectueux de l’âme peut porter au corps de notables dommages, de même que réciproquement une affection physique peut entraîner une souffrance de l’âme. » Il complète son raisonnement en mettant en évidence qu’« aussi y a-t-il rarement une maladie somatique qui, alors même qu’elle n’a pas été déterminée par des causes psychiques, n’entraîne des complications morales d’une nature quelconque, complications qui, à leur tour, retentissent sur l’affection organique. »

Le cadre théorique de l’autodestruction développé par Freud, Menninger et C.G. Jung nous permet de proposer qu’une alimentation en « pas assez », en « trop » ou en « toxique » pourrait favoriser ou participer à cette autodestruction. Ci-dessous, afin d’illustrer les liens entre autodestruction, alimentation et suicide, nous prendrons l’exemple de « La grande bouffe », film du réalisateur Marco Ferreri qui nous montre plusieurs adultes se réunissant et mangeant jusqu’à en mourir.

Le suicide alimentaire

L’excès d’alimentation peut être un prétexte à une mort volontaire, par le plaisir de manger ce que l’on aime. Une réflexion toute particulière doit être faite entre ce qui lie alimentation et plaisir (Domon, 1999).

Dans notre société occidentale, une bonne partie de la population mange plus que ce qui lui est nécessaire au point de développer des troubles ostéomusculaires, métaboliques et cardiaques sévères. On a parlé à propos de ce phénomène d’une véritable épidémie d’obésité. Alors que la population générale connaît les méfaits de certains aliments et de certains produits, elle décide néanmoins, de manière volontaire de les utiliser au péril de sa vie. Pourrait-on appeler ça un suicide ? L’État doit-il légiférer en la matière ? Faut-il distinguer le suicide lent du suicide rapide en ce sens que la décision volontaire d’en finir avec la vie, qu’elle soit lente ou rapide, a les mêmes effets, la mort ? Dans les deux cas, c’est un « plus de plaisir » qui est procuré. Dans le cas d’une mort lente par l’alimentation, c’est un plaisir gustatif et appétitif qui est procuré. Dans le cas d’une mort rapide par tous les moyens, c’est dans le but de trouver une fin à des difficultés auxquelles le suicidant ne voudrait plus faire face.

Le mot obèse vient du latin obesus : il est composé de ob, sous l’influence de, pour, et de edere, manger. L’obèse ne mange pas volontairement, il est en quelque sorte victime de lui-même et s’inscrit de manière paradoxale dans une dynamique d’autodestruction. Il faut s’arrêter sur un film symbolique où les personnages meurent les uns après les autres. Ce film, La grande bouffe du réalisateur italien Marco Ferreri (1928-1997), est une représentation du processus morbide à son plus haut degré. Dernier film dont Francis Blanche écrivit les dialogues, il fit scandale au Festival de Cannes en mai 1973 et non moins lors de sa sortie dans les salles obscures. Le réalisateur était pourtant connu pour les sujets audacieux de ses films précédents.

C’est tant la réunion de quatre acteurs fétiches du cinéma franco-italien de l’époque, que le thème de la débauche, qui ont offert à l’oeuvre et au réalisateur le succès commercial d’une carrière. La question de savoir si le public a bien « déchiffré le message de cette parabole plutôt cynique et pessimiste » (Marie, 2012) reste posée. Quatre amis, messieurs distingués de la bonne bourgeoisie, Marcello le pilote de ligne, Ugo le restaurateur, Michel le réalisateur de télévision et Philippe le juge vivant avec sa nourrice, se réunissent lors d’un week-end pour se livrer à un suicide collectif gastronomique dans une riche demeure du 16e arrondissement de Paris. Ugo se charge de la confection des plats tandis que Marcello fait venir des prostituées. Toutefois, effrayées par la tournure que prennent les événements, celles-ci s’enfuient au petit matin et seule reste l’institutrice Andréa, fascinée par l’entreprise suicidaire des protagonistes, et qui fera office de substitut maternel. Cette dernière va les accompagner jusqu’à leurs derniers instants. Les quatre compères « bâfrent incontinent toute une semaine jusqu’à en crever l’un après l’autre » (Domon, 1999).

L’acte de suicide collectif par la nourriture qui caractérise le film est bien évidemment une allégorie de la société de consommation, bien que le réalisateur n’en donne pas l’explication telle quelle. Le réalisateur se dédouana, semble-t-il, de ce dessein en déclarant qu’il n’était question que d’« une sorte de reportage élémentaire au royaume de la physiologie. Rien de philosophique dans tout cela » (Domon, 1999). Les « ingrédients épicés » (Domon, 1999) de cette « farce grotesque » (Domon, 1999) ne pouvaient cependant être pris à l’époque autrement que comme une « sarcastique parabole de notre société de consommation » (Domon 1999). Le comportement des quatre personnages lors de ce suicide collectif par indigestion est exposé par Marco Ferreri « avec une sorte d’ironie affectueuse et distanciée » (Marie, 2012).

