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Il n’est pas exagéré de dire que l’ouvrage de Pierre Bourdieu, La Distinction (Bourdieu, 1979), peut-être lu entièrement comme une critique de la conception kantienne du jugement de goût. La première partie de l’ouvrage, « Critique sociale du jugement de goût », et surtout son post-scriptum, « Éléments pour une critique “vulgaire” des critiques “pures” », sont dirigés très explicitement contre le caractère désintéressé du jugement esthétique tel que Kant le défend dès le § 2 de la Critique de la faculté de juger[1]. Si Bourdieu est le premier à mettre en évidence les conditions sociales sous-jacentes à une théorie du jugement de goût pur, la critique du désintéressement esthétique n’est pas tout à fait nouvelle dans l’histoire de la philosophie. Nietzsche, dans la troisième dissertation de la Généalogie de la morale, se moquait déjà de ce désintéressement kantien qui exigeait du spectateur de rester indifférent face aux oeuvres d’art, même celles des déesses grecques dénudées...[2] Aujourd’hui, alors que les thèses de Bourdieu ont depuis longtemps été relayées par la doxa, ce reproche est devenu un des leitmotive les plus tenaces du discours sur l’art. Plus un article, plus un essai qui s’en prenne à la pureté du goût kantien. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir s’opérer, ici ou là, un glissement de sens : ce n’est plus le sentiment esthétique qui serait désintéressé, mais l’art lui-même[3].

L’apport le plus original de La Distinction consiste à éclairer la disposition de l’homo aestheticus kantien à la lumière des rapports de force qui structurent le monde de l’art du xviiie siècle. Le grand mérite du livre de Bourdieu est en effet de replacer l’esthétique philosophique dans son contexte d’émergence historique et sociale. Celle-ci, loin d’être comme elle le souhaiterait philosophia perennis, est, selon le sociologue, le reflet de la lutte symbolique que se livrent les différents groupes sociaux qui composent le public de l’art. Écrite par des intellectuels bourgeois qui cherchent à se distinguer à la fois du peuple et de l’aristocratie, l’esthétique philosophique doit être lue comme « l’expression des intérêts sublimés de l’intelligentsia bourgeoise ». Le goût pur que défend Kant est avant tout un goût cultivé qui s’oppose à la fois au goût du peuple (qui se limite au simple plaisir des sens), et au goût de l’homme de cour (un plaisir civilisé largement surfait) : « le plaisir pur, c’est-à-dire totalement épuré de tout intérêt sensible ou sensuel en même temps que parfaitement affranchi de tout intérêt social et mondain, s’oppose aussi bien à la jouissance raffinée et altruiste de l’homme de cour qu’à la jouissance brute et grossière du peuple » (Bourdieu, 1979, p. 576). Cette lecture iconoclaste de la troisième Critique a le mérite de mettre en évidence le fait que le monde de l’art du xviiie siècle est le théâtre d’une lutte de prestige qui oppose bourgeoisie et aristocratie, lutte qui se fait sur le dos d’un troisième groupe, absent des débats mais néanmoins toujours convoqué, le peuple. En effet, toute la théorie du goût kantienne est construite, selon Bourdieu, sur l’opposition entre le plaisir immédiat procuré par les sens et le plaisir désintéressé de la réflexion. Le premier, qualifié par Kant de « barbare », fait l’objet d’une condamnation sans appel ; le second, symbole du bien moral, d’une valorisation extrême. Seul le goût bourgeois parvient à se détacher du plaisir des sens et peut, par là même, prétendre à l’universalité ; ce qui fait dire à Bourdieu que l’esthétique kantienne « comme toute philosophie digne de ce nom (il n’est de philosophia que perennis) [est] parfaitement ethnocentrique puisqu’elle ne se donne pas d’autre datum que l’expérience vécue d’un homo aestheticus qui n’est que le sujet du discours esthétique constitué en sujet universel de l’expérience artistique, l’analyse kantienne du jugement de goût trouve son principe réel dans un ensemble de principes éthiques qui sont l’universalisation des dispositions associées à une condition particulière » (Bourdieu, 1979, p. 577). Les différentes gradations du plaisir esthétique (plaisir barbare, plaisir civilisé, plaisir pur...) opérées par la Critique de la faculté de juger permettraient ainsi de légitimer et d’assurer la domination du goût bourgeois sur le monde de l’art et de l’esthétique. Et Bourdieu de conclure que l’esthétique kantienne se résume finalement à « un discours qui constitue l’art en attestation de la distinction éthique et esthétique » (Bourdieu, 1979, p. 577).

