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Traduction : Geneviève Perreault

Introduction

Je présenterai ici la thèse à l’effet que l’attentat contre le World Trade Center spectacularise la question de savoir si l’identité d’une ville s’appréhende en termes de degré ou comme une différence de genre (voir Collingwood, 1938, à propos de la distinction entre le terme de « degré » plutôt que la différence de genre). Cela signifie que la centralité d’une ville comme New York demeure discutable et s’appréhende à la fois comme le centre du monde capitaliste et comme quelque chose de plus – une discussion soulevée par le manque, ou la perte, qu’a subi New York à la suite de l’attentat contre le World Trade Center. J’envisagerai cette discussion comme un débat sur la différenciation propre à la ville de New York et j’examinerai les manières et moyens utilisés pour rétablir cette différence. Je défends donc l’idée que cette différence, apparemment ancrée dans la domination globale, est une particularité d’une singularité ineffable et inimitable qui représente New York, au-dessus et en deçà de sa présence commerciale, comme un mode de vie soutenant et légitimant la concurrence comme système de désir. Ground Zero révèle la perte et le manque qui semblent faire la différence de New York et lui appartenir en propre, une différence constituée à partir d’une ville exemplaire de la civilisation organisant et sanctionnant la vie quotidienne en termes de lutte, de compétition. Je propose l’idée que la présence globalisante de New York libère « le quelque chose de plus » de son identité, en intégrant la question de savoir si New York correspond réellement et véritablement à un mode de vie autre, plus viscéral, que ne le suppose sa position commerciale dans le monde.

Les commentaires habituels véhiculés sur Ground Zero attribuent généralement l’attentat de New York au statut de centre financier mondial de la ville, suggérant qu’un tel statut doit payer le prix du ressentiment, et donc que l’attentat est intimement lié à l’identité de New York et non à des conditions externes (en fonction de l’orgueil démesuré lié à sa centralité, c’est-à-dire à sa qualité de centre du monde). Autrement dit, la nature même d’une telle ville en fait un bouc émissaire. Avant de clarifier cette hypothèse cependant, je voudrais amorcer un questionnement sur la signification des notions « d’identité » et de « centralité » dans le cas d’une telle ville. Vraie ou fausse, l’hypothèse du bouc émissaire confirme le fait que la ville est d’abord et avant tout un objet de désir, non seulement par sa prospérité, mais également par ce qu’elle est censée nous révéler et nous signifier à propos de New York comme endroit unique (Blum, 2003 ; 2005 pour un développement sur la ville comme objet de désir). Ainsi, la centralité et l’identité se confondent pour former une conception inimitable de l’unicité de cette ville (soit son inimitable singularité), affirmant ainsi que New York est un endroit distinct de tous les autres. Selon moi, les conséquences de cette double objectivation sont à la fois palpitantes et sinistres ; l’une d’entre elles est que chacun est encouragé à « essayer » New York au moins une fois dans sa vie, alors que son caractère inimitable et exclusif stigmatise toutes les autres villes à n’être que des lieux où l’on vit « en attendant ». J’essaie de présenter ce lieu commun par la manière dont on interprète la centralité et l’unicité de New York, par l’excellence qu’elle croit incarner à travers le spectacle du « conflit d’intérêts ». Je veux ainsi fouiller les prémisses de l’opinion largement répandue de la mécanique économiste du bouc émissaire, afin de consolider les notions de centralité et d’identité lorsqu’elles sont appliquées à la spécificité de New York. En un sens, on éprouverait du ressentiment envers New York parce que son existence même assumerait la rivalité essentielle entre le centre et la périphérie, comme deux modes de vie contrastants et mutuellement exclusifs. Cela m’amène à revoir plusieurs significations de la « centralité », afin de retrouver un sens à l’identité comprise comme différence, tel qu’il est esquissé notamment par Girard et Baudrillard (Girard, 1977 ; Baudrillard et Nouvel, 2002).

Autant qu’une pure rancoeur, l’attentat contre le World Trade Center exprime en quelque sorte la difficulté pour la périphérie d’une civilisation à « traverser le fantasme » (Lacan, 1978, 1988 ; Zizek, 1997) de cette notion normative que sont la centralité et l’identité de New York, qui, quant à elle, exprime la tentation constante pour une ville centrale d’encourager ce transfert plutôt que le dévoilement de sa fragilité. L’identité de la ville, comme toute autre identité, ne renvoie pas à une liste anodine d’attributs, mais bien à une différence accomplie dans l’action, dans l’usage ; c’est ainsi que l’orgueil démesuré de New York, en perpétuel conflit, est constamment maintenu et menacé à la fois, devenant alors son cachet spécifique et inimitable, sa représentation spectaculaire. La tentative de restauration de New York comme centre global pourrait donc bien passer à côté de son objet, de ce quelque chose de plus, de cet aspect particulier de sa vitalité plus singulier que générique, et possiblement révéler la perte affectant New York.

La centralité

Je m’attarde ici aux vues antagonistes sur la signification des événements du 11 septembre et aux projets de restauration de Ground Zero, comme s’ils révélaient une collision éthique matérialisant ainsi l’identité de New York, elle-même débattue et contestée, en montrant que ces différences constituent un indice de cohérence de la ville de New York comme objet « imaginatif ». Les différentes manières de percevoir la ville témoignent encore, par leurs représentations, d’une continuité liée à l’image générale de n’importe quelle ville centrale considérée comme un sanctuaire de liberté, incluant la promesse ambiguë qu’elle implique, exprimée par une image spécifique de son empreinte locale (illustrée par les gains et les risques de sa centralité et de sa liberté). Cette relation de l’identité de la ville à sa prétention à l’épanouissement de la liberté demeure une apparence dont on se félicite jusqu’à ce que cette notion de liberté soit elle-même explorée plus à fond. Ce qui revient à dire que si la liberté garantit une cohérence à New York comme objet de désir, cette liberté est une promesse qui se doit d’être transparente. Effectivement, l’identité de New York semble s’inscrire au sein de l’ambiguïté fondamentale de cette promesse – ou de toute autre promesse – comme une tension entre ses conventions et la nécessité morale qui l’excède et qui est essentielle à son fondement.

J’avancerais ainsi que le caractère de New York commence à apparaître lorsque la liberté qu’elle prétend offrir prend forme à travers une image de sélection sociale compétitive où les meilleurs se retrouvent forcément en haut de l’échelle. On considère New York comme une ville centrale parce qu’elle exemplifie une notion qualitative de la sélection sociale, gouvernée par son objectivation en tant qu’ordre compétitif ou concurrentiel, à l’intérieur duquel un conflit d’intérêts accompagne toutes les questions. Ainsi, l’affrontement des intérêts fait partie de la ville – de son identité –, telle une diversité de points de vue formant son aura distincte. Plus spécifiquement, si New York est considérée comme l’expression d’un sanctuaire de liberté, il s’agit d’une liberté volontairement limitée par une méthode précise de sélection sociale. Les clichés de la liberté (telle la Statue de la Liberté, etc.) font invariablement miroiter le non-dit voulant que la justice procédurale soit l’essence même de la sélection sociale, une compréhension dont l’évidence demeure intacte.

