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Plusieurs réseaux publics locaux[1] de services de santé mentale brésiliens ont en commun de miser sur la participation d’une pluralité d’acteurs[2] (gestionnaires, travailleurs, personnes utilisatrices) à des espaces collectifs d’analyse et de cogestion dans le but d’assurer une meilleure efficacité et une plus grande démocratisation des rapports sociaux. Il s’agit d’ouvrir un espace-temps concret destiné à la communication, à l’élaboration et à la prise de décision afin de produire des services de santé mentale (Campos, 2005 : 147). Ces dispositifs à visée démocratique demeurent les scènes d’une montée en puissance de discours et de pratiques qui mettent de l’avant la prise de parole et l’inclusion du point de vue des personnes ayant une expérience de la maladie mentale à l’organisation des services.

Il est proposé ici de rendre compte de certains résultats d’une recherche ayant pour objectif de comprendre si, du point de vue des acteurs impliqués, les espaces collectifs d’organisation des services de santé mentale participent à la démocratisation des rapports sociaux, c’est-à-dire à la construction des capacités individuelles et collectives de débat, de décision et d’action publique. Les activités de recherche se concentrent autour d’une étude de cas dans un centre d’attention psychosociale (CAPS) accueillant des personnes vivant avec des troubles psychiques graves. Le présent article se concentre sur les données issues de l’observation du dispositif institué au sein du CAPS nommé « assemblée des usagers » ainsi que sur les entretiens réalisés auprès de 15 personnes utilisatrices participant de près ou de loin à ce dispositif. Les résultats mettent en lumière comment des espaces collectifs ouverts tels que l’assemblée des usagers et l’espace de convivencia[3] participent à l’émergence d’une pair-aidance informelle fondée sur l’affect et l’affirmation politique.

Après avoir mis en contexte la problématique et fait un survol de la documentation associée, nous présentons la méthodologie de recherche utilisée ainsi que les principaux résultats qui sont discutés en conclusion.

La participation des personnes utilisatrices comme un enjeu de démocratisation au Brésil

Rares sont aujourd’hui les établissements publics de santé mentale qui ne prétendent pas être démocratiques dans leur mode d’organisation des services. Ce souci démocratique se traduit notamment par la création de dispositifs mettant de l’avant la participation des personnes utilisatrices à l’organisation des services offerts. De tels dispositifs ont en commun de créer un espace institué par lequel un petit groupe de personnes impliquées dans un même contexte organisationnel se rencontrent en face à face afin de délibérer, de prendre des décisions, de planifier, d’organiser et d’offrir des services de santé mentale. Il s’agit d’impliquer les gestionnaires, les travailleurs au côté de personnes utilisatrices et de leurs familles dans un processus de délibération, c’est-à-dire dans un processus de confrontation des points de vue afin de trancher sur des sujets par l’adoption de décisions concernant les services et leur organisation (Sorensen, 2002). Un tel virage ouvre sur la question de la construction des capacités individuelles et collectives de débat et d’action, celle de la démocratisation (Davezie, 2004).

En santé mentale, un plus grand défi est posé aux individus impliqués dans la construction collective de capacités d’analyse, de débat et de prise en charge des services et de leur organisation. En effet, la délibération est liée à la reconnaissance de l’expérience et des émotions des personnes utilisatrices par les autres participants comme un autre type de « définition de la rationalité » que celle de la rationalité délibérative classique (Rawls, 1993 ; Habermas, 1987), et tout aussi susceptible de transformer les services et de contribuer à l’amélioration du bien-être des personnes.

Par la vitalité du mouvement de la réforme sanitaire et du mouvement de la réforme psychiatrique ou anti-asilaire, les services de troisième ligne des réseaux municipaux de santé mentale brésiliens constituent des milieux particulièrement fertiles en termes de discours et d’innovations participatives (Amarante, 2001 ; Silva Paim, 2008). À ce sujet, la ville de Campinas dans l’État de São Paulo fait lieu de référence nationale[4] par son nombre élevé de CAPS – le plus élevé au pays – et de par le dynamisme politique des citoyens dans la gestion des services publics de santé (Campos et Dometti, 2007 ; Carmen, 2007 ; Onocko et al., 2009 ; Trapé, 2010).

