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Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS, 2001), les troubles mentaux (spécifiquement la dépression) seront la principale cause de morbidité dans les pays industrialisés d’ici 2030 (Mathers et Loncar, 2006). Au Canada et aux États-Unis, ils dépassent en importance les maladies physiques pour cause de journées perdues en raison de maladie (Kirby et Keon, 2006). En France et dans plusieurs pays européens, ces troubles constituent aussi l’un des premiers motifs d’arrêt de travail et de cause d’invalidité (Caridade et al., 2008). Les troubles mentaux ont également de lourdes conséquences sur la qualité de vie des individus qui en sont affectés et sur leur entourage. La stigmatisation et la discrimination, incluant leurs diverses répercussions (isolement, non- employabilité, etc.), sont au nombre des méfaits qui y sont associés (Corrigan, Larson et Rüsch, 2009). En termes de budgétisation, la santé mentale représente 8 % des dépenses sociosanitaires du Québec. L’investissement en santé mentale du budget santé au Québec est ainsi en deçà des recommandations des pays qui sont à l’avant-garde des réformes, tels que le Royaume-Uni (10,0 %), l’Australie (9,6 %) et la Nouvelle-Zélande (11,0 %) (OMS, 2005a).

Au Canada et en France, les troubles mentaux affectent annuellement 15 % et 18 % de la population respectivement ; sur le plan international, de 4,3 % (Chine) à 26,4 % (États-Unis) (Chevreul, Prigent, Bourmaud, Leboyer et Durand-Zaleski, 2013 ; Kisely, 2009). Les études internationales estiment qu’environ essentiellement le tiers des personnes diagnostiquées avec des troubles mentaux consulteraient pour raison de santé mentale (Andrews, Henderson et Hall, 2001 ; Andrews, Issakidis et Carter, 2001 ; Tempier et al., 2009). La documentation met aussi en relief, pour plusieurs troubles mentaux, l’adéquation non optimale des traitements, le délai important de prise en charge après les premiers symptômes de la maladie, les duplications de services et les difficultés d’accès et de continuité de soins (Howell, Marshall, Opolski et Newbury, 2008 ; WHO/Wonca, 2008).

Les troubles mentaux sont souvent divisés en troubles mentaux courants (ex. : anxiété) et troubles mentaux graves (ex. : schizophrénie, troubles bipolaires). Ces derniers représentent environ 2 à 3 % des troubles mentaux, mais sont reliés à des coûts importants, les personnes affectées ayant en général un niveau de fonctionnalité et une espérance de vie fort diminués (Capasso, Lineberry, Bostwick, Decker et St Sauver, 2008 ; Simard, 2011). Par ailleurs, de 15 à 50 % des personnes aux prises avec des troubles mentaux ont aussi des troubles concomitants, notamment le diabète, les maladies cardiovasculaires ou la dépendance aux substances psychoactives (D. R. Jones et al., 2004 ; L. E. Jones, Clarke et Carney, 2004). Enfin, de plus en plus d’études mettent en relief le fait que les troubles mentaux sont souvent de nature chronique. Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS, 2001), pour la dépression, 35 % des personnes auraient un second épisode de maladie après une période de 2 ans, et 60 % après une période de 12 ans.

Étant donné l’importance et les conséquences des troubles mentaux, des efforts substantiels ont été réalisés dans les dernières décennies pour réformer les systèmes de santé mentale (Smith, 2009 ; WHO, 1978, 2008). Sur le plan international, les réformes récentes visent prioritairement la consolidation des soins primaires et une meilleure intégration du dispositif sociosanitaire. De plus en plus d’études internationales soulignent que les pays ayant consolidé leurs soins primaires ont une population en meilleure santé (Starfield, Shi et Macinko, 2005) et que l’intégration des services est associée à une meilleure efficacité des systèmes de soins (Glouberman, 2001). L’implantation de bonnes pratiques est aussi au coeur des enjeux des réformes actuelles[1], et ce, afin d’optimiser le dispositif de soins et de mieux répondre aux besoins des clientèles. Au Québec, le Plan d’action en santé mentale (PASM, MSSS 2005-2010) innove en priorisant la consolidation des soins primaires et l’amélioration des services pour les personnes affectées de troubles mentaux courants (MSSS, 2005a).

