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De plus en plus d’infirmières sont sensibilisées à l’importance de se préoccuper de la santé mentale de la population québécoise et à leurs responsabilités professionnelles en matière de prévention, d’évaluation, de dépistage, de surveillance clinique et de suivi. Cette situation s’explique, notamment, par la refonte des lois professionnelles et la réorganisation des services définie par le Plan d’action en santé mentale (MSSS, 2005). D’une part, la modernisation des lois professionnelles (2002 ; 2009) a précisé le champ d’exercice des infirmières et leur reconnaît dix-sept activités réservées. D’autre part, la transformation des services en santé mentale a été à l’origine de nombreux ajustements sur le plan du rôle des infirmières, des contextes de pratique et des rapports de collaboration avec les autres professionnels. Cependant, malgré la clarification de leur champ d’exercice et la mise en oeuvre de pratiques innovantes pour adapter leur pratique et préserver la qualité des services en santé mentale, il demeure que plusieurs infirmières tardent à occuper pleinement leur champ d’exercice professionnel. Dans les faits, il ressort régulièrement des discussions ou travaux réalisés avec différents cliniciens, gestionnaires ou décideurs que la contribution actuelle ou possible des infirmières à la santé mentale demeure méconnue ou sous-estimée. Plusieurs sont d’avis que les rôles des infirmières ne sont pas suffisamment connus, actualisés ou mis à profit pour contribuer de façon optimale à l’offre de services en santé mentale. Ainsi, il semble que les infirmières exercent leur rôle de façon variable, selon leur leadership ou la reconnaissance de leur rôle par leur gestionnaire immédiat.

Le besoin de clarifier et de mieux faire connaître le rôle des infirmières en santé mentale n’est pas unique au Québec, à en juger par le nombre important de publications parues dans divers pays, plus particulièrement en Australie et aux États-Unis (Delaney et Ferguson, 2011 ; Hanrahan, Delaney et Merwin, 2010 ; Huckshorn, 2007). Le manque de formation théorique et clinique, la faible reconnaissance et l’insuffisance de soutien organisationnel seraient au premier rang des causes expliquant les difficultés des infirmières dans l’exercice de leur rôle (Fisher, 2005 ; Happell, 2009). Par ailleurs, on relève plusieurs disparités dans les définitions de rôles, les programmes de formation et les titres d’emplois. Le manque de visibilité des infirmières malgré leur présence significative dans les services de santé, ainsi que la rareté des études décrivant la nature et la valeur ajoutée de leurs interventions nuisent également à l’optimisation de leur rôle en santé mentale (Delaney et al., 2013 ; Hanrahan et al., 2010 ; Hanrahan et al., 2012 ; Santos et Salgueiro Amaral, 2011). Or, compte tenu des visées claires annoncées dans le futur plan d’action en santé mentale 2014-2020, il est impératif de situer de façon explicite la contribution de la pratique infirmière en santé mentale et de relever les conditions essentielles à son évolution.

Dans cette optique, cet article vise à : 1) décrire les tendances actuelles qui caractérisent l’évolution des rôles et la modernisation de la pratique infirmière en santé mentale au Québec ; 2) offrir un aperçu de l’évolution de la pratique infirmière avancée en santé mentale (PIA-SM) dans divers pays et ses retombées sur la qualité des services ; 3) clarifier le concept de pratique infirmière avancée (PIA) et situer son évolution au Québec ; et 4) proposer diverses stratégies visant à reconnaître et à optimiser le rôle des infirmières ainsi que leur complémentarité avec les autres professionnels dans l’offre de services en santé mentale.