Cela m’amène à explorer la notion de centralité corrélativement à la ville comme sanctuaire de liberté, et, dans le cas de New York, il s’agit d’une centralité liée au conflit d’intérêts caractérisant spécifiquement la ville. Plutôt, une démonstration empirique de sa liberté (plutôt que de confirmer le fait que New York est libre), je conçois ce conflit d’intérêts comme une expression idiomatique décrivant l’excellence de la ville en vertu de son apparence, régulée par les standards de compétitivité imprégnant la ville comme modèle en raison de sa règle de justice procédurale. L’utilisation du conflit d’intérêts en tant que trope nous sert à affirmer, en partie, l’esprit libre de la ville, faisant miroiter avec plus de conviction sa représentation comme modèle d’excellence de la civilisation, comme lieu exemplaire des manifestations du contrôle de qualité (l’ascension perpétuelle des meilleurs et des plus brillants), puisque son conflit d’intérêts semble garantir la sélection sociale démocratique, étant donné que celui-ci engendre cet effet même. Je postule ainsi que cette image de ville centrale produite par New York assure virtuellement son ambiguïté fondamentale à la fois comme objet d’émulation et de contentement.

Conséquemment, la particularité de la ville est dévoilée par le bais de vues contradictoires qu’elle génère et qui semblent constituer son individualité ou sa « manière d’être ». Cela suppose que l’identité particulière de New York repose en partie sur la (mé)reconnaissance discursive de l’utilisation de la compétitivité visant à produire et à évaluer l’excellence, façon pour New York de prétendre à une centralité inimitable contrairement à toute autre ville centrale. La prétention de New York à la centralité inimitable repose donc sur le lien établi entre sa compétitivité et sa qualité – et ainsi, ne peut s’apparenter aux revendications d’autres villes telles que Londres, Paris et Rome.

La centralité exemplaire

L’aura de la centralité tend à envahir les grandes villes. C’est dire qu’attraction et répulsion s’effectuent simultanément, puisque de telles villes sont convoitées pour les mêmes raisons qu’elles sont condamnées. Partie intégrante de son pouvoir, l’image d’une ville vue comme une structure d’« occasions » ou de « chances » permettant de satisfaire les désirs, tel un sanctuaire de liberté, désigne un lieu qui élève le niveau compétitif et matérialiste vers de nouveaux sommets. Ce que la population perçoit de la ville, c’est son aura matérialisant un endroit où la productivité civilisationnelle est apparemment accrue de manière dramatique, comme le sont alors les occasions de la vie qu’on y mène. La centralité implique une concentration sans précédent des ressources permettant l’ascension sociale et suggère, en même temps, le développement de la concurrence comme mode de vie, avec ses bénéfices et ses pertes. Cette offre particulière, en apparence, semble reliée à la densité des activités commerciales, à la consommation, à l’abondance des services et des choix offerts, à l’intensification de l’économie restrictive telle que décrite par Bataille (1985) et, pourtant, cette offre est également reliée au pouvoir créatif de la pratique des arts et à l’essentielle quotidienneté urbaine, toujours présentée à travers une énergie légitimant une telle ville, d’une façon qui pourrait être à la base de sa structure économique plutôt que d’en être le résultat.

Selon une terminologie à peu près similaire, Simmel (1971) aborde l’idée du conflit entre le bénéfice et le sacrifice, situé au coeur même de la notion de valeur marchande, comme s’il s’agissait d’une tension entre l’intérêt personnel et son compromis, qui encadre invariablement la notion utilitariste de la valeur et sa propension à marquer profondément son objet (ce qui rejoint le bien ou le fondement des croyances non questionnées dans la signification de l’acquisition de l’objet). Ce que Talcott Parsons (1937) a brillamment dépeint comme la faille de la forteresse utilitariste, « l’aléatoire des finalités », suppose que l’invariabilité de la valeur referme dans sa désuétude la question des finalités de l’action en les abordant de manière incalculable. Cependant, l’aspect incalculable (la perception de la valeur comme étant aléatoire, contingente et « subjective ») doit confirmer les limites mêmes de la valeur du marché, comme une source de conflits dans toute grande ville, comme un lieu collectif qui pénètre chaque sphère de la vie quotidienne. Comme le soulignait Bataille, l’immense productivité des villes centrales conduit ces forces interprétatives à une apogée de manière à attiser également leurs limites (avec l’idée de la valeur marchande). Cette tension entre les différentes résonances de la ville centrale fait désormais référence aux liens entre les sens sacré et profane de la centralité, soit entre, d’une part, une vue du centre positionnant la ville comme un site de l’activité économique restrictive avec son offre perpétuelle permettant d’optimiser les ambitions et, d’autre part, une vue du centre positionnant cette fois la ville comme un site d’actions conformes et conséquentes, qui éclairent l’espoir présent à chaque instant du renouvellement et de la renaissance.

Avec Fernand Braudel, la centralité de la ville implique que chacun y trouve son compte, sa niche (Blum, 2003, chapitre 7). Cela signifie que la promesse de la ville est récupérable par tout un chacun, et qu’il s’agit d’un marché d’occasions, suggérant implicitement que cette promesse est à la portée de tous, destinée à n’importe qui et donc à personne en particulier. Pour quelque raison que ce soit, la ville offre cet aperçu d’égalité, et donc la possibilité d’une perte, aussi grande soit-elle, et donc aussi la possibilité de ne pas être en mesure de réaliser l’égalité, et donc enfin la possibilité de demeurer exclu de cette promesse. La centralité de la ville fonctionne en quelque sorte comme la promesse d’un sauveur terrestre, comme si les portes du paradis étaient ouvertes à tous – mais la ville nous apprend également que tous ne seront pas appelés. Parce que cette promesse, intégrante à la centralité, nourrit les extrêmes de la reconnaissance de la valeur du soi, la ville devient inévitablement une scène de ressentiment et d’hostilité, tout comme elle se veut également porteuse d’ambitions spontanées ; le joug qu’exerce la ville en son nom et sur sa population correspond à un lieu de désir inévitablement temporel dont l’instant présent marque la différence décisive. Voilà comment on peut commencer à penser la ville matérielle. De ce point de vue, New York refaçonne les notions de centralité et de ville centrale par la modulation de son statut exemplaire, représentant la ville comme le lieu de promesse d’une renaissance (ce qui, bien évidemment, représente davantage qu’être le simple centre du marché mondial). Une analyse exhaustive de New York comme le lieu d’une telle promesse devrait ultimement montrer la différence entre les sens sacré et profane de la centralité, à l’intérieur du contexte du capitalisme comme système de désir.

L’affrontement des intérêts

L’affrontement des intérêts est souvent considéré comme un phénomène exclusif à New York. Même si New York peut être perçue comme une ville partageant cette particularité avec d’autres, ce conflit d’intérêts semble reconnaissable par la manière dont son aura envahit la vie de tous les jours, comme s’il s’agissait d’une présence visible. Par « aura », j’entends quelque chose comme le langage unique de la ville, son incapacité de s’adresser à nous précisément dans ces espaces impossibles à verbaliser. Par exemple, à l’occasion d’un discours d’un jeune politicien actuellement représentant du conseil de ville de New York, un vétéran de la politique commente : « Il agit très rapidement… Mais dans la politique de la ville de New York, il y a tellement de forces qui t’attirent. Vous avez les dirigeants de districts, vous avez le maire, vous avez les intérêts immobiliers, vous avez les intérêts bancaires… » (Colapinto, 2002, p. 94, traduction). En ce sens, on pourrait avancer que ce conflit permet une lecture de la ville comme étant constamment au bord du désordre, d’une manière qui assure sa survie et son danger, en tant que centre imaginaire de destruction.

De plus, la promesse d’une occasion inhérente à cet affrontement de même que la promesse d’une chance unique font de cet affrontement des intérêts un phénomène spécifique à New York (à la fois pour les politiciens et pour tout un chacun). Ainsi, l’engouement pour une collectivité à perpétuité est continuellement remémoré dans cette ville comme un « feu sacré » (de Coulanges, 1955), comme autant de signes honorifiques d’être au centre, d’une manière similaire à ce que Max Weber décrivait par des actions mutuellement orientées (Weber, 1947). Nous devons comprendre comment New York peut toujours exhiber un conflit d’intérêts la faisant apparaître au bord de la destruction, pendant que, d’un autre côté, ce conflit d’intérêts procure à travers cette impétuosité même un aperçu de la force vitale de l’effervescence qui semble la tenir ensemble.

