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Introduction

Le tiers des Canadiens, soit environ 9,1 millions de personnes, satisfaisait aux critères d’au moins un des troubles mentaux suivants à un moment donné de leur vie : trouble dépressif, trouble bipolaire, trouble anxieux ou trouble lié à l’utilisation de substances (gouvernement du Canada, 2013). Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), en 2019, la dépression est la première cause d’incapacité dans le monde (Organisation mondiale de la Santé [OMS], 2019). Entre 2005 et 2015, soit en une décennie, il y a eu une augmentation de la prévalence de la dépression de 18 % (Organisation mondiale de la Santé [OMS], 2017). L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) rapporte que du tiers à la moitié des nouvelles demandes d’invalidité au travail sont liées à la maladie mentale (Organisation for Economic Co-operation and Development, 2012).

Parmi les troubles mentaux, les troubles mentaux courants (TMC) font référence, dans la littérature spécialisée, aux troubles anxieux, troubles dépressifs et de l’adaptation (Corbière, Negrini et Dewa, 2013 ; Noordik, van Dijk, Nieuwenhuijsen et van der Klink, 2009). De plus, les personnes avec un TMC sont la plupart du temps des salariés qui ont développé un trouble durant leur activité professionnelle et, lorsqu’il y a un arrêt de travail, ces derniers conservent un lien d’emploi avec une organisation (Corbière et coll., 2015, 2013 ; Laflamme et Nadeau, 2011 ; Noordik et coll., 2009). La durée d’une absence maladie liée à un trouble mental peut être 2 fois plus longue qu’une absence pour un autre type de maladie (Dewa, 2017). En effet, la durée moyenne de l’absence pour toutes maladies confondues est de 34 jours, alors qu’elle est de 67 jours pour un trouble mental (Dewa, Chau et Dermer, 2010).

Concernant l’incapacité en tant que telle, plus longtemps une personne est absente du travail, moins elle est susceptible d’y retourner. Les statistiques démontrent que 50 % des personnes en arrêt de travail pendant 8 semaines ou plus n’y retourneront jamais (Steinberg, 2011). Ce pourcentage augmente à 85 % pour celles en arrêt de travail 6 mois ou plus (Steinberg, 2011).

Rôles des médecins traitants dans la reprise professionnelle de leurs patients avec un TMC

Plusieurs acteurs sont impliqués dans le retour au travail des personnes avec un TMC tels l’employeur, les cadres des ressources humaines, le supérieur immédiat, les collègues de travail, le syndicat, les psychologues et autres thérapeutes, le coordonnateur du retour au travail, les assureurs et le médecin traitant (Corbière et coll., 2020). Le médecin traitant est important pour les autres acteurs impliqués puisque c’est ce dernier qui fournit les rapports de progression de son patient ; il officialise les incapacités en quelque sorte (Corbière et coll., 2020 ; Lederer, Loisel, Rivard et Champagne, 2014 ; Steinberg, 2011 ; Young et coll., 2005). Paradoxalement, ils n’ont reçu que peu ou pas de formation en santé mentale au travail durant leur curriculum universitaire et médical.

Le médecin traitant va également encourager le travailleur à communiquer avec les autres acteurs selon ses besoins et l’évolution (Corbière et coll., 2020). Concrètement, voici les 4 rôles qu’occupe le médecin traitant : a) faire l’évaluation, fournir un diagnostic et offrir des soins appropriés pour répondre à l’état de santé du travailleur en congé de maladie ; b) développer une relation empathique avec son patient, être à l’écoute des besoins de son patient et l’impliquer dans le plan de traitement ; c) fournir des recommandations d’intervention ou de service aux acteurs concernés ; d) faire un suivi thérapeutique auprès du patient et s’assurer que les traitements favorisent son rétablissement (p. ex. prescription du retour au travail, établissement des limitations fonctionnelles[1] et restrictions fonctionnelles[2]) (Corbière et coll., 2020 ; Dewa, Hees, Trojanowski et Schene, 2015 ; Wahlström et Alexanderson, 2004). Ces tâches sont assumées par le médecin traitant seul ou en collaboration avec d’autres professionnels de la santé (Dewa et coll., 2015 ; Wahlström et Alexanderson, 2004).