Le titre l’exprime explicitement, il n’est nullement question de dégustation gastronomique, ni de protagonistes affamés ou gourmands. Il s’agit de « bouffe », soit le terme populaire pour « nourriture », dérivé de bouffer, manger avec avidité 1. Les héros évoluent vite de la brève phase de dégustation jusqu’à celle de la gloutonnerie. Cette avidité qui règle leur attitude consiste en l’ingurgitation de la plus grande quantité possible de nourriture jusqu’à s’emplir la panse à l’excès, ingurgiter des aliments jusqu’au dernier soupir.

La contradiction entre le désir de manger et la pulsion sexuelle est posée très clairement d’entrée de jeu. Le premier personnage à mourir est celui dont le désir sexuel a pris le pas sur la pulsion orale, tandis que cette dernière caractérise le comportement des trois autres acteurs.

La fable scatologique de Ferreri s’intéresse spécifiquement à la « pourriture provoquée par l’excès de nourriture, le délabrement physiologique des corps » (Marie, 2012). Il ne s’agit pas tellement d’une oeuvre qui porte sur la débauche et le fantasme orgiaque, mais plutôt sur la dégénérescence physique et la scatologie.

Modèle alimentaire et dérégulation

L’impact de l’aliment sur le comportement, suicidaire ou non, des individus ainsi que l’incidence du repas sur le lien social ont pour conséquence que le « modèle alimentaire » en général est un paramètre incontournable dans l’analyse du comportement suicidaire.

La sociologie de l’alimentation nomme « modèle alimentaire » ou « système alimentaire » l’« ensemble de ces règles, qui résulte de l’organisation sociale, des conceptions relatives au plaisir alimentaire et à̀ la santé́ » (Poulain, 2002). Selon l’espace culturel, ces modèles varient au sein d’une société, ou se transforment dans la durée. Les modèles alimentaires entrent en jeu dans la construction des identités par leur implication « dans des processus de différenciation entre cultures et de distinction à̀ l’intérieur d’une même société » (Poulain, 2002). Il convient dès lors de se poser la question des manières de manger qui seraient meilleures sur le plan sanitaire, c’est-à-dire sur le plan de la santé publique. La question peut se poser dans les mêmes termes spécialement à l’égard de la santé mentale.

Déstructuration du repas

S’agissant de compulsion et de nourriture, Claude Fischler remarque que « nous nous abandonnons plus ou moins frénétiquement, plus ou moins distraitement aux caprices d’une oralité qui ne cesse d’être alimentaire que pour devenir alcoolique ou tabagique » (Fischler, 1979). Cependant, il effectue le constat que « nous ne vivons nullement l’âge de « la grande bouffe », mais celui du « grand picorage » (Fischler, 1979) au sens où la suralimentation contemporaine est caractérisée plus par des dérèglements de l’appétit, des poussées boulimiques, des grignotages anxieux ou compulsifs que par des « orgies alimentaires » ou des « festins dionysiaques » que connaissaient, respectivement, l’homme-chasseur au retour d’une campagne fructueuse et la plupart des sociétés agricoles en de grandes occasions.

C’est ainsi que Fischler vient à évoquer la question critique « des rapports, dans l’alimentation humaine, du bon et du sain, c’est-à̀-dire du plaisir et des « besoins » » (Fischler, 1979). Notons également qu’il arrive à la conclusion suivante, celle d’une situation paradoxale où il existe de manière effective en matière alimentaire une « sagesse du corps » perfectionnée mais qu’en même temps l’homme mange de plus en plus souvent « plus qu’il ne lui est nécessaire, et autrement que ne l’exigerait sa bonne santé » (Fischler, 1979). Mais Fischler conteste l’explication selon laquelle la culture dérèglerait ou pervertirait la nature, et où, en quelque sorte, la « sagesse du corps » serait trompée par la « folie de la culture ».

Il conclut donc que ce n’est pas tant l’évolution culturelle en soi qui contribue à perturber les mécanismes régulateurs mais plutôt la crise de la culture que traversent les pays développés. Il souligne particulièrement « la désagrégation ou la déstructuration des systèmes normatifs et des contrôles sociaux qui régissaient les pratiques et les représentations alimentaires (au sens traditionnellement étymologique : les gastro-nomies) » (Fischler, 1979). Il pointait déjà une crise multidimensionnelle du système alimentaire et notamment ses aspects biologiques et psychologiques. L’auteur insiste sur le fait que l’« abondance moderne entraîne à̀ la fois une liberté et une insécurité nouvelles » (Fischler, 1979), constatant dans la foulée que le ré́gime alimentaire devient l’objet d’une décision individuelle. Il va même plus loin dans le raisonnement en affirmant que « les aliments que nous incorporons nous incorporent à̀ leur tour au monde, nous situent dans l’univers ». Comment le mangeur qui n’identifie que trop mal les aliments qu’il absorbe n’aurait-il pas de plus en plus de doutes sur sa propre identité ?

Fischler synthétise bien la problématique qui nous intéresse : « la crise des critères du choix, des codes et des valeurs, de la symbolique alimentaire, la désagrégation du commensalisme, tout cela nous ramè̀ne à̀ cette notion cardinale de la sociologie durkheimienne : l’anomie. […] l’individu-mangeur se trouve livré́ à̀ lui-même » (Fischler, 1979). L’auteur met en évidence le passage de la gastro-nomie à̀ la gastro-anomie (voyez également Corbeau, 2007).

