Corps de l’article

1. Deux modèles

Comment penser le don aujourd’hui ? Deux modèles semblent s’opposer radicalement : celui du don archaïque et celui du don moderne. Et pour de nombreux auteurs, la pensée de Mauss sur le don s’applique au don archaïque. Mais on ne saurait l’utiliser pour comprendre le don dans la société moderne. Pourtant, dans la conclusion de son célèbre « Essai », Marcel Mauss écrit, à propos du don : « Nous croyons avoir ici trouvé un des rocs humains sur lesquels sont bâties nos sociétés... » (Mauss, 1985 [1950], p. 148). Mais la plupart des auteurs ont rejeté cette conclusion. Comme l’écrit Goux, « On ne peut sauter du potlatch à la sécurité sociale aussi allègrement » (Goux, 2000, p. 283). « Mauss veut étendre ses observations à nos propres sociétés, comme s’il s’agissait de deux manifestations d’un phénomène unique, ou du moins du même ordre. Mauss est aveuglé par sa découverte » (Piron, 2002, p. 134). Le don archaïque est obligé et réciproque, le don moderne est libre et unilatéral ; anonyme et impersonnel, ajoute Titmuss dans son célèbre ouvrage sur le don de sang (Titmuss, 1972). Les archaïques se fondent sur la contrainte pour faire fonctionner leur société ; ils obligent leurs membres à donner. Comment oser appliquer à notre société un tel don contraint, manifestation d’une solidarité mécanique, dirait Durkheim[1] ?

Voilà ce qui est en question dans ce passage du don archaïque au don moderne. Quand on pense au don dans la société aujourd’hui, ce qui vient à l’esprit spontanément, c’est un type particulier de don : philanthropie, don humanitaire. Le don est défini comme gratuit au sens de sans retour. « Ce qu’on abandonne à quelqu’un sans rien recevoir de lui en retour », dit Le Petit Robert. Cette façon de voir le don s’oppose à celle qui domine dans les sciences sociales, où le don a été traditionnellement réduit à un échange intéressé, tendant vers l’équivalence. Don unilatéral[2] d’un côté, échange tendant vers l’équivalence de l’autre. Relevons que ces deux positions, tout en étant opposées, possèdent cependant un trait commun : le don y est défini par une comparaison de ce qui circule entre le donneur et le receveur. Telles sont, trop brièvement énoncées, les deux approches qui caractérisaient le don jusqu’à récemment. Mais depuis une quinzaine d’années, cette situation est en train de changer. Ainsi, pour la première fois, on trouve le mot « don » comme entrée dans la dernière édition du Dictionnaire de sociologie (publié sous la direction de Boudon, Besnard, Cherkaoui et Lécuyer). Et on le définit de la manière suivante (article rédigé par Alain Testart) : « C’est le juridique qui permet de distinguer les deux phénomènes [don et échange] : le droit d’exiger une contrepartie caractérise l’échange et manque dans le don. Donner, c’est donc se priver du droit de réclamer quelque chose en retour » (1999, p. 68).

Dans cette définition, on constate une différence qui m’apparaît essentielle par rapport aux approches présentées plus haut, autant la conception courante que celle des sciences sociales. Cette définition n’affirme pas qu’il n’y a pas de retour (conception courante) ni que le retour est équivalent (conception des sciences sociales). En fait, cette définition ne se prononce tout simplement pas sur le retour effectif. Ce n’est pas son point de départ. En conséquence, le don n’est plus défini par ce qui circule seulement, caractéristique des définitions antérieures. Car à partir du moment où on dit qu’on se prive volontairement de ce droit au retour, on cesse de définir le don par le fait qu’il y a ou non retour. Et on tient compte de son rapport avec le lien social. On reconnaît que le don est influencé par la nature et l’intensité du lien entre les personnes. Dans la mesure où nous nous définissons par nos liens, plus le lien est intense, plus ce qui circule passera par le don, et plus ce qui circule s’éloignera d’un rapport d’équivalence propre au rapport marchand. Il est donc possible d’établir certains rapports entre ce qui circule et la nature et l’intensité du lien en examinant le sens de ce qui circule. C’est ce qu’ont fait de nombreux auteurs, le plus connu étant Sahlins. « L’écart social entre les parties conditionne le mode d’échange », affirme-t-il (Sahlins, 1976). Voilà une règle générale, établissant un rapport entre le lien et ce qui circule.

