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Parmi les archives déposées à la Bibliothèque nationale du Québec[1] par Charlotte Tassé (1893-1974)[2], quelque temps avant son décès, figure l’un des tout premiers – si ce n’est le premier – pamphlets publicitaires du Sanatorium Prévost inc[3]. Relié d’un simple fil de laine, ce livret d’une vingtaine de pages, daté du tout début des années 1920, présente le nouveau centre de soins en images, mais aussi en quelques mots. On y apprend ainsi que le sanatorium n’accepte aucune maladie mentale ou contagieuse ni aucun malade violent, mais uniquement des personnes atteintes de neurasthénie, de phobie, de dépression, de surmenage, d’épuisement, de troubles neurologiques (comme la paraplégie, les névrites et la maladie de Parkinson) ou encore de maladies de la nutrition (comme le diabète ou le rhumatisme chronique). Et on y découvre surtout l’offre thérapeutique originale de cette petite clinique privée ouverte quelques mois auparavant aux abords de la rivière des Prairies.

Au coeur du dispositif de soins proposé par le Dr Albert Prévost se trouve en effet une nouvelle technique de prise en charge qui se développe depuis quelques années en Europe comme aux États-Unis : la psychothérapie. Certes, l’établissement offre également – c’est le Dr Charles-A. Langlois qui en a la charge – des traitements par agents physiques comme l’hydrothérapie, les massages et la gymnastique. Il pourra même, précise le pamphlet, proposer des séances d’électrothérapie dès que le département d’électricité médicale sera ouvert. Mais la première et principale ressource thérapeutique du petit centre de soins reste la psychothérapie. Les rédacteurs du livret prennent d’ailleurs le temps d’expliciter le rôle et les apports de cette technique encore peu connue au Québec.

Ils expliquent notamment qu’il est désormais établi que de nombreuses maladies d’apparence organique ont en fait pour origine un « déséquilibre dans les fonctions nerveuses ou un mauvais état moral du sujet » et que, dès lors, la psychothérapie s’impose comme « un moyen de guérison qu’il n’est plus permit de négliger ». Elle est même « devenue aujourd’hui l’un des agents thérapeutiques les plus efficaces » précisent-ils, tout en rappelant, probablement pour ne pas effrayer une clientèle potentiellement méfiante à l’égard d’une thérapie peu connue reposant essentiellement sur l’accompagnement, que son administration est « [n]aturellement combinée à une médication appropriée ». C’est en tout cas cette nouvelle méthode thérapeutique que le Dr Prévost met à disposition de ses clients, affirmant ainsi ce qui restera, pour le siècle à venir, la marque de fabrique de son institution.

En effet, tout au long de son existence, le Sanatorium Prévost[4] s’est distingué par la double ambition que résumait parfaitement ce petit livret : il a constamment proposé une prise en charge à la fois à la pointe de « l’état actuel des connaissances médicales », et au sein de laquelle les malades sont « suivis pas à pas, encouragés, aidés moralement autant que physiquement ». Autrement dit, tout en suivant, voire parfois en contribuant à, l’évolution des pratiques psychiatriques comme des modèles étiologiques, le Sanatorium Prévost a su conserver, au fil des décennies, cette approche « psychothérapeutique » d’accompagnement des malades à laquelle il attachait dès le départ « une grande importance ». C’est ce que nous entendons démontrer dans les pages qui suivent.

Pour ce faire, nous nous attarderons, dans une perspective essentiellement internaliste (Grimoult, 2003)[5] et à partir d’archives pour beaucoup inédites[6], sur le parcours des principaux médecins du Sanatorium ainsi que sur les publicités produites par l’établissement afin d’analyser l’évolution de son offre thérapeutique. Nous pourrons ainsi démontrer que, de la neurologie à la psychanalyse, le sanatorium du Dr Prévost a toujours été un lieu d’expérimentation et d’avant-garde psychiatriques, et ce, sans jamais abandonner l’approche thérapeutique singulière autour de laquelle il a vu le jour.