Force est de constater que l’analyse bourdieusienne, tout en étant très sévère vis-à-vis de l’esthétique kantienne — cette « esthétique typiquement professorale » dont les « seuls lecteurs ordinaires » seraient les professeurs de philosophie — offre un éclairage important sur les conditions sociales de possibilité du discours philosophique. Toutefois, en refusant de mener une critique interne de l’oeuvre — à la manière de Jacques Derrida, sévèrement critiqué dans La Distinction — et en se focalisant exclusivement sur une critique externe en termes de logique de classe, Bourdieu ignore la question sociale qui est l’origine de la troisième Critique et à laquelle tous les esthéticiens du xviiie siècle vont se confronter : l’apparition d’un public de l’art et le relativisme esthétique qui l’accompagne.

Le public de l’art et la relativité du goût

Comme nous le rappelle Francis Haskell, le monde de l’art du xviiie siècle connaît une transformation majeure qui marque les débuts de la modernité esthétique : « Pour la première fois, il fut donné au grand public, et non plus seulement au cercle très restreint des riches et des puissants, de contempler la production artistique courante [...] Il en résulta immanquablement pour l’artiste un élargissement sans précédent de son audience ; le phénomène fort controversé du goût bourgeois commença à faire sérieusement sentir ses effets, et la critique d’art apparut » (Haskell, 1989, p. 26)[4]. Si la notion de public est une invention des milieux académiques du xviie siècle — qui l’utilisaient dans la lutte de légitimation qui les opposait à l’ancienne corporation de Saint-Luc —, sa réalité sociale date de la première moitié du xviiie siècle, au moment où un cercle d’amateurs issus de la bourgeoisie commencent à collectionner les oeuvres, à fréquenter de façon assidue les expositions (le Salon royal), les concerts et le théâtre. Or, si la philosophie esthétique de Kant participe de ce goût bourgeois, qu’elle cherche en retour à légitimer, elle consiste également à résoudre la question fondamentale qui accompagne l’émergence de ce public de l’art : celle de la diversité et de la relativité des goûts. Celle-ci était restée en sommeil tant que l’art était l’apanage d’une petite minorité d’hommes cultivés, mais avec l’arrivée du goût dans la sphère publique, la célèbre formule d’Horace, de gustibus non disputandum est, va à nouveau résonner dans les esprits.

La question philosophique de la relativité du goût découle directement de la question sociologique de l’hétérogénéité du public. Tous les témoins du Salon royal de sculpture et de peinture — l’événement artistique le plus important dans l’Europe de la seconde moitié du xviiie siècle — vont insister sur le caractère disparate du goût public. La description que l’écrivain Louis-Sébastien Mercier, un des futurs chroniqueurs des événements révolutionnaires, fait du Salon royal de 1787 est particulièrement intéressante sur ce point. Tout d’abord, Mercier remarque que la destination des arts a changé : « la peinture dans le siècle dernier semblait n’appartenir qu’à l’Église et aux rois » (Mercier, 1994, p. 196), alors qu’en cette fin du xviiie siècle le Salon est devenu un véritable succès populaire, « on y accourt en foule, les flots du peuple, pendant six semaines entières, ne tarissent point du matin au soir ; il y a des heures où l’on étouffe » (Mercier, 1994, p. 194-195). Mais il va surtout mettre l’accent sur l’aspect bigarré de la foule qui fréquente l’exposition. En fait, si la nouvelle classe bourgeoise des amateurs joue un rôle de plus en plus important dans la vie des arts, ne serait-ce que parce que c’est elle qui achète et collectionne les oeuvres, elle est loin d’être la seule à constituer le nouveau public de l’art. L’aristocratie détient toujours un rôle prépondérant dans la gestion des arts : l’Académie qui dépend directement du pouvoir royal, gère les moindres aspects de l’organisation des arts plastiques en France. Enfin, la troisième classe, le peuple, constitue le gros des curieux et des badauds qui se précipitent au Salon. C’est ainsi que l’ouvrier côtoie l’aristocrate, le marchand l’artiste, le commis le bourgeois, etc. Mercier insiste également sur la variété des oeuvres exposées au Salon qui n’a d’égal que la variété des publics qui le fréquentent : « c’est la confusion même. Les spectateurs ne sont pas plus bigarrés que les objets qu’ils contemplent » (Mercier, 1994, p. 195). À côté de la peinture d’histoire, fierté de l’Académie et de l’École française, on retrouve la peinture de genre (portrait, nature morte, paysage, scène d’intérieur...) dans laquelle excellent les peintres flamands et quelques rares artistes français, à l’instar de Fragonard ou de Chardin.

