Corps de l’article

Les personnes qui présentent des comportements antisociaux et agressifs forment un groupe hétérogène, illustrant l’existence de sous-types distincts (p. ex. apparition précoce et à l’adolescence ; Moffitt & Caspi, 2001) et de divers traits de personnalité pathologique comme la désinhibition, la recherche de sensations fortes et la témérité (Sadeh, Verona, Javdani & Olson, 2009). Or, l’étude de cette hétérogénéité pourrait favoriser le développement d’approches de prévention et d’intervention plus individualisées. En outre, l’identification de sous-groupes ou de dimensions plus homogènes permettrait d’approfondir les recherches sur les processus étiologiques sous-jacents de ce trouble, pour lesquels un traitement ciblé pourrait s’avérer efficace. Le présent article propose un résumé non exhaustif des recherches portant sur les traits de personnalité psychopathique et les processus cognitivo-émotifs sous-jacents, suggérant l’existence de trajectoires psychobiologiques distinctes menant aux comportements antisociaux et violents.

L’hétérogénéité des traits de personnalité psychopathique

Le trouble de la personnalité psychopathique (ou psychopathie) constitue un élément clé permettant de déceler l’hétérogénéité des comportements antisociaux et violents. Une personne atteinte de psychopathie présente des comportements impulsifs et antisociaux, de même que des caractéristiques interpersonnelles et affectives où s’inscrivent la domination sociale, la manipulation, l’absence d’empathie et de remords et l’insensibilité émotionnelle (Hare & Neumann, 2006). Alors qu’historiquement, la psychopathie a toujours été considérée tel un syndrome unitaire, les recherches ont plutôt confirmé la structure multidimensionnelle de la plupart des outils d’évaluation utilisés en psychopathie, y compris celui ayant dominé la recherche contemporaine sur ce trouble, soit l’échelle de psychopathie révisée de Hare (PCL-R) (1991, 2003) et d’autres outils en découlant (p. ex. psychopathie : version de dépistage ; Hart, Cox & Hare, 1995). Par ailleurs, des conceptualisations théoriques plus récentes définissent la psychopathie comme le résultat de la convergence entre certains traits de personnalité (p. ex. témérité, désinhibition), dont les interactions pourraient provoquer l’apparition de ce phénotype malin particulier (Fowles & Dindo, 2009 ; Lilienfeld et al., 2012). La plupart des travaux publiés ont porté sur au moins deux grandes dimensions de la psychopathie : le facteur interpersonnel et affectif (Facteur 1) comprenant des éléments tels que le charme superficiel, la grandiloquence, l’escroquerie/tromperie, l’absence de remords ou d’empathie et les affects superficiels, ainsi que le facteur impulsivité et antisocial (Facteur 2) englobant l’impulsivité, l’irresponsabilité, la prédisposition à l’ennui, le manque d’objectifs à long terme, l’agressivité colérique et le comportement antisocial (Hare, 1991). Voir le tableau 1 pour un résumé des caractéristiques des traits de personnalité psychopathique associés à chaque facteur.

La reconnaissance de la multidimensionnalité de la psychopathie offre diverses opportunités d’approfondir l’étude des facteurs étiologiques putatifs dans la psychopathie. Par exemple, une approche suggère de considérer la psychopathie telle un construit d’ordre supérieur, dont le niveau inférieur est constitué de plusieurs dimensions (p. ex. affectives et interpersonnelles, impulsives et antisociales). Selon cette approche, il est possible d’extraire la variance commune à travers les différentes facettes de ce trouble afin de mieux comprendre comment se manifeste la psychopathie en tant que construit unitaire (Hare & Neumann, 2006). Une seconde approche consiste plutôt à analyser les interactions entre les facteurs de la psychopathie (p. ex. Facteur 1 × Facteur 2) afin d’évaluer si les comportements antisociaux et violents se manifestent uniquement lorsque des personnes présentent des scores élevés sur deux ou plusieurs dimensions (Walsh & Kosson, 2008). Enfin, une autre approche que nous avons utilisée est d’extraire la variance unique associée à chaque facteur, ajustée en fonction de la variance de l’autre facteur, afin d’analyser les corrélats distincts (p. ex. l’agression) de chaque dimension ou de leur validité prédictive (p. ex. la récidive). Le vaste réseau nomologique associé à la variance unique de chaque facteur de la psychopathie suggère que chacun d’eux constitue une trajectoire distincte vers un comportement antisocial et violent (Hicks & Patrick, 2006).