Dans l’actuel débat sur la reconstruction du World Trade Center, plusieurs voix s’affrontent afin d’orienter le futur projet de développement. Le débat devient implicitement une lutte à propos du sens donné à l’interprétation du site, une lutte qui permet l’expression de configurations discursives orientées autour d’un certain nombre de questionnements : Qu’est-ce qui est mieux pour la ville ? Qui est autorisé à parler au nom de la ville ? Quel genre de ville est celle qui a subi cet événement ? Comment la civilité peut-elle intégrer l’événement ? Quels sont le genre et la nature d’un événement qui appartiendraient à cette ville ? L’étendue du débat, comme ressource essentielle pour le négocier et tenter de le résoudre, peut être perçue à travers les références tacites à ce que Platon appelait les formes, ou les différents genres de qualités et de choses, distinctions dont le besoin continuel de résolution caractérisent la ville comme un lieu de collisions éthiques. En ce sens, ces mêmes différences, et les fascinants questionnements qu’elles soulèvent, apparaissent comme un lieu collectif central, comme une forme sociale élémentaire au sens durkheimien, socialisant la vie collective en présentant l’ambiguïté des problèmes fondamentaux, intraitables pour l’interprétation et l’action. Ces questions, et la portée des assomptions et implications qu’elles génèrent, nous permettent d’envisager le débat comme une surface discursive de « résolution de problèmes », nous révélant intimement cette ville telle qu’elle est, afin que nous puissions colliger nos efforts à comprendre la signification de son nom. Le critique d’architecture Paul Goldberger décrit cet échange :

Lorsque Larry Silverstein, le promoteur qui louait le World Trade Center des autorités portuaires, disait que la meilleure chose à faire à la suite du 11 septembre serait de reconstruire les deux tours jumelles en quatre immeubles de 50 étages, personne ne l’a pris au sérieux. Son idée n’avait ni la dignité que les circonstances demandaient, ni l’audace pour inspirer quelque chose de nouveau et d’éclairé. L’idée de Silverstein semblait désespérément banale.

traduction

Goldberger, 2002, p. 29

Il est important de comprendre comment cette idée en est venue à être considérée comme indigne et peu inspirée, alors que l’entrepreneur manifestait seulement le désir de remplacer ce qui était à cet endroit précis. Notons d’abord que la temporalité est introduite au débat sous la forme du passé, comme « circonstances » du site (selon la nature du quartier, de l’édifice, de l’événement), et sous la forme du futur, à quoi l’occasion d’un témoignage nouveau et inspirant fait référence. Le temps en rapport aux circonstances et aux nouvelles manières inspirantes de penser implique qu’un témoignage édifiant en est un qui respecte le passé, alors qu’un témoignage inspirant en est un qui peut imaginer le futur. Le critique Goldberger découvrira toutefois que les plans d’architecture en lice imitent l’idée originale mais banale de Silverstein, et apparaissent aussi indignes et peu inspirés :

D’abord, ils ont tous eu l’idée de construire un amas de gratte-ciel de grosseur moyenne qui, tout comme l’exigeaient les autorités portuaires, remplacerait tous les locaux pour bureaux qui ont été détruits – un million de pieds carrés, autant qu’il y en a au total au centre-ville de St-Louis. De plus, les six plans demandent de construire plus d’un demi-million de pieds carrés d’espaces commerciaux, ce qui revient à laisser tomber un important centre commercial de banlieue dans Lower Manhattan.

traduction

Goldberger, 2002, p. 29

À première vue, cela semble simplement réitérer un débat sur l’utilisation de terrains de grande valeur, demandant qu’on y évalue les priorités – à savoir comment un monument devrait-il s’intégrer au projet de développement immobilier, et comment des gens ayant différents intérêts se jettent-ils dans la mêlée comme une coalition d’acteurs en quête de pouvoir. Si nous envisageons un tel débat en prenant l’issue la plus facile, comme celle de l’échange d’opinions ou de justifications idéologiques ultimement réglées par décret ou en vertu des intérêts du plus fort, nous perdons l’occasion de révéler l’« excès imaginatif » de la vie collective que cette ville particulière représente.

On peut apprécier le fait que cette manière de se concentrer sur la valeur de remplacement s’effectue par le biais de la transformation des voix concurrentes, qu’elle représente ainsi une manière délibérée de rectifier les affrontements opiniâtres contradictoires qui apparaissent immédiatement comme un torrent de blâmes visant à identifier les victimes et les auteurs de l’attentat, cherchant à effectuer une partie du deuil, en conspirant une vengeance. Il s’agit donc d’un effort pour surpasser l’opposition entre la représentation de l’événement comme prétexte pour blâmer le matérialisme de notre situation globale et comme prétexte délibéré visant à nous libérer de cette dualité, par le biais de l’acceptation de notre culpabilité universelle et du ressentiment qu’elle produit, comme si les catégories de culpabilité et d’innocence étaient réversibles face aux lois du capitalisme mondial. La manière traditionnnelle d’interpréter les événements demeure insatisfaisante, engendrant un dualisme irréfléchi et l’exploitation de l’indécision, surpassant les catégories de victimes et de terroristes responsables, comme si la notion de la complicité universelle pouvait nous libérer de ce dilemme. Et pourtant, nous savons que la feinte d’une culpabilité universelle est souvent une tactique employée par les tyrans pour se disculper eux-mêmes et pour proclamer la corruption universelle de l’espèce humaine – tel que le prétendait Charles Manson, organisateur notoire de massacres –, pour le statut « symboliquement » égal de leurs actions meurtrières, face à ce que tous font, ou feraient, si l’occasion leur était offerte…

Le commerce comprend que de telles relations aux événements demeurent irréfléchies, cherchant à perpétuer ou bien des cycles de violence sacrificielle en l’absence de médiation, ou bien la résignation de l’indétermination symbolique des conséquences de toute action. Le commerce cherche à résoudre ce problème par des actions fermes. Dans l’esprit d’Adam Smith, l’expression « revenir à la normale » nécessite une pacification que seul le commerce peut fournir.

Remplacer

Initialement, nous concevons le remplacement par la construction de nouveaux locaux pour bureaux visant à compenser ceux détruits. Cela apparaît comme une substitution directe de choses de valeur équivalente. Cependant, ce qui apparaît indigne au critique d’architecture, c’est l’aspiration d’y ajouter encore plus de locaux pour bureaux que ceux perdus, de manière à profiter de cette perte. Ce qui semble indigne, c’est le désir de transformer une perte en occasion profitable, puisqu’on ne doit pas simplement restaurer les locaux pour bureaux tels qu’ils étaient mais en augmenter aussi le nombre. En cherchant à tirer profit de la situation, la perte se voit alors appréhendée de manière quantitative, parce que la perte est interprétée en termes de modèle de valeur d’échange, ou de ce que les assureurs appellent une valeur de remplacement. Conséquemment, la valeur des objets perdus est évaluée en fonction des coûts de remplacement ou de reconstruction aujourd’hui. La question posée ici est de savoir comment et selon quels critères l’objet perdu possède une valeur irremplaçable incalculable, question qui nécessite une réflexion au sein de la communauté sur le statut de l’artefact perdu.