Le système des beaux-arts et la naissance de l’esthétique

En suivant l’analyse de Paul Oskar Kristeller, on peut affirmer que l’instauration du système des beaux-arts répond directement à l’apparition du public de l’art (Kristeller, 1999, p. 106). L’unification des différentes disciplines artistiques sous le seul concept de beaux-arts — regroupant les arts plastiques, la poésie, la danse, le théâtre et la musique — a pour objectif d’offrir aux nouveaux amateurs une grille de lecture simplifiée des oeuvres qui fasse fi des subtilités philosophiques et artistiques des anciens arts libéraux. L’esthétique philosophique est donc étroitement liée au système moderne des arts et aux différentes institutions qui apparaîtront, ou qui se développeront, dans son sillage (le marché de l’art, la collection, la critique, le musée...). Comme le note très justement Kristeller, l’esthétique cherche à répondre aux nouvelles interrogations du public et va par là même opérer un renversement théorique sans précédent entre le pôle de la création et celui de la réception : « Voir dans l’amateurisme critique l’origine de l’esthétique moderne contribuerait fortement à expliquer pourquoi les oeuvres d’art ont jusqu’à une époque très récente été analysées par des esthéticiens du point de vue du spectateur, du lecteur ou de l’auditeur plutôt que de celui de l’artiste créateur » (Kristeller, 1999, p. 106). La mission de l’esthétique philosophique — qui apparaît dans la première moitié du siècle avec les écrits de Crousaz, Du Bos, Voltaire, Batteux... — est double : il s’agit de guider les premiers pas du public dans le monde de l’art — en ce sens la critique d’art et l’esthétique ont des finalités très proches, l’une est centrée sur les oeuvres, l’autre sur les concepts — et de lever en même temps l’hypothèque du relativisme qu’a fait naître l’arrivée du public. En effet, la théorie classique, qui défendait encore l’adéquation entre la beauté et la vérité, n’est plus adaptée à la nouvelle situation : non seulement la peinture de genre ne se conforme plus à un programme préétabli mais le nouveau public de l’art, largement inculte, reste indifférent à la peinture allégorique défendue par l’Académie.

La question de la relativité du goût public, pointée pour la première fois en 1719 par les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture de l’Abbé Du Bos (Du Bos, 1993, p. 275-317), va très vite s’imposer comme le noeud gordien de l’esthétique philosophique. Sir Joshua Reynolds résume le problème en une seule formule : « Les arts seraient en permanence exposés au caprice et au hasard si ceux qui doivent juger de leurs mérites n’avaient aucun principe établi pour guider leurs décisions » (cité par Gombrich, 1992, p. 167). La solution proposée par les esthéticiens ne va pas consister à résoudre la question mais à la trancher purement et simplement : le goût qui menaçait de faire verser les arts dans le tourbillon du caprice et du hasard va devenir le bon goût, et prendre le rôle que la belle nature jouait dans le classicisme. Cette nouvelle norme sera, d’un point de vue conceptuel, tout aussi floue que l’ancienne[5], mais aura l’insigne avantage d’écarter le spectre du relativisme. Le bon goût, décrit comme une sorte de sixième sens qui trouve son origine dans la nature humaine, va devenir le nouvel arbitre des arts.