En effet, les relations entre les deux principaux facteurs de la psychopathie et une grande variété de critères de mesures apparaissent contrastées, suggérant une conception de la psychopathie où plusieurs vulnérabilités sont combinées, plutôt qu’un syndrome unitaire. Ainsi, la variance associée au Facteur 1 (interpersonnel et affectif) corrèle négativement avec les mesures d’anxiété, de dépression et d’empathie, et positivement avec les mesures de dominance sociale, de narcissisme, de machiavélisme et d’agression proactive (Miller, Watts & Jones, 2011 ; Patrick & Bernat, 2009 ; Schoenleber, Sadeh & Verona, 2011). En revanche, la variance associée au Facteur 2 (impulsif et antisocial) corrèle « positivement » avec les traits anxieux et le risque suicidaire, de même qu’avec les mesures d’impulsivité, d’agressivité, de comportements de recherche, de dépendance et d’abus de substances. (Douglas et al., 2008 ; Hicks & Patrick, 2006 ; Schoenleber et al., 2011 ; Verona, Patrick & Joiner, 2001). Ces différentes associations aux Facteurs 1 et 2 indiquent que les items du PCL-R, bien qu’initialement sélectionnés pour diagnostiquer la psychopathie en tant que syndrome unitaire, sont plutôt des construits indépendants. Ainsi, le premier facteur correspond à la témérité, l’insensibilité émotionnelle et la dominance sociale ou à ce que certains chercheurs définissent comme Fearless Dominance or Boldness (Lilienfeld et al., 2012 ; Patrick, Fowles & Krueger, 2009). Quant au second facteur, il fait référence à l’impulsivité, à l’hostilité et à l’affectivité négative, considérées comme faisant partie du spectre externalisé de la psychopathologie (p. ex. trouble de la personnalité antisociale, abus de substances ; Krueger et al., 2002).

Émotion et Cognition en psychopathie

Les déficits émotionnels. Tel qu’indiqué plus haut, cette conceptualisation à deux facteurs est pertinente pour les modèles étiologiques. Au cours des dernières décennies, deux modèles étiologiques majeurs ont dominé la recension sur la recherche en psychopathie : les modèles de déficit émotionnel et de déficit de modulation de la réponse. Le modèle de déficit émotionnel a été le plus important. Durant des décennies, les théoriciens ont postulé que la psychopathie était associée à des déficits des circuits émotionnels cérébraux qui modulent l’expérience de la peur, tels que l’amygdale et le système paralimbique (Hare, 1965 ; Lykken, 1957). Cette théorie est soutenue par un important corpus de recherche reliant la psychopathie à des déficits du conditionnement aversif (Hare, 1965) et de l’apprentissage par évitement passif (Lykken, 1957). D’autres recherches ont cependant révélé un déficit plus général dans le traitement des émotions (Kiehl, Hare, McDonald & Brink, 1999 ; Mitchell, Richell, Leonard & Blair, 2006).

La majorité de ces recherches impliquait la comparaison entre deux groupes de sujets, dont un groupe de délinquants ayant un score élevé de psychopathie (p. ex. un score de 30 ou plus à l’échelle de psychopathie de Hare-Révisée) et un groupe d’individus ayant un faible score de psychopathie (Kiehl et al., 1999). Certaines recherches ont évalué séparément l’effet des facteurs de la psychopathie sur le traitement des émotions, avec des résultats plutôt constants. Le déficit émotionnel observé dans la psychopathie semble ainsi spécifique aux caractéristiques interpersonnelles et affectives du Facteur 1 (Benning, Patrick & Iacono, 2005 ; Patrick, Bradley & Lang, 1993 ; Verona, Patrick, Curtin, Bradley Lang, 2004). Par exemple, des recherches ont démontré que le réflexe de sursaut en réponse à la peur, une mesure de la réactivité défensive des systèmes motivationnels face aux stimuli menaçants (Davis, 1992 ; Grillon & Baas, 2003), est inversement relié au Facteur 1, mais inchangé par rapport au Facteur 2 (Benning et al., 2005 ; Patrick et al., 1993 ; Verona, Bresin & Patrick, 2013). En outre, des recherches en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) ont révélé que le Facteur 1 est relié à une diminution de l’activation de l’amygdale durant le traitement de stimuli émotionnels alors que le Facteur 2 est associé à l’augmentation de l’activité neuronale dans certaines régions cérébrales liées au traitement des émotions et à l’anticipation de la récompense, tels l’amygdale et le noyau accumbens (Buckholtz et al., 2010 ; Carré, Hyde, Neumann, Viding & Hariri, 2013). En somme, conformément aux corrélats des facteurs de la psychopathie décrits plus haut, ces études de mécanismes psychophysiologiques suggèrent qu’il existe une relation négative entre le Facteur 1 et la réactivité émotionnelle, notamment par l’activation défensive déficitaire des systèmes motivationnels dans la réponse aux stimuli menaçants. En revanche, les traits associés au Facteur 2 sont associés à une réactivité accrue au stress (Raine et al., 1998).