Cet article résumera d’abord les principales orientations des réformes du système sociosanitaire et de santé mentale au Québec, en mettant en relief les initiatives déployées au niveau des soins primaires, étant donné leur importance dans les réformes en cours, particulièrement dans le PASM. Seront présentés, par la suite, les résultats clés de projets de recherche, effectués auprès d’omnipraticiens, où leurs rôles en santé mentale et leurs stratégies de coordination avec le réseau de la santé mentale ont été examinés. L’article conclura sur les principales forces et limites des réformes sur les soins primaires, et sur un certain nombre de recommandations en vue d’améliorer le dispositif de soins primaires de santé mentale.

Méthode

Au niveau méthodologique, l’article se base sur de la documentation clé reliée aux réformes en cours et sur les soins primaires sur le plan international (Craven et Bland, 2002 ; Fleury et Grenier, 2011, 2012 ; Smith, 2009 ; Williams et al., 2007) dont particulièrement l’État de situation sur la santé mentale au Québec, document publié par le Commissaire à la santé et au bien-être (CSBE) et rédigé par notre équipe (Craven et Bland, 2002 ; Fleury et Grenier, 2011, 2012 ; Smith, 2009 ; Williams et al., 2007). Quant aux données se rapportant aux omnipraticiens, elles sont encadrées par l’exploitation de banques de données administratives sur les actes médicaux des médecins du Québec pour l’année 2006 (Ouadahi, Lesage, Rodrigue et Fleury, 2009), et par une enquête effectuée en 2005/2006 auprès de 20 % des omnipraticiens du Québec, pour un taux de réponse de 41 % (n = 398) (Fleury, Bamvita, Farand et Tremblay, 2008 ; Fleury, Bamvita et Tremblay, 2009). Un sous-échantillon de 60 omnipraticiens a aussi été sondé en 2009/2010 dans le cadre d’entrevues d’une durée d’environ 60 minutes (Fleury, Farand, Aube et Imboua, 2012 ; Fleury, Imboua, Aube et Farand, 2012 ; Fleury, Imboua, Aubé, Farand et Lambert, 2012).

Réformes du système de santé et des services sociaux au Québec

Au Québec, la gestion du système sociosanitaire est divisée en 18 régions sociosanitaires et en neuf programmes-services (ex. : santé mentale, services généraux, santé publique, dépendance). Le système est majoritairement public, mais près du tiers des ressources proviennent du secteur privé. En santé mentale notamment, une majorité de psychologues exercent dans le privé (104 pour 100 000 habitants, contre 48 au Canada) et une assurance collective peut en partie défrayer les coûts pour ceux qui en sont pourvus. Les médecins, omnipraticiens (103 pour 100 000 habitants) ou spécialistes (13 pour 100 000 ; psychiatres : 11 pour 100 000 habitants), sont des travailleurs autonomes mais, pour la quasi-totalité, payés par l’État et, à près de 75 %, à l’acte (ICIS, 2013) ; cette situation est donc comparable à ce qu’on retrouve dans plusieurs pays (France, Belgique, Allemagne, États-Unis, etc.). Un nombre croissant d’omnipraticiens exercent aussi à salaire ou ont des modes de paiement variés ; cette tendance se perçoit aussi partout dans les pays industrialisés. Au Québec, la majorité des omnipraticiens, exerçant à salaire, se concentrent néanmoins en centres locaux de services communautaires (CLSC).

Le Québec se différencie spécialement de la population européenne (dont la France) par un nombre important de sa population, soit environ 21 %, n’ayant pas de médecin de famille (ISQ, 2013). La pratique sans rendez-vous y est aussi élevée (Haggerty et al., 2004). Cela implique que les personnes sans médecin de famille peuvent recourir à un omnipraticien en sans rendez-vous, mais celui-ci n’assure pas la continuité des soins. Cette situation permet une consultation rapide particulièrement efficace pour le suivi des maladies aiguës, mais qui n’est pas adéquate pour le suivi des maladies chroniques où la continuité des soins est une composante centrale.

