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L’écriture de l’individu moderne demeure un des problèmes majeurs de la théorie sociologique alors même que celle-ci s’efforce de ne pas s’enfermer trop rapidement dans l’opposition entre holisme et individualisme méthodologique. Aussi, est-ce cette question du fondement ou de l’affirmation possible d’une sociologie de l’individu que le dernier livre de D. Martuccelli pose au bénéfice d’une réflexion renouvelée et, doit-on dire, plutôt stimulante. Tel que son titre le laisse présager, Grammaires de l’individu[1] s’intéresse à une seule interrogation : « Mais qu’est-ce que l’individu ? » (p. 12). Pour y répondre, son auteur, au travers de ses érudites analyses, lectures et illustrations, procède par dégradé en étant attentif à la fois à la densité et à la malléabilité des liens que tissent l’individu, à leurs « consistances » — le concept peut-être le plus synthétique, mais également le plus difficile à saisir chez D. Martuccelli. Consistances des supports, des rôles sociaux, du respect, de l’identité et de la subjectivité sont ainsi autant de dimensions par lesquelles se déclinent les grammaires d’une individualité historiquement advenue.

La notion de « support » qui occupe l’espace du premier chapitre du livre concerne la possibilité même de l’individu, à savoir comment il se tient face au monde. Mais être face au monde revient aussi à être dans le monde, dans des relations amicales, des réseaux de solidarité, etc. Les supports sont dès lors « une affaire de production différentielle des individus » (p. 81). Ce qui compte en les investissant est davantage leur qualité et leur profondeur que leur quantité. Certains supports sont plus souhaitables que d’autres et, puisque soumis à une évaluation sociopolitique, plus légitimes que d’autres. C’est ce qu’a en outre le mérite de montrer le contraste entre les supports ostentatoires du manque de temps, l’agenda de l’homme d’affaires surtout, d’une part, et les supports stigmatisants comme l’assistance sociale, de l’autre.

Faisant suite, le chapitre consacré à la notion de « rôle » tente de cerner ce qui relie des individus et des positions qu’il s’agit de tenir. Classique en sociologie, l’idée de rôles sociaux gagne une nouvelle actualité en permettant de comprendre que « ce qui se modifie à terme, c’est la nature des états intérieurs » (p. 237). De fait, si le décalage s’accentue entre prescription normative et réalisation concrète, c’est en raison d’une stylistique souvent très recherchée de l’incarnation et de la distanciation par laquelle l’individu habite son rôle, le modifie, le joue. Si quelques-uns sont encore immédiatement leurs rôles, ils sont de plus en plus nombreux à s’offrir le luxe de ne plus se sentir concernés par ceux-là. La question des « consistances » commence à trouver ici une prise tangible.

L’émergence de la quête de « respect » au coeur du troisième chapitre exhorte à considérer les dimensions de l’individuation relevant de la philosophie morale et politique. La valeur des individus les uns par rapport aux autres se négocie dans des demandes de respect tendues entre la reconnaissance et la dénégation. La sociabilité moderne et démocratique juxtapose ainsi trois « régimes d’interaction » selon D. Martuccelli : la hiérarchie, l’égalité, et la différence. Il ne suffit pas de dire que le modèle hiérarchique a fait place à l’égalitarisme et, de là, au différentialisme, mais de comprendre que c’est grandement les tensions entre ces trois modèles qui façonnent notre réalité. La démocratie, en effet, est aujourd’hui cet espace ouvert dans lequel se heurtent le droit à gouverner des uns, celui d’être régenté de manière égalitaire des autres et celui, enfin, de faire respecter sa particularité malgré ou par le pouvoir de certains autres encore.