Les « pressions multiples et contradictoires qui s’exercent sur le mangeur moderne » (Fischler, 1979) se propagent en profitant de la « brèche de l’anomie » et cela par le biais de la publicité, des médias de masse, des suggestions et prescriptions diverses, et des avertissements médicaux. C’est à un tiraillement anxieux auquel la « liberté anomique » aboutit, cette anxiété qui surdétermine, toujours selon l’auteur, à̀ son tour les conduites alimentaires aberrantes. La gastro-anomie pourrait-elle conduire dans certains cas à un contexte favorisant ou accompagnant une autodestruction, une pulsion de mort, telle que décrite par Freud, Menninger et C.G. Jung et dans certains cas à une déstabilisation psychique et à un trouble identitaire pouvant nourrir un processus suicidaire ?

La question se pose alors de savoir s’il faut — et le cas échéant comment — inventer de nouveaux cadres, de nouvelles gastro-nomies. En cela, le régime peut être regardé comme « la tentative la plus claire pour rétablir un ordre et une grammaire dans l’alimentation, en imposant une norme consentie, en donnant un sens transgressif à̀ l’écart ».

Les aliments aliénants mais rassurants

Cependant, une autre question primordiale se pose : celle du choix de l’individu quant à son alimentation. En effet, si le lien entre la santé mentale et l’alimentation est essentiel, certains aliments en particulier sont associés à la détresse voire à la dépression.

Monteiro a montré qu’il existe de véritables liens entre la consommation de produits alimentaires riches en sucres et/ou en graisses (friandises (sucrées et salées), notamment le chocolat, les pâtisseries ou les sodas (soft drinks), les chips, les crackers, les sucreries ou les biscuits) et la détresse et la dépression (Monteiro et al., 2010 ; Monteiro et al., 2010 ; Monteiro et Cannon, 2012). D’autres recherches ont également démontré que la corrélation entre l’intensité du besoin maladif (le craving des Anglo-Saxons) et l’humeur existait de manière prédominante chez les individus affectés par un désir insatiable d’aliments riches en glucides (Christensen et Pettijohn, 2001). Monteiro définit également la catégorie des aliments ultra-transformés dans lesquels se retrouvent ces aliments sucrés et gras. Il distingue cette catégorie, d’une part, de celle des aliments non transformés ou peu transformés et, d’autre part, de celle des ingrédients transformés de l’industrie alimentaire et culinaire (Monteiro et al., 2010 ; Monteiro et al., 2010 ; Monteiro et Cannon, 2012).

En ce qui concerne les aliments ultra-transformés, la transformation industrielle résulte d’un mélange d’aliments non transformés ou peu transformés et d’ingrédients transformés de l’industrie alimentaire et culinaire, afin de créer des produits durables, accessibles, pratiques et attrayants, prêts-à-manger ou prêts-à-réchauffer et susceptibles d’être consommés comme collation ou comme dessert, ou pour remplacer des plats préparés à la maison.

Il est fait usage lors de cette transformation industrielle notamment de la salaison, du sucrage, de la cuisson, de la friture, du fumage, du saumurage, de la mise en conserve, et aussi fréquemment de l’utilisation de conservateurs et d’additifs, d’ajout de fibres synthétiques, de vitamines et minéraux, et de formes complexes d’emballage (Monteiro et al., 2010 ; Monteiroy et al., 2010 ; Monteiro et Cannon, 2012).

Il est important de souligner d’une part que ce n’est que certains aliments qui, spécialement, établiraient la relation entre la santé mentale et l’alimentation et, d’autre part, que ces mêmes aliments sont, au regard de leur apport nutritionnel, malsains.

La consommation de ce type d’aliment s’est répandue, tant par la disparition de la stricte limitation des périodes pendant lesquelles ils étaient consommés, que par leur facilité de leur consommation. En premier lieu donc, la consommation de ces aliments n’était d’usage que lors de rassemblements ou de fêtes sociales (fêtes de fin d’année pour les pâtisseries ou pour le chocolat par exemple) alors qu’ils sont désormais produits et consommés sans limites temporelles. En second lieu, au-delà de ce premier constat, la forme de commercialisation de ces aliments en emballages séparés et pré-portionnés rend ceux-ci « prêts-à-manger ».

Ces aliments sont également séparés de leur temps de fabrication, moment et endroit où l’acte de préparation devenait socialisation (Ochs et Shohet, 2006) : ils sont en effet consommés de tout temps (« La disparition progressive des journées jalonnées de rituels alimentaires » (Fischler, 1979) et souvent par une personne seule (« Les rituels commensaux s’effritent, l’alimentation s’individualise. Le mangeur moderne est un mangeur solitaire », selon Fischler (1979)). Nous pourrions résumer que la socialisation fait l’aliment mais qu’en même temps l’aliment fait la socialisation.

Les produits ultra-transformés, spécialement conçus par l’industrie agroalimentaire pour être hyper-palatables et attrayants, inciteraient à la perte de contrôle, à l’individualisme et à l’absence de temps consacré au repas. Fischler (1979) synthétise comme suit : « la communication et la communion alimentaires font place au plaisir solitaire de masse ». Conséquemment, ces produits viendraient annihiler par leur substance la volonté et le jugement du consommateur, en ce sens que l’acte alimentaire ne ferait plus montre d’une certaine volonté, d’une conscience du choix, mais que l’accoutumance et l’addiction dicteraient ce choix (Canetti et al., 2002 ; Macht, 2008).

