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Les pompiers éteignent les feux, et s’il n’y a pas de feu, on les excuse de jouer aux cartes. Leur fonction n’en est pas mise en doute pour autant. Les psychiatres, quant à eux, s’occupent de soigner les malades mentaux. Pas trop de question sur le pourquoi, s’il en reste encore sur le comment. En autisme, les acteurs de la communauté – psychiatrie, réadaptation, école, judiciaire – se partagent la tâche, ses honneurs, ses impasses et ses interrogations. Mais si soigner veut dire quelque chose, et qu’on peut s’entendre là-dessus sous conditions de ne pas y regarder de trop près, encore faut-il qu’il y ait une sorte d’évidence dans l’acte de soigner : maladie, souffrance, ou ces sortes de choses. Et que la quincaillerie conceptuelle et opérationnelle propre à chaque rôle social et discipline, appliquée à l’autisme, s’exerce à l’intérieur de contraintes éthiques, au-delà de la tendance à chaque profession de préserver son existence.

Ce qui n’est pas trop questionnable dans le cas de la schizophrénie, ou de la dépression, où la souffrance, et la notion d’un état antérieur à la maladie vont d’elles-mêmes, pour ce qui est de l’autisme, c’est un peu plus compliqué. Ce qu’il y a à soigner dans l’autisme, que ce soit une maladie ou non, que certaines professions plutôt que d’autres doivent naturellement se trouver en face de leur chemin, tout ceci a graduellement perdu de son évidence initiale. Et comme l’autisme est devenu une question majeure de santé publique, de politique (1 % de la population, avec ses deux parents, ça fait 3 % d’électeurs : on fait basculer une élection pour moins que cela) et d’argent (40 000 $ par enfant et par an d’intervention demandés par certains groupes de pression, ça vous préoccupe un ministre), le questionnement sur la place de la psychiatrie et des autres acteurs sociaux vis-à-vis de l’autisme, comme sur les cibles de leur support, sont devenus des enjeux hautement polémiques. Qui le diagnostique, qui le soigne, s’agit-il même de soin, qui décide de ce qu’on fait avec, et qui a le savoir pour le justifier ? Comme une ruée de colons sur une terre nouvellement découverte, chacun cherche à planter ses clôtures avant le voisin, avec peu d’égard pour la terre. Les moments de conquête, dans l’histoire, sont des parenthèses morales : la constitution vient après le Far West, et le prêchi-prêcha ouaté des curés complices couvre le bruit de l’extermination des Indiens. Il se trouve que le département de psychiatrie de l’Université de Montréal (UdeM) a joué un certain rôle dans l’évolution des idées à ce sujet.

Les rôles historiques de la psychiatrie en autisme

Plusieurs professions se sont penchées sur le berceau de l’autisme moderne : si Kanner était pédopsychiatre, Asperger était pédiatre, Bettelheim philosophe et Lovaas psychologue. Et à moins qu’« être dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) » suffise à justifier qu’une condition ressorte de la psychiatrie, il serait irréfléchi d’attribuer à une profession plutôt qu’à une autre un mandat naturel vis-à-vis de l’autisme. L’autisme, condition humaine minoritaire caractérisée par des différences multiples, relève de spécialités variées : psychiatrie d’enfant et d’adulte, psychologie, orthophonie, psychoéducation, ergothérapie, pédiatrie, neurologie, génétique, ainsi que de mandats divers (soigner, comprendre, légiférer) – mais d’elle-même, surtout. La nature distribuée des différences autistiques, la multiplicité des types d’aide et d’intervention qui lui sont attribués, empêche que l’autisme soit à la psychiatrie comme le feu est au pompier. Doutons donc que l’autisme appartienne à ceux qui l’aident, du fait de sa vulnérabilité, et résistons à ce qu’une profession d’aidants plante son drapeau sur le territoire autistique comme Tintin sur l’aérolithe de L’Étoile mystérieuse.