Le chapitre suivant questionne l’« identité » en ce qu’elle se montre justement comme quête et questionnement. La réponse au « qui suis-je ? », se cherchant hier encore dans l’intériorité et dans le statut, s’est aujourd’hui déplacée vers une entreprise de production identitaire. La désinstitutionnalisation, la détraditionnalisation, l’altération du sens et de la signification laissent entrevoir un individu bricoleur et agoniste. L’identité devient cette « médiation active » dont l’existence se conjugue avec une stratégie sociale où le soi fait l’expérience des autres avec qui il entre en tension (de la fission à la fusion). Les textures culturelles et les états sociaux entretiennent donc sa consistance et sa labilité. Au travers d’une rhétorisation proliférée des pratiques et une multiplication des topiques identificatoires, l’identité permet de « souligner la singularité d’un individu et de nous rendre [...] semblables à certains autres » (p. 343). L’identité est ainsi pour D. Martuccelli à la fois grandeur et misère.

Critiquant de possibles réductions (intérioriste, topographiste, illusionniste), le cinquième et dernier chapitre de Grammaires de l’individu pose la « subjectivité » comme un projet cherchant à « bâtir un domaine de soi soustrait au social » (p. 437). La quête identitaire s’écrit dès lors conquête pour la subjectivité : du social-hors-social (c’est le paradoxe), qui refuse, nie, dénie. Si le « qui » de la subjectivité s’affirme, tout comme ou davantage que celui de l’identité, par « ce » qu’il est, il se dérobe toujours un peu plus en réfutant ce qu’il n’est pas. Le « qui suis-je ? » se prolonge dans un que ne suis-je ?, notamment par les us et abus de l’injonction à la réflexivité qui sédimente la subjectivité et leste l’individu. Une telle émergence au sein de la modernité s’interprète moins par de grandes questions existentielles (mort, folie, etc.) que par des questionnements subjectifs au quotidien (l’échec et la responsabilité de l’erreur par exemple).

Si la grammaire du personnage social est aujourd’hui un grimoire selon D. Martuccelli, la raison en est à chercher du côté de l’ambivalence moderne et de l’ambiguïté sociologique. À charge dès lors pour sa sociologie de rendre compréhensible l’inquiétude qui résulte de cette béance pratiquée dans la consistance. Comment ? En revisitant les grammaires de l’individu ; en proposant une sociologie de l’individu, à la jonction du biographique et de l’historique, à même de saisir les dimensions qui l’entourent. Aussi, sans attendre une solution définitive à la question des « consistances sociales », revient-il aux lecteurs de prendre acte du désir qui anime D. Martuccelli, celui de permettre « des échanges et des discussions » (p. 42).

jonathan roberge : Étant le premier des critiques de D. Martuccelli, c’est davantage à l’économie d’ensemble de son livre que je voudrais m’attacher. Mes interrogations concernent ainsi les conditions de possibilité d’une sociologie de l’individu. Qu’en dit D. Martuccelli au fil de ces discussions sur les supports, les rôles et l’identité, pour ne prendre que ces trois exemples ? Sur les supports d’abord, non seulement note-t-il le faux-semblant des discours sur l’autonomie, mais encore que la seule mesure permettant de juger de ces irrépressibles supports tient à leur degré de visibilité. Tout est dès lors affaire d’image et de légitimité ; étant entendu que plus une dépendance est visible, plus elle est stigmatisante. La discussion qu’entreprend par la suite D. Martuccelli sur les rôles sociaux tend à montrer un élargissement de la gamme des subjectivités que ces rôles ne manquent pas d’impliquer. Certains individus restent fortement attachés à leur personnage alors que d’autres oublient ou le multiplient rapidement. Or, ce sont autant les uns que les autres qui se trouvent désormais à faire l’expérience d’un décalage entre leur « intériorité » et leur position socio-objective. Ce qui n’est pas, par ailleurs, sans incidence sur toute la problématique identitaire. Cette crise de définition est grandement tributaire d’une « dissociation croissante entre le rôle et l’identité » (p. 353). Le soi de la condition moderne ne se déploie plus que dans une pluralité de pratiques et de discours. D’où la crise justement : la possibilité bien réelle de tension, de conflit entre les diverses orientations identitaires de l’individu. Et d’où aussi le paradoxe qui se greffe à la crise puisque c’est à trop vouloir combattre la labilité des identités que se laissent le mieux entrevoir leur vacuité intrinsèque de même que les dangers des surenchères d’identification à la fois contraintes et contraignantes.