Albert Prévost

Si le Dr Prévost avait choisi de privilégier la psychothérapie comme coeur de l’offre thérapeutique de son sanatorium, c’est avant tout parce qu’il s’était formé à cette nouvelle pratique de soin lors de ses études à Paris. En effet, à la suite de l’obtention de son diplôme de médecine, à la succursale de l’Université Laval à Montréal en 1907 (Grenier, 2003), Albert Prévost avait décidé de poursuivre sa formation en France afin d’obtenir le fameux titre d’« interne des hôpitaux de Paris ». Mais les choses ne s’étaient pas déroulées comme prévu et c’est finalement dans les bras de la neurologie qu’il était tombé.

Il faut dire que la capitale française était alors l’un des principaux pôles de la neurologie mondiale. À l’Hôpital de la Salpêtrière, les élèves de Jean-Martin Charcot (1825-1893) et d’Alfred Vulpian (1826-1887) continuaient en effet à faire rayonner le savoir-faire français pour l’observation clinique. C’est là, auprès de Pierre Marie (1853-1940) et de Joseph Babinski (1857-1932), mais surtout aux côtés de Jules Déjerine (1849-1917) et d’André Thomas (1867-1963) que Prévost se forma tant aux mystères de l’anatomie et de la physiologie cérébrales, qu’aux techniques de la prise en charge psychothérapeutique[7]. Sa bibliothèque, aujourd’hui conservée à l’Université de Montréal[8], témoigne de cette forte influence de l’école psychothérapeutique française. On y retrouve le fameux ouvrage de Déjerine et Ernest Glaucker (1876-1924) sur Les Manifestations fonctionnelles des psychonévroses, leur traitement par la psychothérapie (1911), ainsi que la Psychothérapie de Thomas (1912), mais aussi les travaux du « père » de la psychothérapie, le Nancéien Hippolyte Bernheim (1840-1919). Y figurent également tous les grands noms de la psychologie scientifique naissante, de Théodule Ribot (1839-1916) à Édouard Toulouse (1865-1947) en passant par Alfred Binet (1857-1911), Édouard Claparède (1873-1940) ou Pierre Janet (1859-1947). À cela s’ajoute également une grande collection d’ouvrages de criminologie et de psychiatrie légale.

Car c’est avec le diplôme de « Médecin légiste de l’Université de Paris », obtenu suite à une formation à l’Infirmerie du dépôt de la Préfecture de police aux côtés des aliénistes Ernest Dupré (1862-1921) et Gaëtan Gatian de Clérambault (1872-1934), que Prévost revint à Montréal à la fin de l’année 1913. Embauché, dès l’année suivante, au Dispensaire des maladies nerveuses de l’Hôpital Notre-Dame, il fut également nommé, dans la foulée, médecin consultant à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. De ces différentes expériences professionnelles, Prévost tira rapidement un constat simple : il manquait au Québec un lieu d’accueil pour malades nerveux apte à permettre leur prise en charge psychothérapeutique. Certes, il existait à Trois-Rivières, depuis 1896, un sanatorium, créé par un certain Charles-Nuna De Blois (1867-1952), qui offrait des traitements combinant repos, électrothérapie et hydrothérapie (Goulet et Rousseau, 1987), sur le modèle de la cure inventée par le neurologue états-unien Silas Weir Mitchell (1829-1914). Mais la psychothérapie en était absente. Quant aux grands asiles, comme l’Hôpital de Saint-Jean-de-Dieu de Montréal, leur surpopulation chronique associée à la diversité pathologique des malades accueillis, à un sous-financement constant et donc à un manque régulier de personnels qualifiés, ne permettait pas d’assurer un suivi individuel personnalisé sur le long terme. Il convenait donc, aux yeux du Dr Prévost, de mettre en place une offre de soins psychothérapeutiques pour les malades nerveux de Montréal et du reste du Québec. C’est pour cette raison qu’il ouvrit, le 27 juillet 1919, un peu plus d’un an après avoir été nommé directeur du Service de neurologie de l’Hôpital Notre-Dame, puis titulaire de la toute première chaire de neurologie de la succursale de l’Université Laval à Montréal, son petit sanatorium privé sur le boulevard Gouin. Malheureusement, il ne devait y oeuvrer que quelques années seulement, puisqu’il décéda prématurément, des suites d’un accident de voiture (Grenier, 2003), le 4 juillet 1926.