Nos recherches utilisant la méthode des potentiels évoqués ont confirmé l’anormalité du traitement émotionnel en psychopathie, dans lequel les Facteurs 1 et 2 sont associés à des anomalies distinctes. Par exemple, Verona et al. (2012) ont évalué dans quelle mesure le contrôle cognitif, plus particulièrement le contrôle de l’inhibition, est modifié dans des contextes émotionnels (ou vice-versa) chez des individus atteints de psychopathie ou d’un trouble de la personnalité antisociale. L’échantillon était composé d’individus aux comportements délinquants, dont un groupe contrôle (Facteurs 1 et 2 faibles, n = 15), un groupe d’individus présentant un trouble de la personnalité antisociale (Facteur 1 faible, Facteur 2 élevé, n = 16) et un groupe de personnes atteintes de psychopathie (Facteurs 1 et 2 élevés, n = 14). Lors de l’expérience en laboratoire, les participants devaient réaliser une tâche émotionnelle et linguistique de type Go/No-go durant laquelle les processus de traitement émotionnel et cognitif étaient mesurés par PE.

Nos analyses ont révélé des interactions entre le groupe, la condition émotionnelle (neutre, négatif général, négatif faisant référence au crime) et le type d’essai (Go, No-go). Plus spécifiquement, les délinquants du groupe contrôle montraient une amplitude frontale P300 (Fcz, Fz) augmentée pour les deux types de mots à valence émotionnelle en comparaison aux mots neutres dans les essais Go, ce qui illustre l’augmentation typique liée au traitement émotionnel (Bradley, Hamby, Low & Lang, 2007). Cependant, cette amplitude P300 frontale en réponse aux mots à valence émotionnelle était diminuée comparativement aux mots neutres pendant les essais No-go, suggérant que les individus priorisaient les demandes de contrôle cognitif dans les essais No-go, menant ainsi à la suppression du traitement des mots émotionnels (Pessoa, McKenna, Gutierrez & Ungerleider, 2002). En comparaison avec le patron de réponse du groupe contrôle, les deux autres groupes présentaient des altérations des interactions entre émotion et cognition. Conformément à l’hypothèse du déficit émotionnel, les participants dans le groupe de psychopathie ont montré une réduction générale du traitement émotionnel, relativement aux mots neutres, à la fois dans les essais Go et No-go (les mots à valence émotionnelle n’ayant eu aucun effet dans les deux types d’essais). À l’opposé, le groupe d’individus atteints d’un trouble de la personnalité antisociale a montré une augmentation du traitement des mots à valence émotionnelle négative au cours des essais Go et No-go, contrairement à la suppression du traitement émotionnel observée chez le groupe contrôle. Ces résultats suggèrent que les délinquants ayant un score élevé seulement au niveau de l’impulsivité et des comportements antisociaux sont incapables d’ignorer le contexte émotionnel négatif lorsqu’engagés dans le contrôle de l’inhibition nécessaire aux essais No-Go. Des analyses corrélationnelles utilisant les scores continus des facteurs de psychopathie ont confirmé que la variance unique du Facteur 1 de psychopathie était associée à une diminution de l’amplitude de la composante P300 frontale pour les mots négatifs, comparativement aux mots neutres. En revanche, la variance unique du Facteur 2 était associée à une augmentation de l’amplitude P300 aux mots à valence émotionnelle négative en comparaison aux mots neutres.