Avec la création de la loi nº 10.216 (aussi nommée la loi de la Réforme psychiatrique) établie en 2001, le ministère de la Santé du pays tend à remplacer l’ancien modèle « hospitalocentrique », considéré comme discriminatoire et aliénant, par de nouvelles formes locales d’organisation des services de santé mentale tels que les centres d’attention psychosociale (CAPS) offrant des services de troisième ligne dans la communauté. Il existe aujourd’hui cinq types de CAPS : les CAPS spécialisés en alcoolisme et en toxicomanie, les CAPS pour enfants ainsi que les CAPS I, II et III pour les autres personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale graves. Les CAPS I et II constituent des centres de jour alors que les CAPS III offrent des services 24 heures ainsi que de l’hébergement de courte durée.

Plusieurs dispositifs de délibération[5] impliquant des personnes utilisatrices ont été créés au sein des CAPS tels que l’assemblée des usagers. Selon le ministère de la Santé (2004 : 17) : « L’assemblée est (…) une activité, de préférence hebdomadaire, qui réunit des professionnels, des usagers, les membres de leurs familles et d’autres invités qui, ensemble, discutent, évaluent et proposent des suivis pour le service. Ils y discutent des problèmes et des suggestions sur le milieu de vie, sur les activités et sur l’organisation du CAPS, en plus de contribuer à améliorer les interventions offertes[6]. » Les recherches qui se sont intéressées à un tel dispositif délibératif révèlent que les échanges entre les personnes utilisatrices sont la plupart du temps médiatisés par les besoins et les intérêts de l’organisation (Costa et Paulon, 2012 ; Cunha et al., 2009). Le cadre délibératif de l’assemblée renvoie constamment les personnes utilisatrices à l’identité d’ « usager » ; celle-ci fondant d’ailleurs le maintien et la survie d’un tel dispositif. Par-delà ou malgré cette médiation, voire cette récupération organisationnelle, y a-t-il des échanges significatifs qui se créent entre les personnes utilisatrices du point de vue de celles-ci ? Si oui, qu’est-ce qui caractérise de tels échanges ?

Des échanges entre pairs au coeur de processus de démocratisation : un survol théorique

Il est proposé de penser l’assemblée des usagers comme un espace où des processus de démocratisation sont en cours. Nous nous concentrons sur un aspect de ce processus portant sur les échanges qui ont lieu entre les personnes à partir et par-delà ce dispositif délibératif institué.

Dans la documentation scientifique portant sur la participation des destinataires de services de santé mentale, le lien social est souvent conçu comme un rapport de soutien à la personne ; un tel lien constituant un levier essentiel à son rétablissement. Suivant cette logique, la personne échange avec d’autres, crée des liens et développe son « réseau social » quand elle réussit à maintenir des relations assez solides pour lui permettre de s’y référer dans des moments difficiles. Pour faciliter la création de ce « soutien horizontal », un ensemble de dispositifs participatifs sont mis à l’oeuvre tels que les programmes de pair-aidance. Ces pratiques ont en commun de miser sur un partage unilatéral de l’expérience de soins d’un pair-aidant vers une autre en train de vivre une expérience semblable (Beetlestone et al., 2011). Ainsi, qu’ils soient issus du réseau personnel ou d’un programme de pair-aidance institué, les échanges participants au rétablissement sont souvent conçus comme des rapports unidirectionnels allant vers la personne dans le besoin.

La notion de transversalité permet de relever un autre aspect des échanges contribuant au rétablissement : « La transversalité (…) tend à se réaliser lorsqu’une communication maximale s’effectue entre les différents niveaux, et surtout dans les différents sens » (Guattari dans Ardoino, 1994 : 123). L’« échange transversal » réfère aussi aux moments intenses vécus à l’intérieur d’une rencontre ; aux moments producteurs d’affects et d’engagements partagés. Cette intensité partagée trace des lignes de solidarité possible entre les sujets impliqués qui peuvent avoir une incidence sur leur rétablissement. Plus précisément, l’échange transversal émerge et devient possible à partir d’une ouverture « éthique » (échanger = observer les différences émergentes et affirmer le devenir continu de la production de subjectivité à partir de ces différences), « politique » (échanger = s’inscrire dans une lutte contre les forces obstruant ou capturant la production de subjectivité) et « esthétique » (échanger = créer à partir des affections partagées) (Baremblitt, 2003 ; Guattari et Rolnik, 2005 ; Lancetti, 2008 ; Merhy, 2002 ; Passos et al., 2010 ; Ruelland, 2013 ; Saidon, 2002).