Notons que se priver du droit au retour ne signifie pas qu’il n’y a pas retour. Il peut y en avoir ou ne pas y en avoir. L’essentiel, c’est que le don n’est plus défini à partir de ce critère. Il s’agit certes d’une approche négative : se priver, renoncer volontairement. Mais on peut facilement rendre cette définition positive ; car s’il n’y a pas exigence de retour, s’il n’y a pas droit au retour, on peut déduire que s’il y a retour, ce dernier sera libre, au sens où le retour éventuel ne sera pas fait en vertu d’une obligation contractée par le receveur. On pourrait donc poser, en partant de cette définition, mais en en énonçant la proposition complémentaire : le don, c’est rendre le receveur libre de donner. Ou encore : donner, c’est une forme de circulation des choses, une forme de transfert qui libère les partenaires de l’obligation contractuelle de céder quelque chose contre autre chose[3]. Et, inversement, on définirait le contrat comme le fait de priver l’autre de la liberté de donner. Ce faisant, on renverse la façon habituelle de poser la question : au lieu de se demander pourquoi on donne, on se demande pourquoi il peut être préférable de priver l’autre de sa liberté de donner. Avec une telle définition, on sort le geste d’un certain sens et d’un certain cadre : le sens et le cadre marchand ou légal, le sens que lui procure le contrat. On s’éloigne des conceptions extrêmes du don, mais ayant une base commune : la comparaison de ce qui circule.

Pourquoi est-ce fondamental ? Parce que cette définition oblige à tenir compte du sens du don ; elle ouvre la voie à de multiples sens. Le sens de ce qui circule n’est plus donné. Il est à découvrir et ce, même s’il y a retour. Avec cette définition, on décroche du modèle dominant d’explication de ce qui circule — le marché —, et on peut pénétrer au coeur du phénomène du don. C’est un point de départ indispensable pour entrer dans l’univers du don. Et c’est ce qui permet de penser le don moderne et le don archaïque ensemble.

Et c’est précisément ce que Marcel Mauss a fait dans son « Essai sur le don ». Au lieu de se contenter d’observer et de comparer ce qui circule dans une direction et dans l’autre, il s’est posé la question du sens de la relation.

2. Le mélange de Mauss

C’est du moins la thèse que je souhaite soumettre dans ce texte. Cette proposition est loin d’être évidente. Car si on retourne maintenant à Mauss, on commence par avoir un véritable choc. Une telle conception semble en effet contredire radicalement le début de l’« Essai sur le don ». Dans les sociétés archaïques, le don, dit Mauss d’entrée de jeu, est en apparence libre et désintéressé, mais en réalité il est contraint et intéressé. Mauss parle du « [...] caractère... apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et intéressé de ces prestations » (p. 147). Et comment va-t-il démontrer que les faits contredisent les apparences ? En constatant qu’il y a en fait retour. Autrement dit, Mauss procède exactement comme je viens d’essayer de suggérer qu’il ne faut pas faire ! Au lieu de s’attacher au sens de ce qui circule pour les acteurs, il observe ce qui circule et en conclut que puisqu’il y a retour, le don était intéressé.