Il convient de souligner également que les mauvaises habitudes alimentaires peuvent entraîner des « maladies non transmissibles ». Celles-ci comprennent les maladies mentales, notamment la dépression. Le suicide pouvant être un épiphénomène de la dépression, il apparait donc clairement un lien indirect entre l’alimentation et le suicide (Organisation Mondiale de la Santé, 2012).

La consommation de sucre, outre qu’elle est liée à une augmentation des maladies non transmissibles, a des effets similaires sur le corps à ceux de l’alcool (Lustig et al., 2012). Pour une analyse plus fouillée du sujet, voyez notamment Apfeldorfer (2010).

Poulain (2002) fait référence au degré d’institutionnalisation qui permet de « distinguer les repas principaux (déjeuner, dîner, fortement encadrés par un appareil normatif, les petits repas (goûter, casse-croûte, apéritif…), nettement moins institutionnalisés, et les prises que l’on peut qualifier de « libres » car sans définition sociale (grignotage, snacking…) ». Il est opportun d’insister sur ce « mode d’alimentation fractionné, fondé sur des prises multiples, un grignotage constant » se soustrayant par là même aux contraintes et aux contrôles socioculturels traditionnels. La modernité alimentaire en autorisant une « liberté nouvelle, individualiste, transgressive, en un sens régressive », autorise également une « liberté de manger hors des contraintes et des règles de la sociabilité alimentaire, hors des contraintes chronologiques, des horaires familiers, hors des contraintes rituelles » (Fischler, 1979).

L’État prend alors un rôle de régulateur, une mission éducative pourrait-on dire. Selon Fischler, la tendance selon laquelle l’État et la Science (incarnée par la médecine) affirment leur compétence et leur emprise sur les conduites alimentaires reflète la mise en oeuvre de stratégies délibérées, puisque volontaristes. Il dresse le constat que les prescriptions alimentaires de la médecine moderne sont d’ordre prophylactique, à̀ usage collectif, et passent par les médias (les « régimes ») et par les politiques étatiques de prévention. De la sorte, l’État entame « l’ère de la prescription alimentaire de masse ». Les « fonctions éducatives » via les politiques de prévention touchant à la santé publique par exemple, ou encore par le biais de la fiscalité, sont-elles menées pour le « bien » des citoyens ou plutôt par souci d’économies futures — ou de dépenses à ne pas consentir — dans le secteur de la sécurité sociale ? Quoiqu’il en soit, cette question en soulève une autre : faut-il laisser le choix ou non du produit alimentaire, même si l’on connaît ses dangers et sa nocivité ? Alternative à l’interdiction pure et simple, laisser le libre arbitre pourrait inciter les pouvoirs publics à contrebalancer en aiguillant les comportements vers des normes objectives ou, à tout le moins, objectivables. Comme le problème de santé publique causé par les produits hautement transformés devient une évidence, et se transforme en crise aiguë à mesure que la proportion de ces produits augmente dans les systèmes alimentaires et dans les régimes alimentaires des familles et des individus, une des pistes pour l’avenir serait de « réinventer une éducation à l’alimentation novatrice et des programmes de promotion d’un mode de vie sain » (Habiba, 2012).

Par exemple, la régulation du phénomène de l’« addiction au sucre » peut se décliner sous forme de taxes, de limitation des ventes pendant les heures de cours (notamment via des distributeurs automatiques), voire de limite d’âge lors de l’achat (Lustig et al., 2012). Même si certaines recherches ont prouvé qu’il existe d’importantes différences entre les substances addictives et la nourriture, ignorer des effets analogues d’un point de vue neuronal ou comportemental pourrait résulter dans l’augmentation des maladies relatives à l’alimentation et à la charge sociale et économique qui y affère. Les interventions en matière de santé publique qui ont été suivies d’effets — au sens où elles ont réduit l’impact des substances addictives — peuvent se révéler une force inspiratrice afin de combattre l’obésité et les maladies associées et, en l’occurrence, les comportements suicidaires (Gearhardt et al., 2010).

Des recherches ont montré que les repas inhabituels (peu sains notamment) peuvent influencer négativement l’humeur, tandis que le goût sucré et les signaux sensoriels à haute densité en énergie, par exemple les textures grasses, peuvent améliorer l’humeur et atténuer les effets du stress par la transmission neuronale dopaminergique et opioïde (Gibson, 2006). De plus, les aliments sucrés ou gras pauvres en protéines peuvent diminuer le stress chez les personnes vulnérables par l’intermédiaire d’une augmentation de la neurotransmission sérotoninergique. Certaines caractéristiques psychologiques, telles que le neuroticisme, la dépression ou la dysphorie prémenstruelle prédisent la tendance à choisir de tels aliments lorsque nous sommes stressés (Gibson, 2006). Ces caractéristiques pourraient indiquer, selon Gibson (2006), une sensibilité neurophysiologique à l’effet renforçateur de tels aliments. Une meilleure compréhension de ces traits prédictifs et de leurs mécanismes neurophysiologiques sous-jacents pourrait conduire à proposer une approche diététique personnalisée afin de rencontrer les besoins émotionnels personnels (Gibson, 2006).

