Corps de l’article

Introduction

Au Canada, les troubles mentaux de la population active représentent la plus importante cause de maladies rencontrées chez les moins de 65 ans, soit près de 40 % de toutes les maladies confondues (Bolo et coll., 2013). Avec les maladies cardiovasculaires, les divers types de cancer et les troubles musculosquelettiques, les troubles mentaux courants (p. ex. dépression majeure, trouble de l’adaptation, trouble anxieux) représentent les causes d’absence du travail les plus répandues (Dewa et coll., 2010 ; Koopmans et coll., 2011). Ces absences représentent plus de 50 % des demandes d’invalidités acceptées par les compagnies d’assurance (Durand et coll., 2014). Sur le plan financier, ces absences engendrent au Canada des coûts directs et indirects à la hauteur de 51 milliards de dollars (Dewa et coll., 2016). Dans le réseau de la santé, le ratio d’heures en assurance salaire des établissements québécois est passé d’environ 6 % en 2014-2015 à plus de 7,5 % en 2018-2019, et ce, avant même la fin de l’année financière. Bien que cette progression semble minime en termes de pourcentages, elle renvoie à une augmentation linéaire et significative de plusieurs dizaines de millions de dollars au fil des ans (données du MSSS[1], 5 janvier 2019).

Au-delà du fardeau économique, les conséquences psychologiques et sociales des personnes directement concernées par les troubles mentaux courants sont sans conteste délétères, s’illustrant notamment par l’isolement et la détérioration de la santé psychologique et physique. Outre les coûts financiers et humains liés à l’absentéisme, le phénomène du présentéisme que l’on pourrait définir par « le comportement de l’employé qui, malgré des problèmes de santé physique et/ou psychologique nécessitant de s’absenter, persiste à se présenter au travail » constitue maintenant un enjeu de taille, auquel les organisations doivent également faire face (Gosselin et Lauzier, 2011 ; Sanderson et coll., 2007). À ce titre, les employés touchés par les troubles mentaux courants (TMC) et tout particulièrement par la dépression sont susceptibles de rester en emploi coûte que coûte malgré leurs symptômes (induits par diverses raisons comme la surcharge de travail, le roulement du personnel) (Sanderson et coll., 2007) et engendrent des coûts supérieurs à l’absentéisme dus à la perte de temps productif au travail (Stewart et coll., 2003). Demeurer en emploi malgré la maladie risque, qui plus est, de mener à une détérioration plus marquée de la condition de santé de l’employé (Johns, 2010) et de résulter en une absence prolongée du travail. Ces chiffres ou constats renvoient donc à de réelles préoccupations chez les acteurs des organisations québécoises de divers secteurs d’activités, notamment celui de la santé. Dans ces organisations, employeurs, cadres des ressources humaines, gestionnaires, syndicats et professionnels de la santé se voient dans l’urgence d’identifier les conditions qui peuvent à la fois prévenir les problèmes de santé mentale en milieu de travail (p. ex. présentéisme), réduire la longueur des absences du travail et prévenir les éventuelles rechutes à la suite d’une reprise professionnelle.

Le contexte des centres intégrés (universitaires) de santé et services sociaux (CIUSSS et CISSS) est le résultat d’une réforme majeure du réseau de la santé (p. ex. abolition des agences régionales, projet de loi n° 10, 2015). Cette réforme a eu des impacts significatifs sur l’organisation des services sachant que plusieurs établissements ont été fusionnés, déclenchant l’abolition de plus de 1 000 postes de gestionnaire du réseau de la santé et par conséquent une perte significative des expertises (Archambault, 2015 ; Gentile, 2016). Déjà en 2002, Champagne mentionnait que les organisations publiques et notamment celles relatives à la santé adoptaient des processus de décision plus laborieux et tortueux, plus turbulents et conflictuels (p. VI) : une réalité contextuelle qui semble donc toujours d’actualité avec les transformations structurelles et organisationnelles récentes qui ont eu lieu avec la réforme majeure du réseau de la santé au Québec.

Cette réorganisation majeure des structures de gestion a engendré inévitablement une augmentation des tâches et de nouvelles responsabilités pour une grande majorité des gestionnaires en place. La question de la santé mentale en milieu de travail est devenue un enjeu grandissant. Les différents acteurs des organisations du réseau de la santé, les gestionnaires en particulier, sont préoccupés par les enjeux organisationnels et sanitaires et portent une attention particulière à la qualité de vie au travail. Ils intègrent d’ailleurs la santé mentale dans les stratégies organisationnelles afin que les organisations maintiennent un équilibre avec la présence des employés productifs et en santé. La santé organisationnelle[2], avec la santé mentale des employés comme cible, devient ainsi l’une des priorités des gestionnaires (Comité de gestion du réseau du MSSS, 2019 ; Wyatt, 2005). C’est ainsi que ces derniers sont appelés à un élargissement de leur rôle en exigeant le développement de nouvelles compétences et attitudes tournées vers la santé mentale en milieu de travail. Celle-ci s’ancre dans une perspective multidisciplinaire en intégrant des éléments économiques, sociaux, médicaux, organisationnels et politiques, entre autres (Dagenais-Desmarais et coll., 2013). De par sa nature multiple, elle est définie selon la discipline dans laquelle elle s’inscrit tout en maintenant l’individu et la santé au coeur de ses problématiques (Dagenais-Desmarais et coll., 2013).

Avec l’objectif d’agir sur les principales retombées économiques et humaines qu’impliquent le présentéisme, les absences maladies dues à des TMC chez les employés et le risque de rechutes, les gestionnaires des grandes organisations sont aussi identifiés comme les acteurs et médiateurs clés pour la conduite du changement vers les nouvelles pratiques de gestion organisationnelle saine (Comité de gestion du réseau du MSSS, 2019 ; Dagenais-Desmarais et coll., 2013). En effet, parmi les acteurs impliqués dans la prévention des problèmes de santé mentale en milieu de travail et dans le retour au travail des employés en absence maladie due à un trouble mental courant, les gestionnaires sont identifiés comme ceux ayant un rôle dans tout le spectre santé mentale et travail — de la prévention à la réadaptation au travail — (Arends et coll., 2014 ; Baynton, 2010). Le gestionnaire est ainsi appelé à tenir un rôle qui comprend différentes composantes relatives à la prévention (p. ex. détecter des signes avant-coureurs, maintenir un équilibre dans l’équipe et un environnement de travail sain), à la gestion de l’équipe (maintenir une équité dans l’équipe, travailler sur la reconnaissance au travail) et l’accompagnement des employés dans leurs tâches que ce soit lors du retour au travail à la suite d’une absence maladie ou en amont. Bien que la littérature relative au rôle du gestionnaire dans la prévention et la réadaptation au travail des employés en absence maladie due à un TMC soit dense (Bjorklund et coll., 2013 ; Corbière et coll., sous presse ; Johnston et coll., 2015 ; Lundqvist et coll., 2012 ; Negrini et coll., 2018 ; St-Hilaire et Gilbert, 2019), peu de recherches, à notre connaissance, se sont penchées sur la question des enjeux perçus par les gestionnaires dans le réseau de la santé et leurs pistes d’actions concrètes ou solutions pour favoriser la santé organisationnelle. Plus précisément, peu d’études ont abordé les perceptions des gestionnaires à propos de la prévention des éventuels problèmes de santé mentale dans les équipes de travail jusqu’aux éventuelles rechutes à la suite d’un retour d’absence maladie d’employés. Il est donc important de mieux saisir les perceptions de ces acteurs sur les enjeux qu’ils vivent que ce soit en termes de prévention que de réadaptation au travail, mais aussi quelles solutions/stratégies ils envisagent pour les dépasser. Ainsi, il sera possible d’intervenir in situ avec des cibles concrètes d’interventions.

