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– On ne le sait pas quand est-ce qu’elle va revenir ta mère, mais… on ne le sait pas.

Ce fut à peu près dans ces termes que l’on m’apprit, vers l’âge de 10 ou 11 ans, que ma mère venait d’être hospitalisée à Québec. Or, nous habitions à Rimouski, à trois heures de route plus à l’est. De plus, mon père était médecin spécialiste à l’hôpital de Rimouski. Alors, pourquoi avoir envoyé ma mère à Québec ? C’était parce qu’il n’y avait aucun espoir de la voir revenir à la maison dans un avenir moyennement prévisible. En tout cas, de l’espoir, le système de santé mentale de l’époque n’en avait pas trop-trop, ni pour ma mère, ni pour mon père, ni pour les trois enfants qu’ils avaient eus ensemble et dont j’étais l’aîné.

– Si jamais elle revient, de toute façon elle ne sera plus la mère que tu as connue.

Et en effet, un an et demi plus tard, ma mère était revenue, et elle avait beaucoup changé. Elle avait tellement changé qu’en fait, il y avait maintenant quelqu’un dans la maison qui ressemblait assez vaguement à la mère que j’avais connue, soit à l’une des plus belles femmes du monde – selon mon père.

Il y a eu plusieurs cycles d’hospitalisation et de retour à la maison, pour des séjours de durée variable mais qui se comptaient en mois, en années, et s’étalaient sur plus d’une décennie. Je me souviens que l’un de ces séjours avait été à l’Hôpital de Mont-Joli. Or, dans l’imaginaire collectif, en tout cas dans le mien, l’Hôpital de Mont-Joli n’était pas vraiment un hôpital mais un asile pour déficients intellectuels. Ce n’était peut-être pas le cas, mais c’est ce que je pensais à l’époque. Un asile d’aliénés…

C’est sûr que ta mère te manque et que tu voudrais pouvoir la réconforter dans ce malheur dont personne n’avait osé t’expliquer la nature. Aller passer un après-midi à l’asile n’était cependant pas l’activité préférée des jeunes de mon âge. Cela devait paraître que je n’avais pas vraiment envie d’être là, mais mon père avait insisté. Ma mère avait besoin de voir ses enfants et de se sentir mère, mais en entrant dans cette chambre lugubre, si peu éclairée, la relative bonne humeur qui m’habitait jusque-là s’était transformée en stupeur. J’étais resté bouche bée en la voyant alitée et ne savais pas quoi lui dire. Tandis que mon rôle à ce moment-là aurait consisté à égayer l’atmosphère, je ne parvenais tout simplement pas à faire autre chose que de désespérer de repartir au plus tôt. Comme pour accélérer les choses en ce sens, j’ai soigneusement évité de m’engager dans une conversation et je suis resté aussi coi que possible. Puis ma mère m’a tendu l’une de ces cartes qu’on lui avait fait faire en guise de passe-temps. Elle était décorée de petits coeurs et il y avait des mots tendres dans la carte. Ces mots n’ont toutefois pas eu l’effet espéré parce qu’ils étaient intégrés dans un bricolage encore plus enfantin que ceux que je pouvais faire moi-même. Ma mère avait toujours eu un jugement aigu pour le bon goût. On venait de loin pour la consulter, par exemple sur l’art de recevoir ou sur l’art en général, et maintenant on lui faisait dessiner n’importe quoi. Je n’y comprenais rien parce que les rôles étaient ici inversés. Normalement, c’est en effet l’enfant qui montre son dessin à ses parents pour se faire dire :

– Il est don’ beau ton dessin !

Je ne parvenais pas du tout à jouer le jeu et à feindre que je trouvais ça « don’ beau ». Bien au contraire : ça m’écoeurait. C’était du dégoût qui me remontait au coeur pour un système qui infantilisait et qui traitait des majeurs en mineurs. Ça devait se voir dans mon visage. Malgré tous mes efforts et les bonnes et importantes raisons que mon père nous donnait pour aller visiter ma mère et passer au moins une petite heure de bon temps avec elle, je n’y parvenais pas. J’étais révolté par en dedans. Ma mère, qui ne nous voyait pas vraiment grandir au quotidien, avait besoin de voir et entendre ses enfants rire et lui sourire, mais j’avais envie de frapper les murs de l’asile, plus que d’exprimer ou de recevoir de la tendresse.

– Qu’est-ce que vous allez vouloir manger ce soir, ma p’tite madame ?

Heureusement que mon père avait lui-même réagi parce que je m’apprêtais à sauter à la gorge de la préposée qui venait, en ces termes, de s’adresser à ma mère. Il n’y jamais eu pour mon père ni de « p’tite madame » ni de « p’tit monsieur » dans son cabinet, seulement des patients qui commandaient son respect le plus intégral.

– C’est vous qui l’avez faite tripler de poids et c’est toé qui parles à mère comme d’une p’tite madame ! ?

Comment revenir ensuite à une conversation paisible ? C’était au-dessus de mes forces, de sorte que tout ce que voyait ma mère dans mes yeux furieux, c’était la volonté de partir au plus calice. Et ça la faisait pleurer. Je faisais pleurer ma mère. Et ça me faisait pleurer, de rage ! Et mon père là-dedans ?