Des recherches consultées à ce séjour, il ressort que si dans les espaces collectifs de la lutte antiasilaire au Brésil de tels processus sont évidents, dans le cadre de dispositifs institués tels que l’assemblée des usagers, ils sont rarement pris en compte. Il s’agit de relever si de tels échanges transversaux se créent entre les personnes utilisatrices dans et par-delà le dispositif de l’assemblée, et comment. Une attention particulière est portée au point de vue des personnes utilisatrices impliquées et au rapport entre ces personnes et les espaces collectifs du CAPS-III à l’étude.

Démarche méthodologique

La recherche sur laquelle se fonde cette réflexion repose sur une ethnographie organisationnelle (Ybema et al., 2009) de huit mois réalisée à Campinas en 2012. Ces activités se concentrent autour d’une étude de cas dans un CAPS-III de cette ville. L’étude se concentre sur 17 dispositifs de délibération[7] participant à l’organisation des services de santé mentale du CAPS-III Tipè[8].

Cet échantillon a été construit à partir d’une technique d’échantillonnage non probabiliste « boule de neige » et en fonction de critères de sélection spécifiques. Pour consolider la validité interne de l’étude de cas, trois techniques de collecte de données ont été appliquées : l’observation en situation (1120 heures) de dispositifs délibératifs institués (17) impliqués dans l’organisation des services du CAPS-III à l’étude, l’analyse de documents et l’entretien individuel (47) auprès de personnes utilisatrices, de gestionnaires et de travailleurs. Une telle méthodologie qualitative permet de construire une compréhension du rapport entre les dispositifs délibératifs institués et les actes agissant sur les inégalités sociales de pouvoir. Dans le cadre de cet article, notre attention porte uniquement sur le dispositif de l’assemblée des usagers. Les données présentées ont été recueillies au cours de l’observation de 25 rencontres de cette assemblée ainsi qu’au cours des entretiens réalisés avec 15 personnes utilisatrices participantes.

L’assemblée des usagers du CAPS Tipè

Une assemblée compte en moyenne une dizaine de personnes utilisatrices, entre un et cinq professionnels dont un responsable de l’animation et un autre de la prise de notes. S’y joignent aussi souvent le coordinateur du CAPS ainsi qu’une préposée à l’entretien. Les assemblées ont lieu tous les lundis de 11 h à 12 h. Celles-ci commencent la plupart du temps à l’heure prévue. Il y a une grande tolérance relativement à l’arrivée tardive des membres. Tous sont aussi libres de circuler à travers le cercle formé par les différents participants assis. Les participants quittent le cercle quand ils le souhaitent. Des personnes utilisatrices circulent souvent de l’assemblée à l’espace de convivencia – nom donné à une salle située à l’avant du CAPS en face de la porte d’entrée.

Dans l’espace de convivencia, se croisent plusieurs personnes utilisatrices dont le nombre varie en fonction des jours de la semaine et des moments de la journée. Il y a celles qui attendent un rendez-vous clinique, la réception d’un médicament, le dîner ou l’une ou l’autre des activités du CAPS. Il y a aussi celles qui sont là pour passer le temps. Ces dernières sont généralement soit hébergées dans le logement supervisé[9] ou occupent l’un des sept lits du CAPS pour une période déterminée. Il y a finalement celles qui arrivent en crise pour la toute première fois[10]. Toutes ces personnes se croisent et échangent entre elles dans l’espace de convivencia et dans l’assemblée des usagers. Qu’est-ce qui caractérise ces échanges ?