Le problème de la valeur de remplacement ne fonctionne uniquement que si le nouvel objet et l’ancien sont égaux et comparables. La valeur de remplacement présuppose que l’objet perdu est identique à ce qui le remplace, alors que l’évidence suggère plutôt que ce qui a été perdu était différent à l’époque parce qu’il différenciait la ville de toutes les autres, et donc qu’il était spécifique et spécial à cette ville d’une manière non considérée actuellement. Ainsi, en termes concrets, ce qui a été perdu constituait une différence, non seulement entre présent et passé (parce que l’objet perdu avait une valeur alors qu’il n’aura plus maintenant), mais entre la différence que faisait New York alors et la différence qu’elle fera dorénavant, c’est-à-dire une différence entre ces différences. Cette idée amène le critique à dire :

Cela pourrait être acceptable si Lower Mahantan était le Tyson’s Comers, le Houston Galleria ou l’une des pseudo-villes qui a marqué le paysage américain. Mais ce n’était pas comme ces endroits avant le 11 septembre, et ce l’est encore moins maintenant.

traduction

Goldberger, 2002, p. 29

La chose qui a été perdue était incomparable à l’époque, elle était unique à cette ville de par son caractère d’innovation et son influence, et elle devrait encore demeurer unique à cette ville maintenant. Les projets architecturaux proposent cependant de remplacer ce qui était unique par quelque chose qu’aucune autre ville ne possède actuellement. La question soulevée cherche donc à savoir si l’unicité d’une ville peut être remplacée par ce que tout un chacun possède. Si le World Trade Center était unique à New York à l’époque, il ne peut être remplacé que par quelque chose d’identique à lui-même, pas nécessairement identique physiquement, mais plutôt identique en étant unique à cette ville. Le remplacement ne peut être réussi sans que la perte de quelque chose d’unique soit remplacée par autre chose de valeur unique et égale. En l’absence d’une substitution juste, le remplacement s’apparente à un vol qui prive la ville d’un trésor (quelque chose d’unique, de valeur incomparable), de la même manière que le colonialisme tendait à s’approprier les trésors et l’art des sociétés conquises. Le remplacement devrait être un acte de restauration qui rééquilibre de manière juste, plutôt que de s’accomplir dans l’acte de vol indigne.

La restauration

De surcroît, l’acte de restaurer ne doit pas simplement rééquilibrer les choses de valeurs égales comme le ferait une transaction, mais doit respecter les besoins inhérents de l’expérience locale en traduisant le sentiment d’être volé de quelque chose d’unique, en intégrant le traumatisme de la perte et l’acte de séparation. Cela signifie que le remplacement doit non seulement résoudre l’impossibilité de comparer deux artefacts de moments distincts, mais doit également proposer une solution qui incorpore et représente l’expérience de la perte. Cela revient à dire que la valeur unique de l’ancien, lui-même transformé par l’expérience de la perte, doit en faire quelque chose d’inévitablement différent, sur un site imprégné de la mémoire de la perte de l’objet, soit un site de commémoration. À cet effet, Goldberger ajoute ce qui suit :

La question n’est pas de savoir s’il devrait y avoir un développement commercial sur le site. Les terroristes voulaient détruire le commerce de la ville. Il est vrai et nécessaire que la vie commerciale doit refleurir au même titre que l’acte de restauration. Mais le point de départ de tout design devrait se faire à partir de ce qui est bon pour la ville, et non pas ce qui s’avère être un bon calcul du promoteur immobilier et du propriétaire.

traduction

Goldberger, 2002, p. 29

La valeur unique de remplacement doit aboutir à la frontière ambiguë entre ce que Simmel appelait le caractère fonctionnel et esthétique de l’artefact (Simmel, 1971), et le site ne doit pas seulement faire son vieux commerce d’une nouvelle manière, mais ce commerce doit intégrer l’acte commémoratif de la perte en tant que partie essentielle du projet – il devrait même en être le symbole. Ce débat à deux tranchants sur le discours commercial et le discours politique suggère que ces intérêts et ceux de la ville ne coïncident pas naturellement. Par exemple, lorsque le discours commercial pense en termes de valeur de remplacement, il n’intègre pas la voie édifiante d’une réflexion sur le sens de la perte de l’expérience collective. À cet effet, le critique soulève la question importante de savoir si ce qui est bon pour la ville doit être commémoratif de la perte de quelque chose d’unique en son genre. Dans la même veine, il est maintenant possible de penser ce qui est bon pour la ville, soit, selon les termes de Goldberger, « l’audace d’inspirer quelque chose d’intelligent et de nouveau ». De manière similaire, un geste édifiant résisterait à la contrainte de la valeur de remplacement, afin de mettre en oeuvre un site qui commémore l’expérience de la perte et son traumatisme. Le commerce qui cherche à « revenir à la normale » doit d’abord affronter le jugement esthétique, celui-ci affirmant qu’un tel remplacement manque de beauté (de dignité, d’inspiration) parce qu’il est régulé par le désir de s’accommoder de l’événement, de resituer l’événement au bon endroit, comme s’il faisait partie intégrante du système de désir et, par conséquent, du marché de New York, en recréant l’événement en termes de valeur marchande (par exemple comme propriété).

L’art édifiant

On dit fréquemment que le travail digne et inspirant de l’art, sous la forme de projets architecturaux et de leurs réalisations, peut surpasser l’obsession fonctionnelle pour la valeur de remplacement qui caractérise toute initiative commerciale. Toutefois, comme le dit Goldberger, plusieurs opinions coexistent sur les meilleures planifications à adopter, car les gens sont possessifs à l’égard du site. Pour la communauté architecturale, il semble évident que son savoir-faire est en mesure de « penser » de manière grandiose et inspirée le futur site et son utilisation, respectant dignement les circonstances de son histoire. Dans le même ordre d’idées, Goldberger dit :

Il n’est pas clair si la protection de l’empreinte est politiquement ou moralement nécessaire… Mais il est clair que construire sur une empreinte permet une meilleure pièce de design urbain. Une telle structure pourrait guérir le dommage causé au paysage urbain d’une manière plus poétique que le serait une demi-douzaine d’édifices à bureaux.

traduction

Goldberger, 2002, p. 29

Si l’architecture cherche à commémorer le site par l’intermédiaire de son design imaginatif, nous devons toutefois nous demander comment elle propose de remplacer ce qui a été perdu tout en préservant l’expérience de la perte et son traumatisme. Dans la même veine, on propose de remplacer les édifices disparus par des constructions de magnitude égale ou même supérieure, voire par une reconstruction spectaculaire pouvant riposter aux pertes encourues par une magnitude encore plus grande. L’idée audacieuse est guidée par une rhétorique de la vengeance qui cherche à remplacer quelque chose d’envergure par autre chose d’encore plus grand, comme si la construction et la reconstruction s’affrontaient, comme des mouvements de forces d’une campagne militaire et de représailles. Ainsi que le notait un commentateur :

Il est temps de libérer le… monde architectural et les génies de la planification urbaine afin qu’ils réalisent un design qui jaillit véritablement… les designers devraient être mandatés et laisser libre cours à leur imagination et à leur ingéniosité dans un rugissement suffisamment puissant et proportionnel au site, afin de refléter l’esprit de cette nation et de commémorer ce qui était jadis ici. Un design qui dirait aux Ousama ben Laden de ce monde qu’ils ne peuvent mettre à terre les États-Unis.

traduction

Berger, 2002, p. A21

Curieusement, l’architecture en viendrait à suggérer que ce qui est mieux pour la ville serait un remplacement qui imite la magnitude de la destruction par une riposte équivalente, tel un rugissement à pleine gorge qui jaillirait et retentirait, telle une mimique de la destruction avec ses avions et ses bombes. Les architectes proposent donc de restructurer le remplacement sous la forme adverse par une réponse contestataire qui suppose que l’on doit reconstruire ad infinitum ce qui a été détruit. Par conséquent, si la reconstruction du site présente un design de qualité et qu’elle ouvre la voie à l’expression de l’art et de l’architecture, alors cette occasion pourrait constituer une valeur de remplacement autre, aussi fonctionnelle que celle proposée par le développement immobilier.

