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La réintégration des médecins dans la gouvernance du ministère de la Santé et des Services sociaux d’une pratique populationnelle et différenciée (2003-2015)

C’est sous le ministre de la Santé Philippe Couillard, maintenant Premier ministre du Québec, qu’est créée à l’intérieur du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) une division entre d’une part les programmes des affaires sociales, et d’autre part les affaires médicales et universitaires. Et sous cette dernière, est effectué le passage de la direction de la santé mentale sous les affaires médicales et universitaires, une direction qu’assumera le Dr André Delorme (voir encadré décrivant le Dr Delorme). Le Comité de la santé mentale est également aboli au même moment.

Cette remontée dans la gouvernance des médecins en général doit être située aussi comme la fin de l’apogée et du modèle des CLSC pensé et institué au début des années 70 dans la réforme Castonguay comme devant unir le secteur santé et celui social dans leurs actions, les localités et la communauté. Les médecins de famille, les médecins, avaient largement boudé les CLSC. Dans les faits, les services de santé de première ligne vont demeurer et se livrer dans les cabinets privés de médecin qui vont progressivement devenir des pratiques de groupe. Prenant acte de cette faillite, propre au modèle québécois, le Québec va s’engager dans la reconnaissance des groupes de médecine de famille (GMF) gouvernés et organisés par les médecins de famille, comme fondement des services de soins primaires. En ce sens, le Québec revenait au modèle de base britannique fondé par le National Health Service (NHS) en 1949, qui avait servi de base au fondement de l’assurance hospitalisation et de l’assurance maladie au Canada et au Québec, mais aussi aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé de faire des soins primaires et des médecins de famille le fondement du système de santé de proximité. Dans les faits aussi, au Québec comme ailleurs au Canada, en Australie et en Grande-Bretagne, les médecins de famille voyaient et voient les trois quarts de la population à chaque année, identifient 1 patient sur 5 (ou 15 % de la population) avec un trouble mental – en comparaison, les services spécialisés psychiatriques voyaient 2-3 % de la population, et les CLSC environ 1 % de la population aux fins de santé mentale (Kisely & Lesage, 2014 ; Lesage, 1996 ; Ouadahi et al., 2009).

Le Dr Delorme arrivait en 2003 dans un ministère où le rôle des troubles mentaux avait plutôt été occulté sous la pression d’une vision plus sociale de la santé mentale et des problèmes de santé mentale. Cette même année, un rapport accablant du vérificateur général en santé mentale avait aussi signalé que le ministère ne jouait pas son rôle de leadership et qu’en général la population souffrait d’un manque d’accès et d’organisation.

Le plan d’action en santé mentale (PASM) – 2005-2010, développé sous la gouverne du Dr André Delorme, va tenter de réconcilier et d’intégrer les secteurs communautaires et les équipes déployées dans les CLSC avec des équipes de plus en plus spécialisées, de plus en plus différenciées. Il verra à orienter les systèmes vers les valeurs de rétablissement, de participation des personnes atteintes de troubles mentaux et de leur famille. Il propose une nouvelle structure que sont des équipes de base en santé mentale, en fait les mêmes équipes basées sur les CLSC. Il confirme un accroissement des soins à domicile avec la création d’une part d’équipes de suivi d’intensité variable de moindre intensité appuyant l’action des équipes de base en santé mentale basées en CLSC et d’autre part des équipes à capacité d’intervention plus intense sur le modèle d’équipes de suivi intensif en équipe, et la poursuite des équipes spécialisées qui pourraient être plus différentiées. Le tout dans une approche populationnelle et de secteur.

En l’absence d’un financement défini pour le budget de la santé mentale, d’autres leviers seront utilisés comme des ententes de gestion. Bien reçu en général, le PASM mettait aussi le rétablissement des personnes au premier plan, se concentrait sur des personnes avec des troubles mentaux graves autant que ceux modérés avec un rôle de la première ligne, en particulier les équipes de base en santé mentale. Le Plan d’action reprenait aussi la suggestion du plan de 1997-2003 du Comité de la santé mentale, en donnant de l’importance au suivi intensif dans le milieu.

Le Plan d’action demeurait peu développé sur les services pour les jeunes, ce que les travaux du Comité de la santé mentale, sous la gouverne du Dr Blanchet, avaient pourtant bien signalé. Comme dans les plans précédents aussi, le Plan d’action ne prévoit pas de nouvelles allocations budgétaires, mais plutôt le maintien de réallocation budgétaire à la faveur d’une poursuite de la réduction des lits hospitaliers des institutions psychiatriques, et même des lits de psychiatrie dans les hôpitaux généraux, et finalement le recours à des ressources résidentielles moins supervisées et moins coûteuses. Le Plan d’action ne sera par ailleurs pas planifié conjointement avec les médecins de famille, malgré la présence d’une direction de l’intégration des soins primaires dirigée par un médecin de famille sous la direction des affaires médicales et universitaires du MSSS.