1. Vers une modernisation du rôle professionnel des infirmières en santé mentale au Québec

Actuellement, près de 4 200 infirmières déclarent exercer dans le domaine de la santé mentale, dont la majorité (57 %) intervient en soins spécialisés et ultraspécialisés. Une légère croissance de 11 % des effectifs en première ligne est observée (OIIQ, 2013). Selon une perspective de soins propre à la discipline, la pratique infirmière en santé mentale a pour objet la promotion de la santé dans sa globalité, la prévention des problèmes de santé, des troubles mentaux et du suicide, la prestation de soins et de traitements médicaux et infirmiers, les activités découlant d’ordonnances individuelles ou collectives, ainsi que les soins relatifs à la réadaptation (OIIQ, 2012). Plus précisément, le coeur de leurs activités cliniques, découlant des résultats de leur évaluation de l’état de santé globale des personnes, comprend la surveillance clinique et le suivi infirmier. Les interventions visent à renforcer la capacité des personnes et de leurs proches à prendre les décisions et à exécuter les actions nécessaires au maintien ou au recouvrement de la santé, ou à leur rétablissement. De plus, les infirmières qui répondent aux exigences du Règlement sur la formation et l’expérience clinique requises pour évaluer les troubles mentaux, en vigueur depuis le 6 mars 2014, sont maintenant en mesure d’évaluer les troubles mentaux et d’exercer une pratique infirmière avancée en santé mentale.

En fait, les avancées scientifiques des dernières décennies et l’émergence de nouveaux paradigmes, conjuguées à une révision en profondeur de l’offre de services en santé mentale, sont autant de facteurs qui ont marqué l’évolution de la pratique professionnelle des infirmières (AIIC, 2005). Au Québec, cette évolution s’est d’abord concrétisée par des travaux d’experts qui ont conduit à un énoncé détaillé des compétences attendues des infirmières en santé mentale selon les différents degrés de scolarité. À cet égard, plusieurs recommandations pressantes, dont l’actualisation de la formation en santé mentale, l’intensification de la formation continue en santé mentale, l’exigence de détenir un baccalauréat pour exercer en santé mentale et la création d’une spécialité infirmière en santé mentale (OIIQ, 2009) ont été présentées à diverses instances. De plus, nombre de pratiques innovantes, mises en place au cours de la dernière décennie, illustrent le leadership et la volonté des infirmières de s’ajuster aux besoins et d’assumer leur rôle avec compétence. Pour diverses raisons, ces innovations ne sont pas répertoriées et n’ont pas encore fait l’objet d’études évaluatives permettant de confirmer leurs bénéfices. Néanmoins, il s’agit d’une première étape fondamentale de la modernisation de la pratique et certaines de ces innovations ont été diffusées et décrites, notamment à l’occasion d’un symposium en santé mentale (OIIQ, 2012). À titre d’exemple, trois infirmières cliniciennes, Françoise Bouchard, Andrée Leboeuf et Catherine Fortin, ont expliqué leurs nouveaux rôles respectifs au sein d’un groupe de médecine de famille (GMF), d’une équipe santé mentale jeunesse et d’une équipe de psycho-oncologie.

Dans les trois équipes, l’évaluation rigoureuse et exhaustive de la condition de santé physique et mentale ressort en tant que contribution cruciale de l’infirmière en santé mentale. Dans le premier cas, en GMF, l’infirmière procure un soutien notoire aux médecins et permet, en collaboration, de déterminer si le suivi peut être accompli par l’équipe du GMF ou, s’il y a lieu, d’orienter la personne vers des services spécialisés. Les données colligées par cette expérience indiquent que 75 % des clients évalués par l’infirmière ont pu obtenir auprès du GMF le suivi médical et infirmier requis par leur état. Ces observations rejoignent les résultats d’une étude menée auprès de médecins de famille qui recommandent l’intégration d’infirmières expérimentées en santé mentale à leur clinique (Fleury et Grenier, 2012). Dans le deuxième témoignage, l’infirmière de l’équipe santé mentale jeunesse et au guichet d’accès évalue la condition de santé mentale du jeune et complète les données recueillies auprès de la famille et des intervenants du milieu scolaire. Cette évaluation contribue à la détection précoce des troubles mentaux, à une orientation rapide du jeune qui le nécessite vers les services spécialisés et à l’initiation du traitement indiqué dans les meilleurs délais. Le troisième témoignage rapporte l’expérience d’une équipe de psycho-oncologie dans laquelle l’évaluation de la condition de santé physique et mentale faite par l’infirmière facilite l’établissement du diagnostic par le psychiatre et permet d’orienter efficacement la personne vers le professionnel susceptible de mieux répondre à ses besoins.