Mon père était chef du département d’otorhinolaryngologie à l’Hôpital de Rimouski. J’aimais ça dire ce mot à l’école, otorhinolaryngologie, lorsqu’on nous demandait le métier de notre père – on demandait moins dans ce temps-là le métier de la mère. Tant de vocabulaire en un seul mot ! Mon père provenait d’une famille de bûcherons et il en avait le physique. Rien, mais vraiment rien ne le prédestinait à la médecine (moi non plus d’ailleurs, n’eût été la maladie). C’est une cousine lointaine qui avait offert à mes grands-parents de payer les études de l’un de leurs six enfants. Comme l’aîné avait préséance – c’était comme ça à l’époque – et que ce dernier avait décliné, mon père, lui, le puîné, avait accepté ce défi. Il opta pour la médecine et il est devenu un chirurgien très respecté. Lui qui avait des mains comme des pattes d’ours pour faire virevolter une chain saw comme Lucky Luke son revolver pouvait tout aussi bien manier finement le bistouri afin d’opérer dans le plus profond des oreilles de ses patients. Mais pour guérir la maladie mentale de son épouse tant aimée, il était parfaitement impuissant.

– Qu’est-ce que tu veux faire dans la vie ?

C’est lorsque j’étais pensionnaire au collège que j’ai développé un intérêt non pas pour la foresterie, ni pour la médecine, mais pour la science politique, ce qui me mènerait inévitablement, plus tard et encore aujourd’hui, vers l’antipsychiatrie. En effet, ma mère et moi allions tous deux être internés : elle à l’hôpital, et moi pendant trois ans dans un collège qui avait de nombreuses ressemblances architecturales avec les asiles construits vers la même époque victorienne. Je m’y serais sans doute retrouvé de toute façon, la polyvalente ayant dans ce temps-là une bien mauvaise réputation, mais je n’y aurais pas consenti aussi facilement, comprenant bien que cet éloignement rendrait les choses plus faciles pour mon père. De sorte que, comme ma mère, je vivrais moi aussi pendant une partie significative de ma vie dans une institution totalitaire, au sens que Goffman a donné à ce terme, c’est-à-dire d’une vie totalement encadrée par un régime institutionnel. On nous réveillait tous à la même heure dans les dortoirs, dont les lumières s’éteignaient sur nous tous en même temps à l’heure du coucher. Nous mangions nos repas ensemble et exactement aux mêmes heures jour après jour à la cafétéria, avec les mêmes menus qui revenaient semaine après semaine mais avec toutefois une journée de décalage pour donner l’impression de briser la routine. Comme dans le film Le Party, de Pierre Falardeau, et qui se passe dans une prison. Nous étions très encadrés, sauf au local étudiant où nous pouvions refaire le monde en amalgamant Mao à Apollinaire, Zarathoustra à Éluard puis aux Sex Pistols, ou encore Hegel à Jean-Jacques Rousseau et aux frères Kennedy. Et on dirait donc, en y pensant rétrospectivement, que c’est cet enfermement qui me permettrait un jour de me libérer et de m’émanciper. Michel Foucault ou Thomas Szasz viendraient en effet plus tard, avec d’autres théoriciens du paradoxe et de l’École de Palo Alto.

Pendant mes années de pensionnat, lors de mes séjours dans ma famille, je découvrais parfois avec bonheur que ma mère y était. En tout cas physiquement, elle était dans la famille. Elle restait toutefois souvent dans sa chambre, et il n’était pas rare que ce fût pour des journées entières. Je venais parfois lui demander si elle voulait que j’allume ou que j’éteigne la télé. La plupart du temps elle me répondait qu’elle ne savait pas ce qu’elle voulait. Toute cette situation contrariait mon père dans sa vie mondaine. Il aimait tellement recevoir ses amis, parfois notables, lui le fils de journalier et ancien bûcheron. Il possédait d’ailleurs un bar bien garni, sous forme de cube et dont les six facettes intérieures étaient des miroirs. Quand on s’y plongeait la tête, il y avait du cognac, de la vodka, du gin, de la crème de menthe, du rhum et autres liqueurs pour ainsi dire à l’infini, et qui coulaient d’ailleurs assez libéralement. Et mon père adorait ça quand ces notables m’invitaient à parler de politique avec eux. Je leur disais que j’étais communiste et ça les faisait beaucoup rire lorsque je les avertissais que le prolétariat allait d’un jour à l’autre les renverser, eux les bourgeois réactionnaires ! Leur réaction en était une d’esclaffement. Mon père aimait me taquiner sur mes positions politiques et mon choix de carrière – de non-carrière selon lui. J’avais en effet décidé d’aller à l’université en science politique. Mon père a tout de même payé mes deux ou trois premières années d’université à Montréal, puis il est mort. Il est mort on ne peut plus subitement, à 48 ans, au beau milieu d’une opération qu’il effectuait sur l’un de ses patients. On n’aurait donc pas pu l’amener plus vite que ça dans une salle d’opération. Son heure était vraiment arrivée sans prévenir. La dernière fois qu’on s’est parlé, lui et moi, c’était au téléphone à l’occasion de mon vingt et unième anniversaire de naissance. Je me souviens des derniers mots qu’il a eus pour moi :

– Donnes-y la claque, mon’homme !