Ainsi commence l’« Essai ». De nombreux auteurs arrêtent là leur lecture ou leur compréhension de ce texte. Mais il faut poursuivre la lecture, et alors on se rend compte que Mauss se laisse imprégner par ce qu’il constate et modifie peu à peu sa position. Plus il avance dans son enquête, plus il cherche à comprendre le sens du don, plus il se centre sur l’esprit, sur l’atmosphère du don. Ainsi Mauss dit du potlatch qu’il est « noble, plein d’étiquette et de générosité ; et, en tout cas, quand il est fait dans un autre esprit, il est l’objet d’un mépris bien accentué » (p. 202). Et alors on constate que Mauss, parce qu’il cherche le sens du geste qu’il observe, oppose de moins en moins la contrainte des archaïques à la liberté des modernes. Il modifie sa conception théorique. Son interrogation demeure la même, mais sa quête se déplace. L’accent, au lieu d’être mis sur le don pur[4] opposé à la réalité de l’obligation de rendre, se centre sur ce mélange d’obligation et de liberté. C’est ce que montrent les formules suivantes qu’il utilise pour décrire le don : « sous forme désintéressée et obligatoire en même temps » (p. 194) ; « obligation et liberté mêlées » (p. 258) ; « sortir de soi, donner, librement et obligatoirement » (p. 265). Ce déplacement est fondamental parce qu’il constitue le don comme fait social.

3. Le don comme fait social

Pourquoi est-ce si important ? D’abord parce que, en se centrant dans un premier temps sur l’obligation, Mauss commence par rompre avec le don pur et constitue son objet d’études en phénomène sociologique. Comme le note Mary Douglas[5], la notion de don pur unilatéral est une idée en suspension hors de la réalité sociale (Douglas, 1990). Mauss introduit l’obligation et l’intéressement, et sans ces dimensions, le don est un transfert sans lien. Sans cette dimension, le don est un acte non social, individuel. Tout retour, et même toute idée de retour, signe sa condamnation, sa négation. « Un tel don... ne peut pas exister : ni comme relation affective ni comme expérience morale. Il représente tout au plus un gadget publicitaire, ou la mystique d’une auto-confirmation narcissique [et ultimement despotique] de sa propre auto-suffisance[6] » (Sequeri, 1999).

Mais ce n’est pas seulement en introduisant l’obligation par opposition au don pur que Mauss fait du don un fait social. C’est aussi en réintroduisant ensuite la liberté. Car, s’il est pure contrainte, le don n’est pas non plus un fait social « complet ». La société humaine n’est pas une société de fourmis. Dans son essai, Mauss est passé progressivement de la conception classique en ethnologie du don archaïque comme système obligatoire déterminé et a introduit l’idée de liberté[7] ou, plus précisément, d’obligation mêlée de liberté. Le don devient l’expression de la nature symbolique de la communication humaine[8]. Et il n’y a pas de symbolisme sans liberté. Ce faisant, Mauss décloisonnait le don archaïque et rendait possible une réflexion générale sur le don.

Mauss ne tombe pas dans le piège de la réciprocité-équivalence d’un côté, du don pur de l’autre. Il se dégage de l’obsession de l’équivalence, à court ou à long terme, qui caractérise souvent l’étude du don chez les ethnologues. Mauss affirme que le retour peut ne pas exister, et que ce risque est même une condition nécessaire pour que le don existe : qu’il soit incertain. C’est pourquoi il me semble que faire de l’obligation de rendre une nécessité, c’est nier l’esprit de l’« Essai sur le don », ce à quoi Mauss aboutit, pour ne s’en tenir qu’à son point de départ.