De par l’intérêt porté au spectre santé mentale et travail, le cadre théorique sur lequel repose cette étude est pluriel. Autrement dit, il s’agit de théories ou de revues qui portent à la fois sur les facteurs qui peuvent prédire les problèmes de santé mentale en milieu de travail et sur ceux qui sont inhérents à la réadaptation au travail. Pour les modèles relatifs à la prévention reconnus comme incontournables (Corbière, Negrini et Dewa, 2013), on compte : 1) le modèle Demandes-Contrôle-soutien (DCS) (Karasek, 1990) ; 2) le modèle de Déséquilibre-Effort-Récompense (DER) (Siegrist, 1996) ; 3) le modèle Demandes — Ressources (DR) (Demerouti et coll., 2001). Dans les deux premiers modèles, les notions d’une faible latitude décisionnelle de demandes psychologiques et d’efforts intrinsèques et extrinsèques illustrées par une charge de travail (physique et mentale) importante imposée par l’organisation ou par l’employé ou le gestionnaire par souci du travail accompli (p. ex. apporter du travail à la maison), ainsi que le faible soutien et le peu de reconnaissance au travail par le collectif de travail, toutes combinées ensemble, engendrent un déséquilibre dans une situation de travail décrite comme pathogène. Cette dernière, en retour, amène chez le gestionnaire et son équipe en l’occurrence, à développer des symptômes de nature anxieuse et/ou dépressive, voire des absences dues à un TMC (p. ex. dépression, trouble anxieux). Ces conséquences négatives peuvent d’ailleurs s’accélérer lorsque les ressources du milieu de travail sont insuffisantes, voire inexistantes (p. ex. absence de soutien social et de récompenses). Les auteurs de ce modèle ont établi un large éventail des facteurs de protection et de risque psychosociaux dans deux grandes catégories : les demandes provenant du milieu de travail, et les ressources — humaines, structurelles et financières — issues du milieu de travail (Schaufeli et coll., 2002). Ce dernier modèle permet de mettre en exergue la réalité complexe des conditions de travail et comment elles interagissent entre elles et avec les employés. St-Hilaire et Gilbert (2019) ajoutent que la consultation, la participation et l’engagement de tous les acteurs du milieu de travail sont des composantes essentielles pour prétendre à un bon climat de santé mentale en milieu de travail. Les gestionnaires ont d’ailleurs un rôle clé dans le déploiement de ces composantes (St-Hilaire et Gilbert, 2019).

Pour ce qui est de la réadaptation au travail à la suite d’une absence maladie, en l’occurrence les TMC, Loisel et coll. (Loisel et coll., 2001 ; Loisel et Anema, 2013) proposent le paradigme de l’incapacité au travail. Les auteurs stipulent que l’incapacité au travail (p. ex. absence prolongée) résulte des lacunes sur le plan des interactions et de la communication des acteurs de 4 systèmes : 1) le système personnel (p. ex. le travailleur) ; 2) le système de l’entreprise (p. ex. le supérieur immédiat, les collègues de travail) ; 3) le système de santé (p. ex. le médecin soignant) ; 4) le cadre législatif et le régime d’assurance (p. ex. l’agent d’indemnisation). Basés sur le paradigme de l’incapacité au travail, les résultats d’un récent examen de la portée (scoping review) ont permis de décrire les rôles et actions des acteurs du retour au travail d’employés à la suite d’un TMC (Corbière et coll., sous presse). La plupart des articles retenus dans cet examen de la portée suggèrent de déployer dans les organisations la formation des gestionnaires en leur offrant les ressources nécessaires (matérielles et humaines), telles que la gestion du retour au travail des employés, la prévention des rechutes, la détection des signes précurseurs et la démystification des problèmes de santé mentale (Corbière et coll., sous presse). C’est pourquoi plusieurs études mettent l’accent sur le rôle essentiel du gestionnaire dans les processus de retour au travail et de prévention des rechutes à la suite d’une reprise professionnelle, notamment avec la mise en place d’aménagements de travail (Corbière et coll., sous presse ; Johnston et coll., 2015 ; Negrini et coll., 2018).

Dans le cadre de cet article et à travers des groupes de discussion conduits auprès de gestionnaires d’une grande organisation de santé, nous tenterons de répondre aux questions de recherche suivantes : « Quels sont les principaux enjeux de gestion liés à la santé mentale des employés de l’organisation, notamment sur le spectre de la santé mentale et travail – de la prévention des problèmes de santé mentale en milieu organisationnel à la gestion des absences maladies liées à des troubles mentaux courants et au retour au travail de ces employés ? » et « Quelles pistes d’actions/solutions l’organisation et les gestionnaires respectivement peuvent-ils poser/mettre en place pour dépasser voire contrecarrer ces enjeux ? »

Méthode

Déroulement et devis de l’étude. Avec pour objectif de mieux saisir cette problématique d’actualité, le centre de recherche affilié à une grande organisation de santé localisée à Montréal a créé un chantier de recherche destiné aux problématiques de santé mentale et travail. Le but de ce chantier étant de rapprocher la recherche de la pratique et les chercheurs des collaborateurs terrain. Pour ce faire, les deux groupes d’acteurs ont mis en place conjointement, suite à plusieurs rencontres, un projet de recherche de nature participative. Lors de ces rencontres, la question du rôle du gestionnaire, son bien-être et son implication dans le milieu organisationnel a été soulevée dans l’application des pratiques visant à améliorer la santé organisationnelle (de la prévention à la réadaptation au travail). En vue d’appréhender la situation des gestionnaires dans la grande organisation de santé, nous avons entrepris un premier projet afin d’identifier les enjeux vécus par les gestionnaires et les pistes d’actions concrètes ou solutions qu’ils proposaient pour les dépasser. Une seconde phase pouvait dès lors être éventuellement mise en place avec la participation des gestionnaires pour développer des axes d’intervention visant l’implantation et l’évaluation des pistes d’action ou solutions retenues.

Une recherche de nature participative semblait pertinente dans le cadre de cette étude, car comme l’indiquent Larivière, Briand et Corbière (2014, p.649), l’approche participative présente plusieurs avantages tels que : 1) prendre en compte les acteurs du milieu, en favorisant ainsi l’appropriation et l’application des résultats par les personnes concernées ; 2) donner une voix à des personnes qui traditionnellement ne participent pas au processus de la recherche ; 3) assurer le décloisonnement entre la recherche et la pratique. Le Chantier Santé mentale et travail a donc privilégié ce type d’approche méthodologique pour l’utiliser comme levier de changement visant l’application de solutions et stratégies dans le milieu étudié par et pour les participants (Andersson, 2018 ; Cargo et Mercer, 2008). Ainsi, en suivant cette approche, le développement de ce projet a été coconstruit avec les collaborateurs terrain de la grande organisation de santé et les chercheurs affiliés à ce même établissement, via des rencontres régulières qui ont débuté à l’automne 2017.

Le Carrefour des cadres est un événement organisationnel provenant de la direction de la grande organisation de santé. Il permet, plusieurs fois par an, le rassemblement des gestionnaires-cadres de l’organisation en vue d’informer, de former et de soutenir les gestionnaires dans leur pratique professionnelle selon le modèle de gestion et les valeurs de l’organisation. À l’occasion du développement du projet de recherche, les collaborateurs terrain et les chercheurs ont planifié la tenue d’un Carrefour des cadres dédié à la thématique du chantier en santé mentale et travail. Cet événement a eu lieu à l’automne 2018 et a permis la collecte de données sur le site de la rencontre. Le Carrefour s’est déroulé en plusieurs parties : une introduction ; une série de courtes communications ; un atelier de recherche ; un atelier pratique ; et pour finir une conclusion de la haute direction de la grande organisation de santé et de la direction du centre de recherche qui lui est affilié. Les groupes de discussion ont été mis en place dans la partie Atelier de recherche du Carrefour, d’une durée de 80 minutes.

Technique d’entretien et recrutement. Le groupe de discussion a été choisi comme méthode de collecte de données, non seulement pour dégager un éventail des points de vue des gestionnaires, mais aussi pour susciter des réflexions en groupe. Le groupe de discussion a aussi l’avantage de permettre aux participants d’explorer et de clarifier leurs propres opinions par les interactions qu’elles suscitent (Green et Thorogood, 2018). Ainsi, afin de répondre aux objectifs de la recherche, le groupe de discussion permettait de construire la réflexion de manière dynamique par l’effet de groupe sur les enjeux en santé mentale et travail perçus par les gestionnaires de la grande organisation de santé participante.