Relativement à leur rôle, plusieurs médecins traitants ont la perception d’être les « portiers » du système d’invalidité (Dewa et coll., 2015 ; Söderberg et Alexanderson, 2003) et expriment un manque de communication et de soutien de la part des autres acteurs impliqués (Foley, Thorley et Von Hout, 2013 ; Soklaridis, Tang, Cartmill, Cassidy et Andersen, 2011 ; Sylvain, Durand, Maillette et Lamothe, 2016). Certains médecins traitants vont aussi trouver difficile de gérer les attentes des autres acteurs et souhaiteraient un travail plus collaboratif (Soklaridis et coll., 2011). Dans ce sens, la littérature démontre bien l’évolution favorable d’une reprise professionnelle et la diminution du risque de rechute lorsqu’il y a une communication entre les acteurs ainsi qu’une cohésion dans la conduite à tenir auprès d’un patient avec un TMC (Anema et coll., 2006 ; Brijnath et coll., 2014 ; Hamm, Reiss, Paul et Bursztajn, 2007). Toutefois, le médecin est souvent confronté à des dilemmes lorsqu’il s’agit d’intervenir dans un processus de retour au travail chez un patient aux prises avec un TMC. Force est de constater que ces dilemmes sont souvent peu abordés dans la littérature.

Objectifs

L’objectif de cet article est de présenter 3 vignettes cliniques et les dilemmes associés que peuvent rencontrer des médecins traitants lors de la gestion de la reprise professionnelle d’un patient aux prises avec un TMC. Nous discuterons de ces vignettes en tentant de les appuyer avec la littérature. De futures pistes de recherche dans ce domaine d’étude seront également abordées.

Méthodologie

À partir des expériences cliniques en expertise médico-légale et en psychiatrie répondant au guichet d’accès en santé mentale adulte (GASMA) du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal, plusieurs dilemmes ont été dégagés relativement à la gestion de la reprise professionnelle des personnes avec un TMC. De ces observations cliniques, les dilemmes récurrents ont été identifiés et présentés sous forme de vignettes anonymisées. Une recherche dans la littérature a été par la suite effectuée pour appuyer ces dilemmes.

La recherche dans la littérature est basée sur une extraction des articles pertinents entre 2000 à 2020 en utilisant les bases de données Medline et PsycInfo.

Les recherches bibliographiques ont été effectuées en combinant les dérivatifs des descripteurs en langue anglaise suivants :

  • inability to work, work disability, work capacity evaluation, work capacity assessment, sick leave, disability leave, return to work, back to work, sickness certification ;

  • transient mental disorder, common mental disorder, depression, anxiety, adjustment disorder, affective disorder, mood disorder, bipolar disorder, substance-related disorder, substance disorder, transient situational disturbance ;

  • doctor, general practitioner, psychiatrist, family doctor, medical specialist, clinician.

Résultats et discussions : présentation de vignettes cliniques suivies de discussions basées sur la littérature

Utiliser les arrêts de travail comme outil thérapeutique n’est pas une tâche facile et plusieurs dilemmes existent chez les médecins traitants. Dans ce contexte, nous présenterons, d’une part, 3 vignettes cliniques tirées d’observations cliniques en expertise médico-légale et auprès de médecins spécialistes répondants en psychiatrie au GASMA du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal. Par la suite, à partir de ces vignettes, nous aborderons 4 dilemmes présents chez les médecins traitants et associés notamment : 1) à l’évaluation du potentiel thérapeutique des arrêts de travail ; 2) au rôle d’expert octroyé aux médecins traitants et au processus d’évaluation de l’incapacité au travail ; 3) aux aspects administratifs découlant de cette évaluation ; 4) à la relation thérapeutique médecin-patient. Ces dilemmes seront appuyés par une recherche dans la littérature existante. Un retour sur les vignettes sera fait afin d’aborder des pistes de réflexion et des sujets potentiels de recherche.