4. Mauss reconnaît les différences

Mais si Mauss laisse progressivement derrière lui cette opposition de départ, cela ne l’empêche pas de reconnaître par ailleurs des différences essentielles entre le don archaïque et le don moderne. La plus importante, pour Mauss, c’est l’apparition de la séparation entre les personnes et les choses. « Nous vivons maintenant dans des sociétés qui distinguent fortement... les personnes et les choses. Cette séparation est fondamentale : elle constitue la condition même d’une partie de notre système de propriété, d’aliénation et d’échange. Or, [cette distinction] est étrangère au droit que nous venons d’étudier » (p. 229). Cette idée court tout au long de l’« Essai »[9] et ce « va-et-vient des âmes et des choses confondues entre elles » (p. 230) constitue l’explication fondamentale du don archaïque, et du même coup de la principale différence entre eux et nous. Dans la société moderne, on est passé de la « prestation totale » à l’apparition du droit comme sphère séparée. La dynamique qui s’établit entre le don et le droit va devenir un élément essentiel pour comprendre la société et ce qui y circule.

Cette différence explique les caractéristiques du don moderne, et notamment le fait qu’on le retrouve principalement dans les liens primaires, même s’il n’est pas inexistant dans les sphères du marché et de l’État. Mais ces sphères ont un principe régulateur différent. Voilà comment Mauss nous invite à penser le don dans son unité et dans ses différences. Des systèmes de circulation des choses, antérieurement confondues, se sont autonomisés. Cela signifie-t-il que ce mélange n’existe plus ? Non, mais il prend des formes différentes, plus obligatoires ici, plus libres ailleurs. Ce changement entraîne globalement un degré de liberté potentiel plus élevé, le don n’étant pas impliqué de façon aussi étroite dans tout ce qui circule dans la société.

Cette réflexion sur le mélange obligation-liberté va conduire Mauss à une idée-force de l’« Essai », celle du don comme expression de l’identité sociale. Comment expliquer la force qui porte à rendre quand on a reçu ? Telle est la question que s’est posé Mauss à propos du don. Et il a répondu en passant par la notion indigène de hau, telle que présentée par un sage maori, et qu’il a interprétée comme signifiant un transfert d’identité : « Même abandonnée par le donateur, [la chose reçue] est encore quelque chose de lui » (p. 159) ; « [...] présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de soi » (p. 161).

5. L’idée moderne de hau

Il s’agit de la partie la plus controversée de l’« Essai sur le don », et celle qui a été le plus commentée. « Comment peut-on se donner soi-même à travers le don d’une chose ? » se demande Goux (2000, p. 267). « Comment quelqu’un peut-il transparaître dans quelque chose ? » (2000, p. 267). Ou encore : « Comment une chose finie peut-elle présentifier, incarner l’être du donateur ? C’est là que réside le mystère ou le paradoxe du don. Transpiration de l’être dans l’avoir, présence et existence d’autrui dans la chose finie » (id., p. 267). Pour de nombreux auteurs, la réponse que Mauss a apportée est inacceptable, voire scandaleuse. Pourquoi donne-t-on quand on a reçu ? À cause du hau de la chose reçue, répond Mauss, laquelle contient l’identité du donneur. De nombreux auteurs ont proposé leur propre interprétation des paroles du sage maori, dont, parmi les plus célèbres : Lévi-Strauss (1950) ; Firth (1959) ; Sahlins (1976) ; Godelier (1996). Qu’est-ce qui lui a pris à ce grand penseur, un esprit si moderne, se demande Firth (cité par Sahlins, 1997, p. 206-207) ? A-t-on idée de faire intervenir les esprits pour expliquer le retour du don, alors que la peur des sanctions, le désir de recevoir à nouveau, bref le contrôle social ou l’intérêt suffisent à rendre compte du phénomène ? Pour sa part, Lévi-Strauss a conclu que Mauss s’était laissé emberlificoter par la théorie indigène, au lieu de prendre la distance scientifique qui s’impose. Depuis, tout en reconnaissant par ailleurs le génie de Mauss, on ne cesse de revenir sur cette théorie du hau et la supposée erreur de Mauss. Ainsi, Babadzan (1998) intitule son article « Pour en finir avec le hau », et se désole de constater que Mauss croyait aux esprits.

