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Jusqu’à présent, les dossiers judiciaires, plus particulièrement les enquêtes du coroner, ont été le principal recours des chercheurs qui ont voulu historiciser le phénomène suicidaire (MacDonald & Murphy, 1990 ; Weaver, 2009 ; Cellard & Corriveau, 2013 ; Weaver, 2014). Ces sources ont permis d’étayer un processus de sécularisation des discours à l’égard de la mort volontaire dans les sociétés occidentales, qui s’est entamé dès le 17e siècle et qui a progressé vers une judiciarisation et une médicalisation du phénomène (MacDonald & Murphy, 1990 ; Godineau, 2012). Ce champ historiographique, d’origine plutôt récente et grandement influencé par l’histoire des sensibilités et des imaginaires sociaux, a eu recours à différentes formes d’analyse discursive visant à retracer l’évolution des normes, des valeurs, des symboles, des attitudes, des comportements, des mythes, des préoccupations et des silences associés au suicide dans une société à une époque donnée (Douglas, 1967 ; Marsh, 2010).

En revanche, l’étude de la couverture journalistique demeure un volet largement inexploré des discours entourant la mort volontaire, à l’exception de quelques études plutôt récentes (Bell, 2012 ; Weaver, 2014). Elle repose cependant sur des prémisses théoriques et méthodologiques plutôt similaires à l’étude des archives du Coroner, puisqu’elle vise à dégager les thèmes et les motifs qui émergent des textes, leurs modes d’agencement et de narration, en plus des imaginaires sociaux qu’ils prennent part à étoffer (Kalifa, 2009). Afin de démontrer ce que l’étude de ces sources journalistiques peut apporter à notre compréhension de l’évolution des sensibilités à l’égard du suicide au Québec, vis-à-vis de l’étude des dossiers du coroner – mais également pour établir les limites d’une telle recherche, cette brève étude de cas opposera deux différentes mises en récit du même évènement, survenu à Montréal au printemps 1958.

Au début du mois de mai, un jeune garçon âgé de seize ans sombra dans les eaux du canal de Lachine à Verdun ; le dégel a compliqué les opérations de repêchage, et ce n’est que deux semaines plus tard que son corps a pu être retrouvé et que l’enquête du coroner a pu avoir lieu. Entre-temps, le journal La Patrie fit paraître un article de 700 mots portant sur cette disparition (figure 1), ce qui nous permet de comparer les données employées par les journalistes à celles transmises au coroner par l’enquête policière ou les témoignages à la Cour, en plus d’examiner les conclusions auxquelles ces deux différentes enquêtes ont abouti sur les motifs du passage à l’acte.

Malheureusement, le dossier du coroner dans cette cause (BAnQ : TP12,S2,S26,1958# 1719) demeure extrêmement circonspect : on y retrouve le rapport d’intervention policière de 117 mots, ainsi que le plumitif de l’enquête du coroner où sont consignés les témoignages du père de la victime (104 mots) et du médecin légiste, qui communique en seulement trois mots la cause du décès, l’asphyxie par submersion. Enfin, le dossier contient le dernier message que le disparu a laissé à l’oncle chez qui il demeurait, cinq mots écrits en italien : « Je suis parti mourir seul. » Le verdict rendu par le coroner, un « suicide dans un moment d’aliénation mentale », était le verdict habituel rendu par les coroners montréalais de la période (Cellard & Corriveau, 2013), qui laisse sous-entendre une corrélation entre la mort volontaire et la maladie mentale, un a priori partagé autant par les juristes que par les médecins de l’époque.