1. Cas de Jean : dilemmes entre le rôle bénéfique du travail et celui de l’arrêt de travail

1.1 Présentation du cas de Jean

Jean travaille au sein d’une entreprise multinationale canadienne depuis 25 ans. Il a un dossier d’absentéisme pratiquement vierge. Il a 56 ans. Il se sent valorisé de travailler pour cette entreprise. Il a des problèmes conjugaux, le climat à la maison est difficile, sa conjointe est plutôt dominante alors qu’il est plutôt dépendant/passif. Pour lui, le travail est un refuge, il fait autant d’heures supplémentaires que possible pour ne pas être à la maison. Jean est un homme anxieux, un peu obsessionnel, un peu lent au travail ce qui excède ses collègues. Il a le même superviseur depuis 10 ans, ce dernier est légèrement plus jeune que Jean. Ils s’entendent bien. Même si Jean est moins rapide que les autres travailleurs, le superviseur est satisfait de ses services et pense que c’est un homme méticuleux et fiable. Pour Jean, le travail est très « thérapeutique », c’est ce qui maintient l’équilibre dans sa vie. Cependant, il y a des changements dans l’organisation, on implante de nouvelles normes pour améliorer l’efficacité. Dans la foulée de ces changements, le superviseur de Jean est remplacé. C’est un des jeunes collègues de Jean qui accède au poste de superviseur. Quelques semaines plus tard, il fait savoir à Jean que ce qu’il faisait avec fierté depuis 25 ans « n’est plus bon ». Il lui demande de s’adapter, d’aller plus vite. Jean devient très anxieux, ne dort plus la nuit, rumine constamment et anticipe la journée de travail du lendemain. Le milieu de travail « thérapeutique » devient un enfer. Jean voit son médecin qui le met en arrêt travail et qui lui prescrit un antidépresseur. Le médecin traitant essaie de maintenir l’arrêt de travail court, il est d’avis que « le travail c’est la santé ». Jean n’est pas un homme qui s’oppose et accepte le retour au travail. Il est capable de travailler quelques semaines, mais devant la pression, il redevient encore plus symptomatique que lors du premier arrêt de travail. Il revoit son médecin dans ce contexte.

1.2 Dilemmes relativement à l’évaluation du potentiel thérapeutique du travail et celui de l’arrêt de travail

Lorsqu’une personne est incapable d’accomplir les tâches liées à son emploi en raison des symptômes associés à un TMC, un arrêt de travail est indiqué. Plusieurs risques sont associés à un retour au travail prématuré chez un travailleur encore symptomatique telles que l’augmentation des blessures dues à un jugement et/ou attention diminués, la diminution de la productivité, la détérioration des symptômes psychiatriques et le risque d’une perte d’emploi (Dewa et Lin, 2000 ; Steinberg, 2011). À l’opposé, il y a des risques associés au prolongement injustifié d’un arrêt de travail comme celui d’être en invalidité à long terme ou encore de renforcer un comportement d’évitement (Steinberg, 2011). De plus, il y a une augmentation du risque d’isolement et une diminution des activités significatives et constructives (Volker et coll., 2013).

Or, il a été observé que le traitement des troubles mentaux est lié à une augmentation de la productivité et à une réduction de l’incapacité au travail (Dewa, Thompson et Jacobs, 2011). Le travail peut être source de stress pour certains employés, mais pour d’autres, on peut constater une amélioration de leur état de santé psychologique après avoir trouvé un emploi ou après être retourné à leur poste. Le travail pourrait donc être perçu comme la pierre angulaire du rétablissement s’il se fait dans de bonnes conditions (Corbière, 2009). Ceci serait en partie dû à l’effet de se remettre en action, de retrouver son réseau social, du renforcement positif que leur statut professionnel apporte à leur estime de soi et à leur sentiment de valorisation au sein de la société (OECD et European Union, 2018).

1.3 De retour sur la vignette clinique

Dans la situation de Jean, le travail, qui était source de valorisation, fait actuellement apparaître une souffrance psychique chez cet homme qui avait déjà des fragilités obsessionnelles. Dans ce cas de figure, il serait judicieux que le supérieur immédiat soit sensibilisé à la fois aux difficultés de Jean et au grand potentiel de ce travailleur méticuleux et fiable. Un retour au travail dans les mêmes conditions, sans accommodation, a en effet généré une rechute des symptômes. Le médecin traitant peut se sentir démuni face à ce type de situation et peut être ambivalent à prescrire un arrêt de travail ou à conserver le maintien à l’emploi. Il peut aussi être incertain de la conduite à tenir avec son patient. Dans ce genre de situation, il aurait été important d’impliquer un professionnel en réadaptation. Ce professionnel de la réadaptation pourrait d’ailleurs établir le pont entre le médecin et le supérieur immédiat. Il pourrait également faire ressortir les enjeux de santé mentale au travail dans un esprit collaboratif pour pallier les difficultés rencontrées par le patient. La littérature démontre bien les impacts bénéfiques d’un retour et maintien à l’emploi lorsqu’il y a un travail collaboratif entre les acteurs (Brijnath et coll., 2014 ; Corbière et coll., 2018 ; Schnitzler, Kosny et Lifshen, 2018).