L’histoire de la distribution des rôles en autisme ces trente dernières années, au Québec, aussi bien qu’à l’intérieur de notre département de psychiatrie à l’Université de Montréal, a particulièrement illustré comment l’autisme n’appartient à personne de droit. À Québec la clinique d’autisme, dirigée initialement par Jacques Thivierge selon un modèle médical, avait évolué vers une clinique multidisciplinaire sous la direction de Chantal Caron et Nicole Nadeau au milieu des années deux mille. La clinique diagnostique de l’autisme de l’Hôpital Sainte-Justine à Montréal sous la responsabilité de Michel Lemay depuis les années quatre-vingt fonctionnait sur un mode multidisciplinaire, avec les psychiatres comme coordinateurs. Mais en parallèle, et dans le même établissement, une clinique du développement, animée par des pédiatres, s’est développée ensuite sous l’impulsion de la pédiatre développementaliste Dominique Cousineau et de ses collaborateurs. La dualité, et parfois, malheureusement, l’antagonisme entre les deux professions se sont polarisés quand le département de psychiatrie de cet établissement a confié la charge du diagnostic précoce de l’autisme « ordinaire » aux pédiatres, pour ne garder comme indication que ce qui ressemblait à une comorbidité psychiatrique. Il s’en est suivi une dizaine d’années de relations difficiles, où la définition du rôle de chacun se butait à l’arbitraire administratif, ou à l’interprétation de son mandat professionnel, et ne pouvait s’appuyer sur la nature d’une condition à l’intersection des professions.

Avec la création du centre d’excellence de l’UdM pour l’autisme (CETEDUM) que j’ai initiée en 2007, associant les forces en autisme d’un hôpital pédopsychiatrique, Rivière-des-Prairies, et d’un hôpital pédiatrique, Sainte-Justine, les deux établissements ont déployé des efforts considérables pour coordonner leurs pratiques cliniques, et en particulier celles des professions pédiatres et psychiatres. La recherche, et dans une moindre mesure l’enseignement, a bénéficié grandement de ce rapprochement, avec en particulier la création de la chaire de dotation Marcel et Rolande Gosselin en neurosciences cognitives de l’autisme. En revanche, l’unification des processus cliniques entre les deux établissements a buté sur la quasi-impossibilité qu’une entité, excellence ou pas, s’érige au-dessus des diverses spécialités médicales, et a fortiori au-dessus des organigrammes des deux établissements.

Pour les adultes autistes, les rôles étaient encore moins balisés. Le mandat des pédiatres s’arrête par nature à 18 ans, et la psychiatrie d’adulte n’avait jamais développé de spécialisation pour les autistes adultes à Montréal. Ceux-ci formaient dans les années 80-90 une population non détectée, marginale, à peine considérée autant scientifiquement qu’institutionnellement. Le sort de l’autisme adulte au Québec jusque dans les années 1990 coïncidait avec le fourre-tout asilaire dont la psychiatrie, après la religion, était le gardien. L’hôpital Rivière-des-Prairies hébergeait alors une sorte de culot de centrifugation national des troubles neuro-développementaux multihandicapés. Il comportait des îlots d’innovation, impliquant des psychologues d’obédiences variées, laissés à eux-mêmes pour le meilleur et pour le pire, noyés dans une mer de conformisme ou de désintérêt médical. La création en 1996 d’une clinique diagnostique spécialisée ouverte aux adultes à Rivière-des-Prairies, sous l’impulsion de Lynn Grégoire et moi-même, visait à y remédier. Elle a permis, outre le recouvrement de leur dignité pour plusieurs centaines d’autistes adultes, la publication d’une brassée d’articles scientifiques, la passation de quelques dizaines de doctorats, et l’éclosion collective d’un certain renouveau dans la compréhension de cette condition. La bienheureuse ignorance des rôles professionnels et des contraintes administratives qui y a prévalu un temps, une délinquance éthiquement motivée, sorte de désobéissance civique élevée à la hauteur d’une institution (l’hôpital n’ayant en fait pas de mandat pour les adultes !), en étaient les conditions nécessaires. Un coup de sifflet a mis fin à la recréation, imposant un moratoire sur les adultes il y a quatre ans. Il reste à espérer que cette étape, douloureuse, mais, semble-t-il, nécessaire, permette de refonder une clinique adulte, cette fois-ci sans porte-à-faux institutionnel, dans le cadre du CIUSS. Le support donné par toute la communauté clinique montréalaise à la création d’un Centre d’Expertise National en Autisme (CENSA) laisse espérer sa naissance, mais on n’est pas à l’abri d’une dystocie.