Edgar Langlois

À la mort du Dr Prévost, c’est son élève le Dr Edgar Langlois qui prit la tête de l’organisation médicale du Sanatorium. Le nouveau pamphlet publicitaire de l’établissement, bilingue et produit quelque part entre 1926 et 1928, reprenait les mêmes descriptifs que celui du début de la décennie[9]. Une photographie pleine page du fondateur avait simplement été ajoutée au début du livret, avant la présentation de la nouvelle direction placée sous la responsabilité de sa soeur Mme H. Prévost-Auger. La description des thérapeutiques restait la même. Il faut dire qu’Edgar Langlois s’inscrivait dans la droite lignée de son maître Prévost. Diplômé comme lui de la succursale de l’Université Laval à Montréal, où il avait obtenu son doctorat en 1917, c’est à l’Hôtel-Dieu de Montréal, puis au Sanatorium Prévost dès son ouverture, qu’il avait réalisé son internat. En 1919, il était également devenu l’assistant de Prévost au Dispensaire de neurologie de l’Hôpital Notre-Dame. C’est, précise Roma Amyot dans la nécrologie qu’il rédigea pour l’Union médicale du Canada en 1941, « par les conseils et les leçons de son Maître qu’il acquit des connaissances étendues en pathologie nerveuse, l’expérience et la maîtrise qui donnent la délicate compétence à traiter les nerveux » (Amyot, 1941). « Élève immédiat de Prévost », Langlois fut « par-dessus tout », poursuit-il, « l’héritier d’un patrimoine spirituel, le continuateur d’une attitude morale bien définie du neurologiste à l’égard de son malade ». Cette tradition, ajoute le neurologue, « comporte un respect inaliénable du malade, une sympathie compréhensive et communicative pour ses souffrances morales, qui captent la confiance et procurent un sentiment de sécurité et d’optimisme ». On retrouve ici la fameuse approche psychothérapeutique d’accompagnement individualisé dont le premier pamphlet publicitaire du Sanatorium se faisait l’écho. Langlois s’est en effet attaché à la maintenir vivante après la mort de son maître, tant dans le Service de neurologie de l’Hôpital Notre-Dame où il lui succéda que dans son établissement privé de Cartierville.

Cela n’empêcha pourtant en rien le Sanatorium d’étoffer son offre thérapeutique à mesure de l’avancée des connaissances neuropsychiatriques. Bien au contraire. Au cours des années 1930, un nouveau dépliant publicitaire entièrement revu paraissait, qui mettait de l’avant, sur la première page et en grosses lettres, l’offre de malariathérapie que proposait désormais le Sanatorium. L’Autrichien Julius Wagner-Jauregg (1857-1940), qui avait inventé cette technique en 1917 pour soigner la paralysie causée par la neurosyphilis, avait reçu en 1927 le prix Nobel de médecine pour sa découverte. Le Sanatorium s’affichait donc, à nouveau, comme étant à la pointe de la science psychiatrique de son époque, et ce, sans négliger l’accompagnement individuel qui faisait sa singularité. Dans la section « traitement » du pamphlet, l’adjectif « individuel » avait en effet été ajouté pour spécifier la nature de la prise en charge offerte, qui reposait toujours sur de la psychothérapie, des régimes, de l’électrothérapie, de l’hydrothérapie, mais aussi désormais sur de la thérapie d’occupation et des rayons ultra-violets. Le tout dans un « milieu sympathique et familial », sans « aliénés, ni contagieux », qui n’a aucune des « caractéristiques de l’hôpital » et qui est pourvu de « tout le confort moderne ». Pour assurer le bon fonctionnement de son institution, dont l’offre thérapeutique s’était largement accrue, le Dr Langlois recruta deux nouveaux médecins, deux jeunes neurologues avec qui il avait publié, en 1930, un Manuel de neuropsychiatrie rapidement devenu une référence.