Les dernières quinze années vont être marquées par une résistance accrue, des psychiatres et des milieux psychiatriques universitaires. D’une part les négociations salariales des médecins spécialistes dont les psychiatres vont particulièrement bien bénéficier, vont limiter la collaboration avec une direction de la santé mentale, pourtant bien dirigée par un médecin spécialiste et également située dans une direction médicale et universitaire de niveau sous-ministériel adjointe. La résistance vient aussi de la dislocation d’équipes spécialisées dirigées par des psychiatres pour garnir les équipes de base en santé mentale qui ne devaient pas contenir de psychiatre, mais plutôt une présence de médecins de famille. Ces derniers ne seront pas au rendez-vous pour ces équipes de base en santé mentale, comme ils ne l’avaient pas été à l’intérieur des CLSC. Les milieux hospitaliers universitaires vont réclamer également des services différenciés et on verra ainsi la naissance de l’Association des cliniques de premier épisode appuyée par des regroupements de famille réclamant de nouveaux investissements dans les cliniques qui ne pourront dépasser généralement les milieux universitaires, mieux dotés en ressources.

Dans son rapport de décembre 2012 sur la performance du système de santé mentale au Québec, le Commissaire à la santé du Québec fait les constats suivants (CSBE Commissaire à la santé et au bien-être du Québec, 2012). La stigmatisation des patients dans le système est toujours présente ; il y a isolement des médecins de famille des autres secteurs sociaux et de santé impliqués en santé mentale ; il y a un accès non équitable aux interventions fondées sur des données probantes, la psychothérapie en particulier ; de nombreux obstacles d’accessibilité aux services pour eux-mêmes et leurs proches sont signalés par les familles ; une fragmentation des services ; on constate une application inégale et inachevée du Plan d’action 2005-2010 dans les différentes régions du Québec ; enfin, il y a un manque d’indicateurs pour témoigner de la performance du système de santé mentale. Parmi les recommandations du Commissaire, on notera l’accès équitable à la psychothérapie, citant le modèle de l’Australie (voir aussi INESSS, 2015a, 2015b ; Kisely & Lesage, 2014). Cependant, le Commissaire ne recommandera pas, comme la Commission canadienne de la santé mentale en mai 2012, dans sa stratégie en matière de santé mentale pour le Canada, un accroissement du budget relatif de la santé consacré à la santé mentale (Commission canadienne de la santé mentale, 2012). Une conférence de consensus commandée par le gouvernement albertain faisait la même recommandation (Lesage & Bland, 2014).

Au-delà de 2015 – retour vers une psychiatrie communautaire de secteur ?

La loi no 10 imposée au début 2015 par un grand représentant du secteur médical et spécialisé, Dr Gaétan Barrette, marque la fin de l’influence politique du secteur institutionnel et hospitalier, par l’abolition de leur conseil d’administration, de leurs représentants qu’était l’Association des hôpitaux du Québec, ou son successeur de l’Association québécoise des établissements de santé et de services sociaux (AQESSS), mais aussi l’abolition des CLSC et du modèle des CLSC. La loi no 10 recrée seulement deux lignes en santé : la première ligne est représentée par les GMF (et autres groupes de médecine de famille) gouvernée et menée par des médecins de famille auxquels s’adjoindrait du personnel infirmier et possiblement un peu de personnel de service social. Par ailleurs une deuxième ligne, une ligne spécialisée en santé sous la gouvernance des quelques 27 centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS-CIUSSS), qui va regrouper ensemble le personnel des anciens établissements tant hospitaliers, que des CLSC ou des CSSS sur l’ensemble du territoire du Québec. Chaque CISSS aura un programme santé mentale, avec toutes ces ressources, avec un budget clairement identifiable.  