La place de la science

L’orthogonalité de l’autisme par rapport aux spécialités et professions, aussi bien que l’ignorance dans laquelle nous sommes des mécanismes neurobiologiques responsables de la relative unité de son phénotype, ont rendu l’autisme – et le rendent encore – vulnérable à des tentatives de mainmise par des mouvements de pensée se situant hors du champ scientifique. À ce titre, l’erreur historique de la psychanalyse pour l’autisme reste inégalée. Toutefois, la médiocre diffusion de la psychanalyse au Québec a empêché que s’y développe (à l’instar de la France, ou les sciences humaines tiennent encore la psychiatrie), un mouvement psychogénétique de l’autisme, ou en a limité la portée. La clinique de Sainte-Justine, plus rapidement qu’ailleurs dans la francophonie, a su intégrer à la compréhension de l’autisme les dimensions génétiques et neuro-développementales. Malgré un point de départ psychanalytique, la réflexion approfondie et continue de Michel Lemay, doué d’un esprit naturellement non dogmatique, l’avait amené à reconnaître que l’autisme avait ses propres lois, qui n’obéissaient qu’imparfaitement à celles qui, selon la psychanalyse, régissent le développement humain. Le Dr Lemay a fait cette évolution en s’affrontant au discours et aux productions graphiques d’enfants verbaux, parfois au carrefour des entités nosographiques répertoriées, comme en témoigne le statut encore incertain du MCDD[1]. Une série d’ouvrage témoigne de cette évolution[2]. L’Hôpital du Sacré-Coeur, historiquement plus impliqué dans le mouvement psychanalytique, a emboîté le pas peu après, et les différentes cliniques de l’autisme de l’Université de Montréal sont animées par des principes en fait assez semblables aujourd’hui : l’autisme est une différence enracinée dans le biologique, et subvertit la conception médicale de la maladie.

C’est principalement par le biais des outils standardisés pour le diagnostic d’autisme que la science a forcé sa place dans les pratiques cliniques. Toutefois, les questions soulevées par ces outils, initialement salvateurs, sont apparues avec les années. Nous n’avons pas réussi à unifier les processus cliniques dans les deux établissements du CETEDUM, pour des raisons en fait plus profondes que la simple impossibilité de s’entendre sur une façon de faire, et sur qui a la gouvernance de tout cela, – si gouvernance il doit y avoir. La standardisation des pratiques issues de la recherche fait l’impasse sur des questions scientifiques non résolues, comme l’existence de phénocopies du tableau prototypique autistique par l’ensemble des troubles neurodéveloppementaux, par la surinclusion subséquente des outils diagnostiques standardisés, par la variation des tableaux cliniques au cours du développement, par enfin la discutable unité de l’autisme tel que défini dans le DSM. Les cliniciens qui refusaient d’unifier leur processus clinique, et en particulier d’utiliser les outils diagnostics standardisés, devaient, au fond d’eux même, avoir un doute sur la validité du consensus sur lesquels ces derniers s’appuyaient. Alors qu’à l’époque j’y voyais, fâché, la crainte pour chaque clinicien de révéler ses biais diagnostics propres et l’incapacité de les justifier, j’y vois maintenant l’indication d’un vrai problème scientifique. Il est pour moi maintenant clair que le consensus planétaire autour des outils standardisés, comme autour du DSM, privilégie l’action sur la compréhension – et stabilise l’ambiguïté éthique d’un tel choix. Avec eux, on peut agir : diagnostiquer, faire des études réplicables, les publier, intervenir, donner des crédits d’impôt, faire des classes spéciales et gagner de l’argent. Même si l’on se trompe, ou plus précisément, comme dit le proverbe japonais, même si « fermer l’armoire ne repasse pas les kimonos ». Comme le dit cyniquement la psychologue Catherine Lord, qui a inventé les outils standardisés pour l’autisme, « avec l’ADI et l’ADOS[3], on se trompe peut-être, mais au moins, on se trompe tous dans la même direction ». La possibilité d’un diagnostic standardisé d’autisme a des avantages opératoires évidents pour la réplicabilité des résultats entre les groupes, et comme critères d’entrée dans une filière de services, voire pour poser l’indication d’un type d’intervention spécifique. Mais c’est aussi une manufacture de la vérité, travers assez courant aux États-Unis. Quand je n’ai pas pris mes médicaments, j’y vois même de l’impérialisme américain appliqué à la science. La séquence : diagnostic d’autisme par outils standardisés – intervention comportementale intensive, illustre comment on peut décrire un état de choses avec des simplifications et des faussetés pour justifier une action conséquente, qui se présente alors avec le statut trompeur de l’évidence opératoire. Cette séquence existe aux États-Unis avec une récurrence singulière, en science comme dans les déclarations de guerre. Les États-Unis apprennent au reste de la planète comment agir, aussi bien que comment se tromper avec aplomb, et sans remord. Personne n’est parfait.