La voie de l’aliment rassurant, éventuellement renforcée par la sensibilité héréditaire, et accompagnée d’une exposition chronique à ce genre de stimulation sensorielle, pourrait entraîner une forme de boulimie envers ces aliments à forte densité énergétique, ayant pour résultat l’obésité (Gibson, 2006) (voyez en ce sens Gearhardt et al., 2011). Au sujet de cette dernière, comme le constate Jean-Pierre Poulain (2002), « dans des univers sociaux où̀ les aliments sont rares, être gros et fort sont des qualités positives. » C’est l’abondance qui, dès qu’elle se profile puis s’installe de manière durable, fait émerger le « modèle d’esthétique de minceur », ensuite de quoi il devient le « symbole de succès, de prospérité, un signe de distinction sociale ». A l’opposé et subséquemment, le surpoids est perçu tant comme inesthétique que moralement incorrect : « l’obèse c’est aussi celui qui mange plus que sa part » (Fischler, 1979). La grosseur est en outre identifiée comme signe d’égoïsme tout en montrant « une perte de self-control ». Cette stigmatisation en tare des corps pourrait également amener à des comportements suicidaires (Carpenter et al., 2000 ; Puhl et Brownell, 2003).

Il ne doit pas être forcément conclu que les personnes obèses n’ont plus de plaisir si elles mangent, comme si elles étaient victimes d’accoutumance et de perte de contrôle (comme si elles étaient droguées). Le plaisir ne serait alors plus la source du comportement, de la compulsion dirons-nous. Il semblerait que l’hypothèse d’un phénomène de tolérance soit plus à même de refléter la réalité. Une quantité plus grande d’aliment qu’auparavant procurant le plaisir est nécessaire pour accéder au même plaisir. Ce phénomène est observé dans la prise d’antidouleurs ou de benzodiazépines (Schoch et al., 1993). La personne obèse éprouvera bien du plaisir, cependant le seuil à partir duquel la quantité de nourriture lui procurera ce plaisir sera progressivement relevé. Par ailleurs, la présence d’émotions négatives augmente la prise de nourriture (Canetti et al., 2002). La conjonction potentielle de ces deux phénomènes conduirait à augmenter les quantités de nourriture ingérées.

Avant de voir les facteurs biologiques objectivables, s’ajoutant aux moyens d’analyse décelés parmi les sciences humaines et sociales, nous allons montrer, très brièvement, la place importante de l’alimentation en psychopathologie, au travers de quelques exemples prototypiques.

Place de l’alimentation en psychopathogie

L’alimentation tient une place toute particulière dans la psychopathologie, tant dans les troubles du comportement alimentaire, que dans les troubles de l’humeur, ou encore les troubles psychotiques, ces trois entités pouvant être associées au suicide.

Notons tout d’abord que l’aliment constitue un stimulus visuel, gustatif, kinesthésique et auditif porteur d’un sens biologique important, du fait qu’il vient signaler la possibilité de satisfaire une pulsion physiologique fondamentale qu’est la faim. Les stimuli alimentaires seront traités comme des informations porteuses d’un sens plus ou moins important en fonction des caractéristiques psychiques personnelles de la personne qui les perçoit. Des biais de traitement de cette information peuvent exister et sont en rapport avec les caractéristiques individuelles ou la psychopathologie sous-jacente.

Dans les troubles du comportement alimentaire (c’est-à-dire anorexie mentale et boulimie), le suicide est une cause majeure de décès. Le suicide est la première cause de décès dans l’anorexie mentale, contrairement à la boulimie où les taux ne paraissent pas élevés (Pompili et al., 2003). Par contre, les tentatives de suicide ont lieu dans environ 3-20 % des patients anorexiques et chez 25-35 % des patients boulimiques. Les patients souffrant de troubles alimentaires, particulièrement ceux avec des comorbidités, devraient être évalués régulièrement pour leurs idéations suicidaires (Franko et Keel, 2006) afin d’optimiser les stratégies de prévention du suicide chez ces individus (Pompili et al., 2003).

Quelques études se sont penchées sur les liens entre le végétarisme et le suicide. Selon Perry et al. (2001), les végétariens sont plus à risque de tentatives de suicide ou de passages à l’acte que leurs pairs. Ils sont plus nombreux à avoir reçu un diagnostic de trouble alimentaire ou à avoir essayé différents moyens, sains et malsains, pour contrôler leur poids comme des comprimés, des laxatifs et les vomissements. L’association entre les comportements extrêmes pour perdre du poids et les idéations suicidaires a déjà été observée dans des études antérieures (Neumark-Sztainer et al., 1996 ; Neumark-Sztainer et al., 1998). L’étude de Perry et al. (2001) est la première à montrer que les adolescents végétariens ont plus de pensées suicidaires et commettent plus de tentatives (même si une tendance avait déjà été observée par Neumark-Sztainer et Story (1997). Notons que ces résultats ne sont pas valables pour la population adulte végétarienne, chez qui le fait d’être végétarien est associé à un mode de vie sain (Knutsen, 1994 ; White et Frank, 1994).