Batteux et le goût naturel

L’ouvrage de Charles Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746), qui va connaître un succès immédiat dans toute l’Europe, est emblématique des transformations que connaît l’époque. Ce traité propose pour la première fois une codification du système des beaux-arts dans sa forme presque définitive (Kristeller, 1999, p. 65). Selon Batteux, la peinture, la sculpture, la poésie, la danse, la musique et le théâtre (l’architecture ayant un statut particulier puisqu’elle allie plaisir et utilité) partagent un principe commun l’ « imitation de la belle Nature » (Batteux, 1990, p. 43). Cette unification des arts sous le principe de l’imitation va déclencher les foudres des artistes qui lui reprocheront son extrême simplification, mais tel est précisément le but recherché par Batteux qui revendique cette simplicité dès les premières lignes de son texte dans lesquelles il prétend « rendre le fardeau plus léger, et la route simple » (Batteux, 1990, p. 38). En effet, Les Beaux-Arts réduits à un même principe est avant tout destiné aux nouveaux amateurs qui fréquentent depuis peu les spectacles et les expositions, et qui ne souhaitent pas s’encombrer de règles trop lourdes. Batteux leur propose une sorte de pot-pourri de réflexions sur l’art et l’esthétique, qui leur évite de s’enfoncer dans les eaux troubles de la spéculation philosophique — ce qu’il appelle « la métaphysique profonde » (Batteux, 1990, p. 52). Cet ouvrage est d’une certaine façon le reflet exact des transformations que connaît l’époque : entre la première partie, consacrée au génie et à l’imitation, et la seconde, consacrée au goût, on assiste à la transition entre le classicisme et la nouvelle esthétique. L’ouvrage de Batteux nous permet également, par contraste, de mieux prendre la mesure de la nouveauté radicale de l’esthétique kantienne.

Dans sa première partie, Les Beaux-Arts réduits à un même principe apparaît comme une ultime tentative de défendre le principe classique de l’imitation. Ces premiers chapitres sont parcourus de formules empruntées de façon presque littérale à la Poétique d’Aristote (dont Batteux fut le traducteur et le commentateur) qui défendent la supériorité du vraisemblable sur le réel[6]. Mais dès la seconde partie, on assiste à un renversement entre le classicisme et la nouvelle théorie esthétique, entre la théorie du génie, qui doit imiter la Nature, et le goût du public. Au début de la seconde partie, Batteux place les deux facultés sur un pied d’égalité, il s’agirait en fait de deux facultés complémentaires : « Le génie et le goût ont le même objet dans les arts. L’un le crée, l’autre en juge » (Batteux, 1990, p. 50), avant d’opérer finalement un renversement complet et donner la suprématie au goût : « c’est donc au goût seul qu’il appartient de faire des chefs-d’oeuvre et de donner aux ouvrages de l’art cet air de liberté et d’aisance qui en fait toujours le plus grand mérite » (Batteux, 1990, p. 51). Le dernier mot est désormais dans le camp du spectateur et non plus de l’artiste. C’est désormais le goût qui fait les chefs-d’oeuvre. Pour étayer son hypothèse, Batteux présente le goût, ou plus exactement le bon goût, comme une nouvelle norme absolue procédant directement des lois de la nature, c’est-à-dire comme « une partie de nous-mêmes qui est née avec nous » (Batteux, 1990, p. 53). Cette nature, dont on pensait s’être débarrassé en écartant le principe de l’imitation classique, revient au galop à travers la théorie du goût.

Toutefois, Batteux ne peut nier qu’il existe des différences de goût, par exemple entre l’homme du peuple qui fait preuve de mauvais goût et l’homme au goût exquis[7]. Ceci s’explique, selon lui, par le fait que l’ignorance et le préjugé de l’homme du peuple étouffent l’expression du goût naturel. Mais il suffit que ce dernier côtoie un homme au goût épuré pour qu’il revienne de son erreur : « [...] le peuple même écoute la réclamation d’un petit nombre, et revient de sa prévention. Est-ce l’autorité des hommes, ou plutôt n’est-ce point la voix de la Nature qui opère ces changements ? » (Batteux, 1990, p. 55). Batteux conclut logiquement cette seconde partie en postulant l’idée d’un progrès du goût : puisque le public est de plus en plus souvent exposé aux choses de l’art, il est normal que son goût s’aiguise et se porte de façon plus assurée sur les chefs-d’oeuvre. Force est de constater que la dimension publique du goût est omniprésente chez Batteux, comme si la nature s’exprimait plus aisément dans le jugement collectif que dans le jugement individuel, comme s’il s’agissait là de sa véritable finalité. L’idée d’un accord spontané — spontané parce que naturel — des sensibilités va traverser l’ensemble du xviiie siècle et débordera la sphère du discours esthétique. On la retrouve par exemple chez Mercier qui, après avoir souligné l’hétérogénéité du public du Salon de 1787, conclut contre toute attente que le public possède un goût juste qui procède de la nature : « Eh bien ! ce peuple qui n’a aucune connaissance en peinture, va par instinct au tableau le plus frappant, le plus vrai ; il ne le manque pas. C’est qu’il est juge de la vérité, du trait naturel, et tous ces tableaux sont faits pour être jugés en dernier ressort par l’oeil du public » (Batteux, 1990, p. 55). Le goût (du) public va ainsi devenir l’arbitre des arts et exercer un rôle normatif de plus en plus fort dans la sphère publique de l’art mais également dans la sphère publique politique[8].