Les gestionnaires ont été invités à la demi-journée par courriel initié par la direction des communications de la grande organisation de santé. Une préinscription était alors proposée en ligne pour permettre aux équipes de préparer le personnel de recherche selon le nombre potentiel de participants. À priori et selon les expériences des collaborateurs terrain, un nombre moyen de 200 à 250 gestionnaires (sur un bassin de plus de 400 membres) ont participé au Carrefour des cadres. Au final, 83 gestionnaires sur 253 présents lors du Carrefour ont pris part à cette étude et ont été répartis dans 10 groupes de discussion (entre 6 et 12 personnes par groupe). Cette taille moyenne de participants par groupe est considérée idéale pour favoriser les échanges (Green et Thorogood, 2018 ; Morgan, 2004). Chaque groupe était composé de gestionnaires provenant d’un même département/service ou connexe, dans l’objectif de rendre la discussion plus aisée et ainsi nous faire part du contexte de la grande organisation de santé dans son ensemble et ses particularités.

De façon générale, environ trois quarts (77 %) des participants étaient des femmes (n = 64). En ce qui concerne leur âge, près des trois quarts des participants avaient entre 28 et 40 ans (n = 30) ou entre 40 et 50 ans (n = 33) et autour d’un quart d’entre eux entre 50 et 60 ans (n = 20). Sur toute la durée de leur carrière, les trois quarts des participants (n = 62) avaient moins de 10 ans d’années d’expérience en tant que gestionnaires. Ces résultats reflètent le nombre d’années d’ancienneté dans leur poste actuel comme gestionnaire c’est-à-dire que 42,2 % comptaient moins de 5 ans (n = 35), 22,9 % entre 5 et 10 ans (n = 19) et le reste du groupe plus de 10 ans (n = 29). Toujours dans leur poste actuel, 48,2 % des participants avaient sous leur supervision moins de 50 personnes (n = 40), 27,7 % entre 50 et 100 (n = 23), 10,8 % entre 100 et 200 (n = 9), et 13,3 % entre 200 et 1 500 employés (n = 11). Dans le cadre de l’étude, 13 directions étaient représentées : direction du programme soutien à l’autonomie des personnes âgées (22,9 %) ; direction des soins infirmiers (16,9 %) ; direction des services techniques (13,3 %) ; direction du programme jeunesse et des activités de santé publique (9,6 %) ; direction des services multidisciplinaires (9,6 %) ; direction des ressources humaines, des communications et des affaires juridiques (8,4 %) ; direction des services professionnels (6,0 %) ; direction des programmes santé mentale, dépendance et itinérance/mission universitaire (4,8 %) ; direction de la qualité, de l’évaluation, de la performance et de l’éthique (3,6 %) ; direction des programmes de déficience intellectuelle, trouble du spectre de l’autisme et déficience physique (1,2 %) ; direction des ressources technologiques (1,2 %) ; direction de la recherche (1,2 %) ainsi que la direction des ressources financières (1,2 %).

Lorsque l’on compare ces résultats à la population totale des gestionnaires (n = 459) de cette même organisation, on note des pourcentages similaires, avec 67 % de femmes (n = 308) et un peu moins des deux tiers (n = 268) ayant moins de 50 ans. Enfin, comme on compte 16 directions distinctes dans cette grande organisation de santé, trois directions seulement n’étaient pas représentées dans cette étude.

La première question posée lors du groupe de discussion était : « Selon vous, quels sont les principaux enjeux de gestion liés à la santé mentale des employés de votre organisation, notamment sur le spectre de la santé mentale et travail — de la prévention des problèmes de santé mentale en milieu organisationnel à la gestion des absences maladie liées à des troubles mentaux courants et au retour au travail de ces employés ? » Lorsque cette question leur était posée, les participants étaient invités à réfléchir individuellement aux éléments de réponse et à noter sur une feuille de papier préparée en amont les éléments qui leur venaient à l’esprit. Il leur était aussi indiqué de cibler l’enjeu qui leur semblait le plus important dans leur milieu de travail. À tour de rôle, les participants étaient invités à présenter les enjeux en santé mentale et travail qu’ils percevaient et ensuite, ils étaient invités à échanger en groupe sur leurs réponses individuelles. Cette procédure aide à prendre en compte l’ensemble des perceptions des individus du groupe et ainsi éviter qu’une personne n’ait pas pu exprimer son point de vue (Kitzinger, 1994 ; 1995). À la suite de ce tour de table, une nouvelle discussion avait lieu pour discuter de l’enjeu qui devait être retenu par le groupe de discussion avec comme consigne qu’un seul enjeu ne pouvait être retenu.

Après avoir formulé l’enjeu central par consensus dans le groupe de discussion, une deuxième série de questions était alors posée aux mêmes groupes de gestionnaires : « Quelles pistes d’actions/solutions l’organisation d’une part, et les gestionnaires d’autre part, peuvent poser/mettre en place pour dépasser voire contrecarrer l’enjeu ciblé en amont ? » Le même déroulement du groupe de discussion à la première phase a été adopté, notamment en leur proposant de réfléchir individuellement (noter leurs idées sur une feuille de papier), puis une discussion dans le groupe était réalisée. À la fin du groupe de discussion, les participants étaient invités à remplir un bref questionnaire sociodémographique.

Pour mener à bien les groupes de discussion, un animateur expérimenté par groupe de discussion assurait le bon déroulement, assisté par un agent de recherche à la prise de notes. Pour standardiser les groupes de discussion, un guide avait été développé par l’équipe de recherche et les collaborateurs du milieu. Tous les animateurs et preneurs de notes avaient rencontré l’équipe de recherche en amont, dans le cadre d’un atelier d’une durée d’une heure pour s’assurer de la standardisation du déroulement des groupes de discussion et de répondre du même coup aux besoins de clarification.

Analyse des verbatim et éthique. À partir du recueil de notes individuelles des participants, une analyse descriptive interprétative a été utilisée (Gallagher, 2014). Ce type d’analyse qualitative consiste en la codification du verbatim (ou notes en l’occurrence) en catégories conceptuelles. Dans le cadre de cette étude et selon les questions du groupe de discussion, les codes renvoient à un enjeu, une attitude/action suggérée par le participant pour ensuite articuler ces derniers aux codes qui émergeront des autres participants. Ainsi, il est possible de dégager une compréhension holistique et fine des enjeux du milieu organisationnel concernant la problématique santé mentale et travail selon les perceptions des gestionnaires, mais aussi de l’éventail des pistes d’actions et solutions pour l’enjeu retenu par chacun des groupes de discussion.

La codification des notes des participants a été effectuée à partir des études empiriques et théories existantes sur lesquelles les auteurs s’appuient pour approcher cette problématique (p. ex. Corbière et coll., 2013). Les 3 premiers auteurs de cet article ont créé un cahier de codes communs (ou principes) et ont réalisé cette codification avec le logiciel Excel. À partir de ce cahier, 2 codeurs ont procédé de façon indépendante à la codification de l’ensemble des propos recueillis lors des groupes de discussion. L’objectif était de conserver tous les enjeux et solutions mentionnés par les participants en les articulant sous de grandes catégories (ou principes). Pour finir, l’ensemble des coauteurs de cet article ont passé en revue le classement des stratégies en considérant les principes conçus préalablement. L’accord intercodeurs (M.C. et M-F.B.) a été effectué pour chaque verbatim des gestionnaires. En ce qui concerne les enjeux, l’accord intercodeurs était de 90,5 % et pour les solutions, il était de l’ordre de 94 %. Quant aux divergences, elles ont systématiquement fait l’objet de discussion pour aboutir à un commun accord. Cette recherche a été approuvée par le comité d’éthique de la recherche de la grande organisation de santé participante.