Deux questions viennent spontanément à l’esprit à ce propos. D’abord, comment un sociologue et un anthropologue unanimement reconnu comme possédant une telle envergure et une telle rigueur peut-il avoir commis une erreur aussi élémentaire, que Mauss lui-même a sans doute enseigné à des générations d’étudiants à ne pas faire ? Ensuite pourquoi, plus de 70 ans plus tard, commente-t-on toujours autant ce passage de l’« Essai » s’il est aussi évidemment faux ? Comment n’est-on pas passé à autre chose ?

Personnellement, j’ignore si Mauss a eu raison d’interpréter de cette façon le hau maori. Peut-être Sahlins, ou Lévi-Strauss, ou encore Firth ou un autre auteur sont-ils plus près de ce que voulait vraiment dire Ranapari, le sage maori. Mais quoi qu’il en soit, la réponse à cette question ne rend pas compte de la popularité de ce concept et du fait qu’il ait interpellé tant d’auteurs (le dernier en date : Iteanu, 2004). Pour ma part, je suis porté à croire comme Graeber que « [...] dans son interprétation du hau, Mauss a lui-même créé une sorte de mythe, et comme pour tous les mythes, celui de Mauss exprime quelque chose d’essentiel, quelque chose qu’il aurait été difficile d’exprimer autrement. Sinon, son explication aurait été oubliée depuis longtemps[10] » (Graeber, 2001, p. 155). L’interprétation de Mauss a mis le doigt sur un phénomène fondamental, sur une dimension du don qui nous touche tous : le don affecte l’identité des partenaires. Cette idée « du pouvoir que donne à l’autre partie toute chose qui a été en contact avec le contractant » appartient certes au monde archaïque puisque, comme l’écrit Mauss, elle est « une conséquence directe du caractère spirituel de la chose donnée » (p. 230). Mais loin d’être uniquement archaïque, on la retrouve avec étonnement au centre de la conception courante du don chez nous. « Le vase c’est ma tante », dit une héritière à Anne Gotman (Gotman, 1989) en lui faisant visiter son appartement. Et que constate-t-on en observant des personnes bénéficiant d’un don n’ayant rien de primitif, puisqu’il est rendu possible au contraire grâce aux derniers raffinements de la technologie médicale moderne, la transplantation d’organes : la peur de perdre son identité (Godbout, 2000). Plus généralement, c’est l’idée de don de soi qu’on retrouve à tous les détours de la pensée moderne sur le don et qui explique que le don puisse être dangereux, qu’il n’est pas toujours souhaitable. C’est aussi l’idée de reconnaissance, que Marcel Hénaff tend à réserver au don cérémoniel (Hénaff, 2002). « Souvent, dans le don, écrit Mauss à propos des brahmanes, le lien que le don établit entre le donateur et le donataire est trop fort pour les deux » (p. 249). Ce danger explique qu’il puisse être préférable de passer par le marché. L’argent permet aux choses de circuler sans transporter l’identité du donateur, comme l’écrivait déjà Montaigne lorsqu’il s’exclamait qu’il préférait acheter un office royal plutôt que de se le faire offrir, car « en l’achetant, ajoutait-il, je ne donne que de l’argent ; autrement, c’est moi-même que je donne » (cité par Davis, 2000, p. 74).