Il me semble donc que ces trois questions des supports, des rôles et de l’identité chez D. Martuccelli partagent cette même idée d’une sociologie de l’individu se déclinant en termes de conflit, de distance et de contradiction. Les grammaires de l’individu, autrement dit, sont accessibles à partir de la prise en considération de leurs dimensions agoniques ; elles-mêmes compréhensibles dans leurs rapports mutuels. Il n’y a pas un, mais des supports et il est évident que leur différence de consistance ne peut qu’entraîner friction et tension. De même, l’écart face au rôle et tous ces autres décalages entre contextes sociaux et épreuves individuelles sont autant de variations sur ce qui peut être appelé avec D. Martuccelli la « distance matricielle de la modernité elle-même » (p. 35, voir également p. 549). Enfin, tous ces paradoxes de la double exigence égalitéro-différentialiste de la démocratie (chapitre III), de ces subjectivités toujours plus rétives au monde extérieur et plus dépendantes de lui (chapitre V), etc., représentent davantage une ouverture pour la vie sociale qu’une des manières de se clore sur elle-même.

Ma question à D. Martuccelli cherche à savoir s’il pense nécessaire pour une sociologie de l’individu de dégager cet espace intermédiaire dans lequel puissent s’exprimer les aspects de l’agonique évoquée ? La théorisation d’un tel espace est sans doute ce qui permet le mieux de mettre dos à dos le sociologisme extrême et le psychologisme ou même l’« affolement empirique » (p. 555). C’est aussi ce qui doit permettre de s’appuyer sur l’individu lorsque l’analyse tend à le faire disparaître derrière la société et, en direction opposée, de rappeler la consistance de la société alors que celle-ci ne semble laisser place qu’aux seuls individus. Mais, retour de la question, une sociologie de l’individu construite sur ce type de prémisse ne court-elle pas le risque de s’épuiser en se tenant de la sorte entre deux chaises, c’est-à-dire en s’obligeant constamment à négocier ses propres hésitations, voire ses propres ambiguïtés ?

danilo martuccelli : L’analyse sociologique de l’individu ne doit plus se faire en revenant à une théorie désormais incantatoire de la société, et au primat absolu de l’analyse positionnelle, ni en partant d’une théorie de l’individu, où il s’agirait de faire « revenir » la sociologie vers l’acteur en lui octroyant une tâche de totalisation. Ce n’est qu’en évitant cet excès et ce défaut, qu’une sociologie de l’individu pourra véritablement se constituer. Pour cela, il faut que le primat analytique soit octroyé à ses dimensions et que leur éclaircissement se fasse, en tout cas dans un premier moment, indépendamment des seules positions sociales et de l’injonction à l’individualisation.

Il ne peut plus y avoir de compréhension des dimensions de l’individu dans la modernité sans l’intégration analytique de la nature spécifique de la vie sociale. La réalité sociale nous contraint d’une manière sui generis. Énoncé métaphoriquement, et à partir du point de vue de l’acteur, c’est le degré d’élasticité ou de malléabilité résistante qui définit le mieux le propre de la consistance du monde social, puisqu’il permet de résister autant à des visées idéalistes ou langagières de la vie sociale qu’à des conceptions déterministes ou mécanistes. L’individu s’enracine dans un monde social qui l’engloutit et l’expulse en même temps, dont il fait entièrement partie et face auquel il ne cesse d’éprouver sa distance, un milieu doté de coercitions mouvantes et diverses, empli d’une pluralité de textures culturelles, et dont il fait l’épreuve au travers de malléabilités circonscrites. L’image ultime qui en résulte n’est ni celle d’un monde déterminé s’imposant à nous de façon homogène, ni celle d’acteurs évoluant au sein d’univers auxquels ils doivent chaque fois octroyer une unité. L’univers social nous tient toujours tout en se relâchant sans cesse autour de nous.