Des échanges entre pairs menant à la complicité et à l’amitié

Maintes réactions enthousiastes de la part d’un pair à l’arrivée d’un autre ont été observées. Ces réactions peuvent prendre des formes expressives et non verbales telles qu’un large sourire, le fait de se ruer vers le pair pour l’embrasser chaleureusement à son arrivée. Elles peuvent aussi prendre des formes verbales : « Je suis vraiment contente de te voir aujourd’hui Ivone. » De nombreux échanges complices et de nombreuses confidences fondés sur la confiance ont aussi été relevés. Les thèmes de ces échanges touchent différentes facettes de la vie des personnes, des plus banales aux plus intimes, telles que la médication, l’alimentation, la politique, la famille, la sexualité. De ces échanges chaleureux et complices naissent parfois des relations d’amitié et même des relations amoureuses. Ces relations significatives se créent la plupart du temps entre des pairs qui participent activement au CAPS. Jeremi[11] nous explique à ce sujet :

Je crois que c’est comme cela au CAPS : l’un fait des choses qu’il finit par aimer et l’autre voit ce qu’il a fait. Ça attire beaucoup l’attention. Il y a un atelier, on se lie d’amitié. Des fois, la personne ne connaît même pas ce patient, elle va dans l’atelier et se lie d’amitié avec elle. Elle arrive au CAPS, elle est là toute timide, et alors elle rencontre cet ami qui a participé à l’atelier et discute avec lui, le rencontre dans la rue et discute avec lui, alors ça attire beaucoup. Il y a des personnes que je n’avais jamais vues, j’ai participé à un atelier avec elles et alors je suis là en avant [dans l’espace de convivencia] en train de discuter avec elles, je les rencontre dans la rue je suis en train de discuter avec elles, alors c’est autant ici, en dedans, que là, à l’extérieur. D’autres fois, je les motive aussi. L’un motive l’autre. Parce qu’un va à une place faire quelque chose et ne veut rien savoir de le faire, mais il voit l’autre faire et il y va, il le fait aussi. Alors, c’est là, ça amène ! (…) À plusieurs reprises, je vois la personne qui est tellement bien, tellement bien ici dans cet atelier que je commence à me sentir bien à mon tour. Alors, je finis par aimer voir le bien-être de mon collègue, de mon ami, de mon frère, alors j’aime tout. C’est un social très bon[12].

Jeremi

Le fait de voir son collègue ou son ami heureux de participer à telle ou telle activité du CAPS compte pour beaucoup. Les liens créés entre pairs donnent envie d’être là, tout simplement. Plus la personne s’implique, plus elle en rencontre d’autres et plus elle a d’occasions de croiser des gens qu’elle reconnaît comme des amis avec lesquels discuter au sein du CAPS et dans son quartier.

Federico et Jaïr éclairent cependant certaines limites aux liens d’amitié qui se créent au CAPS :

J’ai participé à plusieurs choses, des séjours, je suis allé à la plage…Ici au CAPS, j’ai eu beaucoup de plaisir. J’avais des amis ici, on se divertissait. Il y avait le ping-pong, j’ai eu beaucoup de plaisir, des amitiés, principalement avec Sebastiano, Gerardo, Henrique. J’ai eu beaucoup d’amitié avec eux et après, ça s’est dispersé[13].

Federico

Je m’entends bien avec Roberto, c’est un ami, nous avons déjà participé du jardinage ensemble, je m’entends bien avec lui, mais je n’ai jamais discuté de religions, de toutes ces choses[14].

Jaïr

Ces limites semblent se situer sur le plan de la permanence des liens et de la profondeur des thèmes abordés dans les échanges entre amis.