Après cette parenthèse qui trahit l’âge de son auteur, revenons à l’autisme. Dans cet « échec » du CETEDUM à unifier les processus cliniques, j’ai plus appris que si cela avait été une réussite. J’en ai tiré la leçon que s’il reste toujours justifié de créer des lieux d’expertise et de débat et de rencontre entre des disciplines autant que de haute exposition clinique, il y a des limites à la justification d’unifier les processus cliniques. Chaque profession a son angle d’apport à l’autisme, mais chaque profession a aussi sa manière de mal faire les choses, et rien de tel que l’orgueil corporatiste pour le déceler chez l’autre et ne pas le voir dans le sien. Je pense aujourd’hui que cet échec était une bonne chose, parce que la standardisation n’est pas au point. Elle permet d’agir, autant qu’elle empêche de penser. Elle reste intrinsèquement associée à la démarche scientifique, et on ne peut pas faire de science valide si l’on n’a pas, dans une certaine mesure, unifié les personnes incluses dans la recherche. Toutefois, une équipe de professions oeuvrant en autisme doit pouvoir s’influencer mutuellement – et il y a sans doute une combinaison de bonnes et de mauvaises raisons dans la résistance des psychiatres à l’égard de ces outils. À ce titre, la multidisciplinarité non naïve (donc qui reconnaît les enjeux hégémoniques s’activant sous la surface) reste le meilleur porteur de nouveauté, le meilleur contrepoids à la tendance des professions, des lieux ou des organismes à développer des micromorales, des microcertitudes, et à ne plus écouter qu’eux-mêmes. Et la standardisation vaut pour la science, mais ne se justifie pas dans tous les domaines de la psychiatrie, et à toutes les étapes du processus clinique. Il n’est pas sans ironie que ce soit actuellement de la science, forte consommatrice d’outils standardisés, que viennent les plus fortes critiques du DSM, et de la pratique médicale que viennent les mises en question de ces mêmes outils, dans les contextes cliniques.

L’origine des rôles actuels : « sortir l’autisme de la psychiatrie »

Ce sont les groupes communautaires qui sont à l’origine de la distribution polarisée des rôles en autisme entre réadaptations, école et hôpital qui a régi le milieu québécois professionnel de l’autisme, tout au moins jusqu’à l’unification récente de la réadaptation et du soin sous la bannière des Centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS)[4]. Si l’on peut rétrospectivement se rallier au mot d’ordre « sortir l’autisme de la psychiatrie » qui était celui de la Société Québécoise de l’autisme vers les années 2000, au vu du relatif désintérêt de la profession psychiatrique pour l’autisme et la piètre qualité des abords institutionnels d’alors, il faut aussi se souvenir des conséquences de cette sortie. À l’incurie psychiatrique et l’errance idéologique de la fin du 20e siècle pour l’autisme répond la tendresse irrationnelle, à la même époque, des groupes communautaires (ou de certains médecins) pour les explications parascientifiques. C’est ainsi que le site Web d’Autisme Montréal a clamé jusqu’à récemment des assertions imaginatives sur l’origine de cette condition[5]. Dans un pays comme le Québec, qui cultive à l’extrême la décentralisation des organismes et des institutions, s’illustrant par l’autonomie maximale des unités organisationnelles comme l’hôpital, les centres de réadaptations, les organismes communautaires, chaque entité n’a à peu près qu’elle-même et la loi pour décider de ce qu’elle fait ou ne fait pas. Il n’y a pas grande prime à travailler ensemble, en dehors de l’image. Nous avons pu éprouver sur vingt ans comment les alliances entre l’hôpital, les centres de réadaptations et l’école doivent être réinventées à chaque cas, pour chaque personne, et restent toujours dépendante de la volonté de chacun. L’état de repos des institutions au Québec, c’est de travailler pour elles-mêmes : la collaboration est toujours le produit d’un effort, et retombe quand cet effort s’épuise. Dans le cas de l’autisme, il existe une culture scolaire, une culture de réadaptation, une culture hospitalière, une culture des associations de parents et une culture scientifique, qui chacune apporte son point de vue, mais dont l’isolement fonctionnel se fait au prix d’une terrible perte d’énergie, de réévaluations continuelles, de rapports sans fin. Je me refuse à y voir le prix d’une démocratisation extrême : il doit y avoir moyen de faire mieux.