Ce qui est au coeur de l’analyse, c’est ainsi le différentiel des consistances sociales. Il explique en dernier ressort que les dimensions retenues ne se déploient pas du plus externe ou objectif au plus intime ou subjectif, mais que chacune d’entre elles soit marquée par une malléabilité résistante qui intègre les deux aspects. Je reviens sur les trois dimensions que vous avez retenues. Dans une démarche de ce type, avant même de pouvoir parler de l’individu, il est nécessaire de cerner sociologiquement la nature de ses appuis dans le monde (« supports »), moins pour cerner un principe de clôture psychologique que le différentiel des conditions sociales lui permettant de se déployer comme individu. Quant aux « rôles » sociaux, ils ne sont plus à aborder ni au travers du processus de socialisation normative, ni de celui de la formation psychosociale de l’acteur, ni de leur usage stratégique, ni même de leur fonction pour le maintien de l’ordre social, mais plutôt à partir du différentiel des consistances situationnelles et leurs effets sur les individus. De la même manière, les « identités » ne sont pas à cerner en fonction de l’unité ou de la décentration permises à l’individu, mais au travers de l’étude du degré de labilité propre aux différentes identifications possibles, allant d’un noyau « dur » (notamment les éléments de l’état civil) à des éléments plus « évanescents » (intimes ou biographiques).

Cela ouvre effectivement à une sociologie de l’individu se déclinant, entre autres, et comme vous le signalez, en termes de « conflit », de « distance » ou de « contradiction ». Disons plus largement une sociologie de l’ambivalence, inséparable des mouvements amenés par la modernité, et confrontant les acteurs à des phénomènes opposés et indissociables. Mais dans ce processus, ce qui importe, ce sont moins les ambivalences ou les ambiguïtés du processus de choix ou l’incertitude des enjeux (ce que vous soulignez en parlant de la « négociation des hésitations »), que l’élasticité fondamentale de l’espace dans lequel se déploient les actions humaines et qui les rend possibles. Ce n’est pas l’irrésolution psychologique ou les tensions culturelles qu’il faut analyser, mais la nature matérielle et symbolique de la vie sociale.

cécile rol : La grammaire sociologique traditionnelle du personnage social peine à trouver de quoi analyser la condition individuelle moderne, où « l’indétermination de la signification de l’action et des actes des autres va croissant » (p. 24). Loin de sonner le glas de la sociologie, D. Martuccelli en conclut plutôt que « le problème de la relation à l’autre n’en devient que plus difficile et plus central » (p. 240). En effet, si l’invention d’une autre grammaire ne peut faire l’économie de substituer au concept de position celui de relation, comment éviter ses deux écueils les plus béants, le psychologisme et l’ontologie ?

Quand bien même elle n’en constitue qu’une facette, l’esquisse d’une sociologie politique ne traverse pas en filigrane les Grammaires de l’individu par hasard. Elle représente au contraire une réponse possible à cette question. Notamment dans son chapitre consacré au respect[2], D. Martuccelli propose de considérer la relation dans sa spécificité politique. La sociabilité interindividuelle moderne suppose un ordre de l’interaction proprement situationnel. Les jeux de face-à-face, de typifications et de conventions qui le composent restent toutefois des ressorts uniquement sociaux, quand bien même ils puissent être diversement soumis à l’effet d’organisations politico-institutionnelles. Ils n’épuisent pas « la problématique de la sociabilité interindividuelle » (p. 242) qui exige en outre la prise en compte de facteurs extrasituationnels, c’est-à-dire du « caractère fictionnel partout et toujours du politique » (p. 243). Si ce second registre analytique, celui des régimes d’interaction, permet de mieux rendre compte de la spécificité politique des relations, il n’est pas unitaire. La modernité démocratique lui a prêté trois formes typiques — la hiérarchie, l’égalité et la différence — qui à elles seules ne « structure[nt] pas vraiment l’ensemble de nos échanges » (p. 257). D. Martuccelli s’attache alors aux tensions et aux juxtapositions possibles qui les parcourent à travers le prisme multiforme du respect, et trouve ici une issue séduisante aux apories classiques d’une sociologie plus politisée que politique. En abordant la réalité politique sous l’angle du respect, le sociologue évite à la fois l’écueil angéliste d’une « problématique proprement anthropologique visant à fonder une anthropologie générale et universelle » ainsi que celui que porte la « problématique qui, se plaçant souvent dans la descendance critique de Hegel, essaie de dégager une grammaire des conflits moraux au travers du lien entre les sentiments d’injustice et les formes de l’action collective » (p. 264). Il permet d’étudier les cultures politiques quotidiennes de la démocratie, plutôt que de trancher la tension tragique et fondamentale sur laquelle elle repose : son impossible nécessité. En puisant ses sources de la tradition simmélienne, de Elias à Goffman jusqu’à Simmel lui-même[3], D. Martuccelli ne remet pas seulement au goût du jour des perspectives rarement qualifiées de politiques, il illustre surtout la fertilité d’une sociologie politique qui, bien que basée sur une réaffirmation du politique, ne verse ni dans le normativisme, ni dans la philosophie de l’histoire.