Lorsqu’ils passent par le don, tout se passe comme si les objets avaient encore une âme. Et on peut même se demander si, loin d’avoir été berné par l’interprétation indigène comme le croit Lévi-Strauss, Mauss n’a pas à l’inverse projeté une idée moderne sur cette société archaïque. Car c’est un thème constant des écrits sur le don dans notre société. « Bagues et autres bijoux ne sont pas de vrais cadeaux mais ont seulement la prétention d’en être... Le seul présent, le seul don est un fragment de toi-même. C’est un don de ton sang que tu dois m’offrir » (Emerson, 2000, p. 131). Il vaut donc la peine de prendre au sérieux la théorie la plus controversée de Mauss. Lorsqu’ils passent par le don, tout se passe comme si les objets avaient encore une âme, même dans nos sociétés qui ont pourtant relégué l’animisme aux sociétés « arriérées ». L’idée la plus controversée de Mauss, la plus proche de la pensée indigène, selon Lévi-Strauss, rejoint notre sens commun. « Après avoir dégagé la théorie indigène, il fallait la réduire par une critique objective qui permette d’atteindre la réalité sous-jacente » (1950, p. xxxviii), affirme ce dernier. Mais quelle est donc la théorie sous-jacente de Mauss lorsqu’il parle de hau ? Et si c’était la théorie courante du don dans notre société[11] ? En effet, que dit Mauss ? Revenons au début de l’« Essai ». Que ce qu’on observe dans les sociétés archaïques prend la forme du don, ressemble à du don, mais n’en est pas en réalité parce qu’il y a retour et obligation de retour (p. 147). Pour conclure que ce n’est pas un vrai don, Mauss réfère à la gratuité et au désintérêt, soit à la conception commune du don dans sa société. Au début il oppose de manière radicale ce qu’on observe dans les sociétés archaïques — le retour obligé — à sa conception de référence, le vrai don, celui qui n’en a pas que la forme parce qu’il est libre et gratuit. Le don observé a la forme, l’apparence d’un vrai don, mais en réalité il n’en est pas un. C’est donc que pour Mauss le vrai don doit être libre et désintéressé. Dire qu’il n’en a que la forme mais pas la réalité, c’est en même temps définir le don comme libre et gratuit, c’est maintenir cette définition comme référence. C’est sa position de départ. Mais progressivement, il devient moins sûr, et finit par mélanger les deux, et donc par modifier à la fois sa conception théorique et son interprétation de ce qu’il observe. Il observe un mélange de liberté et d’obligation. Dans l’« Essai », le fondement moral est déplacé de l’idée de libre et gratuit à celle de transfert d’identité avec le hau : un vrai don est un don de soi-même. On ne peut pas ne pas se reconnaître dans la pensée maussienne du don. Voilà pourquoi l’idée de hau a fait autant couler d’encre : parce que cette idée nous appartient.

L’« Essai » parle constamment du « vrai don », du don idéal, sans le dire, sauf dans la conclusion morale. Contrairement à ce que croit Lévi-Strauss, la conception maussienne du hau est typiquement occidentale, c’est l’idée de don de soi, soit ce qui vient spontanément à l’esprit de l’individu moderne lorsqu’on lui parle de don. Ajoutons que le modèle de la circulation du don archaïque développé par Mauss, fondé sur les trois moments (donner, recevoir, rendre) ne se retrouve nulle part représenté comme tel dans les sociétés qu’il observe. Même s’il s’agit bien sûr d’une interprétation éminemment valable de ce que Mauss (ou plus précisément les ethnologues lus par Mauss) a observé, elle ne correspond pas à une représentation des archaïques. En revanche, on la retrouve historiquement dans notre société, et d’abord chez Sénèque. Son modèle n’est donc pas indigène, et il répond probablement à des préoccupations de notre société concernant le don.