La dépression comprend souvent des troubles du comportement alimentaire (Mischoulon et al., 2011). Ce symptôme peut co-exister avec des idéations suicidaires, et former, avec d’autres symptômes congruents à l’humeur dépressive, un syndrome dépressif. Dans la dépression mélancolique, certaines caractéristiques psychotiques peuvent être fixées sur l’appareil digestif (e.g. « Je n’ai plus d’estomac ») comme dans le « délire de négation de Cotard » (Debruyne et al., 2009) ou sur une suspicion d’empoisonnement (e.g. « On essaie de m’empoisonner »). Ces deux thèmes conduisent fréquemment à une restriction de la prise alimentaire.

Dans la nosographie française, les psychoses délirantes chroniques comportent un sous-type de psychose, la psychose hallucinatoire chronique. Celle-ci peut comporter des thèmes de persécution, d’influence ou de possession qui peuvent entraîner des comportements alimentaires perturbés ainsi que des passages à l’acte désespérés (Ey, 2006). Le thème d’infestation parasitaire (« délire d’Ekbom ») peut conduire l’individu à ingérer des toxiques pour éradiquer le parasite par lequel il se croit infesté. Seule l’anamnèse précise permettra de distinguer, si cela est possible, le désir conscient de mort du délire agi (Desseilles et Massart, 2009).

Paramètres biologiques reflétant l’alimentation et le risque de suicide

Certains paramètres biologiques, comme le cholestérol, ont été liés à l’acte suicidaire.

Des études récentes suggèrent que les personnes ayant fait une tentative de suicide ont des taux plus faibles de cholestérol, de leptine et d’orexine, et des taux plus élevés de ghréline, par rapport à des sujets contrôles.

Cholestérol

Bien que la littérature soit conflictuelle dans ce domaine, différentes études ont déjà proposé que des taux bas de cholestérol pourraient être liés à des comportements impulsifs et agressifs (Freedman et al., 1995), ainsi qu’à des tentatives de suicide (Golomb, 1998). D’autres études ont suggéré qu’un faible taux de cholestérol était associé à la violence du passage à l’acte et non au passage à l’acte en lui-même (Alvarez et al., 2000). Des corrélations ont été trouvées entre d’autres lipides circulants et le comportement suicidaire, particulièrement les acides gras (Tanskanen et al., 2001 ; Garland, 2007), lesquels sont aussi corrélés à des niveaux bas de cholestérol (Lalovic et al., 2010). L’étude post-mortem de Lalovic et al. (2007) a mis en évidence de faibles niveaux de cholestérol dans le cortex frontal, autant chez les personnes ayant commis un suicide violent que non violent. Cette étude appuie le lien entre le métabolisme des lipides et la suicidalité.

Cependant, même si de plus en plus d’études appuient ces résultats, nous ne savons pas encore comment ces substances affectent le comportement et augmentent le risque de suicide (Lalovic et al. 2010). Plusieurs hypothèses ont été avancées. Certains auteurs proposent que le cholestérol affecte la fluidité des membranes cellulaires cérébrales, ce qui altérerait dès lors la fonction des récepteurs (e.g. récepteurs à la sérotonine) (Engelberg, 1992). D’autres suggèrent que des réserves déficientes de cholestérol dans le cerveau limitent la plasticité synaptique et engendrent dès lors des effets comportementaux (Pfrieger, 2003). Enfin, le cholestérol aurait pour certains auteurs (Bocchetta et al., 2001) mais pas pour d’autres (Modai et al., 1995) une influence sur la neurotransmission de la sérotonine (transport ou messager) (Hawthon et al., 1993 ; Horrobin et Bennett, 1999). Nous savons par ailleurs que les agressions impulsives ont été inversement reliées au taux de métabolite de la sérotonine (5-HIAA) dans le liquide céphalo-rachidien (Higley et al., 1996 ; Higley et Linnoila, 1997 ; Schalling et Åsberg, 1997).

Leptine

Une corrélation positive entre la leptine et le cholestérol a été mise en évidence (Kaplan, 1998). La leptine est une hormone peptidique régulant l’appétit en contrôlant la sensation de satiété. Elle contrôle également le stockage et la mobilisation des réserves de graisses. La leptine a également des liens avec le système sérotoninergique. Ces deux transmetteurs interagissent au niveau du système nerveux central (Leibowitz et Alexander, 1998) et l’administration de leptine stimule la transmission sérotoninergique (Calapai et al., 1999). Comme nous l’avons vu plus haut, une faible activité en sérotonine a été associée à l’agressivité et aux tentatives de suicide (Roy et Linnoila, 1988). L’association entre des taux bas de leptine et de cholestérol et les tentatives de suicide (i.e. particulièrement les tentatives violentes) a été mise en évidence par Freedman et al. (1995).