Toutefois, le respect est-il le seul prisme pour mener à bien cette refonte ? Malgré les connotations que lui ont prêtées les grammaires sociologiques de la position, la résistance ne suit-elle pas des perspectives analogues[4], ainsi que la même tension démocratique qui fait d’elle à la fois une exigence et une impossibilité ? Enfin, elle comporte peut-être un lien plus direct avec la promesse d’une « explicitation approfondie et globale des consistances sociales » (p. 567) que D. Martuccelli appréhende justement par leur « degré d’élasticité ou de malléabilité résistante » (p. 563). Autant de questions pour interroger finalement la spécificité de nouveaux régimes d’interaction qui se dessinent, et qu’il reste à penser.

danilo martuccelli : Si l’analyse sociologique, dans sa vocation générale, a pour enjeu premier l’étude des consistances du monde social, l’éclaircissement conceptuel des outils d’une sociologie de l’individu stricto sensu doit parvenir à décliner différemment ces consistances en fonction de quelques dimensions. C’est cette distinction qui permet de différencier diverses problématiques, au sein de ce qu’on peut appeler une sociologie politique. Je me limiterai à celles auxquelles vous faites référence et aux manières dont les consistances sont chaque fois convoquées.

D’une part, et de manière classique, la sociologie doit interroger les dominations auxquelles font face les acteurs. Mais, en contraste avec une vision « rigide » du monde, il faut reconnaître le caractère partiellement mouvant des coercitions, leurs irrégularités de fonctionnement, le fait qu’elles ne sont jamais homogènes, durables et constantes. Au sein de tout état de domination, il existe ainsi une face active d’une situation passive de domination, dont la possibilité ultime s’explique par la profonde malléabilité de la vie sociale. D’ailleurs, cette caractérisation concerne autant des espaces fermés, où la discipline devrait régner, que des contextes où, exactement à l’inverse, l’individu est abandonné à lui-même, et sans contraintes visibles[5]. On peut dévaloriser ou doter d’une signification contestataire ces initiatives mais que ce soit de manière négative ou positive, il ne faut surtout pas sous-estimer le fait qu’en dépit de la multiplication des contrôles, et de l’actualité de la domination, il existe toujours un espace incompressible d’initiative pratique.