6. Identité et don aux inconnus

En outre, lorsqu’on observe le don moderne par excellence — le don aux inconnus —, on retrouve le même phénomène. L’expérience de don vécu par les personnes ayant reçu un organe ne s’explique pas par l’intérêt ni par la peur des sanctions, mais par l’obligation de rendre sous peine de transformation de son identité et même d’attaque de l’identité du donneur (Godbout, 2000). On a aussi relevé la tendance à la personnalisation du don dans la philanthropie, comme le met en évidence Silber : « [Dans la philanthropie], loin d’être séparée du don, l’identité du donneur y conserve son empreinte et demeure attachée au don[12] » (Silber, 1999, p. 143). Elle cite à ce propos l’un des plus grands philanthropes américains : « Il n’est ni attendu ni souhaitable de retrouver le principe de la concurrence dans l’utilisation la plus judicieuse des surplus de richesse. Ce qui compte le plus pour l’administrateur [le donateur], c’est la meilleure utilisation pour lui, car son coeur doit être présent dans son oeuvre[13] » (Andrew Carnegie, cité par Silber, p. 142 [je souligne]). « [Il y a] une connexion profonde entre le don et l’identité du donneur » (Silber, 2000, p. 141 ; voir aussi Pulcini, 2001). Radley et Kennedy (1992) arrivent à la même conclusion après avoir comparé les comportements de trois groupes sociaux différents (entrepreneurs, professionnels et ouvriers) face à la philanthropie : les dons de charité témoignent à la fois de l’identité que s’attribuent les donneurs en tant que groupe et de l’identité qu’ils attribuent aux receveurs en tant que groupe. Mais l’aide au tiers-monde pourrait tout autant mettre en évidence ce phénomène, avec ses dimensions négatives. « Plus encore que par le marché, c’est par les dons non rendus que les sociétés dominées finissent par s’identifier à l’Occident et perdent leur âme », affirme l’économiste Serge Latouche dans L’occidentalisation du monde (Latouche, 1992). Le don, même entre inconnus, peut renforcer ou menacer l’identité du receveur.

Mais qu’en est-il du don du sang que Titmuss considère caractéristique du don moderne dans son ouvrage célèbre publié en 1972 ? Pour cet auteur, les deux grandes différences entre don moderne et don archaïque sont l’anonymat et par voie de conséquence le fait que le don ne crée pas de liens personnels, et n’entraîne pas de réciprocité. « À la différence du don des sociétés traditionnelles, le don gratuit de sang à des inconnus ne comporte ni obligation coutumière ou légale, ni déterminisme social, ni pouvoir arbitraire, domination, contrainte ou coercition, ni honte ou culpabilité, ni impératif de gratitude ou de pénitence[14] » (p. 239). Non seulement ce don est fait à des inconnus, mais on peut même croire, comme le souligne l’auteur, que souvent, s’ils se connaissaient, « both givers and recipients might refuse to participate in the process on religious, ethnic, political or other grounds » (p. 74). Titmuss oppose au modèle de la communauté serrée de Mauss ce qu’il appelle « the community of strangers ».

À première vue, Titmuss déconstruit entièrement la conception du don de Mauss en appliquant son schéma au don moderne du sang et à l’État. Mais le don de sang est-il représentatif du don aux inconnus dans la société moderne ? Ne pourrait-on pas penser au contraire qu’il représente un cas extrême où les manipulations du sang par les intermédiaires finissent par le transformer en produit quelconque pour le receveur, et par faire en sorte que le don de sang ne soit plus un don complet, parce que non reçu comme don ? Le donneur donne, mais le receveur reçoit non pas un don, mais un produit décomposé souvent en ses différents éléments, qu’il « n’identifie » pas nécessairement au donneur. Même si peu de recherches ont été faites sur les receveurs de sang, une enquête récente va dans ce sens. La plupart des receveurs rencontrés le reçoivent comme un produit parmi d’autres. « Ça fait partie d’un tout avec les autres médicaments », dit une interviewée (Henrion, 2003).