Pour la même raison qu’une équipe doit être multidisciplinaire, la séparation des pouvoirs entre école, réadaptation et hôpital qui a sévi au Québec ces quinze dernières années a eu des effets pervers sur le support aux autistes et à leurs familles. C’est aussi l’exact contraire de l’intégration des local autism teams maintenant recommandées par le National Institut for Health and Care Excellence (NICE) anglais à partir d’une vaste et rigoureuse analyse des pratiques de soin. Ces trois pôles du support à l’autisme ont cessé de s’influencer mutuellement, et même d’échanger de façon significative ces quinze dernières années. L’autonomie décisionnelle de chacune de ces instances se manifeste par l’impossibilité pour une clinique hospitalière d’influer, et réciproquement d’être influencé par les autres, en matière de contenu général comme à propos de chaque enfant autiste parcourant ces trois instances dans ses premières années de vie. Les exemples de non-communication absurde entre ces trois pôles abondent : gap de deux ans entre diagnostic et services de réadaptation ; perte de services donnés par la première ligne quand le diagnostic est donné, même en l’absence de support réadaptatif ; réévaluation systématique lors de la passation de l’enfant de l’un à l’autre de ces services ; « dépôt » de la personne avec difficultés adaptatives dans un service hospitalier ou à l’urgence, faute d’une concertation préalable ; dépendance des services octroyés à l’école du diagnostic plutôt que du niveau de besoin ; arrêt des services orthophoniques donnés par un centre de déficience physique quand l’enfant a un diagnostic d’autisme ; changement drastique des principes réadaptatifs entre les centres de réadaptation et les classes TED[6] ; utilisation abusive de médication pour régler des problèmes adaptatifs ; prédominance donnée aux services avant cinq ans au détriment des adultes. L’obsession de « sortir l’autisme de la psychiatrie » a donné lieu à une singularisation organisationnelle, favorisant les hiatus de services entre organisations, et l’éclatement des destins d’autistes dans des décisions contradictoires. Pour remédier à ces maux chroniques, nous attendons beaucoup de la création d’un centre de développement unifiant structuralement les professions psychiatrique et pédiatrique, en cours à Sainte-Justine (le CIRENE[7]), comme de la réunion de la réadaptation et du soin dans l’organigramme du CIUSSS.

Les rôles professionnels en autisme aujourd’hui

Ces dix dernières années ont vu l’autisme servir d’enjeu, de prétexte ou de bannière dans les relations entre psychologues et psychiatres, autour de la « loi 21 » et de l’évolution du droit des psychologues de poser un diagnostic. L’autisme s’est retrouvé à l’Assemblée nationale[8], utilisé comme argument par l’ordre des psychologues pour le rééquilibrage des mandats respectifs des psychologues et des psychiatres dans la pose des diagnostics, et particulièrement des diagnostics impliquant une double expertise psychiatrique et psychologique. Alors même que je n’ai pas d’opinion politique sur cette question générale, j’en avais à l’époque une bien claire sur les rôles respectifs de ces deux professions en autisme, qui était a) que les deux professions doivent être impliquées pour le diagnostic et le support dans le cadre d’une équipe multi ; b) que dans l’état actuel du système de santé et des voies d’obtention des services, l’équipe multidisciplinaire doit être dirigée par un médecin expert, qui peut appartenir à plusieurs spécialités ; c) que les diagnostics différentiels de l’autisme, aussi bien au niveau neurodéveloppemental que psychiatrique, nécessitent une expertise développementale et psychiatrique qui déborde largement l’autisme. Le débat à l’Assemblée nationale, particulièrement mal engagé, utilisait l’autisme pour l’avancement d’intérêts corporatistes des psychologues comme des médecins, tel qu’on ne pouvait défendre l’un sans dire des bêtises sur l’autre. Du côté de l’ordre des psychologues, un problème conjectural mais chronique du système de santé québécois, les listes d’attente hospitalières justifiait en apparence de faciliter une filière additionnelle rapide, psychologique, pour l’obtention d’un diagnostic et donc de services. De plus, une simplification des arguments scientifiques disponibles à l’époque en matière d’intervention présentant les techniques d’intervention behavioristes strictes (ou ABA[9]) comme la panacée, alors même que ces techniques étaient en majorité délivrées et orchestrées par des psychologues, publics, mais aussi privés. J’y voyais le danger, considérable à l’époque, de créer une filière automatisant l’usage de ces interventions, encore plus que lorsqu’elles avaient été légalement prescrites en 2003 dans le texte Un geste porteur d’avenir[10]. Ce danger était d’autant plus grand que les outils standardisés pour le diagnostic de l’autisme étaient alors utilisés le plus souvent sans discussion de la possibilité de phénocopie. Du côté psychiatrique en revanche, pouvait-on contrer une proposition de l’ordre des psychologues, sans être soi-même instrumentalisé de façon corporatiste ?