Ghréline

La ghréline aurait des effets opposés à la leptine. Alors que la leptine est impliquée dans la modulation à long terme de l’énergie, la ghréline serait impliquée dans la régulation à court terme de la balance énergétique, plus spécifiquement dans l’initiation et la terminaison des repas. Son injection intraveineuse augmente l’appétit et la prise de nourriture chez l’humain (Wren et al., 2001). De plus, la concentration plasmatique de ghréline corrèle inversement avec l’adiposité (Tschop et al., 2000). Il a été suggéré que la ghréline pouvait interagir avec l’axe hypothalamo-hypophyso-cortico-surrénalien et subséquemment être impliquée dans les comportements anxieux (Atmaca et al., 2006). Récemment, une étude a montré une augmentation de ghréline chez les sujets ayant fait une tentative de suicide (Atmaca et al., 2006).

Orexine

L’orexine ou hypocrétine est un neuropeptide relâché par l’hypothalamus dorsal et latéral qui interagit avec l’axe hypothalamo-hypophyso-adrénocortico-surrénalien (Spinazzi et al., 2006). L’orexine est impliquée dans la régulation de la vigilance, dans le rythme veille sommeil (Peyron et al., 2000 ; Nishino et al., 2001) et dans l’éveil (« arousal » des anglo-saxons) (Spinazzi et al., 2006). L’orexine agit en augmentant la sensibilité à la leptine. L’orexine a été également impliquée dans plusieurs pathologies psychiatriques comme les troubles anxieux ou l’abus de substance (Aston-Jones et al., 2009 ; Johnson et al., 2010). Dernièrement, des taux bas d’orexine ont été observés dans le liquide céphalo-rachidien immédiatement après une première tentative de suicide, suivis par une augmentation significative durant la première année après la tentative (Brundin et al., 2007 ; Brundin et al., 2009). L’étude de Lindqvist et al. (2011) (i.e. analyse par composantes principales) appuie ce résultat. Ces chercheurs ont extrait 4 facteurs parmi 20 biomarqueurs du liquide céphalo-rachidien de 124 sujets (sans traitement) ayant commis de violentes tentatives de suicide. Le facteur 4 comprenant entre autres de faibles taux d’orexine était significativement associé à des tentatives de suicide violentes et à un risque ultérieur de suicide accompli.

Indice de Masse Corporelle (IMC) et suicide

Bien que l’IMC n’est pas considéré comme un marqueur biologique au même titre que les marqueurs précédemment énumérés, un bref commentaire sur cet indice reflétant la masse corporelle des sujets nous semble trouver sa place ici. En effet, la littérature concernant les liens entre l’IMC et le suicide présente certains paradoxes. D’une part, les idéations suicidaires (Carpenter et al., 2000 ; Eaton et al., 2005 ; Mather et al., 2009) et les tentatives de suicide (Eaton et al., 2005 ; Dong et al., 2006 ; Mather et al., 2009) augmentent de manière proportionnelle à l’IMC. D’autre part, la mortalité par suicide montre une corrélation inverse très forte avec l’IMC. Plusieurs études ont trouvé une relation inverse entre l’IMC et le risque de suicide parmi les adultes des deux sexes (Carpenter et al., 2000 ; Magnusson et al., 2006 ; Kaplan et al., 2007 ; Mukamal et al., 2007 ; Mukamal et al., 2010). En particulier, une étude portant sur plusieurs centaines de milliers de sujets montre que pour chaque augmentation de 5 kg/m2 de l’IMC, le risque de suicide diminue par 18 % et 24 % pour les hommes et les femmes respectivement (Kaplan et al., 2007). Cependant, ces études de corrélations n’expliquent pas les mécanismes qui lient le poids corporel au suicide. D’autres études sont nécessaires afin de comprendre les associations observées et les mécanismes sous-jacents.

Par ailleurs, le changement de poids jouerait un rôle important dans l’augmentation du taux de suicide (Elovainio et al., 2009). Cela pourrait être un des facteurs, parmi de nombreux autres, qui pourrait expliquer l’augmentation du risque suicidaire chez les sujets ayant subi une chirurgie bariatrique dans le cadre d’un traitement de l’obésité (Tindle et al., 2010).

Ces différents marqueurs suggèrent à tout le moins un lien indirect entre l’alimentation et le comportement suicidaire. Ce lien suggère l’importance d’explorer le métabolisme et l’alimentation d’un point de vue biologique pour préciser la physiopathologie des comportements suicidaires.

Aliments protégeant ou favorisant le processus suicidaire

Faut-il considérer les médicaments comme des substances digestibles, au même titre que les aliments ? Le lithium est un exemple de substance pouvant être à la fois médicament et se retrouver dans des aliments. Ainsi, même si les propriétés « anti-suicide » des sels de lithium sont bien connues pour les patients souffrant de troubles de l’humeur (Grandjean et Aubry, 2009), plusieurs études ont démontré que des niveaux infra thérapeutiques de lithium présents dans l’eau potable (venant de la nappe phréatique) aidaient également à diminuer les risques de suicide dans la population générale (Schrauzer et Shrestha, 1990 ; Schrauzer, 2002 ; Ohgami et al., 2009 ; Schrauzer et Shrestha, 2010 ; Schopfer et Schrauzer, 2011).

Par ailleurs, si la pharmacovigilance permet d’avoir une idée de l’augmentation du risque de suicide chez certains individus suite à l’utilisation de médicaments (Vanelle et Sauvaget, 2011), qu’en est-il des alicaments ou aliments fonctionnels ? En effet, l’utilisation de médicaments, considérés comme non naturels, est peut-être plus stricte et plus surveillée que l’utilisation d’aliments.