Ces résultats correspondent aux arguments selon lesquels les différents facteurs de la psychopathie représentent des trajectoires étiologiques distinctes, soit une réactivité émotionnelle déficitaire ou des difficultés de contrôle cognitif, et ce, particulièrement dans un contexte ou sont présentés des stimuli à valence émotionnelle (Fowles & Dindo, 2009 ; Verona & Miller, 2015).

Les déficits cognitifs. Malgré une abondante recension des écrits, les modèles étiologiques basés sur les émotions ne peuvent tenir pleinement compte des processus de traitement de l’information déficitaires observés dans les études en psychopathie. Par exemple, les performances des individus psychopathes aux tâches impliquant le traitement de stimuli neutres, comme les tâches de Stroop, de Flanker et d’attention divisée, demeurent atypiques (Hiatt, Schmitt & Newman, 2004 ; Jutai & Hare, 1983). Basée sur des données démontrant que les individus psychopathes ignorent les distracteurs lorsque leur attention est sollicitée (Hiatt et al., 2004 ; Jutai & Hare, 1983), la théorie de la « modulation de la réponse » ou la théorie de l’entonnoir (attentional bottleneck) suggère que la psychopathie est caractérisée par des déficits au niveau de l’attention sélective, particulièrement lors de comportements orientés vers un but, plutôt que par des déficits de la réactivité émotionnelle en soi. Ces déficits attentionnels pourraient expliquer les déficits émotionnels dans la psychopathie puisque le traitement émotionnel serait limité lorsque la tâche principale n’est pas reliée à une émotion.

Tout comme pour les déficits de la peur, des travaux récents ont démontré que les déficits de l’attention sélective sont davantage liés au Facteur 1 (Newman, Curtin, Bertsch & Baskin-Sommers, 2010 ; Sadeh & Verona, 2008). À l’inverse, les déficits des processus cognitifs de haut niveau tels que le raisonnement, le fonctionnement exécutif et l’inhibition d’une réponse ont plutôt été associés au Facteur 2 (Sadeh & Verona, 2008 ; Sellbom & Verona, 2007). Des études confirment d’ailleurs l’association entre le Facteur 2 et des altérations des systèmes neuronaux sous-tendant les fonctions cognitives et le contrôle de l’inhibition, spécifiquement au niveau du cortex préfrontal et des lobes temporaux. Une revue quantitative menée par Yang & Raine (2009) auprès d’individus présentant des caractéristiques impulsives et antisociales (trouble de personnalité antisociale, trouble des conduites, psychopathie, criminalité, agression) a observé de façon constante des déficits dans les régions préfrontales responsables du contrôle cognitif et de l’inhibition par des mécanismes top-down. De la même façon, la recherche en psychophysiologie a identifié une association entre le Facteur 2 et une amplitude réduite du potentiel évoqué P300, un indice des processus attentionnels et de la mémoire de travail (Gao & Raine, 2009 ; Venables & Patrick, 2014).

Interactions entre cognition et émotion. Bien que la majorité des recherches aient étudié soit les processus émotionnels, soit les processus cognitifs en psychopathie, tel qu’illustré par les deux théories dominantes décrites plus haut, la recherche récente en psychophysiologie indique que l’attention et les émotions ne sont pas des processus mutuellement exclusifs, mais plutôt des processus interconnectés qui s’influencent l’un et l’autre (Blair et al., 2007). Le traitement des stimuli émotionnels, particulièrement ceux associés à la peur, a longtemps été considéré comme un processus en grande partie automatique puisque la recherche démontre que les stimuli pertinents sur le plan de la motivation (motivationally-relevant stimuli) sont traités rapidement et interfèrent avec la perception des stimuli non émotionnels (Öhman, Flykt & Esteves, 2001). Par contre, d’autres études démontrent que le traitement de l’information émotionnelle n’est pas entièrement automatique et rivalise avec les demandes attentionnelles dans le traitement l’information (Pessoa, Padmala & Morland, 2005). Par exemple, des recherches en neuro-imagerie fonctionnelle indiquent que la sollicitation des ressources attentionnelles peut supprimer l’activation des régions limbiques du cerveau, incluant l’amygdale, dès le début du traitement perceptif (Pessoa et al., 2005). Ces données suggèrent donc que la cognition affecte le traitement émotionnel.