Je soutenais, et soutiens toujours, que ces techniques ABA représentent une imposture scientifique, un problème éthique et un boulet financier, et qu’elles doivent être remplacées par des abords beaucoup plus individualisés et fondés sur les forces des autistes, comme sur leur humanité (l’ABA, c’est pour les souris, blanches de surcroît ; nous sommes une société humaine, et bigarrée). Alors que Michelle Dawson avait, par son action à la Cour Suprême du Canada, contribué à empêcher que ces interventions deviennent obligatoires au niveau fédéral, on nous annonçait la création d’une filière les rendant facilement accessibles à l’ensemble de la province. Alors même que les ordres professionnels des médecins et des psychologues avaient réussi à s’entendre sur la nécessité d’équipes multidisciplinaires pour le diagnostic d’autisme, la loi risquait de rendre possible le contraire même de ces équipes : une filière autonome, simplifiée, ultra rapide, construite sur la double approximation scientifique des outils standardisés et des soi-disant scientifically proven[11] techniques behaviorales. Quelques années plus tard, l’éclatement du phénotype autistique sous l’influence de la génétique, la désuétude dans laquelle les techniques ABA sont tombées au niveau planétaire (en particulier du fait de la prise du marché par la Méthode Denver, qui comprend elle-même son lot d’imposture), et surtout, les recommandations du NICE anglais[12], qui ne les mentionnent même pas, auraient rendu cette instrumentalisation de l’autisme à des fins d’avancement ou de défense corporatiste impossible.

Il m’apparaît maintenant que le statut de l’autisme dans un groupe social avancé est déterminé par l’équilibre entre deux forces contradictoires. La première est que chaque corps professionnel ayant à intervenir en autisme fonctionne comme un organisme vivant, et défend frontières et mandats. Il tend donc à confisquer l’autisme en fonction de ses propres intérêts, s’il n’est pas régulé par un contre-pouvoir. La seconde, qui résulte de la première, est que les impasses épistémologiques et pratiques d’une discipline ne peuvent être débloquées que par d’autres disciplines. Si on laisse une discipline ou un corps professionnel confisquer l’autisme, et imposer au groupe aussi bien qu’aux autistes eux-mêmes, par quelque artifice que ce soit, ce qu’il pense juste, il en résulte l’amputation de pans entiers de savoir, de pratiques, et d’éthique. Psychiatrie et psychologie ont des services mutuels à se rendre, et le législateur, comme l’avancée des connaissances, se doit de les mettre toutes deux à l’épreuve.

C’est encore de la science, et spécialement celle conduite par les autistes, que vient le questionnement sur les buts de l’aide aux autistes, sur la façon de les accueillir, et les moyens d’y parvenir. Les jours où l’on a quelque confiance dans l’humain, on peut s’émerveiller de ce que la science reste un des seuls espaces où l’on puisse confronter des idées par d’autres idées sans se faire du mal, et en restant poli. Mais les jours où cette confiance nous abandonne, on peut se désespérer de ce que la science puisse être si aisément détournée, utilisée à des fins de propagande, monopolisée par un groupe d’intérêt, ou parfois franchement malhonnête. Dans le domaine de l’autisme, la science a aussi bien permis de falsifier des impostures qu’elle a contribué à les solidifier et à cautionner des pratiques sociales indéfendables. Le déséquilibre entre le conservatisme, voire la promotion d’idéologies réactionnaires vis-à-vis des variants humains comme l’autisme, et leur subversion par l’avancée d’une conception plurielle de l’humain, est flagrant dans l’organisation de congrès mondiaux comme IMFAR[13]. Au moins, le débat se poursuit dans ce congrès même. La place des autistes dans la critique du discours et des actions que l’on porte sur eux me semble irréversible, à la fois toujours dérisoire, mais toujours croissante[14].