D’autre part, et cette fois-ci au niveau d’une sociologie des dimensions de l’individu dans la modernité, on peut étudier le caractère proprement politique des demandes de respect lors des échanges. Les régimes d’interaction sont justement l’outil analytique qui permet de circonscrire cette épreuve majeure de l’individu, le fait que son expérience personnelle de lui-même puisse aller de pair avec un sentiment d’inexistence. Mais ce besoin de confirmation intersubjective prend une forme particulière dans la condition moderne puisque l’exigence égalitaire puis l’inflexion différentialiste en appellent à un renouveau des mécanismes de l’acceptation de soi, et surtout du problème de la sécurité traditionnellement associée à cette demande. Les individus sont ainsi toujours plus sensibles aux égards dus à leur personne au fur et à mesure que s’accentuent des demandes de respect de plus en plus « subjectives » et davantage rétives à leur objectivation. Les interactions sont le théâtre de toute une série de tensions diverses, à significations plus ou moins ouvertes, profondément intimes et pourtant compréhensibles pour beaucoup à partir du régime dans lequel elles s’insèrent. Ces tensions mettent donc aussi à l’épreuve les consistances de la vie sociale, puisqu’elles résultent également de la labilité irrépressible des situations de sociabilité, mais d’une autre façon que dans le cas précédent. Les deux aspects politiques ainsi soulevés, tout en se distinguant, n’en sont pas moins à cerner à partir d’une seule vision analytique.

yan sénéchal : Que la question anthropologique soit irréductible à l’inscription d’un trait d’union entre le socius et le logos, voilà précisément ce qu’atteste la prolifération des vocables de la socio-logie occidentale lorsqu’elle cherche à saisir ce que nous sommes. Quelques auteurs se résolurent ainsi à considérer l’être humain en tant qu’individu eu égard à la matrice moderne qui se trouve au coeur de leur discipline (et qui la porte). Si D. Martuccelli participe — non sans quelques réticences — de cette mouvance, il propose quant à lui, dans les premiers balbutiements du xxie siècle, de faire de l’individu une question et de la poser au fil de cinq dimensions qui constituent aussi bien les règles (« rôle », « respect », « identité », « subjectivité ») que le fondement des règles (« support ») d’une grammaire reproblématisée dans l’horizon de sa pluralisation. Reproblématisée au sens où par exemple la subjectivité et la réflexivité ne sauraient aller de soi. C’est ce « problème de la réflexivité » que je tâcherai brièvement de présenter aux lecteurs en esquissant autant que faire se peut le chemin emprunté par l’auteur pour le poser et le solutionner[6].

Pour le sociologue qui se livre à « l’étude de la subjectivité » comme dimension incontournable d’une grammaire de l’individu, « c’est le retour réflexif croissant vers soi qui doit être objet d’attention » (p. 510). La raison de cette « expansion » est à chercher du côté de la prolifération des industries culturelles, des organisations sociales et des instances éducatives qui dans la modernité en ont fait une « injonction ». Avec Giddens elle est cette attitude existentielle par laquelle l’individu se libère et se réalise. Valorisée lorsqu’elle s’effectue de façon autonome, elle risque néanmoins de le désavouer lorsqu’elle prend la forme d’une thérapeutique. À l’« optimisme » de Giddens fait ainsi face le « pessimisme » de Foucault. Car une chose est de faire le constat d’une réflexivité expansive, une autre est de prendre acte des conséquences qu’entraînent les « technologies » par lesquelles elle se dissémine. C’est dire à quel point la réflexivité peut aussi être une contrainte assujettissante, un leurre aboutissant finalement à l’annulation même de la subjectivité. Mais comme il est difficile de suivre Giddens et Foucault jusqu’au bout et qu’il ne faut pas oublier la « consistance du monde social », l’auteur proposera de prendre en compte différents moyens symboliques accessibles à l’individu (roman, musique, télévision, ordinateur, jeu vidéo) par lesquels une sédimentation subjective différentielle est à prévoir. Il faut dès lors considérer la réflexivité de façon active et pratique et admettre que si la subjectivité se sédimente au travers d’elle, ce n’est pas tant dans l’action que dans la rhétorisation, dans le « commentaire engagé » qui la côtoie ou la prolonge.

Proprement moderne en tant que « produit culturel » et action rhétorisée, pratique sociale se dédoublant au niveau des effets de la saisie de l’individu par lui-même et de son rapport à l’action, la réflexivité consiste en fin de compte à sédimenter sa subjectivité, à le « lester ». Bref, elle « est cette pratique, socialement induite et tendant à se généraliser, qui nous met systématiquement en position de commenter nos actions » (p. 530).