Il a également été démontré que le traitement de stimuli émotionnels (p. ex. des images ou des mots affectifs) influence la cognition, pouvant augmenter l’activation des régions perceptives, comme le cortex visuel (Bradley et al., 2003), et interrompre le contrôle de l’inhibition (Goldstein et al., 2007). Ainsi, l’émotion influence réciproquement les processus cognitifs. De plus, le contexte émotionnel peut nuire au contrôle cognitif et produire une dérégulation comportementale, un processus souvent considéré comme un symptôme caractéristique de certains troubles de la personnalité (Sprague & Verona, 2010).

Basés sur la recension portant sur les influences mutuelles entre les émotions et la cognition, des travaux récents ont examiné l’interaction entre les émotions et la cognition dans la psychopathie. Cette recherche permet de réconcilier les deux modèles étiologiques dominants de la psychopathie, soit les hypothèses d’absence de peur et de modulation de la réponse (attention). Dans une série d’études, Newman, Baskin-Sommers, Curtin, et al. (2011 ; 2009 ; 2010) ont démontré que les psychopathes présentent une peur déficitaire « seulement » lorsque leur attention est dirigée dans une action orientée vers un but, ce qui empêche l’attention d’être ensuite dirigée vers les risques ou les menaces potentielles de l’environnement. Inversement, lorsque les menaces sont liées au but ou à l’objet de l’attention, les individus psychopathes montrent une réponse normale de peur. Ces résultats indiquent le caractère primaire des processus cognitifs et attentionnels, et que ceux-ci servent à supprimer le traitement émotionnel en psychopathie sous certaines conditions seulement.

Une étude récente menée par Sadeh & Verona (2012) a testé directement et simultanément les propositions provenant des modèles attentionnels et de déficits émotionnels dans la psychopathie. Nous avons étudié les PE et les réflexes de sursaut provoqués par la peur parmi les criminels en utilisant une version modifiée d’un paradigme de réflexe de sursaut face à des images (startle picture viewing paradigm, Bradley, Hamby, Low & Lang, 2007). Dans ce paradigme modifié, les images émotionnelles et neutres étaient appariées selon le niveau de complexité visuelle, de sorte que nous étions en mesure de distinguer les effets de l’attention (complexité faible versus élevée) et des émotions (négatif versus neutre) dans la psychopathie. Les résultats de l’étude de Sadeh & Verona (2012) supportent à la fois les modèles de déficits émotionnels et de modulation de la réponse/attention en psychopathie, et la plupart des résultats étaient spécifiques aux traits interpersonnels et affectifs associés au Facteur 1. D’abord, nous avons observé une association entre le Facteur 1, une amplitude visuelle N100 élevée (composante attentionnelle précoce sensible à la charge perceptuelle) et les images désagréables versus neutres, particulièrement lorsque le niveau de complexité des images était élevé. Ce résultat suggère que les individus présentant des traits associés au Facteur 1 ont besoin de davantage de ressources attentionnelles pour traiter les émotions lorsque les images sont visuellement complexes. Malgré cette sollicitation plus importante de ressources dans le traitement émotionnel d’images visuelles complexes, le Facteur 1 était associé à une magnitude généralement réduite du potentiel positif tardif, indiquant un traitement subséquent réduit des images désagréables versus neutres, peu importe le niveau de complexité – comparable aux résultats de Verona et al. (2012) cités plus haut. Finalement, le Facteur 1 et l’intensité du sursaut étaient associés négativement aux images négatives versus neutres, mais seulement pour les images complexes. Autrement dit, même si le Facteur 1 était associé à davantage d’efforts dans l’orientation visuelle, telle que reflétée par la composante N100, lorsque les images émotionnelles étaient complexes, une activation défensive réduite pour la même catégorie d’images (désagréable et complexité élevée) était observée.