La réponse de Kant à l’objectivisme

À l’éparpillement du goût qui accompagne l’arrivée du public dans la sphère de l’art, les premiers esthéticiens ont répondu en faisant du goût un sentiment naturel. Finalement, comme l’a bien mis en évidence Cassirer, un objectivisme en éclipse un autre : « Le fil conducteur n’est plus, en effet, cette natura rerum à laquelle s’attachait l’objectivisme esthétique [du classicisme] mais la nature de l’homme : cette nature à laquelle s’adressent de toutes parts à cette époque la psychologie et la théorie de la connaissance, y cherchant la clef de tous ces problèmes que la métaphysique avait promis de résoudre sans jamais y parvenir » (Cassirer, 1986, p. 293-294). Devant ce nouvel objectivisme fondé sur la nature humaine, Kant était resté pendant très longtemps sceptique, et soutenait encore dans la Critique de la raison pure (1781) qu’une « critique du goût » était une entreprise vouée à l’échec : « [L’esthétique] se fonde sur une espérance malheureusement déçue de soumettre le jugement critique du beau à des principes rationnels, et d’en élever les règles à la hauteur d’une science. Mais c’est là une vaine entreprise. En effet, ces règles ou critères sont empiriques dans leurs principales sources, et par conséquent, ne sauraient jamais servir de lois a priori propres à régler le goût [...] » (Kant, 1987, p. 82). Moins de dix ans plus tard, Kant revient sur sa réticence et écrit la troisième Critique. Pourquoi ce revirement ? Il semble évident que les réponses apportées par l’esthétique du xviiie au relativisme du goût ne le satisfaisaient pas. Mais à côté des explications qui tiennent à la nature même du criticisme kantien (Dumouchel, 1999), nous pouvons émettre l’hypothèse, avec Hannah Arendt, que c’est la question dimension publique du goût qui a motivé Kant à entreprendre l’écriture de la Critique de la faculté de juger : « Kant qui n’était certainement pas exagérément sensible aux belles choses avait une conscience aiguë du caractère public de la beauté » (Arendt, 1972, p. 283). Le philosophe de Königsberg aurait compris que dans l’articulation du singulier et du pluriel propre au jugement de goût se posait la question moderne par excellence : celle de l’intersubjectivité[9].