Le projet de loi 83 (MSSS, 2005b), qui représente la réforme actuelle du système sociosanitaire, avait principalement pour but d’améliorer l’accès et la continuité des soins (Fleury, Tremblay, Nguyen et Bordeleau, 2007). Il a créé 95 (actuellement 93) réseaux locaux de services (RLS) structurés autour de l’approche populationnelle et de la hiérarchisation des soins. L’approche populationnelle implique une responsabilité collective des partenaires d’un RLS et un déploiement optimal de l’offre de soins en vue de répondre adéquatement aux besoins de la population d’un territoire. La hiérarchisation des soins spécifie une réponse aux besoins en fonction du niveau d’expertise à déployer et le soutien des services spécialisés aux soins primaires. L’offre de services est ainsi orchestrée par les centres de santé et de services sociaux (CSSS) en lien avec leurs partenaires en fonction d’une première ligne forte (ou soins primaires), et des corridors de services et stratégies de coordination (ex. : projet clinique du RLS, gouvernance commune, agents de liaison entre les organisations) entre les autres lignes sont déployés (deuxième ligne ou services spécialisés ; troisième ligne ou services surspécialisés). L’accès aux services de santé s’effectue ainsi sue le plan des soins primaires, et lorsque l’état du patient le requiert, il est acheminé aux services spécialisés pour un retour idéalement de la prise en charge au niveau des soins primaires.

Organisations clés des RLS pour ce qui est des soins primaires, des groupes de médecine de famille (GMF) et des cliniques-réseau ont aussi été déployés dans le cadre de la réforme. Ceux-ci visent à favoriser la pratique de groupe des médecins de famille et le travail interdisciplinaire, spécifiquement dans un premier temps avec les infirmières, afin d’améliorer l’accès et la continuité des soins à la population. À ce jour, on compte plus de 250 GMF pour un objectif de 300, regroupant 3 784 médecins, soit 55 % des omnipraticiens et incluant 39 % de la population du Québec (MSSS, 2013). Les cliniques-réseau (n = plus de 50), surtout concentrées à Montréal et dans les grandes villes, regroupent habituellement un plus grand nombre d’omnipraticiens qu’en GMF (10 à 15, contre 8 à 10 omnipraticiens équivalents temps complet dans les GMF) ; il n’y a pas d’obligation d’inscription de la clientèle, contrairement aux GMF. Elles disposent d’agents de liaison (GMF : services infirmiers étendus) et visent une coordination efficiente de leurs services avec des plateaux techniques et certains services spécialisés. Les cliniques-réseau doivent consacrer au moins 50 % de leurs activités à la prise en charge de la clientèle et ont une responsabilité vis-à-vis des usagers orphelins (sans médecin de famille). Comme les GMF, elles doivent fournir une couverture minimale de services (accès aux services avec ou sans rendez-vous et aux services de garde pour la clientèle vulnérable). Il est possible d’obtenir à la fois le statut de GMF et de clinique-réseau. Ces organisations reçoivent un financement du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) pour les soutenir sur le plan administratif et informatique, incluant les coûts des services infirmiers.

À ce jour, les études réalisées sur les GMF (surtout de première génération créés entre 2002-2005) concluent qu’ils ont encore peu conduit à une amélioration des services à la population : « 40 % ne respecteraient pas les ententes signées concernant les heures d’ouverture et le nombre de patients inscrits ; le fait d’y être inscrit ne garantit toujours pas un accès réel à un médecin dans un délai raisonnable ; l’interdisciplinarité tarde à produire les effets escomptés au plan de l’accès, de la prise en charge et du suivi » (AQESSS, 2014b) ; « ils auraient eu un impact significatif sur les coûts liés à l’utilisation des services dans le système de santé sur les cinq ans de suivi post-implantation (cependant, aucune réduction de coût n’est imputable aux services d’urgence et d’hospitalisation), et lorsque contrastées aux coûts d’implantation et de maintien de la réforme, les économies nettes ne sont pas substantielles » (Fiset-Laniel, Ammi, Strumpf, Diop et Tousignant, 2013).

Réformes du dispositif de soins primaires en santé mentale au Québec

S’inscrivant dans le cadre de cette restructuration du dispositif sociosanitaire, le Plan d’action en santé mentale (PASM) vise la prise en charge continue des besoins biopsychosociaux et l’amélioration de l’habilitation ou le pouvoir d’agir des usagers. Le rétablissement est un principe central du PASM. Ce dernier vient rehausser substantiellement les services de première ligne pour les troubles mentaux courants, et créer des soins partagés ou de collaboration (définis plus loin), institués pour soutenir les soins primaires et opérationnaliser la hiérarchisation des soins illustrée précédemment. D’autres initiatives visent le rehaussement des services dans la communauté des personnes affectées de troubles mentaux graves (surtout suivi intensif, soutien d’intensité variable, soutien au logement). Dans ce qui suit, nous discuterons essentiellement des deux principales stratégies visant la consolidation des soins offerts aux personnes ayant des troubles mentaux courants : soit les équipes de santé mentale en CSSS et les soins partagés ou de collaboration[2].