La qualité de l’alliance thérapeutique et la relation de partenariat établie avec la personne et ses proches émergent comme fondements de l’intervention infirmière dans chacun de ces témoignages. De plus, l’éducation thérapeutique apparaît cruciale pour aider la personne et ses proches à comprendre le trouble mental et les traitements préconisés, ce qui, selon l’appréciation de ces infirmières, contribue à diminuer la détresse liée aux préjugés et à la stigmatisation envers les troubles mentaux. Selon leurs observations, l’enseignement et le soutien favorisent une meilleure gestion des effets indésirables des médicaments, l’adhésion au traitement pharmacologique et l’adoption de saines habitudes de vie. La prise en compte des interactions entre les dimensions de la santé mentale et physique permet, selon les expériences rapportées, d’augmenter la qualité des soins par des interventions mieux ciblées. Dans leurs témoignages, les trois infirmières estiment qu’à partir du moment où leurs rôles ont été bien établis et compris par les membres de l’équipe, ces derniers en ont reconnu la valeur et ont pu apprécier leur apport particulier et complémentaire.

Une autre initiative visant à faciliter l’accès à des soins intégrés pour les patients présentant des problèmes combinés de toxicomanies, de santé mentale et d’infections transmises sexuellement et par le sang a remporté le prix Innovation clinique 2013 (OIIQ, 2013). Au cours de l’année 2012, trois infirmières de liaison en comorbidité du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) ont répondu à 1 484 consultations. À la suite de leur évaluation, elles ont orienté les personnes en médecine des toxicomanies ou vers une hospitalisation en psychiatrie des toxicomanies ou en psychiatrie générale. Ce nouveau rôle développé par cette équipe pourrait s’avérer un modèle de référence en consultation-liaison pour d’autres types de comorbidités (OIIQ, 2013).

Bien que les innovations décrites proviennent surtout des services de première ligne, il importe de souligner comment les infirmières travaillant en milieu de soins spécialisés ont aussi dû ajuster leurs soins aux nouvelles réalités des hospitalisations. Elles ont développé des outils cliniques qui ont amélioré la performance des interventions et les processus cliniques, comme la planification du congé et la transition vers la communauté. Ces infirmières sont les principales responsables de la qualité et de la sécurité des soins offerts. Elles interviennent dans un contexte où la résolution rapide de la situation de crise des personnes présentant des problèmes de santé complexes et la réduction de la durée du séjour hospitalier sont les priorités. Pour y parvenir, l’implantation de modèles de suivi systématique de clientèle a amené plusieurs infirmières à assumer un rôle de coordonnatrice de suivi pour favoriser l’utilisation optimale de l’hospitalisation.

Ces quelques exemples types illustrent, en partie, la contribution potentielle des infirmières aux services de santé mentale. Or, dans plusieurs pays, la réforme des services de santé mentale s’est avérée un moment propice pour reconnaître ce potentiel. Ainsi, certains pays ont repositionné le rôle des infirmières en santé mentale et ont soutenu le développement de nouveaux modèles de PIA dans cette spécialité, tel le rôle de l’infirmière praticienne. La création du rôle d’infirmière praticienne, dans les soins de première ligne, remonte déjà à plus de 50 ans. Toutefois, en ce qui a trait au domaine de la santé mentale, l’implantation de ce rôle dans divers milieux est relativement récente et comporte encore de nombreux défis. Il est donc pertinent de tracer un aperçu des tendances qui prévalent actuellement, notamment aux États-Unis et en Australie, afin d’éviter certains écueils et d’en tirer des enseignements utiles pour le Québec.