Aussi peut-on soutenir, contre Pierre Bourdieu, que la question sociale du public, à travers l’analyse de la dimension collective du jugement de goût, non seulement n’est pas absente de la troisième Critique, mais aussi sous-tend l’économie générale de l’ouvrage. Plusieurs passages de la Critique de la faculté de juger renforcent cette hypothèse. Dès le § 2, consacré à la satisfaction désintéressée du jugement de goût, Kant introduit une distinction conceptuelle importante entre le caractère désintéressé du jugement et son caractère intéressant : « Un jugement sur un objet de satisfaction peut être totalement désintéressé et cependant intéressant [...]. Ce n’est que dans la société qu’il devient intéressant d’avoir du goût [...] » (Kant, 1993, p. 66). Par la suite il revient à plusieurs reprises sur la dimension sociale du goût, entre autres dans le fameux § 41, intitulé « De l’intérêt empirique concernant le beau », dans lequel il déclare sans ambiguïtés que « le beau n’intéresse empiriquement que dans la société » (Kant, 1993, p. 190). Cette thèse, comme nous le rappelle Cassirer, n’est pas tout à fait nouvelle puisque certains esthéticiens, à l’instar de Voltaire, avaient déjà insisté sur la sociabilité du goût[10]. Il est certain que Kant ne traite pas du public en sociologue — ce que semble lui reprocher à plusieurs reprises Bourdieu... — mais bien en philosophe, c’est-à-dire avant tout à travers la question de l’intersubjectivité. Son projet consiste à penser l’accord des sensibilités, en évitant tout à la fois l’écueil du classicisme (qui nous fait croire que la beauté est dans la chose) et l’écueil du psychologisme (qui nous fait croire que le goût est naturel). Les solutions que proposent Kant, à travers les concepts de désintéressement et de sens commun, ne sont peut-être pas satisfaisantes aujourd’hui[11], mais il s’agit là d’une des premières tentatives de réfléchir philosophiquement sur les dimensions sociales du jugement de goût et de proposer une alternative à l’objectivisme esthétique : « c’est avec raison que [le sens commun] pourra être admis, sans que l’on s’appuie sur des observations psychologiques, comme la condition nécessaire de la communicabilité universelle de notre connaissance, qui doit être présumée en toute logique et en tout principe de connaissance, qui n’est pas sceptique » (Kant, 1993, p. 12).

La critique de Bourdieu... et ses lacunes

Il y a dans La Distinction, comme l’a bien souligné Bruno Péquignot (Péquignot, 1993, p. 169-183), une volonté très marquée d’en finir avec l’esthétique philosophique. Si Bourdieu, après avoir produit « la vérité du goût », se penche dans son post-scriptum sur l’esthétique kantienne, c’est pour lui porter le coup de grâce et « pour éviter que, par un effet très ordinaire de dédoublement, l’absence de confrontation directe ne permette aux deux discours de coexister pacifiquement dans deux univers de pensée et de discours soigneusement séparés » (Bourdieu, 1979, p. 566). Il est clair que pour lui la philosophie et la sociologie ne peuvent coexister, l’une doit avoir raison sur l’autre. Or, il ne s’agit pas tant pour nous d’essayer de réconcilier les deux positions[12] que de montrer que la critique de Bourdieu est loin d’épuiser la question sociale qui résonne dans la Critique de la faculté de juger. Le parti pris antiphilosophique de Bourdieu, que l’on retrouve dans plusieurs autres écrits du sociologue, l’amène parfois à forcer la lecture de la troisième Critique. Il est en effet faux de dire que Kant nie la dimension sociale (qu’il nomme « empirique ») du goût. À plusieurs reprises, Kant explique que la dimension empirique du goût n’est pas son propos et qu’il se concentrera seulement sur la dimension transcendantale. Il est tout à fait clair, à ce sujet, dans le § 41 : « [L]’intérêt qui s’attache au beau par l’inclination à la société, et qui par conséquent est empirique, est pour nous sans importance, puisque nous ne devons considérer que ce qui peut posséder une relation, même si cela n’est qu’indirectement, au jugement de goût a priori » (Kant, 1993, p. 191). Bourdieu reproduit ce passage dans une note de bas de page (Bourdieu, 1979, p. 571), mais interprète le désintérêt théorique de Kant pour la dimension empirique du goût (« l’inclination à la société est pour nous sans importance ») comme s’il s’agissait d’une négation pure et simple : « elle [la théorie du goût pur] ne cesse de refuser au goût tout ce qui pourrait ressembler à une genèse empirique, psychologique et surtout sociale, usant à chaque fois de la coupure magique entre le transcendantal et l’empirique » (Bourdieu, 1979, p. 571). Or, il nous paraît évident qu’il s’agit avant tout d’un choix méthodologique. Kant, qui est philosophe et non sociologue, pointe l’origine sociale du goût mais cherche avant tout à élucider sa nature apriorique (transcendantale).