Des échanges entre pairs menant à l’entraide

Plusieurs personnes utilisatrices de services aident concrètement leurs pairs dans le CAPS et dans la communauté. Ces différentes formes d’appui ne sont pas formellement établies par un programme de pair-aidance. Il s’agit plutôt d’entraide informelle et spontanée entre une personne utilisatrice plus habituée au fonctionnement du CAPS et une personne qui s’y connaît moins. Précision que ces aidants n’ont pas nécessairement vécu la situation de la personne aidée ou bien ils sont en train de la vivre. Julio explique notamment son éthique de l’accueil et de l’urgence envers les autres dans le besoin :

Il y a toujours des demandes pour les professionnels. Des fois, je suis ici pour une consultation et le professionnel dit : « Je ne pourrai pas te recevoir maintenant parce que je dois aller faire une visite [d’une personne utilisatrice à son domicile] » ou encore arrive un nouveau. Je ne peux pas être fâché en rapport à cela. Je suis déjà familier avec tout ici, alors je dois participer à l’accueil de cette personne aussi pour qu’elle se sente la bienvenue, pour qu’elle se sente bien. Je suis toujours en train de penser qu’il est important que la personne soit au courant de ce qu’elle vient faire ici, de ce qu’elle doit faire. Je suis au courant de ce que je ressens ici, de ce que je suis en train de sentir aujourd’hui, alors je souhaite que la personne sente cela aussi. L’autre jour, j’avais un rendez-vous avec le docteur Gilberto. Il me dit : « Je vais devoir m’en aller. » Il est allé faire une visite et est revenu avec un jeune en crise. Je lui ai dit : « Tu peux y aller sans problème ! » Parce que parfois les autres personnes deviennent nerveuses dans de telles situations : « C’est mon horaire ! », ce genre de choses. Pour moi, il n’y a pas de cela. Il y a l’urgence. Je crois que c’est un besoin qui doit être répondu dans l’heure[15].

Julio

Des pairs participent à l’accueil des nouveaux en allant vers eux pour leur souhaiter la bienvenue, pour leur expliquer certaines réalités des services et pour leur donner des conseils afin de mieux s’intégrer au CAPS. Ces échanges ont parfois lieu dans l’assemblée des usagers et surtout dans l’espace de convivencia. Par exemple, un pair se présente à un autre qui vient d’arriver et qui attend dans la convivencia pour son rendez-vous avec une professionnelle. Au cours de leurs échanges, vient se joindre une autre habituée du service ; s’enchaîne une longue discussion sur la médication, les ateliers thérapeutiques, les lits, la nourriture, etc. Dans ce cas, comme dans bien d’autres observés, le temps d’attente pour rencontrer un professionnel potentialise les échanges et l’approfondissement des thèmes de conversations.

D’autres gestes vont plus loin que l’accueil ou le respect des priorités et des urgences en termes d’appui entre pairs. Prenons le cas de Cédric et Maria durant une assemblée d’usagers. Maria, une femme hébergée au CAPS depuis deux jours, est en train de laver des vêtements à côté de la salle où a lieu la rencontre. Elle interrompt à plusieurs reprises l’animateur de l’assemblée pour lui poser des questions au sujet du lavage de ses vêtements. Devant sa non-disponibilité à lui répondre, elle arrête son lavage et va à la bibliothèque de laquelle elle revient avec un paquet de revues. Elle s’assoit sur une chaise du cercle de l’assemblée au côté des autres et commence à feuilleter puis à déchirer des pages de revues. L’animateur tend à continuer la discussion malgré tout. Cédric, une personne suivant un traitement au CAPS toutes les semaines depuis un an et ne participant pas à l’assemblée arrive à son tour dans la salle. Maria l’interpelle tout de suite en lui criant qu’elle veut lui parler. Cédric s’empresse de lui dire de se taire puisque c’est l’assemblée en ce moment. Il enchaîne en précisant qu’ils pourront parler ensemble un peu plus tard. Maria acquiesce, mais précise qu’elle ne veut plus être hébergée au CAPS et qu’elle veut arrêter son traitement au plus tôt. Cédric lui répond qu’il comprend en rappelant qu’ils en discuteront plus tard et il quitte la salle de l’assemblée en allant ranger les vêtements que Maria essayait de laver. Cette dernière arrête alors de déchirer et même de regarder les revues en portant une forme d’attention au déroulement de l’assemblée qui tire à sa fin.