L’interrogation en cascade que je désire adresser à D. Martuccelli cherche à pratiquer une coupe transversale entre les grandes lignes de sa problématisation de la réflexivité : Pourquoi une sociologie de l’individu doit-elle s’inscrire dans l’écart entre hier et aujourd’hui, dans la modernité à proprement parler ? Pourquoi se doit-elle d’écarter l’identité de la subjectivité et donc de la réflexivité ? Et pourquoi écarter la réflexivité de l’introspection, de la connaissance, de l’intellectualisation et de la rationalisation d’une part, de l’incarnation et de la distanciation par rapport au rôle d’autre part, du langage par ailleurs ? Ne sont-ce pas là davantage des convergences que laisse présager la réflexivité ? Mais tous ces points d’interrogation pourraient peut-être se résumer ainsi : Que serait une sociologie du questionnement ? Au carrefour de cette question c’est précisément l’« anthropologie philosophique » qui vous attend pour un débat.

danilo martuccelli : Je réagirai à vos interrogations en cascade par des réponses en une seule rafale puisque, au fond, une préoccupation majeure les sous-tend, celle du besoin d’un regard transhistorique permettant de fonder une anthropologie philosophique au détriment d’une simple sociologie de l’individu. La perspective est séduisante... mais comment négliger que les meilleurs aperçus de la sociologie procèdent justement de la volonté de faire systématiquement la part des choses entre les traits proprement sociaux et spécifiques à la modernité, et une analyse existentielle, et douteusement intemporelle, de la condition humaine ? Cela n’élimine certainement pas l’intérêt des études visant à cerner les traits les plus durables de la vie humaine, mais cela n’ôte en rien la pertinence d’un regard sociologique s’interrogeant sur la spécificité des dimensions au sein de divers contextes. Et si un relativisme historiciste guette parfois cette dernière démarche, des risques criants de désocialisation et d’anachronisme hantent toujours la première.

Ce qui mène à une autre de vos interrogations. Au sein de ce projet intellectuel, ce qu’il faut cerner ce sont les formes spécifiques de la réflexivité dans la modernité et leurs significations actuelles pour le saisissement de l’individu. Que la réflexivité s’enracine dans ses dimensions cognitives, dans des processus comme l’« introspection » ou l’« intériorité », est sans doute important. Mais il faut rendre compte de la spécificité et de la diversité de ses manifestations contemporaines. Et à cet égard, si la réflexivité est un aspect qui doit retenir l’attention c’est parce qu’une série de pratiques sociales l’encouragent. C’est dire que son analyse doit surtout porter sur les manières dont elle est socialement produite et entretenue.

Enfin, troisième remarque, le but de l’analyse étant de cerner sociologiquement l’individu, il s’agit surtout d’en éclaircir les catégories et les concepts. Et dans ce sens, l’intérêt doit se porter davantage sur les différences que sur les articulations. Insister sur ces dernières ramènerait inévitablement, sous couvert de vraisemblance psychologique, le coeur de l’analyse au niveau de l’individu : ce serait son activité de « bricolage », les « plis » du social le constituant ou, comme vous le suggérez, les « convergences » induites par la réflexivité qu’il faudrait étudier. Dans tous ces cas de figure, la différence entre les dimensions s’estompe et avec elle la possibilité de jeter les bases d’une analyse sociologique de l’individu. Cette dernière exige de différencier les problèmes en fonction des dimensions : de mieux définir la nature exacte de ses appuis dans le monde (« supports »), d’établir des différenciations entre les contextes d’action (« rôles »), de cerner la nature politique de la demande d’égards interactifs (« respect »), de tenir compte des effets de la prolifération d’un discours sur soi induit par la culture moderne (« identité »), de s’attarder sur les manifestations de l’aspiration agonique à bâtir un domaine de soi soustrait au social (« subjectivité »). Chacun de ces processus a des traductions « intérieures » qu’il s’agit aussi de scruter, mais la vocation d’une sociologie de l’individu est de les cerner avant tout à partir de leurs consistances sociales.