À côté de cette première critique qui concerne le traitement philosophique ou sociologique de l’émergence du goût public, notre deuxième réserve par rapport à La Distinction porte sur la définition du champ[13] artistique et intellectuel de l’Allemagne de la seconde moitié du xviiie siècle. En se limitant à éclairer le contenu de la troisième Critique par son contexte social, et en refusant obstinément d’éclairer le contexte par l’oeuvre, Bourdieu finit par commettre certaines erreurs sur la position de Kant dans le champ intellectuel allemand de la fin du xviiie siècle. En effet, Bourdieu qui reproche à l’esthétique kantienne d’être « totalement anhistorique » ne prête lui-même pas beaucoup d’attention à l’histoire. Ses seules références historiques et sociales sur le xviiie siècle proviennent de La Civilisation des moeurs (1939) de Norbert Elias (Elias, 1991). Or cet ouvrage ne porte pas sur le concept de goût, mais sur la généalogie des notions de civilisation française et de Kultur allemande et leurs déterminations sociales et historiques. Dans cette étude magistrale, Elias soutient que l’intelligentsia bourgeoise allemande de la seconde moitié du xviiie siècle, tenue à l’écart de la vie de cour, et par conséquent n’exerçant aucune forme de pouvoir, va exprimer ses revendications politiques par l’entremise des oeuvres d’art et plus largement des oeuvres de l’esprit : « Nous avons [...] affaire à une couche écartée dans une large mesure de toute activité politique, dont la pensée ignore les catégories politiques [...], couche qui tire son auto-justification d’abord de ses seules réalisations intellectuelles, scientifiques ou artistiques » (Elias, 1991, p. 18). Le roman de jeunesse de Goethe, Les souffrances du jeune Werther (1774), où l’opposition entre bourgeoisie et aristocratie structure tout le récit, illustre parfaitement le lien qui existe entre la condition sociale bourgeoise et les aspirations politiques d’une élite d’artistes et d’intellectuels.

Or, dès les premières pages du premier chapitre consacré à l’Allemagne, Elias cite une phrase de Kant tirée de l’opuscule Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784) — « Nous sommes cultivés à un haut degré par l’art et les sciences, nous sommes civilisés à satiété pour exercer les politesses et convenances sociales »[14] — afin de démontrer que l’opposition conceptuelle entre culture (Kultur) et civilisation (Zivilisiertheit) trouve son origine dans l’opposition de l’intelligentsia bourgeoise et de la société de cour. En effet, le terme civilisation en Allemagne n’a pas le même sens qu’en France. Il est chargé d’une connotation négative qui met l’accent sur la duplicité des moeurs de la cour : l’homme civilisé est poli et courtois précisément parce qu’il joue un rôle social, parce qu’il cache ses émotions sous le masque des apparences. Le mot Kultur renvoie au contraire à ce que l’humain possède de plus authentique. C’est un concept qui qualifie avant tout les réalisations de l’esprit : oeuvres d’art, ouvrages de philosophie, systèmes religieux propres à un peuple. Pour mieux asseoir l’antithèse France/Allemagne, Elias opère ainsi un rapprochement entre Kant et les principaux représentants du Sturm und Drang (Herder, Lessing, le jeune Schiller, le jeune Goethe auteur du Werther...), tous issus de la classe moyenne dont ils représentent en quelque sorte l’élite : « Le mouvement littéraire de la seconde moitié du xviiie siècle [...] est la manifestation d’une sorte d’avant-garde de la classe moyenne que nous avons désignée par le terme d’ “intelligentsia bourgeoise” ; celle-ci est composée d’individus dispersés à travers tout le pays [...] élite aux yeux du peuple, personnages d’un rang inférieur aux yeux de l’aristocratie de cour » (Elias, 1991, p. 30-31).