2. Le développement de la pratique infirmière avancée en santé mentale : une voie qui s’impose pour l’amélioration des soins et services

Les soins infirmiers psychiatriques furent la première spécialité à développer un rôle d’infirmière en pratique avancée à la suite de la création du premier programme de maîtrise en sciences infirmières en 1954 aux États-Unis, visant à former des infirmières cliniciennes spécialisées. Cependant, la décennie des années 1980, marquée par des préoccupations importantes relatives au contrôle des coûts du système de santé, à l’augmentation de l’accessibilité aux soins et au renforcement des soins de santé primaires fut déterminante pour accélérer le développement du rôle d’infirmière praticienne (Nurse practitioner) en première ligne. Ainsi, au cours des années 1990, au moins quatre modèles de PIA-SM ont été développés conduisant à de très grandes variations dans les rôles, les programmes de formation, les titres d’emplois, l’étendue des champs d’exercice et les habilitations légales des infirmières (Weeler et Haber, 2004). À cette variation, s’ajoute le fait que le processus d’accréditation diffère pour chaque État. L’American Nurse Association (2007) soutient que cette absence d’uniformité nuit au développement de la recherche, à la compréhension commune de la pratique avancée et à sa capacité de répondre aux défis du système de santé. Dans le but de remédier à cette situation, un modèle consensuel d’uniformisation des standards de pratique, des processus d’accréditation et des programmes de formation a été proposé. Le modèle LACE (Licensure-Accreditation-Certification-Education) sera en vigueur en 2015 et permettra, à travers les États-Unis, de mieux définir les activités caractérisant la pratique avancée, de standardiser les contenus et la certification des programmes de formation universitaire, d’unifier les titres de pratique avancée entre les différents États et de faciliter l’évaluation de ses retombées sur la qualité des services.

Par ailleurs, l’Australie, s’inspirant de l’expérience américaine, s’est dotée d’une approche plus systématique, unifiée et progressive pour faciliter le développement de la PIA-SM. Cette expérience retient davantage notre attention puisqu’une définition du rôle de l’infirmière praticienne en santé mentale et un cadre légal ont été adoptés sur le plan national. De plus, l’implantation de ce rôle a fait l’objet d’études de faisabilité, de rentabilité et de recherches évaluatives sur ses retombées. En effet, quelques années après la réforme des services de santé mentale, divers projets pilotes ont été mis en oeuvre afin de préciser le rôle de l’IP-SM, d’étudier sa pertinence, son acceptabilité et ses retombées potentielles sur le système de santé. L’un de ces projets, l’Australian Capital Territory (ACT Health, 2002) a donné lieu à un essai de pratique multicentrique (trial of practice) réalisé en collaboration avec des cliniciens, des chercheurs et des gestionnaires. Cet essai de pratique avait pour but de décrire en profondeur tant le processus d’intervention que les retombées de l’implantation d’un rôle de consultation-liaison de l’infirmière praticienne en santé mentale. Une collecte de données réalisée auprès de 123 patients et d’intervenants du milieu, poursuivie sur une période de plus de 10 mois, fournit des données objectives et précises démontrant les avantages liés au déploiement de cette pratique, notamment sur le plan de l’accessibilité aux services, de la qualité des soins et des résultats obtenus (Fisher, 2005 ; ACT Health, 2002). Ces données, ainsi que celles produites par d’autres projets pilotes, ont constitué un levier important pour le développement du rôle de l’infirmière praticienne en santé mentale, si bien qu’en 2004-2005, des changements législatifs et l’octroi de plusieurs postes assuraient une implantation plus complète de leur rôle. Le titre d’infirmière praticienne en santé mentale est protégé par une législation uniformisée sur le plan national (National Nursing and Nursing Education Task Force, 2006). Il implique une formation sur le plan de la maîtrise, une expérience en santé mentale et la démonstration des compétences requises pour pratiquer à ce titre. L’infirmière praticienne en santé mentale prend des décisions complexes en regard des soins requis, prescrit des médicaments dans son domaine de spécialité, procède à des tests diagnostiques et oriente vers des spécialistes au besoin. Son approche est caractérisée par le focus propre aux soins infirmiers en santé mentale, c’est-à-dire la promotion de la santé mentale plutôt que le contrôle et la stabilisation du désordre psychiatrique (Wand et White, 2007).