Comme le dit Goldberger, un design de qualité est préférable pour la ville parce qu’il cicatrise le portrait architectural endommagé, d’une manière qui relie l’art à ce que Socrate appelait « la touche de guérison ». Ainsi, comme l’ajoutait Socrate, au lieu de hurler et de se maintenir dans le deuil lorsque frappe le malheur, nous devrions exercer notre dû et appliquer une touche de guérison. Selon Simmel, nous pourrions dire que l’atteinte de la valeur objective représentée dans un travail artistique, sous la forme d’un édifice grandiose, n’est significative que lorsqu’il participe à la vie spirituelle des gens (par sa valeur subjective). Si le geste architectural s’avère être une idée audacieuse axée sur le mieux-être de la ville plutôt que sur des intérêts spécifiques, il doit alors surpasser le fonctionnalisme de l’échange entre le commerce et l’art. De ce point de vue, saisir l’occasion devrait en quelque sorte résister à la règle de la valeur de remplacement orientée par la vision de magnitude inhérente à son propre geste qui fait partie d’un échange de représailles, en visant à appliquer la « touche de guérison » qu’offre un design de qualité. De cette manière, il est possible d’expérimenter la perte comme quelque chose d’autre que des sentiments de terreur, de rage et de vengeance à satisfaire. Dépasser ces tentations pourrait très bien équivaloir à une touche de guérison de la part de l’architecture. Jusqu’à présent, le débat soulève la question de savoir comment l’art peut calmer la puissance par l’action d’une construction réflexive, une réflexion basée en partie sur la considération de la signification d’un événement collectif.

Le site en tant qu’image

Les débats récents en architecture sur le statut du site semblent satisfaits de la conception de l’image qui relie l’art au produit. En parlant des projets esquissés par de célèbres designers et architectes, le critique d’architecture du New York Times note : « Les images stimulent le désir… les images sont le portail de la conscience. Le projet conçoit la ville comme un centre pédagogique : le moyen d’apprentissage suprême d’une civilisation » (Muschamp, 2002, p. 49, traduction). Le site sera une image cherchant à appliquer sa « touche de guérison » en entrant dans la vie spirituelle d’un peuple. Afin de qualifier l’initiative architecturale de « pédagogique », comme le suggérait Platon à propos de tous les arts, il faut envisager son influence par sa capacité à inspirer à l’événement des relations autoréflexives, relatives au cadre spatio-temporel de la vie collective.

L’architecture ne propose donc pas seulement de surpasser le fonctionnalisme indigne et sans inspiration du commerce, mais doit ouvrir le discours de l’architecture lui-même aux questions de valeurs, en relation à la beauté, au design de qualité et à sa pratique, afin de surpasser non pas le commerce mais le fonctionnalisme qui fabriquerait supposément de la mauvaise architecture. Une bonne architecture établit des liens entre le produit (son image) et des objectifs pédagogiques, curatifs et autoréflexifs, tel :

… un monde de possibilités sous-jacentes aux notions consuméristes défraîchies d’une programmation culturelle qui a été supposément proposée pour Ground Zero : une maison d’opéra par exemple ou la section centrale d’un musée d’art. Le produit envisagé… est une reconstitution culturelle identitaire pour le New York du xxie siècle : une mythologie révisée de notre place dans l’ère de la globalisation… présentée comme une commémoration vivante de ceux qui sont morts dans les attentats de l’an dernier.

traduction

Muschamp, 2002, p. 55

Le site est conçu comme l’accomplissement d’une valeur objective au sens simmelien, qui vise à présenter une « nouvelle identité culturelle », suggérant qu’il représente une image de lui-même pour la collectivité, une image faisant miroiter ce que pourrait être présentement une communauté dans le monde contemporain. Cette image va autoriser la ville à se réfléchir elle-même dans le miroir d’une ville globale. Ce qui est « nouveau et inspirant », c’est cette idée audacieuse repensant la ville, en remplaçant l’image qu’elle avait jadis par une image actuelle, son image de la ville globale par excellence. Toutefois, il y a une continuité dans le processus de remplacement ; afin que la ville soit alors reflétée à elle-même en tant que centre du monde, cela doit être maintenu dans « l’ère de la globalisation », parce que la ville vise à se perpétuer elle-même maintenant en cette image de centre du monde. La ville devrait se voir elle-même reflétée par l’image de sa centralité, comme elle était avant et comment elle entend le demeurer :

En incorporant des idées de design audacieuses de partout à travers le globe, ce plan ne revitaliserait pas seulement Lower Mahantan, il réaffirmerait également l’identité cosmopolite de New York.

traduction

Muschamp, 2002, p. 48

Si l’audace de l’architecture, en réponse aux initiatives des intérêts commerciaux peu imaginatives et peu inspirantes, autorise la fabrication de telles images, la capacité de faire une telle image ne témoigne de rien d’autre qu’une force de se faire soi-même. Comme le disait Simmel à propos de la fabrication d’images puissantes, montrer que cela a été fait n’indique pas nécessairement la façon dont cela entre dans la vie spirituelle de la collectivité ; cela ne confirme pas en soi sa valeur subjective.

Cela revient à dire que sur ce front, la production de l’image ne témoigne de rien d’autre que de la productivité elle-même (Blum, 2003, chapitres 1, 2, 4, 7). Selon cette interprétation, si l’image est le médium de la compréhension de soi, si elle procure à la collectivité un reflet d’elle-même, alors cette image doit résister au fait d’être un objet de fascination (ce que Debord appelait un spectacle), par son fonctionnement qui fait contraste, qui est apte à provoquer ou à séduire par autoréflexion. Les questions soulevées cherchent à savoir comment ce nouveau geste audacieux résiste à son propre désir puissant d’être un objet de fascination et à sa raison d’être, et à savoir comment sa pédagogie peut appliquer une touche de guérison en orientant le collectif vers l’autoréflexion, vers une compréhension de soi-même d’une manière qui résonne davantage. Conséquemment, l’architecture doit résister à sa propre tentation d’exagérer, en vertu de sa simple capacité sans retenue et prodigieuse à le faire, à produire des images audacieuses. Cette conception nous permet de paraphraser Baudrillard en concevant le nouveau site architectural comme une occasion de séduction, plutôt que comme une scène de fascination à quoi l’objet de désir est incorporé dans la vision architecturale de son spectacle « audacieux ». La description que fait Baudrillard du sujet de la fascination, contre lequel une forte initiative architecturale devrait fonctionner, semble encore appropriée ici :

… il est immanent aux signes qu’il ordonne. Plus de transcendance, plus de finalité, plus d’objectif : ce qui caractérise cette société, c’est l’absence de « réflexion », de perspective sur elle-même.

Baudrillard, 1998, p. 309

Cela nous suggère que le projet visant à séduire cette société, au sens de sa perte, nécessite une intervention architecturale difficile, puisqu’elle ne doit pas simplement devenir « consciente » d’elle-même, mais doit se conscientiser sur comment ce qui a été perdu faisait partie de ce qui était, et comment ce qu’elle est, ou ce qu’elle pourrait être, doit inclure ce qui était et ce qui a été perdu. Conséquemment, le nouveau site est d’abord et d’autant plus un symbole.