En somme, l’évaluation du potentiel thérapeutique d’un emploi peut être complexe. Le travail peut être source de valorisation, mais aussi de souffrance selon les conditions en place. Il est donc important pour le médecin traitant d’avoir le soutien des autres acteurs qui pourront l’aider dans cette analyse et qui pourront également offrir des services au patient.

2. Cas de Jeannette : dilemmes des médecins traitants quant à leur rôle d’expert dans l’évaluation de la capacité à travailler d’un patient avec un TMC

2.1 Présentation du cas de Jeannette

Dre Constant évalue sa patiente de longue date, Jeannette. Jeannette a 40 ans. Elle est infirmière dans un hôpital. Elle a 2 adolescents à la maison, son mari travaille beaucoup et il est souvent absent. Dans le cadre de son emploi, Jeannette est perçue comme celle qui se soucie de tous les détails, comme la « perfectionniste ». Depuis plusieurs mois, plusieurs infirmiers sont en arrêt maladie et elle doit faire du temps supplémentaire obligatoire. Elle demande souvent de l’aide qu’elle n’a pas. Jeannette développe un trouble anxieux et dépressif, elle a des difficultés de sommeil. Elle voit son médecin de famille, Dre Constant, dans le cadre d’une visite annuelle. Jeannette éclate en sanglots dans le bureau en racontant son histoire. Dre Constant, elle aussi mère de 2 adolescents, est très empathique et préconise un arrêt de travail pour Jeannette. Elle lui recommande de faire de l’exercice, de sortir de la maison et « de prendre soin d’elle », ce qu’elle fait. Quelques semaines plus tard, le médecin de l’employeur rencontre Jeannette. Il conclut que Jeannette a souffert d’un « léger trouble de l’adaptation », que son examen mental est « pratiquement normal » et qu’il n’y a aucune raison qui justifie un arrêt de travail. Il recommande donc un retour au travail en mentionnant qu’il ne faut pas « médicaliser le problème ». Dre Constant est furieuse et se sent invalidée.

2.2 Dilemmes des médecins traitants relativement à leur rôle d’expert dans l’évaluation de la capacité de leur patient à travailler

La subjectivité des pathologies psychiatriques rend la tâche complexe pour les médecins traitants puisqu’aucun laboratoire ou imagerie ne permet de confirmer un diagnostic psychiatrique (Brijnath et coll., 2014 ; Macdonald et coll., 2012). La subjectivité est également présente lors d’une évaluation de la capacité d’un travailleur à exercer son emploi puisqu’une définition commune n’existe pas (Dewa et coll., 2015 ; OECD, 2010). Lederer et coll. (2014) ont tenté de conceptualiser une définition de l’incapacité au travail à travers une revue de littérature, mais ceci s’est avéré complexe.

L’évaluation par le médecin traitant de la capacité à travailler est ardue en raison de l’absence d’une définition commune ainsi que la nécessité de contextualiser les symptômes de son patient dans le cadre de son emploi et de statuer sur sa capacité à effectuer ses tâches au travail (Dewa et coll., 2015 ; Macdonald et coll., 2012 ; Okpaku, Sibulkin et Schenzler, 1994). Plus particulièrement, le médecin traitant doit déterminer les effets (positifs ou négatifs) de l’emploi sur la psyché du patient ainsi que les impacts (positifs ou négatifs) d’un arrêt de travail sur ce dernier (Macdonald et coll., 2012). Dans la plupart des cas, le médecin traitant a peu d’information sur la nature du métier de son patient et les tâches associées. Ces informations sont souvent obtenues via les propos du patient avec toute sa subjectivité. Le manque d’outils et d’échelles pouvant aider les médecins traitants dans leur évaluation vient aussi accentuer la subjectivité de leur évaluation (Pransky, Katz, Benjamin et Himmelstein, 2002). Par conséquent, il s’avère d’autant plus difficile d’évaluer les impacts des symptômes psychiatriques d’un patient sur son emploi, sur sa capacité à exercer ses fonctions et à assumer ses responsabilités professionnelles (Krohne et Brage, 2008). Ces éléments expliquent en partie l’hétérogénéité des évaluations des médecins traitants (Lederer et coll., 2014).