Les équipes de santé mentale ont été implantées systématiquement dans les CSSS de territoires couvrant un minimum de 50 000 habitants. Le rehaussement des services de santé mentale dans les CSSS a impliqué le transfert en première ligne de patients et d’intervenants psychosociaux en provenance des services psychiatriques. Très peu de nouveaux fonds ont été obtenus pour l’implantation de la réforme en santé mentale. Les intervenants composant le noyau de base de l’équipe de santé mentale sont principalement des infirmières, des travailleurs sociaux et des psychologues, auxquels s’ajoutent parfois d’autres professionnels, tels que des ergothérapeutes, des pharmaciens, des nutritionnistes et des omnipraticiens. Pour une population d’un réseau local de services (RLS) de 100 000 habitants, une équipe complète pour les services aux adultes (>18 ans) compte 20 intervenants psychosociaux et 2 omnipraticiens ; pour une équipe desservant la clientèle jeunesse (< 18 ans), plutôt 6 intervenants et 0,5 omnipraticien. En 2013, les équipes étaient consolidées à environ 55 % et 75 % des effectifs respectivement pour les adultes et les jeunes (Delorme, 2013). Le recrutement et l’intégration des omnipraticiens et des psychologues dans les équipes sont néanmoins problématiques.

Les équipes de santé mentale présentent différentes structures organisationnelles selon les territoires et leur densité populationnelle. Elles offrent de l’intervention thérapeutique de groupe ou individuelle selon les besoins, et peuvent aussi desservir la clientèle dans les milieux de vie. Certaines ont innové en développant de la formation ou du soutien aux omnipraticiens, ou des services directement offerts dans leurs bureaux pour les troubles mentaux. Quelques-unes ont conclu des ententes de partenariat avec d’autres organismes, notamment les centres de réadaptation en dépendance (Fleury et Acef, 2013). Plusieurs ont institué des services offrant un soutien minimal aux personnes inscrites sur une liste d’attente à leurs services. L’équipe de santé mentale reçoit des patients par autoréférence ou adressés par des omnipraticiens ou d’autres intervenants de la communauté. Tous les patients désirant avoir accès aux services de l’équipe de santé mentale sont inscrits à un guichet d’accès, où une évaluation rigoureuse de leurs besoins est effectuée. Après cette évaluation, ils sont adressés à l’équipe de santé mentale ou, le cas échéant, à d’autres partenaires du réseau local de services (RLS) en santé mentale.

Le guichet d’accès des équipes de santé mentale en CSSS joue ainsi un rôle clé de coordination des services dans un RLS afin d’optimiser l’offre de services. Il doit établir des liens solides avec les différents partenaires de son territoire afin d’y adresser la clientèle. Idéalement, si le patient est envoyé par son omnipraticien, un clinicien du guichet d’accès entrera en contact avec l’omnipraticien pour l’informer du suivi de son patient et des liens d’arrimage à effectuer s’il y a lieu. Néanmoins, les délais d’attente aux guichets d’accès, parfois fort importants, seraient l’un des points faibles de la réforme. Approximativement la moitié des guichets ne respectaient pas la cible de 30 jours de délai fixée par le MSSS lors de l’assignation d’un patient (Fleury et Grenier, 2012). Pour certains acteurs, tels que les centres de réadaptation en dépendance, la pertinence de la référence obligatoire au guichet d’accès pour l’obtention de services psychiatriques est aussi remise en question (ACRDQ, 2010).

Quant aux soins partagés ou de collaboration, ils sont déployés afin de rehausser l’expertise des soins primaires et la coordination des équipes de première ligne en CLSC et des omnipraticiens aux psychiatres. Dans la documentation, différents modèles de soins partagés sont recensés (Kates et al., 2011). Le modèle de coordination-consultation correspond à celui privilégié par le MSSS avec la fonction de psychiatre répondant pour les omnipraticiens et les équipes de santé mentale de première ligne en CSSS. Le psychiatre répondant, aidé ou non d’une équipe multidisciplinaire spécialisée, est étroitement associé à un groupe d’omnipraticiens ou à une équipe de première ligne en CSSS et soutient ces derniers dans la dispensation des soins de santé mentale par différentes stratégies (ex. : visite sur place, ligne téléphonique ou courrier/courriel facilitant l’accès du psychiatre et de l’équipe spécialisée, etc.) (Gask, Sibbald et Creed, 1997).