Figure 1

La Patrie du Dimanche (édition finale), 25 mai 1958, p. 95

Gracieuseté de Bibliothèque et Archives nationales du Québec

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L’article de journal[1] a pour sa part consacré trois fois plus de texte à ce récit et, contrairement au dossier du coroner, il a connu une très grande diffusion. Or, la plupart des faits énoncés ne sont pas corroborés par l’enquête du coroner, lorsqu’ils ne sont pas carrément contredits. Ainsi, le père du jeune disparu témoigna que son fils était arrivé d’Italie onze mois plus tôt, qu’il n’avait séjourné que brièvement en Mauricie et qu’il était revenu à Montréal environ une semaine avant son décès. À l’inverse, le journaliste rapporte que le jeune homme était arrivé par bateau au pays environ trois mois avant sa disparition, et qu’il avait passé presque tout son temps à La Tuque avant d’être amené chez son oncle à Montréal, où il ne serait demeuré que quelques heures au plus. D’autre part, le rapport policier précise que les deux témoins de la scène n’ont pas été identifiés, ce qui laisse planer un certain doute sur d’autres éléments du récit journalistique, à savoir l’identification du disparu au poste de police ainsi que la tentative de sauvetage menée par les deux passants. Finalement, le contenu très simple de la véritable lettre d’adieu contraste avec les significations que le journaliste greffe à cette lettre. Si la « solitude » est le seul qualificatif que l’on retrouve dans la véritable lettre, le journaliste rajoute dans son récit les notions de « rapidité » et de « mal du pays ».

Même si le père de la victime suggéra lui aussi à la Cour que son fils « s’ennuyait du pays », on retrouve tout de même un nombre beaucoup trop important d’irrégularités factuelles dans le récit journalistique de cet évènement pour qu’il puisse suppléer aux informations contenues dans les archives du coroner. Mais, à défaut de transmettre des faits authentiques ou véridiques, ce texte permet néanmoins de dégager un certain nombre de significations sociales (Douglas, 1967) qui avaient cours dans la société québécoise à propos des gestes suicidaires durant cette période, en plus des réactions émotives suggérées par la narration du journaliste, qui prend explicitement la forme d’un « drame en trois actes » (sa première fugue, l’écriture de la lettre, puis la scène de la noyade). De plus, l’usage répétitif du mot « drame » et de ses déclinaisons, y compris dans le titre et le paragraphe frontispice, suggère un registre émotif plutôt empathique, un appel à la sollicitude et la pitié du lecteur.

En ce qui a trait aux significations sociales, ce court article offre un certain nombre de croyances et d’idées reçues à propos du suicide à l’époque, en plus d’énoncer quelques causes possibles de cet évènement. Beaucoup plus spéculatif que le coroner, le journaliste offre certaines interprétations qui tentent d’apporter un sens au geste : il met en cause le rude climat québécois, la difficile « transplantation » du jeune homme dans les forêts de la Haute-Mauricie, ou l’incompatibilité entre ses « moeurs méditerranéennes » et sa terre d’accueil. L’auteur y affirme également que l’adolescence représente un âge particulièrement vulnérable à l’idéation suicidaire. Mais il faut aussi noter un aspect intéressant. En effet, on ne retrouve aucun appel au symbolisme religieux ; le récit qu’offre le journaliste se trouve être tout autant sécularisé que celui des légistes.

Malgré les nombreux écarts factuels entre ces deux narrations, l’étude des récits journalistiques permet de dégager une quantité impressionnante de significations sociales associées au geste suicidaire, bien au-delà du contenu souvent expéditif et peu émotif des dossiers du Coroner. Cette courte analyse de contenu ne peut que donner un aperçu du potentiel qu’offrent les sources journalistiques afin de retracer les différentes étapes ayant mené à une prise de conscience de cette problématique sociale au Québec, à de nouvelles manières d’appréhender, interpréter et rationaliser ce phénomène. Toutefois, une telle démarche ne saurait se substituer à une étude des archives judiciaires, principalement en raison des élans de créativité des rédacteurs. Mais si l’on admet que journalistes et coroners développent tous deux leur propre subjectivité face au phénomène suicidaire, les deux démarches deviennent complémentaires et permettent d’entrevoir la dissémination de ces discours « spécialistes » des coroners et médecins dans l’imaginaire socioculturel québécois.