Tableau 1

Catégories conceptuelles des enjeux et solutions en santé mentale et travail

Catégories conceptuelles des enjeux et solutions en santé mentale et travail

Tableau 1 (suite)

Catégories conceptuelles des enjeux et solutions en santé mentale et travail

n = le nombre d’occurrences de l’enjeu ou de la solution

% = le nombre d’occurrences de l’enjeu sur le nombre total d’enjeux nommés par les gestionnaires

% = le nombre d’occurrences de la solution sur le nombre total de solutions nommées par les gestionnaires

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Résultats

Les enjeux des gestionnaires relatifs à la santé mentale et travail et les pistes d’actions/solutions suggérées se répartissent en 6 grandes catégories conceptuelles colligées dans le tableau 1. Ces catégories conceptuelles sont présentées en partant des problématiques sur le plan organisationnel, incluant les politiques des services en santé et de gouvernance, jusqu’au contexte plus individuel reflétant les acteurs et leur positionnement psychosocial. Dans le tableau 1, chacune des 6 catégories décrit le nombre d’occurrences des enjeux et pistes d’actions/solutions respectivement. Par occurrence, on considère ici le nombre de fois où l’enjeu ou la piste d’action/solution en question ont été nommés par les gestionnaires. Ainsi, pour certains enjeux et pistes d’actions/solutions qui sont plus souvent ressortis dans les données, un même gestionnaire peut l’avoir nommé à plusieurs reprises lors du processus de discussion. Dans le cadre de cette étude, nous avons pu constater que les enjeux centraux retenus par chacun des 10 groupes de discussion se chevauchaient ainsi que les pistes d’actions/solutions qui y sont associées. C’est pourquoi nous avons décidé, dans un souci de précision, de documenter les pistes d’action/solutions liées aux enjeux spécifiques émis par chacun des groupes de discussion. De plus, les pistes d’actions/solutions pour dépasser les enjeux pouvant être apportées d’un côté par l’organisation et d’un autre par le gestionnaire sont présentées vis-à-vis des 6 catégories conceptuelles qui ont émergé ; ces pistes d’actions/solutions organisationnelles ou individuelles suggérées par les gestionnaires sont regroupées ensemble sans distinction dans le tableau 1, avec toutefois des précisions dans le texte ci-dessous. Enfin, nous proposons d’aborder les catégories conceptuelles en suivant une formule entonnoir soit des aspects de nature macroscopique (p. ex. cadre de gestion) à ceux de nature plus microscopique ou encore qui constituent des éléments hors du contexte de travail (p. ex. équilibre travail – vie personnelle), plutôt qu’à partir de leurs occurrences en tant que telles. Aussi, bien que les occurrences des catégories conceptuelles puissent sembler élevées en termes d’enjeux ou de pistes d’action/solutions, elles font souvent référence à des réponses succinctes ou laconiques. Par exemple pour la catégorie « charge de travail », on a souvent comme verbatim d’enjeu : « surcharge de travail ou trop de travail » et pour solution : « réduire la charge de travail » ou « enlever du travail ». Dans cette partie des résultats, nous présenterons des exemples de verbatim qui sont plus explicites ou détaillés pour illustrer davantage les catégories conceptuelles du tableau 1.

1- Le cadre de gestion

Cette 1re catégorie conceptuelle regroupe 6 enjeux relatifs à la gouvernance et aux modèles de gestion. Ces enjeux représentent ensemble la 2e catégorie la plus importante avec au total 27 % d’occurrences. L’enjeu de l’absence de lignes directrices de l’organisation se rapporte non seulement aux manques de standardisation des pratiques et d’optimisation organisationnelle, mais aussi à de multiples priorités qui interviennent en un temps restreint et une absence d’indicateurs ou de points de référence pour agir. Cet enjeu est associé à des solutions pouvant être apportées par l’organisation pour optimiser les lignes directrices en intégrant des indicateurs de qualité et de quantité de travail, et standardiser les politiques de l’organisation afin d’assurer leur application équitable. Un autre enjeu fait référence à la gestion des changements et a pour solution organisationnelle de mieux intégrer les changements en les échelonnant (p. ex. effectuer un changement à la fois avec sa gestion dédiée). Un autre enjeu, la difficulté de la gestion de proximité physique relative aux ratios d’encadrement élevés est particulièrement centrée sur le défi intrinsèque de la gestion dite « multisite » pour l’accompagnement et le soutien des employés avec des quarts de travail différents et divers lieux d’exercice (dans les nombreuses installations du réseau). Pour illustrer cet enjeu, les gestionnaires nous font part :

« De difficulté à agir en mode “prévention”, de liens difficiles à établir avec les employés dans un contexte multisite (L83 E2). Enjeu de pouvoir limité du gestionnaire par rapport à la grande charge de travail de nos employés. On tire l’élastique, avec ratio basé sur les pratiques de performances financières. On se retrouve devant la situation où les employés nous le disent qu’ils en ont trop et on est impuissant devant cela. L’employé finit par partir en maladie. On a l’ambition de nos moyens (L13 E1). »

En guise de solutions, un même gestionnaire suggère de :

« Augmenter la présence au travail de la part des gestionnaires pour faciliter la prévention des employés (L40 SG1). Télétravail possible pour les gestionnaires afin de regrouper les tâches administratives et permettre d’être plus libérés lorsque sur l’unité (L40 SG2). »

Le 4e enjeu de cette catégorie, le plus saillant (avec 13 % d’occurrences), est relatif à la gestion de la charge de travail physique et mentale pour laquelle les solutions identifiées visent l’équilibre du temps de travail, l’implication du gestionnaire et la recherche collective de solutions. À ce propos, des gestionnaires nous font part de cet enjeu et de solutions possibles :

« La surcharge de travail provoque une cascade de décisions pour “sauver du temps”. Il est rendu habituel pour plusieurs de dîner en travaillant, de rentrer plus tôt le matin ou terminer plus tard pour compléter les tâches. Cette culture basée uniquement sur la performance ne tient pas compte des limites individuelles que plusieurs repoussent et pour certains au-delà de leurs limites et “tombent” en maladie… Surcharge de travail et culture de la performance… On dirait que c’est reconnu de rentrer plus tôt et de terminer plus tard. Je trouve qu’il y a un aveuglement par rapport à ça, une performance aveugle. Nous devrions établir nos limites… (L47 E1). Valoriser l’équilibre ; encourager les employés à respecter l’horaire ; être à l’écoute, être disponible quand il y a un sentiment de surcharge et chercher des solutions à plusieurs (partager le fardeau) (L50 SG1). »

Le manque de marge de manoeuvre du gestionnaire ainsi que l’absence de temps de réflexion pour prendre les mesures nécessaires à la gestion des équipes dans un climat positif sont les derniers enjeux identifiés de cette catégorie. Respectivement, les solutions proposées se concentrent sur l’augmentation de la latitude décisionnelle du gestionnaire pour lui permettre de s’investir auprès de son équipe, de mettre en place des aménagements de travail, et permettre un temps de réflexion dédié pour une prise de recul adéquate.

2- Gestion des ressources humaines, financières, matérielles et informationnelles

Cette 2e catégorie conceptuelle est composée de 3 enjeux et solutions. Parmi eux, avec près de 15 % des occurrences, la principale inquiétude des gestionnaires reliée à cette catégorie réside dans les difficultés à gérer les ressources humaines et les lacunes des stratégies de recrutement et de rétention du personnel. Les constats des gestionnaires sont collés à un contexte de pénurie de main-d’oeuvre où de nombreuses professions en santé connaissent des défis notoires de relève et un taux de roulement élevé qui a des conséquences sur la santé mentale des travailleurs en poste. À cet effet, une gestionnaire rapporte « plusieurs postes vacants (difficulté de recrutement) ou d’employés absents, ce qui met une pression sur les personnes présentes (L36 E2) ».