Globalement, les différents modèles de soins partagés varient en regard de l’intensité du soutien accordé à la première ligne par les psychiatres ou les équipes psychiatriques. Le soutien à la première ligne pourrait aussi provenir d’autres professionnels, notamment un psychologue exerçant dans des services de santé mentale spécialisés ou un expert des dépendances des centres spécialisés en ce domaine. Des lignes directrices sur les soins partagés ou de collaboration ont été publiées à la fin des années 1990 par le Collège des médecins de famille du Canada (CMFC) et l’Association des psychiatres du Canada (Kates, Craven, Crustolo, Lambrina et Farrar, 1997) et, en 2011, par le CMFC en collaboration avec le Groupe de travail sur les soins partagés en santé mentale (Kates et al., 2011). L’implantation des soins partagés ou de collaboration est au centre des priorités des systèmes de santé mentale les plus performants, comme en Grande-Bretagne et en Australie (Bosco, 2005). Les études qui se sont intéressées aux soins partagés ou de collaboration concluent à une meilleure efficience de ces services comparés aux services usuels (Craven et Bland, 2002 ; Hedrick et al., 2003 ; Kates, Craven, Crustolo, Lambrina et Farrar, 1997).

La fonction de psychiatre répondant, qui devait être implantée au début du PASM en 2005, n’a finalement été entérinée qu’à l’automne 2009, après de longues négociations entre le MSSS et l’Association des médecins psychiatres du Québec. Cette fonction est donc actuellement en implantation dans l’ensemble des réseaux locaux de services (RLS) de la province. Elle prévoit la présence sur place – au sein de l’équipe de santé mentale des CSSS, d’un groupe de médecine de famille (GMF) ou d’une équipe de santé mentale s’adressant aux jeunes des centres jeunesse – d’un psychiatre une demi-journée par semaine, par tranche de 50 000 habitants pour les équipes de santé mentale - adultes (50 000 jeunes pour les équipes de santé mentale - jeunesse), afin de participer à des discussions de cas. Le reste de la semaine, le psychiatre répondant est à la disposition des intervenants de l’équipe de santé mentale ou du guichet d’accès pour des consultations téléphoniques. Il est également disponible du lundi au vendredi, de 9 heures à 17 heures, pour donner suite aux demandes des médecins du territoire.

L’implantation des soins partagés est problématique dans plusieurs régions, les psychiatres étant aussi surtout concentrés dans la grande région de Montréal (Lafleur, 2003). Des divergences ont également été observées dans l’interprétation des objectifs du PASM : alors que certains psychiatres y voient une opportunité de transférer en première ligne leurs patients stabilisés, les intervenants en soins primaires y voient un moyen facilitant l’accès à l’expertise de la deuxième ligne. De plus, dans certains territoires, la pratique psychiatrique répondrait davantage aux besoins individuels qu’à une vision collective des problèmes à résoudre, avec des préoccupations de surspécialisation, et ce, dans un contexte où la valorisation de la psychiatrie générale n’est pas la norme (Aubé et Poirier, 2010).