Maria ne participe pas comme tel au déroulement de l’assemblée. Elle rôde autour de celle-ci pour attirer l’attention d’abord de l’animateur. Son opposition à la rencontre est forte et s’exprime par des activités perturbatrices du déroulement, lavage et lecture de revues. Elle se calme et porte attention à ce qui se passe dans cet espace de prise de parole uniquement lorsque Cédric lui permet d’exprimer son mécontentement. En réponse à ses actes et au silence de l’animateur concernant ceux-ci, se reconfigurent les rôles d’« usager » et de professionnel, mais cette fois avec un pair dans le rôle de l’aidant. Cédric se joint à Maria pour créer un espace de pair-aidance implicite en parallèle au cadre délibératif de l’assemblée.

Pour Cédric, c’est aussi l’envie de prendre soin des gens du CAPS qui le pousse à aider. Il nous confie que d’aider les autres lui permet de donner un sens à sa vie qui n’en a plus beaucoup à l’extérieur du CAPS. Il précise à ce sujet qu’il ne peut plus travailler et qu’il aime mieux les personnes d’ici que sa propre famille. Au cours des semaines, j’observe souvent Cédric debout dans la cafétéria au moment où une vingtaine de personnes utilisatrices mangent leur repas. Il passe d’une table à l’autre et échange avec elles sur le fonctionnement du CAPS, sur la crise, sur la politique, etc. Au dire des personnes avec lesquelles il échange lors des repas, les paroles et les gestes de Cédric sont appréciés, voire aidants pour leur parcours au CAPS.

De telles situations entre un pair nouvellement arrivé au CAPS et un autre plus habitué sont légion au cours de l’assemblée et dans l’espace de convivencia. Elles révèlent comment la circulation de personnes à différents moments de leur parcours institutionnel dans une pluralité d’espaces ouverts potentialise l’émergence d’une pair-aidance informelle. Celle-ci naît la plupart du temps de l’observation de situations qui révèlent les besoins d’une personne pour qui l’aidant se sent à même de faire une différence.

Toutefois, côtoyer des gens au lendemain d’une crise ou qui ont des gestes et des paroles débordant du cadre institué ne fait pas que susciter de l’entraide chez d’autres personnes utilisatrices :

J’aimais cela ici quand je faisais des activités. Maintenant, de rester longtemps dans la convivencia ou d’aller à l’assemblée me perturbe. Ça me perturbe parce que des fois il arrive des personnes avec des symptômes pires que les miens. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas de préjugés, peut-être que j’en ai aussi, peut-être que non. Je dois en avoir parce que parfois cela m’affecte et me rend triste et je crois que c’est une chose qui est répandue dans la société en général. Je ne sais pas si je suis en train de devenir folle. Je suis déjà folle. Venir ici m’amène à croire que c’est généralisé. Parfois ça me nuit de venir ici surtout si je viens tous les jours dîner. Et maintenant, je viens chaque15 jours, j’ai choisi ce projet-là[16].

Fernanda

L’ouverture d’espaces collectifs aux paroles et aux gestes débordant du cadre institué suscite non seulement de l’entraide, mais aussi éloigne et perturbe des personnes utilisatrices en influençant leur démarche de rétablissement au CAPS, voire leur vision de la folie dans la société.

Discussion et conclusion

Les résultats présentés mettent en lumière comment des échanges entre pairs, émergeant dans certains espaces collectifs du CAPS Tipè, mènent à la complicité, à l’amitié et à l’entraide. Ces différents échanges sont des agencements singuliers d’affects, de paroles et d’actes entre des personnes se reconnaissant comme pairs, comme collègues et même comme amis. Ces échanges produisent ainsi, d’une manière ou d’une autre, de la subjectivité partagée. Difficile cependant d’établir si ces échanges demeurent « transversaux » tout comme ceux observés dans les analyses des échanges entres pairs dans diverses organisations de services de santé mentale d’Amérique latine, et comment (Baremblitt, 2003 ; Guattari, 2012 ; Guattari et Rolnik, 2005 ; Lancetti, 2008 ; Merhy, 2002 ; Passos et al., 2010 ; Saidon, 2008). Ce cadre conceptuel permet toutefois de porter une attention particulière à ce qui est porteur d’affects et d’affirmations critiques, voire politiques, entre les pairs.