Jean Saucier et Roma Amyot

Jean Saucier et Roma Amyot avaient un parcours assez similaire. Tous deux avaient obtenu leur diplôme de médecine à l’Université de Montréal, en 1922 pour le premier, en 1924 pour le second. Saucier était ensuite parti réaliser son internat en psychiatrie au Worcester State Hospital, au Massachusetts, avant d’intégrer en 1924 l’Hôpital Saint-Michel-Archange de Québec en tant que résident. Amyot, lui, avait été interne à l’Hôpital de la Miséricorde, puis à l’Hôpital Notre-Dame avant de rejoindre, en 1925, le sanatorium du Dr Prévost. Les deux jeunes médecins s’étaient ensuite envolés pour Paris, grâce aux bourses d’Europe du gouvernement provincial[10]. Suivant les traces de Prévost, ils avaient étudié avec André Thomas à l’Hôpital Saint-Joseph et avec de Clérambault à l’Infirmerie spéciale de la Préfecture de police. Saucier avait également eu la chance de côtoyer Babinski à la Pitié, Georges Guillain (1876-1961) à la Salpêtrière, ainsi qu’Augusta Déjerine-Klumpke (1859-1927), avant d’être reçu « Docteur en médecine de l’Université de Paris » en 1927 avec une thèse sur la névrite hypertrophique. Amyot, lui, avait soutenu sa thèse sur les « Convulsions des moignons d’amputés » trois ans plus tard. De retour à Montréal, ils avaient tous les deux rejoint le Dr Langlois à la clinique de neurologie de l’Hôpital Notre-Dame et au Sanatorium, d’abord comme assistant-bénévole[11]. À partir de 1928 pour Saucier et de 1930 pour Amyot, leur destin était donc lié à celui du Sanatorium, dont ils allaient grandement contribuer à la renommée autant qu’à l’évolution.

Les nombreux articles que les deux hommes ont publiés tout au long de leur carrière[12] laissent entrevoir leur intérêt constant pour les techniques thérapeutiques d’avant-garde que ce soit la malariathérapie (Amyot, 1935), les cures à l’insuline ou au Cardiazol (Amyot, 1939), les inhalations d’azote (Saucier, 1940), la leucotomie frontale (Amyot, 1944), ou encore le Demerol (Saucier, 1945a). Or, plusieurs de ces découvertes ont eu tôt fait de se retrouver dans l’offre thérapeutique du sanatorium, dès lors qu’elles étaient jugées efficaces. Ainsi, dans les années 1930, Saucier s’intéressa à la « pyrothérapie » (Saucier, 1931 ; 1938). Or, une publicité pour le sanatorium parue dans La Garde-malade canadienne-française en février 1937 précise que l’« établissement de psychothérapie » propose désormais un « traitement individuel des affections du système nerveux » incluant les habituelles cures de repos, régimes et électrothérapie, mais aussi la malariathérapie et « toutes pyrétothérapies »[13]. Même chose avec les électrochocs – cette thérapeutique psychiatrique inventée par Ugo Cerletti (1877-1963) et Lucio Bini (1908-1964) en 1938 et déjà bien implantée aux États-Unis – auxquels Saucier consacre un premier article en 1943 (Saucier, 1943), puis un second deux ans plus tard. Dans ce dernier, il affirme que cette technique, qu’il semble désormais utiliser régulièrement, obtient un bon taux de réussite, notamment chez les maniaco-dépressifs (Saucier, 1945b). Et, à nouveau, la technique nouvelle fait son chemin jusqu’au Sanatorium, ainsi qu’en témoigne une publicité parue dans l’Union médicale du Canada de décembre 1950, précisant que l’« établissement demeure toujours consacré au traitement INDIVIDUEL des affections neuropsychiatriques en cure libre » incluant la pyrétothérapie, mais aussi désormais les électrochocs et l’insulinothérapie[14]. L’ajout, ici en capitales, de l’adjectif « individuel », qui est alors devenu commun dans les annonces du Sanatorium, renvoie à cet accompagnement psychothérapeutique particulier qui fait la singularité de l’établissement et que Saucier et Amyot ont, eux aussi et chacun à leur manière, fait leur.