Rôle des omnipraticiens en santé mentale et stratégies de coordination

Au Québec, nos travaux, reliés à l’exploitation des banques de données sur les actes médicaux (pour l’année 2006 ; Ouadahi, 2009), ont mis en relief que trois Québécois sur quatre ont consulté un omnipraticien, dont 20 % pour des raisons de santé mentale, soit 15 % de la population globale âgée de 18 ans et plus. Ces données révèlent que ces patients, lorsque comparés aux patients sans trouble mental (ni diagnostic ni acte relié à un trouble mental), consommaient 37 % de l’ensemble des actes médicaux. Selon notre enquête réalisée en 2005/2006 auprès de 20 % des omnipraticiens du Québec (Fleury et al., 2008 ; Fleury et al., 2009), 25 % des patients vus par les omnipraticiens présentaient des troubles mentaux, dont 55 % associés à des troubles mentaux courants, 11 % à des troubles mentaux graves et 34 % à des troubles concomitants (problèmes physiques, abus de substance, déficience intellectuelle). Près de 90 % des omnipraticiens prenaient en charge (assuraient le suivi continu) des patients présentant des troubles mentaux courants ; ce nombre s’établissait à 76 % pour les troubles mentaux graves, les trois quarts de ces omnipraticiens ne suivant cependant que quelques cas. Près de 70 % des patients avec des troubles mentaux graves auraient été vus lors de consultations sans rendez-vous. Les omnipraticiens intervenant davantage auprès des troubles mentaux graves avaient suivi plus de séances de formation continue en santé mentale, rapportaient un délai plus important pour recevoir un avis psychiatrique et exerçaient plus en régions semi-urbaines et rurales. Dans l’ensemble, ces statistiques correspondent à celles retrouvées dans la documentation internationale, qui souligne que les personnes avec des troubles mentaux, spécifiquement des troubles mentaux courants, constituent l’une des clientèles les plus importantes des omnipraticiens en termes de volume de visites (Walters, Tylee et Goldberg, 2008 ; Watson, Heppner, Roos, Reid et Katz, 2005). Étant donné l’importance des besoins de santé et de la stigmatisation envers les personnes présentant des troubles mentaux graves (Walters, Tylee et Goldberg, 2008 ; Watson, Heppner, Roos, Reid et Katz, 2005), l’accès aux omnipraticiens pour cette clientèle vulnérable pose néanmoins des défis de taille.

Les omnipraticiens sondés pratiquaient surtout en solo. Ils rapportaient peu de mécanismes cliniques et de collaboration formalisés pour soutenir leur pratique (ex. : protocole de soins, grille de dépistage, soins partagés). Ces constats ressortent par ailleurs d’autres études internationales réalisées à ces sujets (Bambling et al., 2007 ; Cunningham, 2009). Leurs consultations se limitaient également, pour la grande majorité des cas, au suivi de la médication ou à la thérapie de soutien. Toujours d’après l’enquête, la fréquence du suivi des patients présentant des troubles mentaux courants s’élevait à neuf fois par année, et à six fois pour les troubles mentaux graves. Pour le suivi de la dépression notamment, les guides de bonne pratique recommandent une médication sur huit mois et un suivi de huit à dix visites/année par l’omnipraticien du patient (Conseil du médicament, 2011). Il semble que pour une majorité de patients, les omnipraticiens sondés dans notre enquête rapportaient ainsi un suivi dont l’intensité était adéquate par rapport aux standards de bonne pratique. Les omnipraticiens estimaient aussi, en grande majorité, pouvoir revoir rapidement leurs patients lors de périodes de crise, et ce, dans un délai de 48 heures et moins. Ces constats sont aussi en accord avec la documentation canadienne sur la performance du système de santé, qui met en relief tout particulièrement les problèmes d’accès aux soins pour les personnes sans services (HC, 2011).

Par ailleurs, la quasi-totalité des omnipraticiens sondés s’évaluaient compétents à traiter les troubles mentaux courants, contrairement à une minorité (17 %) pour les troubles mentaux graves. Ces constats concordent aussi avec les études internationales, où 90 % des troubles mentaux sont évalués comme pouvant être pris en charge des soins primaires (Dilts, Mann et Dilts, 2003 ; Wright, Harmon, Bowman, Lewin et Carr, 2005). Globalement, les troubles mentaux graves, les troubles de la personnalité, les troubles mentaux concomitants avec des troubles de dépendance aux substances psychoactives et les troubles mentaux chez les jeunes sont rapportés comme étant les troubles mentaux que les omnipraticiens se sentent les moins à l’aise à traiter, en raison de l’expertise exigée, mais aussi de la lourdeur de la prise en charge de ces cas et de la stigmatisation associée à ces patients. La prise en charge des soins primaires de la grande majorité des troubles mentaux est néanmoins justifiée par l’accès accru aux cliniques des omnipraticiens, réparties dans l’ensemble des territoires, leurs interventions pour traiter à la fois des troubles mentaux et des problèmes physiques, et la non-stigmatisation des cliniques médicales, contrairement aux hôpitaux offrant des services psychiatriques.