À cet égard, les solutions proposées par les gestionnaires ciblent l’optimisation des stratégies de recrutement et de rétention, notamment par l’anticipation des besoins en matière de main-d’oeuvre pour permettre en retour des ressources supplémentaires (en surcapacité) : « Avoir une planification de la main-d’oeuvre efficiente et d’un plan de relève pour anticiper les enjeux de manque de main-d’oeuvre (L44 SG4). »

La gestion des ressources financières et matérielles et la centralisation et diffusion de l’information sont les 2 autres enjeux de cette catégorie liée à la gestion des ressources. La gestion des ressources financières et matérielles réfère principalement à l’enjeu d’un manque de ces ressources afin de bien répondre aux besoins. Cela s’illustre par les propos suivants : « Budget de perfectionnement quasi absent (L24 E6). Pas beaucoup de marge de manoeuvre pour accommodements au retour au travail (financière et temps) (L51 E8). »

À ce titre, les solutions proposées sont de dégager des budgets afin de remédier à cet enjeu : « Mettre un budget pour la réussite du retour au travail. Accompagner un retour au travail progressif. En ce moment un retour progressif = une journée complète de travail (L58 SO2). »

Pour sa part, la centralisation de l’information et sa diffusion concerne la méconnaissance des ressources disponibles en matière de santé mentale et travail. Des gestionnaires nous font part des enjeux suivants : « Les sources d’aide pour les gestionnaires qui ont des employés ayant des troubles mentaux : 1 – diffusion de l’information ; 2 – mécanisme d’accès (L76 E6). »

Les solutions s’orientent vers la création d’un répertoire des informations et des ressources existantes dans l’organisation en matière de santé mentale et travail. De même que de centraliser les demandes des employés et des gestionnaires afin de mieux les orienter :

« Faire un répertoire des moyens qui existent dans l’organisation et le partager avec les employés (p. ex. document sur le programme d’aide aux employés) (L77 SG1). Centralisation des demandes par employés (L35 SO9). Avoir un seul point de contact pour avoir de l’information ou de l’aide (L77 SO2). »

3- Gestion et outils en santé mentale et travail

Il s’agit de la catégorie conceptuelle la plus saillante dont les 3 enjeux qui la composent représentent 32 % des occurrences totales. Ceux-ci comprennent les défis en santé mentale et travail des gestionnaires, s’échelonnant de la prévention à la réadaptation au travail. Le premier enjeu concerne la gestion des absences et du retour au travail liée à la santé mentale des travailleurs. Cette gestion est freinée par le manque d’information autour du retour au travail de l’employé en absence maladie, qui affecte la gestion de l’équipe et les aménagements de travail à mettre en place. Cet enjeu met en exergue le besoin d’avoir un programme de retour au travail standardisé, des outils de gestion des absences et une meilleure connaissance des aménagements de travail possibles afin d’agir et d’éviter les conséquences des absences maladie sur la qualité des soins et des services. Le 2e enjeu, le plus important de la catégorie en matière d’occurrences, implique la disponibilité des outils, formations, services, du soutien et de la sensibilisation liés à la santé mentale. Il couvre ainsi le manque d’outils soutenant la détection des signes avant-coureurs (p. ex. en prévention primaire), le manque d’encadrement et de soutien au gestionnaire, au besoin de formation en gestion de stress au travail et la stigmatisation persistante de la santé mentale en milieu de travail. À ce sujet, un gestionnaire déplore « le manque d’accompagnement et de ressources lors d’un retour. Le gestionnaire est laissé à lui-même. Même au niveau des documents, politiques et procédures (L57 E1) ».

Les solutions émises promeuvent l’implantation d’un programme spécialisé de soutien aux gestionnaires et l’accès pour les gestionnaires et les employés à des outils et des formations en matière de santé mentale et travail. Par exemple, il est proposé sur le spectre santé mentale et travail :

« Équipe d’intervention RH/SST dédiée pour un programme de prévention/dépistage/intervention qui assisterait les gestionnaires pour les enjeux de santé mentale. L’assistance devrait être plus qu’un simple rôle conseil, il faut tenir compte de la réalité terrain des gestionnaires (L63 SO1). »

« Pour ceux qui reviennent d’un problème de santé mentale ou nouvel employé, proposer un jumelage… jumelage/surplus pendant un court instant pour lui donner la chance de bien réussir son arrivée ou son retour (L13 SG1). »

« Outiller les employés + gestionnaires (connaissances et interventions) sur prévention santé mentale. Outiller les employés et gestionnaires sur la santé mentale afin qu’on se dote d’un langage commun (L32 SO1). »

Cette catégorie comprend comme 3e enjeu le climat de sécurité psychologique et le climat de travail, pour lequel les solutions reposent sur une intolérance pour la violence au travail et la création de relations de confiance afin de favoriser un climat de sécurité psychologique et un bon climat de travail.

4- Collaboration, rôles et actions des acteurs

Cette 4e catégorie conceptuelle comprend 4 enjeux et pistes d’actions/solutions. Cet ensemble d’enjeux représente 21 % des occurrences, la 3e catégorie par ordre d’importance. Les deux premiers enjeux portent sur la collaboration et la concertation entre d’une part les différents acteurs du milieu organisationnel, et d’autre part entre les membres de l’équipe. Ces enjeux rendent compte des difficultés de collaboration et de coordination (p. ex. avec le service en santé et sécurité au travail) associées au manque de clarification des rôles et des tâches de chacun. Ils traitent du problème d’intégration et de cohésion d’équipe, du manque d’implication des employés et de la difficulté de se coordonner avec les équipes, notamment faute de moyens et de mécanismes de communication. Le principal enjeu de cette catégorie étant celui de la collaboration et de la concertation entre les différents acteurs du milieu organisationnel (les ressources humaines, le service de santé et sécurité au travail, les syndicats, la haute direction et les partenaires professionnels), particulièrement dans un souci de communication et de responsabilités. À titre d’exemples, les gestionnaires soulignent les enjeux suivants :

« Peu de soutien de la part du bureau de santé — difficile d’avoir des suivis (L44 E1). Difficultés de communication. Impression de perte de temps pour toujours chercher l’information ou pour savoir qui contacter ou qui est responsable de tel dossier, difficile d’avoir des retours d’appel ou suivi (tout le monde est débordé, délai causé) (L62 E5). »

Les solutions proposées pour cette catégorie reposent principalement sur la clarification des rôles et responsabilités pour améliorer la collaboration et la concertation entre les acteurs, ainsi que l’arrimage des actions avec le service de santé et sécurité au travail. On retient par exemple :

« Définir les rôles, responsabilités, tâches de chaque personne — on se donne au moins des bases de qui fait quoi. Attentes, rôles, responsabilités par rapport à la santé mentale (L68 SG1). »

Les deux autres enjeux de cette catégorie sont relatifs aux connaissances, comportements et attitudes du gestionnaire d’un côté, et de l’employé de l’autre côté. En plus des attributs individuels du gestionnaire et de l’employé, ces enjeux questionnent les capacités du gestionnaire à soutenir les employés tout en assurant la performance du service, à adapter les attentes selon les difficultés vécues par l’employé et à reconnaître ses exigences envers soi et les membres de l’équipe. Les solutions pour optimiser les connaissances, comportements et attitudes des gestionnaires se centrent autour des qualités dites « humanistes », d’ouverture, d’écoute, d’empathie, et de résilience (p. ex. permettre la personnalisation de la supervision).

5- Sentiment d’appartenance des employés

Cette 5e catégorie conceptuelle relève principalement de la difficulté à créer un sentiment d’appartenance dans une grande organisation multisite et de la motivation des employés à cet égard. Cette catégorie est composée des 3 enjeux suivants : le sens et le plaisir du travail, la reconnaissance du travail et la valorisation des employés, et l’affiliation des employés à leur équipe et plus largement à l’organisation. Pour illustrer cette catégorie, les gestionnaires nomment le « manque de reconnaissance par les gestionnaires : régulièrement (L61 E6) » et le « sentiment de ne pas participer — considérer (L34 E5) ».