Pour ce dernier, on en trouve trace dans un rapport qu’il produit en 1962, à titre de président du bureau médical de l’Hôpital Notre-Dame. Il y rappelle qu’il convient toujours d’adapter les évolutions de la science médicale aux « concepts et […] principes inaliénables de la médecine humaine et humanitaire », avant de préciser : « C’est le programme que le corps médical de cette maison veut poursuivre pour être à l’avant-poste de la profession tout en demeurant étroitement lié aux malades qu’ils ont à traiter » (Amyot, 1962, p. 35) ». Affirmation qui semble valoir tant pour l’hôpital public que pour le Sanatorium qu’il venait alors tout juste de quitter. Saucier, quant à lui, révéla d’une manière inattendue, au cours d’une conférence donnée devant l’Alliance française de Montréal en 1956, son attachement à l’accompagnement individuel des malades. Rappelant qu’il était venu à la psychiatrie depuis la neurologie, il fit ensuite amende honorable, en rompant explicitement avec ses maîtres neurologues pour qui toute maladie mentale était une maladie du cerveau. Il se plaça alors sous les auspices des psychanalystes et psychothérapeutes Charles Baudouin (1893-1963), Franz Alexander (1891-1964), Pierre Janet ou Carl Gustav Jung (1875-1961) pour réaffirmer la place centrale de l’inconscient individuel comme moteur de la vie psychique (Saucier, 1956) et inviter la psychiatrie à prendre en charge cette singularité. Surprenant retournement théorique de la part de celui qui reste l’un des plus importants neurologues québécois de langue française (Goulet, 2011). Il faut dire aussi que le Sanatorium Prévost, dont Saucier et Amyot avaient pris la tête en 1941 avant d’en diriger le bureau médical suite au rachat de l’institution par ses infirmières en 1945[15], s’était lui aussi progressivement converti à cette psychanalyse que le Québec avait découverte, non sans a priori, à la sortie de la guerre.

Karl Stern et Victorin Voyer

L’un des premiers à introduire la psychanalyse à Prévost fut le psychiatre d’origine allemande Karl Stern. Arrivé à Montréal en juin 1939, avant d’être recruté par l’Université McGill en 1944, il apparaît dans la liste des neuropsychiatres du bureau médical du Sanatorium dès juin 1947[16]. Or, il est déjà, à ce moment, un psychanalyste accompli. Il avait en effet débuté, en 1932 en Allemagne, une analyse et travaillait depuis son arrivée à McGill avec Miguel Prados (1894-1969), un immigré espagnol fondateur en 1946 du Montreal Psychoanalytic Club auquel Stern participait également (Burston, 2016). C’est d’ailleurs avec Prados qu’il réalisera sa seconde analyse au début des années 1950, juste avant de publier, en 1954, une étude critique de la psychanalyse freudienne à la lumière des enseignements catholiques intitulée The Third Revolution. Or, dès l’année suivante, Stern était nommé psychiatre en chef de l’Institut Albert-Prévost (le tout nouveau nom du Sanatorium). Il amena avec lui son ami et ancien étudiant de McGill, Victorin Voyer, avec qui il travaillait à la Faculté de médecine de l’Université d’Ottawa et au St-Mary’s Hospital. Voyer était lui aussi un fervent défenseur de la psychanalyse, qu’il avait découverte lors de sa formation à l’Hôpital Sainte-Anne à Paris. D’ailleurs, dès son retour à Montréal, il entama une collaboration avec Noël Mailloux (1909-1997), l’autre fondateur du Montreal Psychoanalytic Club, au sein du Centre d’orientation, un des premiers programmes au Canada à dispenser un enseignement en psychothérapie psychanalytique (Van Gijseghem, 1991).