Les omnipraticiens interrogés percevaient également le système de santé mentale comme étant de piètre qualité, mais appuyaient fortement son amélioration et un meilleur soutien à leurs activités cliniques. Les références aux psychiatres et autres professionnels de la santé étaient la stratégie la plus utilisée pour améliorer l’accès aux services de leurs patients. Les omnipraticiens adressaient ainsi 17 % de leurs patients avec des troubles mentaux courants à d’autres professionnels de soins ; néanmoins, 71 % des patients avec des troubles mentaux graves étaient adressés. Les principaux collaborateurs des omnipraticiens pour les troubles mentaux courants étaient les psychologues en cabinet privé et les services psychosociaux des CSSS. Les psychiatres représentaient leur troisième partenaire, spécifiquement pour les soutenir dans l’évaluation diagnostic, le traitement pharmacologique et spécialisé. Pour les troubles mentaux graves, les principaux collaborateurs identifiés étaient le personnel des services psychiatriques, y compris l’urgence. L’infirmière étant aussi une intervenante clé dans un modèle de soins intégrés, tel qu’en groupes de médecine de famille (GMF).

Certains facteurs ont aussi été démontrés comme pouvant entraver ou faciliter la prise en charge des troubles mentaux par les omnipraticiens. La pratique en CLSC (où les omnipraticiens sont payés à salaire) serait associée à la prise en charge des troubles mentaux, spécifiquement au travail interdisciplinaire soutenant le suivi de patients au profil plus complexe. À l’opposé, la pratique sans rendez-vous entraverait cette prise en charge. Nos résultats ont également démontré que l’intérêt pour la santé mentale, l’expertise en ce domaine, l’ancienneté et le fait d’exercer dans plusieurs lieux de pratique, encourageant ainsi le réseautage, influençaient positivement le suivi des troubles mentaux. La proximité d’un réseau psychiatrique riche en ressources, associée à la pénurie d’omnipraticiens et à la lourdeur du traitement des troubles mentaux (ex. : volume/longueur des consultations ; investissement émotionnel ; flexibilité/bureaucratie requises), tendraient toutefois à diminuer la prise en charge des troubles mentaux par les omnipraticiens. Ainsi, plus les troubles mentaux sont complexes, plus ils requièrent le développement de soins partagés, tel qu’il a été exposé dans la section précédente. Ces résultats concordent avec les études internationales qui soulignent la multiplicité des obstacles rencontrés par les omnipraticiens entravant la prise en charge des troubles mentaux (ex. : temps d’attente élevé pour l’accès aux services psychiatriques, travail en solo, développement fort limité de bonnes pratiques cliniques et de collaboration) (Collins, Wolfe, Fisman, DePace et Steele, 2006 ; Morden, Mistler, Weeks et Bartels, 2009).

Conclusion : forces et limites des réformes des soins primaires au Québec et recommandations pour l’amélioration des services de santé mentale

Des réformes importantes ont donc été menées dans les dernières années, visant tout particulièrement à renforcer les soins primaires et la hiérarchisation des soins. Des réseaux locaux de services (RLS) ont été créés, et les dispensateurs de soins par programmes-services, dont la santé mentale, sollicités de coordonner leurs services particulièrement sur le plan local, mais aussi sur le plan régional ou suprarégional pour certains services spécialisés ou surspécialisés. En santé mentale, des équipes pour les troubles mentaux courants et des guichets d’accès à leurs soins, permettant l’arrimage aux services psychiatriques et avec les omnipraticiens dans les RLS, ont été mis en oeuvre. La promotion des soins partagés ou de collaboration, lesquels sont actuellement en développement, devrait renforcer ces premières initiatives, contribuant à une meilleure coordination des psychiatres avec les équipes de première ligne en CSSS et les omnipraticiens, et le renforcement global de l’expertise en première ligne.

Néanmoins, la réforme n’en est qu’à ses débuts d’implantation ; et les différentes stratégies utilisées (ex. : réseaux locaux de services, groupes de médecine de famille, équipe de première ligne, soins partagés ou de collaboration) soit ne sont pas encore totalement déployées, soit sont toujours peu opérationnalisées. À l’exemple de beaucoup de réformes sur le plan international, les « ambitions de la réforme » n’ont pas été accompagnées de mesures et de stratégies d’implantation à juste titre aussi ambitieuses ! Upshur et Weinreb ont d’ailleurs noté que l’implantation partielle des soins partagés (ou autres dispositifs de changement/intégration) ne produit généralement pas des résultats importants et favorables en termes de collaboration interprofessionnelle ou de rétablissement des personnes (Upshur et Weinreb, 2008).