Agamben (2005) s’inspire d’Aristote pour relever le rapport entre affect et politique au coeur du lien d’amitié. Pour Aristote, ce lien est l’instance d’un con-sentir (synaisthanesthai) ; l’existence de l’ami dans le sentiment de sa propre existence. En ce sens, l’amitié, c’est l’« avoir part au même ». Et la communauté serait fondée sur cette part au même ou plutôt ce vivre-ensemble qui n’est pas défini par la participation à une substance commune, mais par un partage purement existentiel, et pour ainsi dire sans objet : l’amitié comme consentement au pur fait d’exister. Les amis ne partagent pas quelque chose, ils sont toujours déjà partagés par l’expérience de l’amitié. L’amitié est le partage qui précède tout autre partage. (…) Et c’est ce con-sentement original qui constitue la politique » (Agamben, 2005 : 40).

Une telle conception du lien entre affect et politique rapproche d’une compréhension du processus de démocratisation en cours, c’est-à-dire d’un « (…) mode de subjectivation qui permet de modifier le terrain sur lequel le jeu des parties se tient » (Rancière, 1995 : 59). Le « terrain » réfère, par exemple, au cadre institutionnalisé de l’assemblée des usagers alors que le « mode de subjectivation qui permet de modifier ce terrain » réfère au processus de démocratisation. Comment le « terrain » agit-il sur le processus de démocratisation en cours, c’est-à-dire sur la production de subjectivation au coeur des échanges observés ? Il s’agit de comprendre, en suivant Blondiaux (2008), quelle ouverture l’assemblée a relativement aux attitudes, aux discours qui ne respectent pas les « règles du jeu » et qui, le plus souvent, proviennent de personnes utilisatrices qui disent les choses autrement que dans les formes attendues par la délibération.

Un processus de démocratisation impliquant des personnes atteintes de troubles psychiques graves dans un contexte organisationnel comme celui du CAPS Tipè se traduit d’abord par la reconnaissance de l’expérience et des émotions comme un autre type d’argumentation critique, et tout aussi susceptible de transformer le cadre institué des services. Cette reconnaissance passe ensuite par l’ouverture de la délibération aux échanges transversaux propres à cette population, au-delà de la seule perspective de pair-aidant. En ce sens, la singularité de la démarche démocratique du CAPS Tipè repose sur l’espace accordé aux paroles et aux gestes qui n’ont pas d’emblée de lien avec le thème discuté dans l’assemblée des usagers. De telles paroles et de tels gestes hors des « règles du jeu » de la délibération circulent librement dans la plupart des espaces collectifs observés. Une telle ouverture démocratique passe certes par un style d’animation non directif et par un cadre délibératif peu formalisé, mais aussi par un certain lâcher-prise relativement au contrôle et à l’efficacité des processus de prise de décision de la part de tous les participants impliqués. Un tel lâcher-prise ne se fait pas sans tension puisque de tels processus demeurent essentiels au fonctionnement de l’organisation des services et aux parcours de rétablissement des personnes utilisatrices.

Force est de constater qu’en santé mentale, il ne suffit pas d’implanter des dispositifs de délibération dans l’organisation des services pour convenir de son caractère démocratique. Il faut aussi que le cadre de ces dispositifs, tout comme les participants impliqués, s’ouvre aux paroles, aux gestes et aux échanges entre pairs qui ne cadrent pas avec le processus de délibération. In fine, ce n’est pas tant le dispositif institué de l’assemblée des usagers, mais plutôt la circulation de pairs à différents moments de leurs parcours institutionnels dans différents espaces ouverts qui potentialise l’émergence d’échanges au coeur d’un processus de démocratisation en cours. Un tel constat révèle d’une part l’importance de faire circuler et de faire se côtoyer des pairs à des moments différents de leur démarche de rétablissement[17]. Il révèle d’autre part comment la circulation de pairs différents tend à potentialiser la complicité, l’entraide et l’amitié (Agamben, 2005) à partir du moment où elle se déploie dans une pluralité d’espaces collectifs ouverts ; c’est-à-dire des espaces où il y a de la place pour la spontanéité et pour l’expression d’affects et d’affirmations politiques.