La page de la neuropsychiatrie semblait donc bel et bien être en train de se tourner à Prévost au profit de la psychanalyse. Les jeunes médecins ne s’y trompaient d’ailleurs pas. En décembre 1947 déjà, Roger R. Lemieux (1919-20 ? ?), plus intéressé par la psychanalyse que par la neuropsychiatrie qu’il avait connue à Saint-Jean-De-Dieu (Lemieux, 1995), avait fait une demande pour devenir médecin résident ou interne au sanatorium (demande refusée faute de place)[17]. En juin de l’année suivante, c’est le jeune Jean-Baptiste Boulanger (1922-2000), futur fondateur de la Société canadienne de psychanalyse (1957) et de la Société psychanalytique de Montréal (1969), alors tout juste diplômé de l’Université de Montréal, qui devenait résident pour deux ans[18]. Pourtant, cela ne voulait pas dire que la psychanalyse s’imposait pour autant contre les autres formes de traitement. Au contraire, Stern, comme Voyer[19], était attaché à la pluralité de l’offre de soins du Sanatorium. C’est ce que nous révèle une lettre qu’il envoya à Charlotte Tassé, la directrice de l’Institut, en janvier 1957[20], alors que l’administration du Sanatorium envisageait de recruter un nouveau psychiatre, un certain Camille Laurin, que le doyen de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal Wilbrod Bonin (1906-1963) lui avait fortement recommandé. Dans cette lettre, Stern invitait Tassé à expliquer à Laurin, avant de l’accueillir comme boursier, que peu de patients de l’Institut étaient alors « des candidats à la psychanalyse pure » et qu’il ne devait pas s’attendre à pratiquer uniquement la psychanalyse, à l’instar de « beaucoup de jeunes gens qui ont fait leur entraînement exclusivement en Europe ». Au contraire, précisait Stern, « nous faisons beaucoup de psychiatrie générale, c’est-à-dire des thérapies mixtes (psychothérapie combinée au traitement physique), des thérapies pharmaceutiques et aussi des thérapies purement physiques ». Si Laurin envisageait donc de ne se vouer qu’à la psychanalyse, expliquait le psychiatre en chef, « nous nous heurterions, je crois, à une déception mutuelle ». Et, apparemment, déception il y eut, puisqu’à la fin de 1957, quelques mois seulement après l’arrivée de Laurin à l’Institut, Stern démissionna.

Camille Laurin

Stern avait en fait, en partie, vu juste. Camille Laurin, dont l’ambition affichée était de réformer la psychiatrie québécoise francophone, avait compris que Prévost pouvait devenir le centre de soins psychiatrique francophone à la pointe de la science psychiatrique moderne qu’il rêvait de créer depuis son départ pour Boston en 1951 (Picard, 2003). Or, à ses yeux, et comme il l’avait détaillé dans une série d’articles parus dans L’Union médicale du Canada, la psychiatrie moderne était indissociable de la psychanalyse (Klein, 2018a). D’ailleurs, son premier geste de psychiatre en chef – poste auquel il avait succédé à Stern dès 1958 – fut de recruter des psychiatres formés à la psychanalyse, dont Roger Lemieux, Julien Bigras (1932-1989), René Major (1932- ), Jean-Baptiste Boulanger et Pierre Lefebvre (1922-2008). La transformation de l’Institut fut si rapide que lorsque Pierre Doucet (1932-2014) revint en 1962 de Paris, il choisit de faire carrière à Prévost, car l’Institut était déjà devenu « La Mecque de la psychanalyse » (Doucet, 2015) ! Laurin avait en effet définitivement ancré la démarche freudienne à Prévost, en faisant de l’Institut le principal centre médical de formation psychanalytique du Québec. Ce fut d’ailleurs l’un des points d’opposition entre Laurin et Charlotte Tassé, lors de la crise qui agita l’Institut entre 1961 et 1963[21]. Cette dernière lui reprochait en effet de favoriser l’enseignement de la psychanalyse à la prise en charge effective des malades (Dutrisac, 1963). Mais il avait aussi inscrit la psychanalyse au coeur du dispositif de prise en charge des malades accueillis. Comme il le précisa en 1993, dans une rétrospective des activités de l’Institut, c’est bien « la grille psychanalytique [qui était désormais utilisée] pour la formulation psychopathologique » (Laurin, 1993, p. 59). La page de la neuropsychiatrie était définitivement tournée et ce serait désormais le drapeau de la psychanalyse qui flotterait sur l’Institut Albert-Prévost, et ce même après le départ de Laurin à la fin des années 1960 et le rattachement de l’ancien sanatorium à l’Hôpital du Sacré-Coeur-de-Montréal en 1973[22].