Si l’antithèse Kultur/civilisation est bel et bien présente chez Kant, et peut même être repérée dans d’autres parties de son oeuvre[15], Elias ne mentionne pas que Kant a été l’un des plus fervents adversaires des revendications sociales et politiques du Sturm und Drang pendant les vingt années d’existence du mouvement (1770-1790). Chez lui, où le point de vue cosmopolitique a toujours été prévalent, l’antithèse sociale entre Kultur et civilisation ne deviendra jamais, comme chez Goethe, Herder, Schiller... une antithèse nationale entre l’Allemagne et la France. Sur la question artistique et esthétique, les différences sont également fondamentales. Kant, contrairement aux préromantiques, ne rejette pas le système des beaux-arts auquel il consacre dix paragraphes de la Critique de la faculté de juger (les § 4454). Pour lui, comme pour Batteux, Voltaire, Hume... la réflexion doit désormais porter sur le jugement de goût et non plus sur le génie artistique, contrairement à ce qu’affirment les tenants du Sturm und Drang. Au § 50, Kant compare le goût (qui permet de juger du beau) et le génie (qui permet de produire des objets beaux), et donne sans ambiguïté la primauté au premier sur le second : « Si donc en un conflit opposant ces deux qualités [le génie et le goût] quelque chose doit être sacrifié dans une oeuvre, cela devrait plutôt concerner ce qu’il y a de génial [...] » (Kant, 1993, p. 221). Cette attitude est diamétralement opposée à celle qu’adopteront les préromantiques qui n’auront pas de mots assez durs pour dénoncer le système des beaux-arts, tout entier orienté vers le spectateur. C’est le cas du jeune Goethe qui, dans un article de 1772, s’en prend violemment aux esthéticiens des beaux-arts qui n’ont d’yeux que pour le public et négligent l’artiste et son oeuvre : « seul importe l’artiste, afin que dans sa vie il ne sente d’autre félicité que celle de son art, y vivant, s’enfonçant dans ses outils de création, avec toute sa sensibilité et toutes ses forces. Quant au public bayant aux corneilles et au problème de savoir si, après avoir bayé, il est capable de se rendre compte pourquoi il a bayé, en quoi cela importe-t-il ? » (Goethe, 1996, p. 93). Cette critique traversera tout le mouvement romantique. On la retrouve dans les cours sur l’Esthétique de Hegel (1817 à 1929), en des termes quasi identiques à ceux de Goethe. Hegel reproche à Batteux, et aux autres théoriciens des beaux-arts, de ne pas « encourager directement la production de véritables oeuvres d’art » et de ne s’intéresser qu’à « l’éducation du goût [qui] ne port[e] que sur ce qui est extérieur et pauvre » (Hegel, 1997, p. 67-68).

Force est donc de constater que si le rapport de distinction de classe que Bourdieu repère dans la troisième Critique peut expliquer certains concepts (comme celui du plaisir désintéressé), il entre en contradiction avec d’autres parties de l’ouvrage, comme la primauté du goût sur le génie ou la défense du système des beaux-arts, positions théoriques qui sont antagoniques aux intérêts de classe de l’auteur. Ceci nous oblige à admettre que la position de Kant dans le champ intellectuel, celle d’un bourgeois allemand comparable à celle des auteurs du Sturm und Drung, ne saurait expliquer tous ses choix conceptuels. En se cantonnant dans une critique externe de la Critique de la faculté de juger, Bourdieu, malgré qu’il s’en défende[16], tombe dans le piège du sociologisme, et ne voit dans la troisième Critique qu’un reflet de la lutte de prestige que se livrent certains groupes sociaux autour du concept de goût.

De même, Bourdieu ne se donne pas les moyens, ou plutôt ne veut pas se donner les moyens, d’analyser la question principale qui traverse la troisième Critique : l’émergence d’un public de l’art et la mise en évidence de la relativité du goût. Comme nous l’avons vu, la solution des esthéticiens prékantiens va consister à remplacer un objectivisme par un autre : l’objectivité de la belle nature reproduite dans les oeuvres laisse la place au goût naturel, nouvel arbitre des arts. Kant est le premier à essayer de proposer une solution qui évite les pièges de l’objectivisme. En ce sens, la troisième Critique représente une courte parenthèse dans l’histoire de l’esthétique philosophique, puisque les esthéticiens qui la précèdent, comme ceux qui la suivront (les philosophes romantiques), tomberont ou retomberont dans les pièges de l’illusion objectiviste. Au moment où le relativisme esthétique resurgit à travers la question de la « démocratie culturelle » (Michaud, 1997), il semble utile de se pencher à nouveau sur les origines du phénomène du goût. Ce que l’analyse interne et externe de la Critique de la faculté de juger nous montre, c’est que finalement le goût, tout en faisant l’objet d’une lutte de prestige, n’a jamais été monopolisé par un groupe social dominant mais a été, depuis l’origine du système des beaux-arts, l’objet d’un partage entre différents publics. C’est ce pluralisme du goût que Kant, le premier, a essayé de penser.