De plus, il y a généralement un manque de connaissances des lois et normes du travail ainsi que des politiques et accommodements possibles qu’un employeur pourrait mettre en place (Hussey, Hoddinott, Wilson, Dowell et Barbour, 2004 ; Laflamme, 2017 ; Macdonald et coll., 2012 ; Soklaridis et coll., 2011). Plus spécifiquement, les politiques de retour au travail de l’employeur, le processus de compensation, les mesures d’accommodements possibles, entre autres, sont souvent inconnus du médecin traitant. Ces éléments pourraient aider ce dernier dans son évaluation fine de la capacité à travailler de son patient, du suivi et du plan de traitement (Soklaridis et coll., 2011). Tous ces éléments font en sorte que les médecins traitants ont une difficulté à prévoir la durée de l’arrêt de travail ainsi que les modalités de retour au travail (Collie, Ruseckaite, Brijnath, Kosny et Mazza, 2013 ; Schnitzler et coll., 2018).

Pour plusieurs médecins traitants, l’évaluation de la capacité à travailler d’une personne avec un TMC est une source d’anxiété au point où certains vont l’éviter (Brijnath et coll., 2014). La littérature fait ressortir plusieurs inconforts chez les médecins traitants, dont une insécurité liée à leur rôle d’expert (Schnitzler et coll., 2018 ; Soklaridis et coll., 2011). En effet, comme discuté, ce sont eux qui officialisent, via le certificat médical, l’incapacité au travail ainsi que la progression de leur patient. Cependant, malgré le statut d’expert qui leur est octroyé, plusieurs revendiquent le manque de formation pour mener à terme une évaluation fine de la capacité à travailler (Dell-Kuster et coll., 2014 ; Pransky et coll., 2002 ; Schnitzler et coll., 2018 ; Soklaridis et coll., 2011).

Outre l’inconfort associé à l’évaluation de la capacité en tant que telle, les médecins traitants se trouvent dans une position difficile lorsqu’il y a désaccord entre les acteurs relativement à l’indication d’un arrêt de travail ou pas (Schnitzler et coll., 2018). Cet inconfort se répercute également sur le patient et peut augmenter sa souffrance (Schnitzler et coll., 2018). Dans les cas de litige, les médecins traitants ont l’impression d’avoir une position d’adversaire avec les autres acteurs afin de défendre leur évaluation et leur prescription d’un arrêt de travail (Brijnath et coll., 2014 ; Schnitzler et coll., 2018).

2.3. Dilemmes des médecins traitants liés aux aspects administratifs découlant de l’évaluation de la capacité à travailler

Pour les médecins traitants, l’évaluation de la capacité à travailler exige beaucoup de temps puisqu’elle doit être effectuée en plus des autres tâches cliniques et médico-administratives (Soklaridis et coll., 2011). Le temps accordé à l’évaluation et au suivi d’un patient en arrêt de travail ou en processus de retour au travail est plus important en raison de la complexité de ces tâches. En plus de l’évaluation et du suivi, le traitement du patient avec un TMC peut être complexe, surtout lorsqu’il y a présence de difficultés psychosociales ou d’enjeux de personnalité s’ajoutant au tableau (Macdonald et coll., 2009, 2012). Également, les médecins traitants sont fréquemment obligés de remplir des formulaires d’incapacité au travail non standardisés et présentant souvent des questions évasives (Soklaridis et coll., 2011).

2.4 De retour sur la vignette clinique

Dans le cas de Jeannette, il est peut-être difficile de départager la composante psychologique associée au travail des autres problématiques psychosociales (Brijnath et coll., 2014). Certaines fragilités prémorbides peuvent venir compliquer le tableau et il peut être difficile de mettre en lumière les implications psychosociales qui se cachent derrière des symptômes psychiatriques. Dans la complexité de son analyse, le médecin traitant doit se demander si la prescription d’un arrêt de travail est indiquée et s’il s’agit du meilleur traitement pour sa patiente. En outre, le médecin traitant doit posséder et expliquer les notions de limitations et restrictions fonctionnelles de sa patiente. Il est important pour ce dernier de faire la distinction entre ces deux concepts. En effet, les limitations fonctionnelles définissent ce qu’un patient ne peut faire en raison de son état alors que les restrictions fonctionnelles indiquent ce qu’un patient ne peut faire au risque, sinon, d’aggraver son état. Le médecin expert de son côté doit non seulement évaluer les limitations, mais toute la question de l’impact du travail sur la santé mentale du travailleur.