L’implantation du rôle de l’infirmière praticienne en santé mentale est donc relativement récente. Bien que prometteuse, l’évaluation systématique de ses effets sur le système de santé n’en est qu’à ses débuts. Les résultats de quelques études qualitatives indiquent un degré élevé de satisfaction en regard de la disponibilité, de l’accessibilité aux services, de l’écoute, du soutien reçu, de l’information et de l’éducation à la santé (Nicholls et al., 2011 ; Wortans et al., 2006). De plus, une étude quasi expérimentale, réalisée dans un service de crise et d’intervention brève dans la communauté, visait à comparer le traitement entrepris par l’infirmière praticienne en santé mentale (évaluation, prescription, plan de traitement) au traitement usuel entrepris par le psychiatre (groupe contrôle). Les résultats indiquent qu’il n’y a pas de différence significative sur le plan de la symptomatologie et de la satisfaction des patients entre le groupe expérimental et le groupe contrôle (n = 103). L’analyse du processus indique que l’infirmière praticienne adopte les pratiques cliniques recommandées et qu’elle peut entreprendre un plan de traitement de façon sécuritaire et efficace (Happell et al., 2009). Ces résultats sont cohérents avec plusieurs études qui confirment l’efficacité du rôle de l’infirmière praticienne en soins de première ligne et dans les départements d’urgence sur la satisfaction de la clientèle, la sécurité et la qualité des soins (Fung et al., 2013 ; Horrocks et al., 2002 ; Kinnersley et al., 2000 ; Laurant et al., 2005).

Enfin, il faut souligner que le développement de nouveaux modes de pratique infirmière en santé mentale a été aussi réalisé par la mise en oeuvre, en 2007, du Mental Health Nurse Incentive Program. Ce programme visait à intégrer des infirmières spécialisées en santé mentale (Australian College of Mental Health Nurses, 2009) dans divers contextes de soins de première ligne, développer de nouveaux modes de collaboration entre les intervenants du domaine de la santé mentale et physique, et contrer les problèmes persistants de fragmentation des services (Australian Government Medicare, 2009). En collaboration avec les médecins généralistes et les psychiatres d’un secteur donné, le rôle de ces infirmières expertes en santé mentale est de coordonner les soins requis pour les personnes présentant un problème de santé mentale grave, réduire leur expérience de stigmatisation par une offre de services en première ligne dans la communauté, faciliter les contacts avec les services nécessaires et prévenir l’hospitalisation. Bien que ce programme soit relativement récent, une évaluation à l’aide d’un sondage (Healthcare Management Advisors, 2012), réalisé auprès de médecins généralistes et d’infirmières (n = 238) intégrés au programme, indique que les deux groupes partagent des perceptions similaires quant aux bénéfices du programme, soit une réduction des hospitalisations non nécessaires ainsi qu’une amélioration des liens avec la communauté, de l’accès aux services, de la continuité des soins et de l’adhésion au traitement. Cette étude incluait également une évaluation de personnes suivies dans le programme (n = 72) et démontre une réduction des scores à l’échelle de symptômes (HoNOS) et des hospitalisations entre leur entrée dans le programme et les 12 mois de suivi. Ces résultats sont tout à fait cohérents avec un autre sondage (Lakeman, 2013) réalisé auprès de 225 infirmières et deux autres études qualitatives illustrant également que ces infirmières contribuent non seulement à l’amélioration de la condition de santé mentale des personnes suivies, mais qu’elles assument un rôle important dans la résolution et le suivi des problèmes de santé physique (Happell et al., 2013 ; National Advisory Council on Mental Health, 2010 ; Mehan et Robertson, 2013).

L’expérience de l’Australie et la documentation scientifique fournissent suffisamment d’indications claires montrant qu’il faut, au Québec, investir dans le rehaussement des compétences des infirmières en santé mentale, notamment à travers le développement de la PIA-SM et l’intégration de ce nouveau modèle de pratique dans les soins de première ligne. Toutefois, le concept même de PIA suscite encore diverses interrogations, voire une certaine résistance auprès de divers acteurs. Il importe d’en clarifier quelques paramètres afin d’en arriver à une vision commune du développement de ce nouveau rôle infirmier en santé mentale.