Il n’est pas surprenant qu’au moment d’écrire ces lignes il soit impossible pour la Direction de la santé mentale de produire dans la dernière année de ces transformations un nouveau plan d’action en santé mentale. Si par exemple ce dernier avait plutôt reconduit un plan d’action prévoyant une poursuite du rôle pour les équipes de base en santé mentale basé sur les CLSC, le plan d’action se serait retrouvé caduc suite à la loi no 10 qui reconfigure la vision et simplifie le nombre de lignes en santé, mais aussi en santé mentale. La loi no 10 force aussi l’intégration de l’ensemble des ressources et des installations consacrées à la santé mentale à l’intérieur d’un même programme de santé mentale pour tout le CISSS/CIUSSS. Ainsi, il y aura d’une part cohabitation du secteur des ressources résidentielles, des équipes de base en CLSC, des équipes de suivi d’intensité variable, souvent dominées par les intervenants psychosociaux, et d’autre part les services hospitaliers, les services ambulatoires spécialisés, les équipes de suivi intensif en équipe, où oeuvraient entre autres les médecins-psychiatres.

Une telle reconfiguration facilitera-t-elle un déplacement des ressources financières vers des programmes regroupés de santé mentale, lesquels au fil des dernières décennies, comme signalé plus haut, ont représenté une portion relative de plus en plus insuffisante avec les conséquences que nous avons notées dans la première partie sur les déficits systémiques ? Permettra-t-elle mieux le déploiement des services de soins à domicile que représentent les équipes de suivi intensif en équipe ou de suivi d’intensité variable en santé mentale ?

En déplaçant la direction des services des établissements vers une perspective populationnelle et des besoins des personnes et de leur famille, la réforme s’appuie sur des soins primaires et spécialisés donnés dans la communauté. Par exemple, pour les personnes âgées en perte d’autonomie, vers un accroissement des soins à domicile qui sont restés largement déficitaires au Québec par rapport à d’autres provinces et surtout d’autres pays. On se rappellera que l’ancien ministre de la Santé et des Services sociaux, gériatre et chercheur, Dr Réjean Hébert, avait proposé des investissements supplémentaires via une caisse d’autonomie et que les fonds soient remis sous la gouvernance des usagers et de leur famille pour diriger les services qu’ils pourraient recevoir, et ainsi, on peut le deviner, favoriser plus des services à domicile que des services institutionnels. L’enjeu des soins à domicile est donc comparable pour les services de santé mentale (équipes de suivi d’intensité variable, de suivi intensif ou flexibles de suivi) que pour ceux en général en santé pour des personnes en perte d’autonomie (Lesage & Bland, 2014). La proposition Hébert n’avait pas reçu suite à cause des périodes tant de contraintes budgétaires que des critiques comme celles de Claude Castonguay qui soulignait que le déploiement des services à domicile ne dépendait pas de nouvelles allocations budgétaires, mais plutôt d’une meilleure gouvernance. Celle proposée par la loi no 10 réussira-t-elle en ayant brisé la résistance et la prédominance du secteur hospitalier, mais aussi en intégrant les services sociaux et de santé plus que les CLSC l’avaient fait et en reconnaissant l’autonomie et la gouvernance médicale des services de santé en première ligne ?

Certains pays qui ont été le fer de lance de la psychiatrie communautaire, mais aussi du modèle de santé et de services sociaux comme la Grande-Bretagne et plus récemment l’Australie ont consenti ou maintenu des investissements en santé mentale axée vers les services dans la communauté et diversifiés. L’Australie s’est illustrée par le déploiement de cliniques de premier épisode sous l’impulsion de psychiatres visionnaires appuyés par les familles d’une part et d’autre part par l’accroissement des services et d’un accès équitable à la psychothérapie (Kisely & Lesage, 2014). Le budget relatif de la santé mentale australien est un peu plus important que celui observé dans l’ensemble du Canada et au Québec. Plus remarquable encore, des investissements similaires tant pour les cliniques de premier épisode que pour les services spécialisés et l’accès accru à la psychothérapie via les fonds gouvernés et gérés par les médecins de famille, avec une portion plus importante au budget relatif de la santé attribué à la santé mentale, ont été faits en Angleterre (Collectif pour l’accès à la psychothérapie, 2015).

Comme le disait Bill Wilkerson, le porte-parole avec expérience vécue de troubles mentaux dans l’initiative bidécennale de Santé mentale au travail, et y ayant travaillé étroitement avec l’ancien ministre des finances fédéral Michael Wilson, lui-même ayant perdu un fils par suicide et maintenant président de la Commission canadienne de la santé mentale (http://www.mentalhealthcommission.ca/Francais) : « la reconnaissance de l’ampleur des problèmes de troubles mentaux dans la société est gagnée ; la bataille contre la stigmatisation est en voie d’être gagnée ; la bataille maintenant est celle de l’accès aux services » (Gerstel, 2012). Et dans un système public, les services qui ne sont pas financés ne sont pas accessibles.