Par ailleurs, dans le cas de Jeannette, Dre Constant présente de la sympathie pour sa patiente et il lui est difficile d’avoir un regard objectif. Après que sa patiente ait été évaluée par un médecin indépendant, il semble que les deux acteurs n’ont, chacun dans leur bureau, regardé qu’une dimension du problème de santé de Jeannette. Dre Constant se sent invalidée relativement aux conclusions du médecin indépendant. Dans des cas comme celui-ci, il est important pour le médecin traitant d’obtenir de l’aide et du support quant à l’évaluation et à la conduite à tenir avec son patient. Lorsqu’il y a une conflictualité ou une diminution de l’objectivité dans l’évaluation d’une capacité à travailler d’un patient, il est important de trianguler avec un tiers neutre comme un collègue, un psychiatre répondant du guichet d’accès en santé mentale (GASMA) ou d’un médecin expert, mais encore faut-il que ces acteurs aient une bonne connaissance de la santé mentale au travail. Cette triangulation va tout de même offrir au médecin traitant un support et une distance pour lui permettre d’avoir plus d’objectivité face à la situation. Cela va aussi renforcer son sentiment de compétence.

Outre l’évaluation en tant que telle de la capacité d’une personne à occuper son emploi, plusieurs aspects administratifs chronophages viennent complexifier la tâche du médecin traitant tels les formulaires souvent complexes et non standardisés.

En conclusion, le rôle d’expert octroyé aux médecins traitants génère souvent un inconfort chez ces derniers en raison de la subjectivité liée à l’évaluation de la capacité à travailler de leur patient. En cas de désaccord entre les acteurs, les médecins traitants se retrouvent dans une position litigieuse et peuvent ressentir une invalidation relativement à leur évaluation et leur prescription d’un arrêt de travail. De plus, plusieurs expriment le manque d’outils standardisés et de connaissances pour réaliser cette tâche.

3. Cas de Claire : dilemmes liés à la relation thérapeutique médecin-patient lorsqu’une évaluation de la capacité à travailler est en cause

3.1 Présentation du cas de Claire

Claire a 38 ans et travaille dans une banque. Elle est considérée comme une employée dynamique et elle est appréciée de son employeur. Elle vient de se séparer de son conjoint il y a 6 semaines. Ce n’est pas sa première rupture. Elle a le même médecin de famille depuis l’adolescence. Ce médecin la connaît bien et a généralement une bonne relation avec elle. Dans son dossier, ce médecin indique que sa patiente a des traits de personnalité limite. Il y a eu 2 arrêts de travail dans le passé, toujours dans le contexte d’une rupture amoureuse entraînant un état de crise. Lors de ces crises, Claire présente des symptômes anxieux et dépressifs ainsi que des idées suicidaires. Le premier arrêt de travail, il y a 7 ans, a duré 3 mois. Le médecin avait eu beaucoup de difficultés à retourner sa patiente au travail. Le 2e arrêt de travail, il y a 2 ans, a duré presque 6 mois. Dans les 2 cas, la relation avec le médecin de famille a été mise à mal. Il y a eu beaucoup de protestations de la part de la patiente, du clivage. La patiente ne respecte pas le cadre et elle se présente souvent sans rendez-vous en menaçant son médecin de faire une plainte au collège des médecins s’il n’accepte pas de la recevoir dans son bureau. Le médecin de famille est très inquiet, il a peur que l’invalidité dure plusieurs mois. Il réalise bien que sa relation avec sa patiente est très fragile. Malgré cette relation fragile, il a réussi à la convaincre de se faire évaluer par un autre médecin extérieur et indépendant. De lui-même, le médecin traitant contacte la compagnie d’assurance et demande une évaluation par un psychiatre indépendant. Claire est vue par un psychiatre expert, il constate l’état anxieux et surtout les traits de personnalité limite. Lors de son évaluation, il prend en compte la rupture récente. Dans son rapport, il conseille de ne pas demander à la patiente de retourner immédiatement au travail. Il conseille l’ajout d’un ergothérapeute spécialisé en retour au travail pour aider Claire à s’activer. Il y a une discussion entre le psychiatre et l’ergothérapeute sur l’attitude à adopter, sur l’importance de valider la détresse de la patiente et sur le fait qu’on ne lui demande pas un retour au travail immédiat. Claire accepte d’être vue par un psychologue pour travailler l’anxiété liée à la rupture récente. Le psychiatre suggère que le médecin de famille, l’ergothérapeute et la psychologue restent en contact. Une référence est faite vers une clinique spécialisée pour les troubles relationnels. La crise s’est estompée graduellement, les choses n’ont pas été faciles, mais le médecin a pu se dégager et ne pas être « le méchant » qui décide du retour au travail. Claire est finalement retournée travailler 3 mois plus tard.