… il n’y a plus qu’immanence à l’ordre des signes. De même qu’il n’y a pas d’écartèlement ontologique, mais rapport logique entre le signifiant et le signifié, il n’y a plus écartèlement ontologique entre l’être et son double (son ombre, son âme, son idéal)… Il n’y a plus de miroir ou de glace dans l’ordre moderne, où l’homme soit affronté à son image pour le meilleur et pour le pire, il n’y a que la vitrine – lieu géométrique de la consommation, où l’individu ne se réfléchit plus lui-même, mais s’absorbe dans l’ordre des signifiants.

Baudrillard, 1998, p. 309

Cette tentation fonctionne pour New York en tant que sujet, et pour l’architecte qui prétendrait représenter la ville envers et pour elle. Cela revient à dire que l’absorption, selon les termes de signification-fascination, est le risque réciproque auquel doivent faire face l’architecte et la ville. Lorsque la collectivité est appelée à voir son image dans le miroir du site ou de l’édifice, sans voir comment son image a été produite par le collectif même, alors l’image n’est pas vue pour ce qu’elle est, comme une ombre, un double ou une réflexion du collectif, et masque comment elle a été produite à partir du collectif lui-même, pour le meilleur et pour le pire. La nouvelle et audacieuse initiative architecturale menace d’absorber la ville dans l’expérience de sa perte sans entamer une réflexion sur comment cette perte a été produite par le collectif comme faisant partie intégrante de sa centralité, de son immense productivité. Un tel sujet a été décrit par la société du « spectacle ».

Commémoration

La question en jeu ici concerne la manière dont la commémoration de la perte doit être inscrite comme un événement architectural qui modère les extrêmes, allant de la contrainte des circonstances fonctionnelles à l’audace inspirante de la création fascinante. Chacune des solutions proposées risque de convertir la perte et son expérience en une autre occasion visant à profiter de la productivité collective. En ce sens, le débat s’étend à la loi de la valeur marchande, qui pourrait rendre problématique toute manière de traiter l’événement comme une autre occasion. D’une certaine façon, le discours reconnaît que l’imposition de la commémoration sur une collectivité cherche à introduire un rite cérémonial pouvant être appréhendé de la même manière que le sont les arts, comme un luxe plutôt qu’une nécessité, ou comme le disait Bataille, comme une partie générale plutôt qu’une économie restrictive des actions. Vue sous cet angle, la commémoration doit se justifier elle-même comme une nécessité collective, parce qu’elle apparaît a priori comme un rite typiquement gratuit et inefficace.

Il s’ensuit qu’un tel geste dépend implicitement d’une réflexion qui résout, à son insatisfaction, l’ambiguïté de la signification de l’événement, en considération de la nature de l’événement passé. Un tel discours fait partie d’une réflexion sur l’existence du site dans son contexte temporel, et sur la manière dont le présent site projeté est relié à la fois au passé et au futur, à l’événement qu’il tente de relater, et à l’engagement qu’il espère stimuler. En ce sens, le besoin de déterminer un espace juste et véritable repose sur la manière de penser du collectif à propos de ce qui s’est produit là, et donc de ce qu’était cet espace. Cette réflexion requiert d’imaginer la situation sociale de l’événement et, plus exactement, différentes façons de comprendre l’attentat ; par conséquent, cette réflexion requiert différentes façons de comprendre la cible d’un tel attentat parce que la signification de la cible faisait partie du phénomène social de l’événement.

Le défi en question est de réfléchir sur la ville en tant qu’objet de violence, et de fait, de réfléchir sur le statut de la ville en tant qu’objet, comme il était et comme il est présentement. En un sens à déterminer, la violence exercée sur New York peut être une expression de la compréhension que la ville a d’elle-même, comme ville de moyens, endroit d’un devenir, comme une occasion d’autodétermination pour tout le monde en général et personne en particulier. Conséquemment, la violence serait « intérieure » à cette promesse de la ville visant à libérer tout un chacun de son passé, de manière à pouvoir se réaliser dans le futur. La promesse profonde de la ville n’est pas de réaliser le désir, mais de rendre visible la question du désir et de ses limites, le besoin d’enclencher l’effervescence (et donc la vie) comme quelque chose d’autre que la recherche et l’acquisition de l’identité. La ville comme objet de désir inspire parallèlement amour et haine et doit évaluer la signification de l’événement comme faisant partie d’une réflexion sur sa propre structure imaginative. Ce qui commence à apparaître, c’est la possibilité que l’attentat appartienne à la ville comme partie intégrante de sa signification, et qu’attaquer la ville d’une telle manière ait pu faire partie de l’existence de cette ville dans sa temporalité comme objet de désir. Voilà pourquoi une considération à l’égard de notre manière d’agir face à l’événement, que ce soit faire le deuil des victimes, condamner les responsables ou célébrer le collectif, semble indispensable en ce moment. Si ce qui est perdu dans l’événement, c’est la différence que fait New York pour la civilisation, alors que cette différence est sa promesse d’un devenir, la perte expérimentée est celle du désir lui-même – perdre le centre s’apparente à la perte des possibilités de faire une différence. Dès lors, comment peut-on faire l’expérience de la perte du désir, expérience moins liée à la perte elle-même qu’à l’obligation de repenser les fondements de notre attachement au désir ?

Massacre

En évoquant les raisons utilisées pour conceptualiser l’événement en tant que massacre plutôt que comme une attaque militaire ou comme faisant partie d’une guerre, la journaliste torontoise Rosie DiManno affirme que les morts étaient des victimes qui se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment et ne méritent donc pas une commémoration pour leur héroïsme, puisqu’ils ont vécu et subi l’attentat à partir de leur intérêt personnel habituel plutôt qu’à partir d’un engagement spécifique lié à leur ville ou à leur nation, comme le font par exemple les soldats en temps de guerre (DiManno, 2002). Cela signifie que le site fut une véritable tuerie, un massacre, et non un champ de bataille, et que l’espace ne peut pas se qualifier selon la grammaire d’une « terre sainte » ; cela signifie que les victimes, même si elles faisaient bien leur travail, ne se qualifient pas en tant que héros, mais méritent plutôt d’être pleurées comme des victimes malheureuses d’une violence inimaginable et inexplicable. La journaliste affirme que cette distinction est nécessaire afin de déterminer le sens de l’événement comme massacre, puisque cela nous aide à problématiser la question de savoir si l’on doit commémorer l’événement et comment on commémore un massacre comparativement à une bataille. C’est peut-être que les batailles devraient être commémorées par l’étalage spectaculaire de monuments, tandis que les massacres devraient être plus adéquatement rappelés par des mausolées, des souvenirs et des anniversaires. Donc, malgré l’envergure du massacre, sa commémoration s’en tiendrait à ce qu’il doive être commémoré en miniature. Toute décision à cet égard dépend des interprétations de l’événement et des manières dont on suppose qu’il a été subi.