Dans la mesure où l’autisme est une condition qui modifie la présentation d’une grande partie des comportements humains orientés vers les pairs et vers l’information, son identification et son support sont le fait de plusieurs professions et disciplines scientifiques. L’expertise, l’imprégnation par le phénotype et l’exposition à des autistes de tous âges et niveau d’intégration dans le monde non autiste sont toutefois au moins aussi importantes que la spécialisation professionnelle, et peuvent même entrer en conflit avec elle. Dans la distribution des rôles professionnels en autisme, il faut tenir compte à la fois de ce que chaque cursus professionnel amène comme expertise (non liée à l’autisme, mais essentielle pour sa reconnaissance différentielle et pour son support), et de la connaissance des contenus liés à l’autisme comme tel. Il faut une vaste culture neuropsychiatrique des variations normales et pathologiques pour ne pas attribuer à l’autisme ce qui peut en prendre le masque. Une connaissance élargie des instruments d’évaluation et des modes d’interventions psychologiques permet la caractérisation du phénotype comportemental et cognitif, et d’identifier les agents susceptibles d’aider la personne autiste. Ceux-ci doivent être mis en compétition avec les interventions pharmacologiques, dont le rôle dans l’autisme est toutefois constamment réévalué à la baisse, et avec les aménagements du milieu. L’orthophonie n’a, quant à elle, pas encore réalisé à l’échelle de la province son potentiel en autisme et devrait jouer un rôle aussi, voir plus important que la psychologie dans l’établissement de moyens de communication alternatifs pour les autistes non verbaux ou en cours de démutisation, au lieu de se cantonner à l’inventaire des déficits comme c’est trop souvent le cas. Les psychoéducateurs, en partie parce que leurs contours professionnels sont moins clairement définis que ceux des autres catégories professionnelles, jouent un rôle de premier plan dans le fonctionnement des cliniques et hôpitaux de jour et s’adaptent sans doute plus vite que les autres professions à la variété des tâches liées à l’autisme. L’ergothérapie, aux contours professionnels également assez souples, a intérêt à dépasser ses champs de pratiques traditionnels en autisme (le « sensoriel », souvent d’un lien questionnable avec la littérature scientifique en neuroscience), pour s’impliquer dans l’intervention fondée sur les forces perceptives, et les déficits moteurs. Mais le rôle dont l’absence se fait le plus tragiquement sentir dans l’équipe multidisciplinaire actuelle, c’est celui de l’intervention elle-même, comme si évaluer pour diagnostiquer et évaluer pour intervenir justifiait de deux lieux distincts. Les CIUSSS, nous sommes nombreux à l’espérer, autoriseront cette synchronie entre les rôles diagnostic, de soin, et de réadaptation. Même si l’intégration avec l’école restera encore à penser, cette unification organisationnelle devrait permettre à réadaptation et psychiatrie de s’influencer mutuellement, de se distribuer des rôles non redondants, tout en se pensant ensemble. Chaque rôle professionnel doit être représenté dans les équipes multidisciplinaires, mais celle-ci doit avoir un chef d’orchestre pour éviter que le trombone du fond prenne un solo pendant le mouvement lent. Et pour que quelqu’un puisse distribuer les différents rôles, il faut que l’ensemble des rôles soit dans une même unité organisationnelle.

L’autisme n’appartient à personne de droit. Inspirés par Michelle Dawson, plusieurs chercheurs et cliniciens issus au départ de l’Université de Montréal, de profession, d’idéologie, et maintenant d’appartenances universitaires diverses, oeuvrent pour faire passer l’autisme d’erreur de la nature à membre, à part entière, de la communauté humaine. Et pour ce faire, il a bien fallu montrer que des pratiques, ou des idées étaient fausses, ou injustes, aussi bien que créer des exemples de statuts sociaux conformes à l’éthique de l’époque, voire en avance sur elle.