J’étais donc déjà parti courir le monde lorsque mon père nous a quittés pour l’éternité. Au cours des années qui suivraient, ma soeur me téléphonerait de temps en temps pour me dire que notre mère était à l’hôpital mais de ne pas m’inquiéter parce qu’elle s’en occupait. Je me sentais loin lors de ces crises, mais en effet, je ne m’en inquiétais pas trop, grâce à ma jeune soeur qui savait me rassurer. Et les séjours à l’hôpital devenaient effectivement davantage sporadiques, pour des périodes plus courtes et moins dramatiques que dans mon enfance, et désormais ils prenaient place à Rimouski et non plus à Mont-Joli ou à Québec.

Ma mère a fini par retrouver définitivement la paix d’esprit dans la prière. À tel point, d’ailleurs, que c’en était parfois gênant. Lorsque je venais à Rimouski entre deux sessions d’université, c’était embarrassant de l’entendre parler à la Vierge Marie devant mes amis. Au début, j’argumentais avec elle, un peu comme avec mon père autour de nos idées contradictoires de philosophie politique. J’essayais pour ainsi dire de la raisonner, ce qui n’aidait pas, au contraire. Puis une fois, ma mère m’a reconduit à la gare de Rimouski pour le train de retour vers Montréal. En attendant le train, elle me parlait, à voix bien haute, de Moïse. Tout le monde l’entendait. Mais plutôt que de chercher à la ramener vers ma rationalité à moi, je me suis intéressé à son propos, sûrement aussi pour défier les autres qui regardaient ma mère comme une bête de cirque et la jugeaient sans la connaître. Ce fut le début d’un profond changement pour moi et pour ma relation avec ma mère et avec la maladie mentale comme détresse spirituelle : la sienne, la mienne, celle de l’humanité tout entière. Le train est arrivé et nous nous sommes laissés sur de belles accolades en nous promettant de s’en reparler ;

– Bien sûr, Moïse, ce grand prophète…

… dis-je bien fort pour que tout le monde m’entende, bien évidemment par esprit de contradiction par rapport à la majorité dominante. Par esprit subversif, quoi !

Les années passaient. J’étais maintenant au doctorat, toujours en science politique, et au fil de mes visites à Rimouski, lorsque ma mère parlait de la Sainte Vierge, ses dialogues devenaient de plus en plus intérieurs. Ils n’en étaient peut-être pas moins intenses, mais c’était plus socialement acceptable. Et un bon dimanche matin, je me suis offert pour aller à la messe chez les Ursulines avec elle. C’était d’abord pour moi simplement l’occasion d’entretenir une relation avec ma mère et de l’encourager dans ses choix d’activités à elle. Puis un jour je me suis dit que, peut-être, ma mère parlait vraiment avec la Vierge Marie… et que celle-ci lui répondait peut-être réellement… Si tel était le cas, peut-être que ce que Marie disait à ma mère pour la soulager pouvait aussi être pertinent pour moi. Pour mon propre salut.

Quelques mois plus tard, un soir, à la sortie d’un séminaire de science politique qui s’était poursuivi à la brasserie, un des nôtres continuait de nous parler de sa proposition de thèse sur l’entraide et l’empowerment en santé mentale. Il était bien placé pour faire une belle étude de cas puisqu’il était directeur d’un organisme communautaire oeuvrant dans le domaine. C’est lors de cette discussion que j’ai parlé de nos problèmes de santé mentale. L’heure était au dévoilement. Et comme pour tester mes convictions, il m’a proposé :

– Puisque tu connais ça, pourquoi ne pas t’impliquer ? 

– Pas d’problèmes, j’ai pas peur de rien !

J’ai graduellement tout lâcher sur l’équilibre stratégique international pour me consacrer à l’étude critique des politiques et théories de la santé mentale ou du contrôle social, et tout en restant engagé dans une vie associative par et pour les usagers. Après mon doctorat, et après une pause de plusieurs années pour fonder moi aussi une famille de trois enfants, j’ai réussi à obtenir une bourse pour un fellowship de recherche postdoctorale de trois ans au sein du département de psychiatrie de l’une des plus prestigieuses et sélectives universités du monde. Parfois, je me demandais bien comment j’avais pu me ramasser là, moi le p’tit gars du Bas-Saint-Laurent ! Ainsi, au terme de ce témoignage introspectif, je suis aussi surpris que reconnaissant d’avoir de la sorte pu me réaliser comme patient-chercheur, docteur en science politique affilié à une faculté de médecine renommée et au profit de la révolution du patient en psychiatrie. Ce n’était, en effet, pas du tout ce que j’avais pensé faire dans la vie quand j’étais petit. Mais qui aurait pu penser à ça de toute façon ?

New Haven, 2 avril 2015