Dans le but de mieux comprendre les différents rôles de PIA, leur contexte d’utilisation et leurs facteurs d’intégration au sein du système de santé, d’importants travaux de recherche, subventionnés par la Fondation canadienne de la recherche sur les services de santé (FCRSS) (DiCenso et Bryant-Lukosius, 2010), ont permis de dresser un état de situation complet. Le rapport présenté par l’équipe de chercheures et de chercheurs canadiens, une référence solide amplement utilisée pour soutenir le développement de la PIA au Québec, démontre que la contribution de la pratique avancée n’a jamais été aussi forte et qu’il existe un large consensus quant à sa plus-value pour le système de santé canadien.

3. Comprendre la pratique avancée et son évolution en santé mentale au Québec

Le concept de PIA est plus large que celui de spécialisation et comporte ses attributs propres présentés dans le tableau 1 qui suit. De plus, la PIA est définie en fonction d’exigences de formation, de certification et des grands domaines de compétences présentés au tableau 2.

Tableau 1

Attributs de la pratique infirmière avancée

Attributs de la pratique infirmière avancée
Source : Hamric et al., 2009 ; AIIC, 2002

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Tableau 2

Les compétences centrales de la pratique infirmière avancée

Les compétences centrales de la pratique infirmière avancée
Source : Hamric, Hanson, Tracy et O’Grady, 2014

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Selon l’American Association of Colleges of Nursing (2006), le fait d’exercer ou non auprès de la clientèle permet de distinguer deux catégories de rôle infirmier, soit l’une centrée essentiellement sur les soins directs à la clientèle et l’autre centrée sur le développement de la pratique des infirmières et sur l’organisation des soins. Alors que le premier rôle concerne la pratique d’infirmière praticienne ou de clinicienne spécialisée, le deuxième rôle se compare au rôle exercé actuellement au Québec par des infirmières dans une fonction de cadre-conseil.

Au Québec, le premier rôle de PIA est apparu dans les années 1970, celui d’infirmière clinicienne spécialisée (ICS) en réponse à une augmentation de la complexité des soins. Ce sont les premières infirmières à s’être dotées d’une formation universitaire spécialisée de deuxième cycle en sciences infirmières. Actuellement, selon les dernières données statistiques de l’OIIQ (2014), vingt-huit d’entre elles occupent des fonctions d’infirmières cadres-conseils. Ces dernières font preuve d’un fort leadership clinique en tant que modèle de rôle et de soutien pour le développement de la pratique infirmière. Leurs forces se situent sur le plan de la qualité et de la sécurité des soins par le transfert des connaissances et l’implantation d’interventions basées sur des données probantes (DiCenso et Bryand-Lukosius, 2010).

Même si le développement de la PIA-SM tarde à se concrétiser, il semble que de plus en plus de conditions se mettent actuellement en place pour en faciliter l’implantation, notamment après l’adoption de la Loi modifiant le Code des professions et d’autres dispositions législatives dans le domaine de la santé mentale et des relations humaines, permettant d’habiliter des infirmières à évaluer les troubles mentaux. En effet, ce contexte a permis à l’OIIQ (2012) de réglementer le contenu de la formation d’un programme de deuxième cycle en sciences infirmières et l’expérience clinique en soins infirmiers psychiatriques requise pour être habilité à évaluer les troubles mentaux. C’est également ce contexte qui a mené l’OIIQ à déposer un argumentaire répondant aux critères de l’Office des professions en vue de créer une spécialité infirmière en santé mentale et psychiatrie, étape essentielle au développement de la PIA-SM. Considérant les besoins des médecins généralistes en première ligne en matière de suivi des clientèles souffrant de troubles mentaux, on estime que l’intégration de 1200 infirmières en PIA-SM permettrait de répondre aux besoins de la population. Ce rapport souligne également le fait qu’il y a déjà plus de 70 infirmières qui détiennent une formation aux études supérieures et qui exercent dans divers lieux de pratique, notamment au sein d’équipes de première ligne en santé mentale, dans des fonctions d’évaluation-liaison ou de psychothérapeute. Ainsi, par leur expérience ou leur formation, ces infirmières utilisent des compétences associées à la PIA sans toutefois être reconnues à ce titre.