Contrairement aux études précédentes portant sur la validation empirique de l’une ou l’autre des hypothèses, ces résultats préliminaires démontrent que les processus cognitifs et émotionnels auraient des effets synergiques vis-à-vis des manifestations émotionnelles associées à la psychopathie. À première vue, ces résultats pourraient être interprétés comme une confirmation du modèle attentionnel de la psychopathie (Newman et al., 2010). Autrement dit, les scènes à complexité élevée sollicitaient les ressources attentionnelles des individus présentant des traits associés au Facteur 1 (tel qu’indiqué par une amplitude N1 élevée), démontrant ainsi une activation défensive réduite (sursaut) aux images complexes désagréables. D’un autre côté, en cohérence avec le modèle du déficit émotionnel, les résultats démontrent que les individus caractérisés par le Facteur 1 ne différenciaient pas les images négatives et neutres subséquemment dans le processus attentionnel lié aux composantes attentionnelles tardives. De plus, ces résultats portant sur le sursaut pourraient être interprétés de sorte que le système défensif affaibli de ces individus n’a pas été en mesure de signaler la prépondérance des propriétés émotionnelles, lorsque la complexité visuelle était élevée. L’ensemble de ces résultats, conjointement à d’autres résultats dans la recension (Patrick et al., 1993 ; Verona et al., 2012), favorise ces deux interprétations. Ces résultats correspondent aux théories précédentes dans la psychopathie impliquant à la fois des ressources attentionnelles déficitaires (Baskin-Sommers et al., 2011) et une sensibilité réduite aux stimuli émotionnels dans les processus perceptifs et d’élaboration (Levenston, Patrick, Bradley & Lang, 2000). L’ensemble de ces résultats suggère qu’une réactivité défensive fragilisée, dans la psychopathie, serait associée à des ressources attentionnelles limitées (Baskin-Sommers et al., 2011 ; Patrick et al., 1993).

Conclusion

Cet article proposait une revue de différentes études soulignant le caractère multidimensionnel de la psychopathie, de même que la mise en évidence de différentes trajectoires pouvant mener aux comportements criminels ou violents. Ainsi, les traits interpersonnels et affectifs associés au Facteur 1 de la psychopathie sont reliés à des déficits du traitement émotionnel, lesquels sont exacerbés par des limitations des capacités attentionnelles, cette hypothèse se traduisant par une trajectoire d’insensibilité émotionnelle pouvant mener aux comportements antisociaux et violents. Le risque accru d’engagement dans des comportements antisociaux ou violents serait conséquent au développement précoce de caractéristiques comme l’absence de peur, la témérité et l’exploration attentionnelle réduite, puisque ces individus ont davantage de difficultés à ressentir de l’empathie face à la détresse des autres et sont moins sujets à apprendre des conséquences de leurs actions en raison d’une insensibilité aux punitions (Lykken, 1957). De plus, des études démontrent que ces traits peuvent également être adaptatifs dans certains contextes, protégeant l’individu de troubles émotionnels et contribuant à leur influence sociale (Lilienfeld et al., 2012 ; Miller & Lynam, 2012). Dans le domaine de la cognition, nous avons observé que les traits reliés au Facteur 1 étaient associés à un meilleur fonctionnement exécutif (Sellbom & Verona, 2007), à une surveillance appropriée de la réponse et à l’ajustement comportemental (Bresin, Finy, Sprague & Verona, 2014). Ces résultats pourraient suggérer que dans le cas où ces individus se tournent vers le crime, ils présenteraient une tendance à arnaquer autrui, à s’engager dans certaines activités criminelles organisées et seraient plus difficiles à appréhender.

À l’inverse, les traits impulsifs et antisociaux associés au Facteur 2 semblent davantage associés à la désinhibition et au manque de contrôle émotionnel. Mis ensemble, les traits reliés au Facteur 2 semblent caractérisés par une plus forte sensibilité aux stimuli émotionnels et par des déficits du contrôle cognitif ou du fonctionnement exécutif. Les nombreux travaux sur le sujet suggèrent qu’un déficit plus spécifique peut être identifié parmi les individus ayant des traits impulsifs et antisociaux, notamment une perturbation plus marquée du contrôle cognitif lors de conditions émotionnelles ou saillantes. Tel qu’indiqué plus haut, des études démontrent que la personnalité antisociale, particulièrement en présence de comportements violents, est reliée à une réactivité plus intense aux irritants environnementaux et à une sensibilité accrue aux indices motivationnels (Hicks, Markon, Patrick, Krueger & Newman, 2004 ; Verona & Patrick, 2015 ; Verona, Patrick & Lang, 2002). Ces résultats correspondent au profil d’activation cérébrale caractéristique des individus violents et antisociaux, dans lequel est observée une activité réduite des régions préfrontales accompagnées d’une activité accrue des régions sous-corticales (limbiques) (Raine et al., 1998). En effet, Verona & Bresin (2015) ont récemment rapporté que les personnes manifestant un haut niveau d’agressivité (comportement associé au Facteur 2) présentent un contrôle de l’inhibition perturbé (amplitude P300 réduite lors de la condition No-go), seulement lors de contextes émotionnels saillants. Par conséquent, alors que la désinhibition et les déficits du fonctionnement préfrontal pourraient constituer la vulnérabilité centrale à l’émergence de différentes manifestations antisociales, les perturbations affectives du contrôle cognitif prédisposeraient les individus présentant des traits impulsifs et antisociaux à certaines manifestations spécifiques telles que l’agressivité et la violence.