Après avoir passé en revue de manière non exhaustive différents arguments montrant l’importance d’une approche sociologique, psychologique et biologique de l’alimentation dans le cadre de l’étude du suicide, envisagé ou non comme épiphénomène de la dépression, il nous paraît intéressant de proposer un modèle opérationnel faisant interagir ces trois pôles (sociologique, psychologique et biologique).

Approche biopsychosociale du rôle de l’alimentation en santé mentale

La recherche en sciences humaines ou en médecine met généralement l’accent sur les facteurs biologiques (« la nature ») ou sur les facteurs psychosociaux (« la culture »). Toutefois, une approche interactionniste, mettant en lien les facteurs biologiques, psychologiques et sociaux, offre presque toujours la meilleure explication aux phénomènes observés. Un exemple d’une telle approche biopsychosociale est le modèle proposé par Abraham Maslow (1954). Dans ce modèle, de nombreux besoins rivalisent pour obtenir satisfaction et certains, dont les besoins physiologiques comme l’alimentation, ont plus d’importance que d’autres.

De nombreux facteurs biologiques (tels que la dilatation de l’estomac, la neurotransmission, les hormones, et le rôle de régions spécifiques du cerveau) et plusieurs facteurs psychosociaux (tels que l’importance des stimuli visuels appétitifs et les conditionnements culturels) influencent les comportements alimentaires.

À partir de ce modèle biopsychosocial, nous pourrions proposer différentes pistes de recherche ou d’intervention en santé mentale et plus particulièrement pour la prévention du suicide de manière indirecte. Nous donnons à titre d’exemple trois pistes d’intervention.

Premièrement, l’intervention d’acteurs privés ou d’acteurs publics dans la transformation des aliments pour agir sur le psychisme des gens, et diminuer la fréquence des suicides, par exemple par l’adjonction de lithium à des doses infra-thérapeutiques dans l’eau de distribution, en accord avec les travaux cités plus haut. Bien entendu, il conviendrait de comparer cette pratique, qui n’est aujourd’hui qu’une hypothèse, à celles qui existent déjà comme l’enrichissement en vitamines et minéraux des céréales (e.g., acide folique in Malinow et al., 1998), du lait (e.g., vitamine D in Chen et al., 1993) ou de l’eau de distribution (e.g., fluor in Neil, 2012), etc.

Ces pratiques renvoient à des questions d’ordre éthique et philosophique, et à tout le moins à une réflexion permanente sur les facteurs d’évaluation et sur les liens entre ces carences et les maladies ou comportements qui y sont liés.

Une autre application concrète de l’approche biopsychosociale des liens entre alimentation et santé mentale concerne l’éducation et par là, la culture. Cette dernière peut influencer les rythmes des prises alimentaires et leurs aspects individuels ou sociaux. Nous avons vu dans cet article que ces éléments sont cruciaux pour une alimentation saine et un psychisme sain.

Une troisième application concrète de cette approche biopsychosociale serait l’établissement de règles plus strictes par un état-régulateur qui imposerait à l’agro-industrie des normes tenant compte des aspects de santé mentale, telles que celles pratiquées pour la mise sur le marché de nouveaux médicaments.

Conclusion

Dans cet article, nous avons proposé un éclairage biopsychosocial des liens entre le suicide et l’alimentation.

D’un point de vue sociologique, l’approche durkheimienne propose que l’alimentation en tant qu’intégrateur et régulateur social puisse être en lien avec l’analyse du comportement suicidaire. L’alimentation peut nourrir la pulsion de vie ou la pulsion de mort, c’est alors l’autodestruction qui est le centre d’action de l’alimentation. Ceci est illustré par le « suicide alimentaire » de « La grande bouffe » de Marco Ferreri, ou dans la dérive de la gastronomie vers la gastro-anomie, où la désagrégation et la déstructuration des systèmes normatifs peuvent être concomitants à l’action d’autodestruction, elle-même anomique.

D’un point de vue psychopathologique, l’alimentation est au centre des troubles du comportement alimentaire mais aussi des troubles de l’humeur et de certains troubles psychotiques, que ce soit sous forme de symptôme ou de comorbidité. Ces différents troubles peuvent être associés à une augmentation du risque suicidaire.

D’un point de vue biologique, certains marqueurs biologiques comme le cholestérol, la leptine, la ghréline et l’orexine sont associés aux comportements suicidaires. Enfin, si la pharmacovigilance révèle parfois une augmentation d’idéations ou de passages à l’acte suicidaires pour certains médicaments, les aliments ne sont pas surveillés de manière aussi systématique. Le lithium constitue un des rare cas de médicament, contenu également dans des aliments (e.g. l’eau potable) dont l’association avec le risque suicidaire a été étudiée.

Nous proposons que cette approche biopsychosociale puisse servir de base à des études ultérieures sur les liens entre le processus suicidaire et l’alimentation. En particulier nous pensons qu’une évaluation systématique et globale des interactions sociales, des mécanismes psychiques et des marqueurs biologiques liant alimentation et suicide est indispensable afin de mieux comprendre la physiopathologie du processus suicidaire.