3.2 Dilemmes liés à la relation médecin-patient dans le cadre d’une évaluation de la capacité à travailler

Le médecin traitant est celui qui assure le suivi de son patient non seulement dans un contexte d’arrêt de travail, mais également pour ses autres besoins médicaux. L’alliance thérapeutique se crée avec le temps et le médecin traitant a le désir de conserver un lien positif avec son patient dans le cadre de l’évaluation de la capacité au travail ainsi que lors de la gestion d’une reprise professionnelle (Foley et coll., 2013 ; Soklaridis et coll., 2011). Dans ce contexte, il y a souvent une négociation qui s’installe entre le médecin et son patient (Macdonald et coll., 2012). Le refus d’un arrêt de travail ou la prescription d’un retour au travail peut venir entacher cette relation thérapeutique parfois difficile à mettre en place. D’ailleurs, la présence d’un désaccord entre le médecin traitant et le patient relativement au moment où un retour au travail est envisagé expliquerait en partie d’éventuelles rechutes (Corbière et coll., 2018).

3.3 De retour sur la vignette clinique

Dans cette vignette, autant le médecin traitant que la patiente profitent des services spécialisés offerts par l’assureur de cette dernière. En général, les services fournis par l’assureur ou l’employeur sont appréciés des médecins traitants (Sylvain et coll., 2016). Ce type de service permet une prise de décision partagée entre les acteurs. En plus d’obtenir du support, ce travail collaboratif permet au médecin traitant de protéger l’alliance thérapeutique avec son patient.

En conclusion, l’évaluation de la capacité à travailler et la gestion de la reprise professionnelle génèrent des dilemmes chez le médecin traitant. En effet, ce dernier souhaite conserver une alliance thérapeutique avec son patient tout en exécutant une évaluation dont les conclusions pourraient être désagréables pour ce dernier.

La recherche sur la gestion de la reprise professionnelle par les médecins traitants des patients avec un TMC : perspectives d’avenir

La gestion de la reprise professionnelle chez les personnes avec un TMC est une problématique qui prend de l’ampleur et sur laquelle il est important de s’attarder. Dans les vignettes cliniques et les discussions associées, nous avons tenté de mettre en lumière certains dilemmes vécus par les médecins traitants. Le présent article n’est certainement pas exhaustif, mais il met en relief la nécessité d’une revue de la littérature plus approfondie afin, d’une part, de dégager les dilemmes des médecins traitants de façon plus systématique et d’autre part, d’émettre des suggestions pour les résoudre.

Parallèlement, nous sommes d’avis qu’outre une revue de littérature systématique, il est important de comprendre l’expérience et les besoins des médecins traitants avant de proposer des pistes d’action pour tenter de dénouer ces dilemmes. Dans ce contexte, un projet de recherche se déroulera sous peu dans les CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal et CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal afin de mettre en lumière la perspective des médecins traitants relativement à la gestion actuelle des incapacités au travail des patients avec un TMC. Une analyse des besoins des médecins traitants est prévue afin de développer éventuellement des outils ou des formations pour les aider dans l’accomplissement de leurs tâches complexes.

Conclusion

Dans les dernières décennies, la gestion de la reprise professionnelle d’un travailleur atteint d’un TMC est devenue une thématique préoccupante et qui occupe une place de plus en plus importante dans la pratique des médecins traitants de première et de deuxième ligne. L’Hôpital en santé mentale Albert-Prévost n’a pas été épargné par cette réalité depuis sa fondation il y a déjà un siècle. L’inclusion de la santé mentale au travail comme un secteur de recherche et d’enseignement au sein de cette institution s’avère donc une voie intéressante à suivre afin d’avoir une meilleure compréhension de l’expérience des médecins traitants et de mieux répondre à leurs besoins et ceux de leurs patients.