Diagnostic et implications cliniques

La recension portant sur la psychopathie propose différentes ressources provenant des neurosciences affectives et cognitives afin d’identifier les processus clés impliqués dans l’étiologie des comportements agressifs et criminels. Les résultats cités dans cet article peuvent aider à élargir les modèles de psychopathologie afin d’incorporer deux types distincts de vulnérabilité pour les comportements violents et criminels, chacun impliquant des interactions dysfonctionnelles différentes entre les processus cognitifs et les émotions négatives. Cette revue de certaines recherches a des implications sur la nosologie du diagnostic de la psychopathie et pourrait encourager la formation de deux dimensions pour ce trouble de la personnalité dans les futures versions du DSM, l’une correspondant aux traits antisociaux et dérégulés associés au Facteur 2, et une seconde reflétant les traits psychopathiques et insensibles du Facteur 1. En effet, afin obtenir des construits plus homogènes sur le plan étiologique, la classification « psychopathique » pourrait être réservée aux individus vraisemblablement engagés dans des comportements violents et dans la violation des normes sociales, en raison de déficits élémentaires du traitement émotionnel et de l’empathie. Une telle approche favoriserait un changement des classifications des troubles de la personnalité, basées sur l’étiologie fondamentale plutôt que sur des descriptions phénotypiques superficielles (Charney et al., 2002 ; Hyman, 2007).

La combinaison des déficits émotionnels et attentionnels en psychopathie peut également améliorer notre compréhension des comportements criminels au sens large. Par exemple, si les personnes présentant des traits associés au Facteur 1 sont caractérisées par des anomalies attentionnelles, tel que suggéré par le modèle de modulation de la réponse, ceci pourrait expliquer leur tendance à être insensibles aux indices de détresse émotionnelle chez les autres ou aux signaux de punition dans l’environnement (p. ex. voiture de police) lorsqu’ils sont concentrés à réaliser un but particulier (p. ex. voler une victime). En effet, la combinaison des déficits émotionnels et attentionnels associés au Facteur 1, exposée par Sadeh & Verona (2012), pourrait indiquer une insensibilité particulièrement accrue aux autres dans le contexte d’un comportement orienté vers un but. En ce qui concerne les traits impulsifs et antisociaux du Facteur 2, il semble que les dysfonctionnements du contrôle cognitif soient davantage marqués lors de conditions émotionnelles. Ceci pourrait expliquer les raisons pour lesquelles la violence est relativement rare, et ce, même parmi les personnes les plus colériques (Yang, Wong & Coid, 2010).

Enfin, davantage d’efforts sont nécessaires afin de mieux comprendre la façon dont les différents profils de criminalité et trajectoires peuvent aider au développement et à l’adaptation des interventions. En effet, des résultats préliminaires ont récemment démontré le potentiel d’utilisation des tâches de réentraînement cognitif ciblant les déficits attentionnels afin d’améliorer les déficits de peur auprès d’individus atteints de psychopathie (Baskin-Sommers, Curtin & Newman, 2015). Le développement d’éventuels traitements pourra également mettre l’accent sur des interventions qui ciblent les émotions, incluant des stratégies de régulation du traitement émotionnel, à savoir des interventions positives chez les individus présentant des caractéristiques associées au Facteur 1 et des interventions négatives pour ceux présentant plutôt des traits du Facteur 2.

Figure 1

Liste de vérification des facteurs et des différentes facettes de la psychopathie-Révisée (Hare, 2003)

Liste de vérification des facteurs et des différentes facettes de la psychopathie-Révisée (Hare, 2003)

-> Voir la liste des figures