Pour agir sur cet enjeu, les solutions proposées par les gestionnaires concernent la mise en place d’activités de reconnaissance et l’importance de souligner « les bons coups », ainsi que l’implication des employés dans les décisions, pour notamment reconnaître leur expertise et valoriser leur contribution à des moments clés :

« Utiliser la station visuelle opérationnelle. Station visuelle — tout le monde est ensemble, bloquer du temps en équipe — rituel — pour avoir un comment ça va. Quinze minutes une fois semaine. Comme gestionnaire c’est super efficace. Bons coups, reconnaissance, lieu pour relever problématique. Responsabilisation des employés — temps de bloquer avec le gestionnaire (L61 SG1). Que les travailleurs soient partie prenante dans les décisions : valorisation de leurs points de vue et de leur contribution. Reconnaissance des expertises (L41 SO3). »

6- Équilibre travail — vie personnelle

Cette 6e et dernière catégorie conceptuelle est composée de 4 enjeux et pistes d’actions/solutions. La conciliation travail-famille (ou famille-travail-ressources complémentaires) est perçue comme déséquilibrée en faveur du travail avec des conséquences directes sur la vie personnelle. L’aménagement de l’horaire et de l’espace de travail qui requiert une plus grande flexibilité et accessibilité aux aménagements possibles (p. ex. les horaires facilitant le transport). Les deux autres enjeux de cette catégorie reflètent la faible cohérence entre la santé, la productivité et les valeurs, et le manque d’inclusion des saines habitudes de vie dans le milieu organisationnel. Les gestionnaires relèvent un certain paradoxe entre les attentes de performance de l’organisation et le rôle de soutien des besoins des membres de leur équipe afin de favoriser une bonne santé mentale en milieu de travail. En guise d’illustration, un gestionnaire s’interroge :

« Comment mettre en place des mesures de soutien ? Et dans le contexte du travail, en tant que gestionnaire, je me retrouve coincé entre les besoins de l’employé et les exigences du service/de l’organisation. Mise en place de mesures de soutien et d’accommodement dans un contexte de surcharge, contexte organisationnel non favorable. Pas de marge de manoeuvre, car ce sont d’autres employés qui paieront pour ça (L50 E5). »

Les solutions émises abordent le besoin d’agir sur l’incarnation de ce paradoxe en tant que gestionnaires pour favoriser et promouvoir le bien-être des employés :

« Faire vivre notre vision, services de qualité et sécuritaires : 1 — briser la vision budgétaire, on doit la porter ; 2— pas au détriment du bien-être. Briser la vision budgétaire des choses afin d’être davantage dans une vision humaniste (L34 E4). Tenter de limiter les paradoxes actuels : la santé des employés est importante, mais performance attendue (++) (L69 SO3). »

Discussion

L’objectif de cette étude participative, était de dégager les enjeux en santé mentale et travail vécus par les gestionnaires d’une grande organisation de santé au Québec ainsi que les solutions qu’ils envisageaient pour les dépasser, plus particulièrement de la prévention des problèmes de santé mentale à la réadaptation au travail à la suite d’une absence maladie due à un trouble mental courant. Six grandes catégories conceptuelles d’enjeux et pistes d’actions/solutions inhérentes jalonnant le spectre de la santé mentale et travail ont émergé : 1) le cadre de gestion ; 2) la gestion des ressources humaines, financières, matérielles et informationnelles ; 3) la gestion et outils en santé mentale et travail ; 4) la collaboration, les rôles et actions des acteurs ; 5) le sentiment d’appartenance des employés à l’organisation ; 6) l’équilibre travail/vie personnelle ; dans lesquelles 23 enjeux et pistes d’action/solutions sont nichés. Eu égard au nombre élevé d’enjeux et solutions associées à ces derniers, nous privilégierons, dans les prochains paragraphes, de les aborder à la lumière des résultats d’études de nature théorique et empirique, en commençant par les grandes catégories d’enjeux et pistes d’actions/solutions qui appartiennent au cadre de gestion et à la gestion des diverses ressources disponibles (p. ex. humaines, financières), pour ensuite poursuivre avec celles relatives à la gestion des outils ainsi qu’à la collaboration, aux rôles et actions des acteurs en santé mentale et travail. Quant aux catégories conceptuelles relatives au sentiment d’appartenance des employés à l’organisation et à l’équilibre travail/vie personnelle, elles seront discutées à l’intérieur même des 4 catégories précédentes, car elles y sont étroitement articulées.

Pour les 2 premières catégories, les gestionnaires nomment plusieurs enjeux vécus au sein de leur organisation, pour lesquels ils doivent faire preuve d’adaptation dans un contexte de travail en mouvance. En outre, une gestion multisite des membres d’une équipe à large effectif (plus de 50 % des cadres ont plus de 50 employés sous leur responsabilité) avec une marge de manoeuvre restreinte se traduit par une charge de travail accrue, peu de recul de réflexion et des ressources peu optimisées. Ces résultats ne sont pas sans rappeler les éléments théoriques de 3 modèles reconnus pour la prévention des problèmes de santé mentale en milieu de travail mentionnés dans l’introduction (Demerouti et coll., 2001 ; Karasek, 1990 ; Siegrist, 1996) apportant un éclairage sur l’imbrication des enjeux susmentionnés par les gestionnaires de l’étude. En effet, la charge de travail évoquée par les gestionnaires a une influence négative sur leur bien-être psychologique et physique et une relation positive avec le roulement du personnel et l’absentéisme, notamment si les ressources humaines, structurelles et financières sont perçues comme des enjeux importants dans l’organisation. Nous pouvons extrapoler les résultats de ces modèles théoriques en faisant l’hypothèse que les retombées ont des effets collatéraux sur d’autres enjeux évoqués par les gestionnaires tels que le sentiment d’appartenance des employés voire l’équilibre travail/vie personnelle.

Parmi les solutions évoquées pour dépasser les enjeux de cadre de gestion et la gestion des ressources organisationnelle, les gestionnaires proposent d’échelonner la gestion des changements (un changement à la fois), de clarifier les lignes directrices de l’organisation, de réviser les ratios et les structures d’encadrement et d’être disponibles auprès de leurs employés quand il y a un sentiment de surcharge. Ils suggèrent de chercher des solutions en équipe, de planifier des moyens de réflexion en les respectant, de prévoir un temps d’accueil lors de l’intégration de nouveaux employés et pour finir, d’établir un recensement des moyens qui existent dans l’organisation pour le partager avec les employés (p. ex. document sur le programme d’aide aux employés). Autant de suggestions décrites dans la littérature — de la prévention à la réadaptation au travail — qui peuvent avoir une influence non seulement sur la santé mentale des employés, mais aussi sur la reconnaissance de leur compétence et le renforcement de leur sentiment d’affiliation et de leur rétention dans l’organisation (Coutu et coll., 2012 ; Fall, 2015). Des suggestions qui sont naturellement en réaction à un enjeu récurrent chez les gestionnaires, soit une gestion de proximité gênée par la surcharge de travail et la structure de gestion multisite qui découlent de la transformation des services dans le réseau de la santé. L’ensemble des enjeux nommés reflète en général les derniers grands changements organisationnels déclenchés par la réforme de réorganisation du réseau du ministère de la Santé et des Services sociaux (projet de loi n° 10, 2015).