Pour autant, cela ne voulait pas dire que l’offre thérapeutique de l’Institut puis du Pavillon Albert-Prévost allait se limiter à la psychanalyse. Au contraire, les expérimentations sur les neuroleptiques se poursuivirent et se multiplièrent[23], le recours à la thérapie occupationnelle ou au service des travailleuses sociales fut accru, des séances de psychothérapie de groupe furent mises en place et des démarches de psychothérapie institutionnelle instaurées. Puis, plus tard, vint le temps de la psychiatrie communautaire et des secteurs, suivi par celui des programmes de clientèle, avant que ne se renforce l’influence des neurosciences et que ne s’imposent finalement les thérapies cognitives et comportementales. Mais toujours la psychanalyse resta présente, formant une sorte de cadre général au développement de cette offre thérapeutique ou de services. Tout comme le cadre psychothérapeutique avait permis d’accueillir les nouveautés de la science psychiatrique au cours de la première moitié du XXe siècle, le cadre psychanalytique assurait désormais la cohabitation de modalités de prise en charge diverses, parfois opposées, mais le plus souvent complémentaires. Ce doublement du modèle psychothérapeutique par le modèle psychanalytique fut d’ailleurs, en quelque sorte, confirmé par l’ouverture en 1985, au sein du Pavillon Albert-Prévost et à l’initiative du Dr Laurin revenu le diriger après plusieurs années en politique, d’une Unité de psychothérapie psychanalytique. Cette réalisation institutionnelle venait en effet concrétiser la direction prise par les équipes du Pavillon depuis plus de deux décennies et que le colloque Psychiatrie-psychanalyse : pour une fécondation réciproque, organisé l’année précédente par les Drs Arthur Amyot, Jean Leblanc et Wilfrid Reid, avait célébré.

Pour les psychiatres de Prévost d’alors, nul doute en effet que l’approche psychanalytique permettait d’enrichir le travail psychiatrique, notamment dans le cadre de démarches psychothérapeutiques. Comme le dira d’ailleurs Pierre Doucet dans le compte rendu qu’il fit des actes du colloque de 1984 : « La psychothérapie d’orientation psychanalytique demeure un des instruments qui nous permettent de faire une psychiatrie plus complète » (Doucet, 1985). Mais ce lien fort entre psychiatrie et psychanalyse, qui n’avait déjà pas été accepté sans heurt (Desgroseillers, 2001), allait se déliter après le départ en 1994 de son instigateur, Camille Laurin. La parution en 1996, pour le 75e anniversaire du Sanatorium, de l’ouvrage La psychothérapie psychanalytique : une diversité de champs cliniques (Doucet et Reid, 1996), dans lequel Pierre Doucet et Wilfrid Reid étaient pourtant parvenus à réunir les contributions d’une quarantaine de collègues de l’institution, marquait déjà, comme l’a bien perçu René Desgroseillers (2001), la fin d’une époque.

Le modèle psychothérapeutique de Prévost : une approche singulière en héritage

Depuis une vingtaine d’années, il semble en effet que le Pavillon cherche tant bien que mal à maintenir son identité et son unité, alors même qu’il poursuit une hyperspécialisation des soins qui favorise la multiplication des pôles et des approches, et ce, tout en devant constamment s’adapter aux réformes multiples et successives du système de santé québécois. À l’heure de son centenaire, il est donc sans doute bon pour lui de se rappeler que tous les soignants qui s’y sont succédé n’ont eu, au-delà de leurs appartenances théoriques parfois divergentes ou de leurs ambitions possiblement contradictoires, qu’un seul et même souci : celui d’offrir à leurs malades la meilleure prise en charge possible. D’ailleurs, c’est cet attachement à l’accompagnement individuel des patients, ce « respect inaliénable du malade » qui implique « une sympathie compréhensive et communicative pour ses souffrances morales » (Amyot, 1941), qui a permis au petit sanatorium de devenir l’important hôpital de santé mentale qu’il est aujourd’hui. Cette approche psychothérapeutique, inscrite dans l’ADN de l’établissement depuis sa formation, ainsi que nous avons tenté de le montrer dans les pages qui précèdent, lui a en effet permis de s’imposer comme un centre psychiatrique à la pointe des nouvelles techniques et approches scientifiques tout en conservant son unité et son identité de maison de soins accueillante et chaleureuse. À l’heure où le Sanatorium Prévost célèbre son centenaire, le rappel de ce qui fit sa singularité autant que son originalité doit permettre – du moins l’espérons-nous – d’assurer sa pérennité et d’inscrire son développement à venir dans la continuité des gestes de ces soignants et soignantes qui, à la suite du Dr Albert Prévost, ont oeuvré, jour après jour, année après année, pour offrir à chaque malade accueilli une prise en charge adaptée qui respecte tant les critères de la science psychiatrique en cours que sa propre singularité et donc sa dignité et son histoire.