Fort de ces avancées et recommandations, le réseau de l’Université du Québec (UQ) a démarré en 2011 un programme de maîtrise en sciences infirmières avec concentration en santé mentale et soins psychiatriques. Le programme s’appuie, entre autres, sur l’énoncé des rôles et compétences issu des travaux du groupe d’experts en santé mentale et relations humaines de l’Office des professions (OPQ, 2005) et sur les recommandations de l’OIIQ (2012). De plus, il assure une forte cohérence entre ses objectifs et les tendances actuelles en matière de soins et services en santé mentale.

Le fait que le programme soit offert en réseau par cinq constituantes de l’Université du Québec permet de rejoindre les infirmières des quatre coins du Québec. Il comprend 495 heures de formation théorique et 540 heures de stage supervisées (www.uqar.ca/programmes/description/3565/). La formation théorique vise le développement d’une pratique basée sur une position épistémologique issue de la discipline infirmière et sur l’utilisation des données probantes. Elle vise l’acquisition de connaissances approfondies en psychopathologie et en psychopharmacologie, ainsi que des habiletés cliniques relatives à l’évaluation des troubles mentaux, incluant l’utilisation judicieuse d’outils de mesure. Elle porte également sur les soins et interventions thérapeutiques à prodiguer aux personnes atteintes de troubles mentaux et à leurs proches. Les stages supervisés préparent l’infirmière à établir une alliance thérapeutique et un partenariat solide avec la personne et ses proches, et à mettre en pratique de nouvelles compétences découlant de la formation théorique. L’offre de services de ces infirmières devrait s’inscrire en des lieux où elles pourraient améliorer l’accessibilité, la continuité et la qualité des services, notamment en première ligne, dans des fonctions d’évaluation-liaison, dans la coordination et le suivi, incluant la prestation d’interventions appuyées sur des données probantes. Elles sont également appelées à jouer un rôle de soutien à la pratique des infirmières généralistes et détiennent les compétences requises pour mettre en place diverses initiatives répondant aux besoins d’accessibilité, de continuité et de qualité de service en santé mentale.

Ce programme de formation a suscité de l’intérêt puisque 70 infirmières s’y sont inscrites et 8 d’entre elles terminaient leur programme en avril 2014. Déjà, plusieurs témoignages indiquent que ces dernières se considèrent comme mieux outillées pour répondre aux besoins complexes de leurs clients. Par contre, leur préoccupation concerne la place qu’elles occuperont dans le système de la santé compte tenu de l’incertitude actuelle entourant la reconnaissance de leur fonction et de leur statut éventuel de spécialiste en santé mentale. Ainsi, même si plusieurs conditions sont réunies et que la voie est bien tracée pour le développement de la PIA-SM au Québec, il demeure de nombreux enjeux non résolus qu’il importe de souligner.

4. Des stratégies à mettre en place pour optimiser le rôle de l’infirmière en santé mentale

Ce bilan critique soutient sans équivoque le fait que les infirmières sont fortement interpellées par les défis que pose une meilleure réponse aux besoins de santé mentale de la population. Une meilleure utilisation de leurs compétences, le rehaussement de la formation et le développement des rôles de PIA font partie des solutions valables aux difficultés grandissantes du système de santé à répondre adéquatement aux besoins de santé mentale de la population. Pourtant, il semble que divers enjeux sociopolitiques font encore obstacle au développement de la pratique infirmière en santé mentale au Québec. Ceux-ci concernent, entre autres, le partage du pouvoir, la clarification des rôles et responsabilités des infirmières spécialisées, et les modèles de collaboration à développer avec les membres de l’équipe de soins, plus précisément avec les médecins généralistes et les psychiatres.