Dans la documentation sur les soins primaires de santé mentale, plusieurs éléments clés du succès de systèmes intégrés qui permettraient de bonifier le dispositif de soins au Québec ou ailleurs sont recensés. Ces éléments sont énumérés en vrac dans ce qui suit : outils d’aide à la prise de décision clinique (ex. : protocole clinique, algorithme de décision, grille de dépistage) ; dossiers cliniques électroniques ; incitatifs financiers ou modes de financement ajustés à la complexité des cas et tenant compte de la performance des professionnels et des conséquences pour la santé ; formations pratiques intégrant des communautés de pratique ; espaces physiques ou dispositifs favorisant le travail interdisciplinaire et le rehaussement des connaissances ; mobilisation de la communauté ; autogestion des soins (Bennett-Levy et al., 2010) et soins par étape (Seekles, Van Straten, Beekman, Van Marwijk et Cuijpers, 2009) ; etc. (Kringos, Boerma, Hutchinson, Van der Zee et Groenewegen, 2010 ; Upshur et Weinreb, 2008). Ces stratégies sont généralement incluses dans le modèle de soins chroniques (Wagner, 2000) et des réseaux intégrés de soins (Glouberman, 2001), deux modèles clés de refonte des systèmes de soins.

Par ailleurs, des pays tels que la Grande-Bretagne et l’Australie ont renforcé l’accès à la psychothérapie pour leur population ; une voie aussi à l’étude au Québec, étant donné les résultats probants associés à ce traitement et sa préférence pour plusieurs patients. La documentation souligne également l’importance de l’inadéquation de l’adhésion à la médication, ce qui joue sur l’efficacité des traitements (Conseil du médicament, 2011). Dans un contexte où la demande de soins est élevée auprès des omnipraticiens, il importe ainsi de développer des stratégies multimodales et solides en vue de les soutenir (et qu’ils en perçoivent les bénéfices pour leur pratique), de hausser leurs connaissances et de les intéresser aux troubles mentaux en vue de maximiser les chances de rétablissement des personnes. Des structures de gouvernance fortes et limpides, un leadership collectif et des médecins champions désignés sur le plan national, régional et local sont aussi des déterminants clés du succès des réformes.

Des défis importants seront à surmonter dans les prochaines années étant donné l’implantation toujours précaire des soins partagés ou de collaboration, et des changements de pratiques très mitigés des omnipraticiens malgré les ressources investies. Plus de la moitié de l’augmentation du budget de la santé et des services sociaux (déjà quasi 50 % du budget étatique) est aussi actuellement investie dans l’augmentation salariale des médecins (AQESSS, 2014a), ce qui remet sérieusement en question l’équité entre les professionnels de soins (payés par l’État) et les possibilités de rehausser et d’améliorer les systèmes sociosanitaire et de santé mentale. Enfin, le PASM s’est officiellement terminé en 2010, malgré les indications récurrentes que le prochain plan reconduira les orientations du premier, en mettant néanmoins l’accent sur les services aux jeunes, étant donné que les troubles mentaux émergent surtout dans ce groupe et qu’ils ont des répercussions importantes chez les adultes s’ils ne sont pas détectés, diagnostiqués ou traités adéquatement et précocement.

L’intérêt de mieux intervenir d’une façon intégrée entre les programmes-services pour contrer les troubles concomitants (troubles mentaux et dépendance particulièrement) est un autre jalon faible du PASM, qui semble malheureusement occuper peu de place dans les priorités d’actions futures en santé mentale, et qui mériterait certainement d’être abordé dans une optique de déploiement de réseaux intégrés de soins. Malheureusement, la réforme en cours ne focalise quasi exclusivement que sur les soins primaires et partagés sans trop se préoccuper de l’intégration des services en réseau[3], pourtant centrale dans la réforme de la santé et des services sociaux. Espérons ainsi que le gouvernement qui vient d’être élu pourra faire de la santé mentale une priorité et reconduire un nouveau plan d’action, en consolidant les axes forts du PASM–2005-2010 et en comblant davantage ces lacunes ou les éléments antérieurement omis ou peu développés !