Le don du sang est exceptionnel (Anderson et Snow, 1994). Dans la plupart des cas, comme on vient de le voir, même si donneurs et receveurs ne se connaissent pas et ne se verront jamais, on observe dans le don aux inconnus les phénomènes et les caractéristiques propres au don analysé par Mauss, et notamment le jeu de l’identité, positive ou négative. Et même dans le cas du sang, ce phénomène de personnalisation n’est pas totalement absent. Dans son enquête, Henrion a rencontré deux cas (sur dix) où le phénomène d’identification au donneur se produisait malgré tout. « Je suis persuadée que depuis la transfusion, j’ai été influencée dans mon évolution par ce corps étranger », affirme une interviewée (Henrion, 2003, p. 103). En outre, certains types de don (don de « plaquettes » ou de « leucocytes ») des produits du sang ne sont pas acheminés dans une banque de sang commune, car ces produits sanguins ne se conservent pas ; ils doivent passer directement du donneur au receveur (même si ces derniers demeurent inconnus). Alors on retrouve les caractéristiques habituelles du don, et notamment « une relation émotive entre le donneur et le patient. Si le patient meurt des suites de la maladie, cela peut causer un choc émotif chez le donneur. L’institution responsable devra soutenir le donneur[15] » (Hagen, 1982, p. 42). C’est pourquoi il nous semble que de manière générale, et contrairement à ce qu’affirme Titmuss, le don aux inconnus exprime aussi l’identité sociale : celle du donneur et celle du receveur. Les caractéristiques spécifiques du don du sang s’expliquent facilement par le fait que le receveur ne le reçoit pas comme un don.

Notion maorie, le hau interprété par Mauss est aussi un concept moderne ! Dans nos sociétés, « présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de soi » (Mauss, p. 161). « Accepter un don, c’est [en partie du moins] accepter une identité, et refuser un don, c’est refuser une définition de soi-même [...]. Les dons sont une des façons, pour les autres, de nous transmettre l’image qu’il se font de nous[16] » (Schwartz, 1967, p. 8). Le don, même entre inconnus, peut renforcer ou détruire l’identité du receveur. Il est vrai que cette menace peut être amenuisée par la présence des intermédiaires organisationnels. Il s’agit là d’un rôle fondamental dans nos sociétés. Les intermédiaires ont pour fonction de dépersonnaliser le don, de rendre le receveur anonyme et ainsi de diminuer son caractère nocif pour le receveur lorsque ce dernier se considère incapable de donner à son tour. C’est d’ailleurs ce que les intermédiaires tentent un peu naïvement de faire dans la transplantation d’organes en essayant de convaincre le receveur d’adopter un modèle mécaniste (un coeur ce n’est qu’une pompe, un foie un filtre, disent-ils aux personnes greffées), de neutraliser le don de vie en en faisant un don d’objet. La distinction fondamentale de Mauss redevient pertinente ici pour comprendre la transplantation. Le don peut alors être perçu comme un don général de la société, comme une reconnaissance, de la part de la société, de l’appartenance du receveur à cette société.

7. Le postulat du don

Le don aux inconnus constitue certes le défi majeur pour penser le don dans sa plus grande généralité. Mais la question de Mauss y conserve tout son sens. Car cette force qui pousse à donner, elle est malgré tout facile à comprendre lorsque le lien est personnel, et encore plus lorsqu’il est intense. Mais cette force qui pousse à donner à un inconnu, accrue si on nous offre quelque chose, demeure en partie une énigme. Ce phénomène, à l’origine de l’« Essai sur le don », est encore très présent. Les organismes de philanthropie l’utilisent aujourd’hui couramment, pour ne pas dire systématiquement. Ils accompagnent leur demande de don d’un petit présent symbolique. Et on a constaté son efficacité[17].

La discussion sur le don ne s’arrête pas au modèle du rituel obligatoire et réciproque (au sens d’équivalent) des archaïques d’une part, et du don pur et unilatéral des modernes d’autre part. Au contraire, tout commence là. N’y aurait-il pas un ressort commun à toutes ces formes de don, que nous arriverons un jour peut-être à mieux saisir, sans pour autant gommer les différences ? C’est ainsi que nous entendons la démarche de Mauss qui a fini par se demander si le don, loin d’être archaïque, n’était pas le roc de la société, de toute société. Et si le « besoin » de donner ne provenait pas du fait que nous sommes tous, au départ, en état de dette, et que notre identité se construit dans la mesure où nous rendons actifs ce que nous avons reçu, en donnant à notre tour.