Il est donc urgent que les décideurs concernés se rallient pour se doter d’un plan stratégique visant à orienter le développement d’une PIA-SM correspondant aux standards contemporains mis de l’avant dans plusieurs pays. Ce plan devrait porter en priorité sur le type de pratique avancée à instaurer afin de circonscrire le champ d’activité et optimiser l’utilisation des compétences de ces infirmières en lien avec les besoins de la population à combler. Seraient également à préciser les mécanismes d’intégration et d’évaluation liés à l’implantation de ces nouveaux rôles dans le système de santé.

En s’inspirant des nombreux écrits déjà existants, ce plan devrait produire un énoncé précis, distinguant clairement la contribution des infirmières généralistes de celles des infirmières spécialisées en santé mentale, et leur complémentarité dans les équipes de soins. Cet exercice permettrait aux autres professionnels de la santé, aux gestionnaires et à la population en général de concevoir aisément ce que font les infirmières, ce qu’elles ne font pas, et ce que l’on peut attendre de leur offre de services.

Nous ne pourrions trop insister sur l’importance de soutenir financièrement et de planifier la formation d’une masse critique d’infirmières formées à la maîtrise, conduisant à une PIA-SM. Le programme actuellement dispensé en réseau par l’UQ est un début prometteur. Toutefois, il s’avère urgent d’accroître l’accès à un tel programme dans toutes les régions du Québec, y compris dans les régions éloignées, par l’utilisation accrue des nouvelles technologies de l’information et des communications.

L’attrait pour cette formation et la persévérance des étudiantes inscrites sont tributaires des possibilités d’exercer une pratique clinique correspondant au niveau de connaissances et de compétences acquises ainsi que de la reconnaissance du rôle auquel elles se préparent. Ainsi, l’intégration d’une PIA-SM au Québec demeure un enjeu crucial pour lequel la volonté ministérielle s’avère déterminante et lance un défi majeur à tous les partenaires politiques et professionnels concernés. Cet enjeu est capital pour que ces infirmières puissent consolider leur identité professionnelle, qu’une culture de collaboration entre elles et les autres membres de l’équipe puisse se développer et, qu’ultimement, elles puissent avoir un impact significatif sur la santé de la population.

Cette démarche de planification ne saurait être complète sans études évaluatives menées en collaboration avec les chercheurs, les cliniciens et les décideurs. S’inspirant des approches méthodologiques des projets déjà présentés précédemment, ces études devraient permettre de décrire les activités des infirmières spécialisées et de faire le point sur les facteurs de succès ou les obstacles à l’implantation de ce rôle. L’évaluation des retombées pouvant être associées à l’implantation de la PIA devrait se faire à partir de divers indicateurs en lien avec la nature du service offert par l’infirmière comme la connaissance de la maladie, l’adhésion à la médication, les comportements de santé, l’amélioration de la santé, de la qualité de vie et l’utilisation des services.

Enfin, compte tenu de la présence d’un grand nombre d’infirmières dans les différents milieux de soins, le rehaussement de la formation en santé mentale doit se poursuivre tant sur le plan des contenus théoriques que sur celui des activités éducatives qui transmettent la conception de soins axés autant sur la santé mentale que physique, une valeur au coeur de la discipline. Il importe également d’établir des stratégies gagnantes pour attirer les étudiantes vers le domaine de la santé mentale afin qu’elles s’approprient pleinement leur champ de pratique et développent leur expertise clinique par une supervision stimulante.

L’état de la situation, présenté dans cet article, démontre sans équivoque l’urgence de passer à l’action pour mieux soutenir et investir dans la formation des infirmières en santé mentale. Il devient tout aussi impératif d’introduire la PIA dans le domaine de la santé mentale, tout comme cela a été le cas dans plusieurs pays et dans divers secteurs de la santé au Québec. Ceci dit, la prise en compte de l’implantation de ce rôle dans le futur plan d’action en santé mentale 2014-2020 (MSSS, 2013) apparaît maintenant un incontournable.