Comme l’indiquent Bolduc et Baril-Gingras (2010) il y a déjà une décennie, une des principales conditions d’exercice du travail des gestionnaires d’une grande organisation de santé québécoise se situe au niveau du manque de temps dont disposent les gestionnaires pour connaître et reconnaître le travail des membres de l’équipe, ainsi que pour assurer des rencontres formelles et faire des suivis. Il semblerait donc que les conditions de travail des gestionnaires des grandes organisations de santé au Québec ont peu évolué depuis dix ans. En plus de cette réalité contextuelle, les gestionnaires oeuvrant dans le réseau de la santé peuvent faire face aussi au ressenti des membres de leur équipe. À ce propos, St-Hilaire et Gilbert (2019) illustrent ces difficultés par le verbatim évocateur d’un gestionnaire :

« Au lieu de comprendre les défis auxquels je suis confronté, ils (les employés) ajouteront à la pression. Ils diront “Arrêtez ! Vous n’êtes pas là. Où êtes-vous ?” Ils m’ont même donné un surnom. C’est Casper. Tu sais qui c’est ? »

p. 86, traduction libre

La difficulté de mettre en place une gestion de proximité n’est pas l’apanage du milieu de la santé, car nombre d’auteurs constatent cet état de situation dans de nombreux secteurs d’activité (Conjard et Journoud, 2013 ; Detchessahar, 2011). D’ailleurs, dans les organisations où la santé des employés vacille, il apparaît qu’au moment même où ces derniers doivent répondre à des contraintes accrues dans leur travail, « le management déserte la scène du travail. Alors que les équipes auraient plus que jamais besoin d’une présence de l’encadrant pour expliquer et expliciter les contraintes, les hiérarchiser, écouter les difficultés, trancher dans les contradictions » (Detchessahar, 2011, p.98). En faisant référence aux écrits de Clot (Clot, 2010) en France, Conjard et Journoud (2013) parlent de « travail empêché ». Les gestionnaires de proximité semblent empêchés pour prendre en charge les fonctions d’animation, de discussion et de régulation des tâches des membres de leur équipe. Lorsque cet éloignement a lieu, c’est-à-dire la difficulté du gestionnaire à se libérer pour expliciter le déroulement des tâches de travail et soutenir les employés, les conséquences apparaissent, telles qu’une santé organisationnelle affaiblie et une affiliation des employés à l’organisation amoindrie (Detchessahar, 2011). Pour y remédier, Conjard et Journoud (2013) font référence à 3 composantes/stratégies principales dans le cadre de management de proximité : 1) une organisation qui redonne des marges de manoeuvre aux individus et en particulier à l’encadrement de proximité selon un rôle de traduction et de soutien à la réalisation du travail de ses subordonnés ; 2) l’institutionnalisation d’espaces de discussion qui permettent de mettre en débat et de gérer à différents niveaux (stratégique et opérationnel) les tensions entre ce qui est demandé (le prescrit) et ce qu’il est possible de faire (le travail réel), de trouver des compromis entre les différentes prescriptions et attentes vis-à-vis du travail ; 3) un soutien organisationnel auprès de l’encadrement afin de l’aider à assurer pleinement cette fonction de management du travail (2013, p. 85).

Pour éviter toute confusion, Conjard et Journoud (2013) précisent qu’il ne s’agit pas de multiplier les espaces de discussion en augmentant le nombre de réunions, mais bien d’optimiser ces espaces afin de créer des échanges concrets sur le travail à effectuer, en s’inscrivant dans le long terme et en développant une alliance avec les membres de l’équipe. Une bonne instrumentation et coordination des espaces est centrale et constitue un levier pour prévenir les problèmes de santé, notamment ceux relatifs à la santé mentale. En ce sens, Detchessahar (2011) précise que ces dynamiques d’échanges sont fondamentales à une construction de la santé au travail et à une valorisation des membres de l’équipe. Par ailleurs, le sentiment d’appartenance des membres de l’équipe à l’organisation, une catégorie d’enjeux soulignée par les gestionnaires de cette étude, ne pourra qu’être consolidé. Le défi principal qui demeure toutefois est de « désempêcher » les gestionnaires, de leur redonner les moyens d’accompagner et de guider leur équipe.

Pour ce qui est des autres catégories d’enjeux et de pistes d’actions/solutions associées — la gestion et outils en santé mentale et travail ainsi que la collaboration, les rôles et actions des acteurs — elles sont également d’actualité. Les gestionnaires de cette étude font mention du besoin de créer un coffre à outils pour la santé mentale des employés, et ce, sur tout son spectre, de l’apparition des symptômes à la prévention des rechutes, en passant par la gestion des absences maladie. Pour étayer ce besoin, Biron et coll. (2016, p. 28) proposent, dans leur rapport de recherche, un éventail d’outils que les gestionnaires pourraient utiliser pour gérer les risques psychosociaux dans leur milieu professionnel. Pour ce faire, ils ont sélectionné 25 outils de prévention en santé mentale au travail, et ce, à partir de 3 critères : 1) en lien avec les risques psychosociaux et qui ont fait leurs preuves sur la santé mentale des employés ; 2) en lien avec des modèles théoriques reconnus dans le domaine (voir plus haut dans la discussion) ; 3) applicable au contexte québécois. En plus de repérer cet éventail d’outils (p. ex. la charge de travail, l’autonomie au travail, le soutien social), l’équipe de recherche a offert une séance d’information sur ces outils à plusieurs gestionnaires de divers secteurs d’activité afin de se les approprier et d’évaluer de façon qualitative les retombées dans leur environnement de travail à la suite de leur utilisation. Il ressort que près de 90 % d’entre eux perçoivent des répercussions positives après l’utilisation de ces outils (Biron et coll., 2016). Une étude qui pourrait d’ailleurs inspirer la haute direction de la grande organisation de santé participante à cette étude. Appuyés par un besoin récurrent chez les gestionnaires de mieux saisir les signes critiques ou avant-coureurs des difficultés qu’un employé pourrait présenter au travail (struggles at work), Dimoff et Kelloway (2019) ont récemment développé et validé une échelle brève sous le format d’une liste de comportements observables. Ces derniers sont répartis sur 5 dimensions : la détresse (p. ex. pleurer), le retrait (p. ex. s’isoler), la participation/présence réduite (p. ex. être en retard), une détérioration de la performance/productivité au travail (p. ex. ne pas rencontrer les exigences) et des comportements extrêmes (p. ex. avoir un problème d’hygiène). Dans leur première étude, les résultats indiquent que la dimension participation/présence au travail permet de prédire significativement une invalidité à long terme de 12 mois (Dimoff et Kelloway, 2019). Les auteurs stipulent que cet outil pourrait être non seulement pertinent pour les gestionnaires, mais également pour les collègues de travail qui pourraient remarquer des difficultés chez un employé et ainsi prévenir son éventuelle détérioration.

Sur le plan de la réadaptation au travail, lorsqu’un de ses employés est aux prises avec un trouble mental (p. ex. dépression), le gestionnaire est aussi appelé à intervenir. En effet, le gestionnaire est le plus à même d’influencer les dynamiques sociales de son équipe pour créer un contexte propice au retour au travail d’un employé qui s’est absenté pour un TMC (Lemieux et coll., 2011 ; Negrini et coll., 2018). Malgré ces constats, Freeman et coll. (2005) mentionnent que les gestionnaires se sentent peu expérimentés quand ils doivent prendre le temps de « prendre soin » d’un employé qui présente certains problèmes de santé mentale ou encore lorsqu’ils doivent assurer le retour au travail de l’un de leurs employés à la suite d’un TMC. Les résultats de notre étude mettent en relief une nouvelle fois ce constat : les gestionnaires se sentent peu outillés face à cette problématique.

Avoir accès à un coffre à outils requiert toutefois de cibler les priorités de contenu et le format auprès des gestionnaires. Dans son enquête réalisée auprès de cette population (> 200 participants), Corbière (2012) précise que les contenus les plus populaires (> 80 %) sur le spectre de la santé mentale et travail étaient comme suit : reconnaître des symptômes liés aux problèmes de santé mentale chez un employé, faire la différence entre des problèmes de performance et les symptômes du trouble mental, gérer les absences d’employés dues à un trouble mental comme la dépression, mettre en place les stratégies d’accommodement de travail pour faciliter le retour au travail. Des résultats qui font à nouveau écho à la présente étude. Pour le format de ces formations, plus de 80 % des répondants ont mentionné avoir une préférence pour : des activités en petits groupes, en interaction avec les autres participants et le formateur, ainsi que l’usage de cas spécifiques pour illustrer les concepts amenés lors de la formation. Ces éléments de formation pourraient guider les organisations soucieuses d’intervenir efficacement auprès de ses gestionnaires. À l’instar de l’étude de Biron et coll. (2016), ces formations pourraient en l’occurrence avoir éventuellement des répercussions positives dans l’environnement de travail des gestionnaires.