Dans cette optique, la magnitude de l’événement (son atrocité et son horreur) est séparée du sort des victimes d’une manière qui nous permettrait de s’en souvenir comme d’un désastre, plutôt que comme une occasion de pleurer l’héroïsme des victimes. La journaliste propose que nous nous souvenions de l’événement comme de la démonstration « des actes de bonté infinie, petits ou grands, à New York ou ailleurs… [Dans la] compassion et la charité des voisins des Américains… [où l’on trouve] un esprit volontariste abondant » (DiManno, 2002, p. 2, traduction). Notons ici que l’intention pourrait être renforcée par le déplacement de l’attention portée aux victimes et aux auteurs de l’attentat vers le collectif, et cela même s’il y a risque de traiter cet événement comme un congé tel que Noël. En ce sens, par exemple, on pourrait penser à commémorer ce qui a été gagné plutôt que ce qui a été perdu ; ce qui est gagné, curieusement, c’est l’esprit qui commence à apparaître dans la ville, inhérent à la situation sociale du massacre. « L’immense esprit de bonne volonté et d’altruisme qui a transcendé le choc, la rage et la terreur il y a un an » (DiManno, 2002, p. 2, traduction). La proposition de commémorer un massacre en ne pleurant pas ce qui a été perdu, ou en ne reconstruisant pas de manière aussi grandiose à partir d’un esprit de vengeance, recommande qu’on se concentre sur la transformation de ce qui a été perdu, c’est-à-dire dans les termes de ce qui a été appréhendé plus haut en tant que touche de guérison. Conséquemment, la commémoration célèbre la transformation de la rage et de la terreur, et donc la transcendance de la vie collective. Le contexte du massacre invite le collectif à se souvenir, non pas des victimes ou des auteurs, mais de l’auto-transcendance du collectif, de sa démonstration communale comme s’il résistait à l’idée de « maintenir le deuil », ou à l’idée d’engager des représailles, qu’elles soient sous la forme d’une vengeance ou d’un agrandissement de soi. Le rite propose d’altérer la relation du collectif à lui-même, en réajustant le miroir qui lui renvoie un moment critique de transcendance, montrant que, même à cette occasion précise, la communauté peut le faire dans la pratique.

Ici, dans la représentation de l’événement comme une occasion de réaffirmer la règle d’or, de petits actes exceptionnels de gentillesse et de compassion redéfinissent la ville comme un site d’espoirs chimériques. Si l’exception définit la règle, il est toutefois juste de dire que New York ne se montre à travers une lentille distordue que lorsqu’elle est représentée d’une telle manière. Il serait plus juste de dire que ce qui unit New York en tant que relation socialement et mutuellement orientée, c’est son affrontement d’intérêts et la palpabilité vitale et volatile de ce dernier, plutôt que des occasions exceptionnelles de piété. Il serait également plus juste de suggérer que la dimension communale unique et spécifique à New York apparaît par ses manières de souffrir et d’affirmer son affrontement d’intérêts, plutôt que par ses actes de compassion incalculables que produisent de tels événements dans toute grande ville, comme gestes de bonté momentanée, qui constituent une réponse à l’horreur et à l’atrocité. Comme l’observe la journaliste, la corruption de ceux qui exploitent à profit les événements d’atrocité fait partie du conflit d’intérêts autant que la « compassion », car les actes « illimités » de piété, comme cette exploitation profitable de l’atrocité, sont une marque indélébile de New York.

Le conflit d’intérêts et les possibilités de compassion qui lui sont inhérentes font néanmoins partie du fantasme de la ville de New York, qui continue à soutenir sa centralité à travers une métaphysique de la compétition justifiant l’existence de la ville en tant que centre d’excellence. Fondamentalement, il s’agit des conditions de la compétition, des fins et des moyens, et d’un terrain de jeu égalitaire qui anime l’image de la centralité comme un problème et une destinée pour tout un chacun. Le conflit d’intérêts contribue ainsi à déterminer la différence entre quelqu’un et personne, et donc, détermine le sort irrévocable des chances de la vie « disjonctives », plutôt qu’une destinée « conjonctive » des différentes vies, des différentes parties de chacun et de l’unicité de ces différentes parties. Cela revient à dire qu’une partie de la structure imaginative de New York est son fantasme voulant qu’un conflit d’intérêts assoie sa prétention à la centralité parce que sa revendication de compétitivité est ce qui garantit son excellence.

Effervescence sociale

Le débat autour de Ground Zero est plus complexe que la manière dont il est généralement présenté, parce que l’affrontement d’intérêts commémoré par le débat est comme une leçon que cette ville tente de s’enseigner. La représentation de cette discordance renvoie à la ville son effervescence sociale, comme s’il s’agissait d’une descente rectiligne et continue vers la poursuite de l’action d’une collectivité centrée sur elle-même, comme si le fait que New York se retrouve perpétuellement au bord de la destruction constituait le moteur de sa mutation historique. Nous avons ciblé ici plusieurs voix aux intérêts variés participant à cette relation sociale mutuelle. De manière immédiate, le centre mouvant du discours est représenté par un échange régulé en fonction d’un dualisme entre, d’une part, les torrents de blâmes produisant à la fois amis et ennemis, victimes et criminels, puis, d’autre part, un renvoi opposé et harmonieux aux responsabilités inhérentes au matérialisme ainsi qu’à une culpabilité universelle destinée à créer des catégories éternellement réversibles pour tous ces corps dociles, pour tous les sujets du capitalisme global faisant lui aussi des victimes et des criminels. Nous avons identifié la voix d’un retour à la normale par l’usage de la valeur de remplacement, la voix de la pensée grandiose par l’usage de l’architecture et du spectacle, et la voix de la règle d’or par l’appel à la compassion et aux actes de bonté. Toutes ces voix sont régulées par une force agitée du besoin d’agir dans le présent, comme l’instant de promesse, à l’élaboration créative, et dans une réciprocité combinée pour le risque d’une émancipation de soi-même. En ce sens, les multiples voix sont unies sous le couvert d’un opportunisme du moment présent et demeurent mutuellement orientées vers un potentiel névralgique de ce que Joseph Schumpeter a déjà appelé la destruction créative. Néanmoins, l’affrontement d’intérêts à New York est exagéré de manière dramatique, de sorte qu’il ré-institue constamment son effervescence particulière et spécifique en tranchant la ligne mince séparant la survie et la destruction, comme si ce seul phénomène confirmait notre pouvoir de nous élever au-dessus des conditions qui semblent réguler le moment présent, en évoquant le rêve d’un centre qu’un art de vivre peut racheter à tout moment, comme rédemption de la vie elle-même.

Si l’effervescence sociale immanente au cas particulier de New York est médiatisée par l’excitation de la compétition, cette excitation fait partie de la promesse de liberté de manière à la fois superficielle et profonde. Cette tension participe à la promesse d’un devenir dans la mesure où ce qui est superficiel peut inévitablement apparaître plus complexe, alors que la complexité peut inévitablement apparaître plus superficielle. En effet, cette tension entre la superficialité et la profondeur des choses marque l’histoire de la philosophie, de manière plus frappante à la période des Lumières et de ses nombreuses résolutions irrésolues. Ainsi, le conflit d’intérêts ne justifie pas seulement la valeur marchande et son système de sélection sociale (comme la critique de l’idéologie pourrait le présenter), mais il expose également les limites de la valeur marchande en autorisant son sujet type à y effectuer une rencontre discursive avec ses propres limites. Notons à ce sujet le commentaire de Max Weber sur la concurrence :

Tous les types de luttes et de modes de concurrence qui prennent place à grande échelle conduiront, en bout de ligne, malgré l’importance décisive des facteurs accidentels ou de chances de plusieurs cas individuels, à une sélection de ceux qui ont un degré supérieur à la moyenne, possédant les qualités personnelles nécessaires au succès. Les qualités qui sont importantes dépendent des conditions à partir desquelles le conflit de concurrence prend place.

traduction

Weber, 1947, p. 133

Les critères permettant la concurrence ne créent pas uniquement des vainqueurs et des perdants, comme le disait Jacques Rancière (1995) en regard de la distribution du bien et du mal, mais réalisent d’autres « conditions » à partir desquelles le bien et le mal peuvent être reconnus, par convention, tels qu’ils sont. Le conflit d’intérêts ne crée pas seulement des disparités (et la reconnaissance que le désir est limité par des conditions sociales), mais également la capacité de traverser le fantasme qui maintient l’indéniable « naturalité » des critères. Cela dit, les personnes qui échouent ou réussissent l’examen visant à devenir quelqu’un (selon ces critères) sont en position d’éprouver les limites de la distinction entre « n’être personne » et « être quelqu’un » comme jouissance du social et de son effervescence ; ces personnes sont en position de traverser le fantasme de la valeur marchande – elles sont ainsi en position de voir à travers les critères, en reconnaissant que peu importe ce qui est obtenu, ces critères demeurent vides de leur réalisation et non dans leur désir. De telles possibilités se matérialisent à la fois par le scepticisme et l’altruisme de la ville centrale.

Inoculation, pédagogie

Comme je l’ai suggéré, selon l’art architectural, la ville de New York se définit en commémorant son moment historique spécifique par l’intermédiaire d’un geste pédagogique visant à s’exhiber, tel le centre de la globalisation, comme point culminant cosmopolite de notre époque. Conséquemment, le curriculum de New York orientera la maîtrise de ce moment historique vécu globalement. J’ai voulu réfléchir ici la tension entre cette aspiration et la pédagogie d’une « touche de guérison », comme mouvement alternatif ne cherchant pas à maîtriser le moment global, mais bien en cherchant à montrer les exemples des manières concertées et les moyens déployés pour affronter ce moment, avec ses ruptures, ses discordances et ses contradictions, libérées dans leurs détails par la forme des diverses répliques liées à sa productivité d’événement. Ces répliques incluent invariablement la violence engendrée par le statut central de la ville, et donc par son statut comme objet sacrificiel ou cible pour l’hostilité dirigée envers cette différence qu’elle cherche à établir. Si la ville est le site de la concentration et de la dissémination des influences du capital et de ses forces productives, elle est en même temps un lieu d’imagination du pouvoir mondial. Ainsi, la ville est la place qui doit commémorer et gérer la violence inattendue et inimaginable engendrée par sa propre productivité, une violence dirigée vers les catégories qui exemplifient ce développement. Une partie de la pédagogie de la ville réside dans ses besoins de négocier les maux générés par de telles agressions, déplacées et perpétuées dans l’action de la violence symbolique. Ce que nous apprend alors la ville, c’est qu’elle a le pouvoir de subir les conséquences de ses propres actions fortes, de souffrir des conséquences de sa centralité, tel un objet imaginatif de désir, en se rétablissant de l’erreur de la violence symbolique.

L’occasion de la ville, telle une promesse qui peut être remplie ou contrecarrée, représente un moment périlleux de désir pouvant se refléter pour n’importe qui et pour tout le monde qui en accepte le risque, comme autant d’images faisant miroiter une connaissance de soi fatale à laquelle tous doivent et vont faire face. Ainsi, New York demeure elle-même comme un objet de violence sacrificielle (un bouc émissaire) non seulement à cause de son immense productivité, mais du fait que sa centralité est en partie basée sur l’envergure de l’offre incertaine ainsi que sur le risque que son acceptation peut comporter.

Si New York a véritablement perdu quelque chose d’unique et d’irremplaçable, cela pourrait être une perte de valeur essentielle pour elle, quelque chose ne pouvant être remplacé. Dans ce cas, se souvenir est le mieux que nous puissions espérer, puisque le côté irrévocable de la perte semble sceller la destinée de la ville à n’être que nostalgique et rien de plus, d’autant qu’il lui manque désormais des parties fondamentales. La perte incomparable éprouvée par New York s’élèverait à la perte de ce qui était et de tout ce qui est, la perte de tout ce qui lui permet(tait) de demeurer reconnaissable. Et pourtant, la perte du World Trade Center révèle, si cela se doit d’être dit, que de tels édifices ne sont pas ce qui rend New York centrale pour le monde, car ces sites sont plutôt comme des emblèmes et des insignes que les tribus utilisent pour s’identifier et se différencier elles-mêmes selon des principes totémiques : « Il devient évident que les hommes ont commencé à concevoir, pas tellement pour apposer de belles formes sur du bois ou des pierres et charmer les sens, mais pour matérialiser leur pensée » (Durkheim, 1961, p. 149, traduction). Bien que cette tension entre l’esthétique et le fonctionnel soit intéressante à explorer, plutôt que de la considérer établie (Simmel, 1971), et si l’architecture est comprise comme faisant partie d’un écrit, tel qu’il est suggéré par Durkheim, alors les édifices pourraient être perdus, mais pas l’effervescence sociale à travers laquelle la pensée est traduite « en questionnement ». En effet, l’être partagé n’expose pas seulement la finitude qui nous relie, mais le besoin de traduire la « pensée » d’un tel destin collectif en un « questionnement », ce même désir qui contraint la représentation.

Peut-être est-ce l’affrontement des intérêts qui « traduit la pensée en questionnement », de manière à rendre chaque instant racontable. Est-ce que ceux qui sont touchés par New York donnent une forme matérielle à son effervescence sociale en cherchant de la matière narrative à chaque instant qui pourrait marquer la ville « centrale » d’une manière forte plutôt qu’indifférente, qui pourrait traduire sa pensée d’elle-même (de sa centralité unique et spécifique) en la « questionnant » sur son drame perpétuel, reflété d’abord par une variété de voix débattant de la question de savoir comment l’incomparable de la ville a toujours besoin d’être revitalisé seulement lors de ces moments critiques, alors que cela devient tentant de se voir comme similaire à toute grande ville ? Cette occasion de reconstruire Ground Zero crée l’occasion d’un espace d’autoreprésentation, où la lisibilité de New York peut demeurer reconnaissable. En deçà de ces controverses spécifiques sur ceci et cela, j’ai tenté d’identifier Ground Zero comme lieu d’une collision éthique autour de la question de la lisibilité et de la mobilité de la ville comme objet de désir, en tant que structure imaginative qui pointe l’horizon, à travers la même violence sacrificielle qui semble appartenir à la ville comme sa valeur unique.

Conclusion

Le lien entre le commerce et la renaissance, médiatisé par l’affrontement des esprits étroits de la vie quotidienne de la ville, tel un spectacle endurci, est ce qui est en péril dans la reconstruction de Ground Zero, comme un système inimitable de désir qui pourrait être perdu ou pas – mais peu importe les conséquences, ce lien demeure problématique. Voilà comment Herbert Muschamp et la plupart des représentants du débat se trompent ; si New York est reconstruite pour être uniquement un centre global et rien de plus, elle risque de concéder sa perte et ce qui lui appartient véritablement, ce qui n’est pas seulement ni exclusivement sa dominance économique vis-à-vis des autres villes mondiales, mais plutôt sa fonction comme site de la promesse d’une renaissance, comme foyer singulier et inimitable du fantasme d’un bien-être matériel à l’enseigne d’un mode de vie (qui, comme l’aventure, nous attend juste au coin de la rue). L’attentat met en lumière les limites de cette promesse, qui a toujours été implicite, c’est-à-dire qu’elle ne peut être éternelle, qu’elle n’est pas universelle – comme le diraient les Grecs à ceux qui ne prennent pas garde aux barbares –, montrant une fois de plus la marque spécifique et irrévocable de tout ce qui nous tient à coeur et que nous considérons comme naturel. Ce qui se trouve mis en jeu, c’est la question de savoir ou pas si New York peut continuer à exemplifier la promesse d’une renaissance, ou si sa destinée peut constituer de manière nominale seulement une ville centrale, et donc de n’être rien d’autre qu’une ville globale. Ce qui semble menacé à la suite de l’attentat, c’est le rêve de la ville matérielle qui doit maintenir son système de désir.