Pour ce qui est de la catégorie intitulée la collaboration, les rôles et actions des acteurs, les gestionnaires déplorent le manque de communication et de concertation au sein même de leur équipe, mais aussi entre les acteurs de l’organisation. Même si tous les acteurs du retour au travail incluant le gestionnaire ont intérêt à ce que le travailleur vive une reprise professionnelle durable et en santé, la collaboration entre les acteurs du retour au travail demeure difficile, notamment parce que le rôle de chacun d’eux et les mesures adéquates ne sont pas toujours bien définis ou compris (Hulshof et Pransky, 2013 ; Loisel, 2014 ; Young, 2013). La littérature spécialisée sur la réadaptation au travail indique que le manque ou l’inexistence de communication et de coordination entre les acteurs qui interagissent pendant le processus de retour au travail a une incidence négative sur le retour au travail et constitue un obstacle transversal tout au long du processus, particulièrement dans le cas des TMC (Loisel, 2014 ; Young, 2013). Comme le processus de retour au travail est complexe et qu’il comprend de multiples acteurs, Loisel et coll. (2001) ont suggéré de les classer en groupes d’acteurs selon une perspective de théorie des systèmes, avec laquelle le travailleur en congé de maladie interagit avec les employeurs (système de travail), les assureurs (système d’assurance) et les fournisseurs de soins de santé (système de santé) (Young, 2013). Il est à noter que cette catégorisation devient très complexe si l’on considère que chaque système comprend plusieurs acteurs. Par exemple, les employeurs (système de travail) peuvent inclure des gestionnaires de proximité, les ressources humaines, les syndicats et les collègues de travail. La clarté et la cohérence du rôle et des actions des parties prenantes en matière de retour au travail sont donc essentielles pour une reprise efficace, en particulier si l’on considère le nombre de parties prenantes appartenant à ces divers systèmes. Cependant, à notre connaissance, dans la pratique, ces informations sont rarement disponibles dans les organisations, dispersées ou diffusées dans différents documents sans une description claire du rôle et des actions des parties prenantes du retour au travail qui permettraient à ces dernières de coordonner efficacement leurs efforts et d’évaluer l’impact de leurs interventions.

Les gestionnaires en particulier sont censés faciliter la tâche des travailleurs en congé de maladie dans leur processus de retour au travail et, en même temps, de déterminer les mesures d’accommodements qu’ils pourraient mettre en place pour permettre aux travailleurs d’accomplir leur travail à la suite d’un trouble mental (Corbière et coll., sous presse ; Josephson et coll., 2008). Toutefois, les gestionnaires ont tendance à mettre l’accent sur les mesures d’accommodements liées à des aspects stricts du travail (p. ex. modification de l’horaire et des tâches) et moins sur les mesures visant à réduire les facteurs de risque psychosociaux au travail (p. ex. conflits préexistants, stress professionnel, manque de soutien social), qui sont étroitement liés aux troubles mentaux (Bastien et Corbière, 2018). Le MSSS se préoccupe du rôle du gestionnaire et a d’ailleurs comme mandat d’accompagner le gestionnaire et son équipe dans une analyse globale de la situation de travail de son secteur d’activité. Ces orientations politiques peuvent se concrétiser par des initiatives telles que la mise en place d’équipes de soutien à l’amélioration continue en prévention (ÉSACP) qui s’étend sur 4 ans. Ce type d’initiative pourrait s’étendre du même coup à la réadaptation au travail.

Cette étude n’est pas sans comporter certaines limites, l’approche participative dans le milieu organisationnel présentant des défis. L’invitation à participer à la recherche ayant été faite par les communications de l’organisation pour l’événement organisationnel est perçue comme émanant exclusivement de l’organisation. Toutefois, durant le Carrefour des cadres, le partenariat entre la recherche et les collaborateurs du développement organisationnel (en charge de la santé organisationnelle) a été clarifié, notamment en ligne, avec la nouvelle orientation de l’organisation de santé visant à collaborer de manière plus étroite avec la recherche. Enfin, bien que l’étude ait été conduite auprès d’un grand nombre de gestionnaires (n = 83), elle ne représente pas l’ensemble de la population de gestionnaires de cette grande organisation de santé (n = 459). Elle a toutefois le mérite de représenter les résultats de gestionnaires appartenant à un grand éventail de départements et de services de santé de cette organisation (n = 13). Enfin, dus au contexte limité du Carrefour des cadres, entre autres sur le plan temporel, certains enjeux ou solutions perçus par les gestionnaires apparaissent parfois de façon laconique dans leur verbatim malgré leur forte occurrence. Ces enjeux et pistes d’actions/solutions pourront être considérés de manière plus approfondie dans une seconde étape du Chantier en santé mentale et travail afin de les apprécier plus finement selon leur contexte (particulier) et d’évaluer leur faisabilité d’implantation (p. ex. un service particulier de la grande organisation de santé).

Par ailleurs, force est de constater que les solutions qui émanent des gestionnaires sont surtout orientées vers l’organisation (p. ex. pallier les lacunes des stratégies de recrutement et de rétention du personnel, standardiser les politiques de l’organisation, dégager des budgets, pourvoir au manque d’outils, etc.). Ces constats renvoient donc à l’hypothèse que les gestionnaires perçoivent leur marge de manoeuvre comme réduite, notamment sur les leviers d’intervention concrets qu’ils pourraient mettre en place alors qu’ils jouent un rôle sans équivoque sur tout le spectre de la santé mentale et travail, de la prévention à la réadaptation au travail. Aussi, il est intéressant de noter que les enjeux partagés par les gestionnaires n’ont pas mis en évidence leur propre vécu ou leurs problèmes éventuels en matière de santé mentale alors qu’il est reconnu que les gestionnaires sont les plus à risque d’être affectés par le stress ou autres problèmes de santé mentale lorsque comparés aux autres acteurs des organisations (Björklund et coll., 2013 ; Lundqvist et coll., 2012). Une piste de recherche qui reste prometteuse, mais encore très marginale dans la littérature spécialisée est le rôle des employés à l’égard des gestionnaires, leur possible contribution à la santé du collectif. St-Hilaire et Gilbert (2019) proposent, en ce sens, de s’intéresser à savoir comment les employés peuvent aussi intervenir auprès de leurs gestionnaires en les soutenant lorsqu’ils sont pris dans l’oeil du cyclone, et ce, particulièrement lors de transformations importantes dans des contextes organisationnels comme celui du réseau de la santé.

En conclusion, l’objectif de cette étude était de documenter la perspective des gestionnaires relativement aux enjeux vécus en milieu de travail sur le spectre de la santé mentale et travail, de la prévention des problèmes de santé mentale à la réadaptation au travail à la suite d’un trouble mental courant. Il en ressort 6 catégories conceptuelles en lien avec les résultats d’études publiées dans le domaine, avec toutefois des solutions concrètes, particulières au contexte d’une grande organisation de santé au Québec. Bien que cette étude ait été conduite sur une partie de la population d’une grande organisation dans un milieu de travail particulier, il ressort de façon générale que l’accessibilité à un coffre à outils sur tout le spectre de la santé mentale en milieu de travail, en offrant un rôle bien défini aux acteurs, une marge de manoeuvre et des ressources qui permettent de désempêcher le gestionnaire dans sa disponibilité auprès de son équipe, soit essentielle. À l’issue de ces constats, une mise en commun des éléments par les chercheurs et les partenaires pourra être réalisée pour repérer les expertises correspondantes aux solutions/propositions suggérées par les gestionnaires, en vue de mettre en place celles jugées prioritaires dans leur milieu de travail. Dans cette éventuelle nouvelle phase, les chercheurs et les gestionnaires seront invités à coconstruire une ou plusieurs interventions, tissées dans leur contexte organisationnel. Il pourrait s’agir de concevoir les formes d’interventions sur la question de la santé mentale et travail et d’en tester la faisabilité sur un petit échantillon. Cette phase représenterait l’aboutissement de l’approche participative préconisée par l’équipe du Chantier santé mentale et travail. Ces résultats permettront éventuellement de combler l’écart entre la théorie et la pratique en implantant in situ des solutions applicables par les participants de ce projet. Afin d’assurer une implantation pérenne de l’intervention conçue et pensée par et pour les participants, cette recherche pourra alors être conçue de manière écologique et fondée sur des données probantes.