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Traduction : David Ouellet

En 1997, l’ethnologue suédois Orvar Lofgren invita des savants à étudier les manières dont les objets culturels se meuvent à travers les espaces des cultures nationales (Lofgren, 1997, p. 106). La recherche sur la culture, soutenait-il, devrait diriger son attention sur « les manières dont les différences nationales s’enchâssent dans les matérialités du quotidien que l’on trouve non seulement dans la rhétorique de l’agitation de drapeaux et des rituels publics, mais aussi dans les trajectoires nationales de marchandises » (traduction, p. 106). La nouveauté du défi lancé aux savants et aux stratèges politiques ne réside pas dans l’invitation à étudier la vie quotidienne – ceci constitue depuis deux ou trois décennies un lieu commun bien intentionné dans les discussions universitaires sur la culture. Le plus significatif, à mes yeux, c’est l’invitation de Lofgren à étudier les objets culturels comme des « trajectoires », des voies de mouvement à travers la vie nationale. Cet essai tentera de réunir et de développer certaines des ressources nécessaires pour tracer ces voies.

L’emplacement de ces voies au sein de notions de citoyenneté culturelle n’est pas immédiatement visible, mais mérite attention. Dans une définition influente de la citoyenneté culturelle, Aihwa Ong suggère qu’elle prend forme en « négociant les relations souvent ambivalentes et contestées avec l’État et ses formes hégémoniques qui établissent les critères d’appartenance au sein d’une population et d’un territoire nationaux » (traduction, Ong, 1996, p. 738). Les exemples de négociation qui suivent peuvent sembler banals à côté des drames de déplacement et de lutte qui abondent dans l’oeuvre ethnographique d’Ong. Considérons, cependant, le domaine de la culture comme un domaine dans lequel chaque geste (chaque nouveau fil ou manifestation d’activisme artistique, par exemple) présuppose une négociation implicite avec le contexte dans lequel il cherche à émerger. Ce contexte comprend d’autres gens, d’autres objets et des structures de pouvoir ou institutionnelles. Chaque pareille négociation, à son tour, agit comme un acte de transformation, ne serait-ce que parce qu’elle mobilise une nouvelle fois des ressources pour une confrontation souvent répétée. La citoyenneté culturelle équivaut moins à habiter une culture qu’à la nécessité de se mouvoir en son sein et qu’aux négociations et aux transformations que le mouvement entraîne.

Les trajectoires de mouvement qui m’intéressent ici sont celles par le truchement desquelles des créateurs et des intermédiaires culturels agissent de manière à joindre entre eux des lieux, des gens, des activités, des technologies et des concentrations de signification culturelle. Ceci implique l’accentuation de la production plutôt que de la consommation, bien qu’il s’agisse dans les deux cas de gestes transformateurs à l’intérieur d’un champ d’objets et de relations sociales. Dans les types d’unions dont je discuterai, des objets culturels (livres, films, activités en discothèque, expositions d’art, et ainsi de suite) seront produits, dont on peut raisonnablement dire qu’ils sont moins importants que les modèles d’interaction forgés, renforcés ou brisés dans le processus. Aussi, des réseaux d’activité culturelle animés peuvent ne léguer que peu d’oeuvres ou de jalons culturels visiblement réussis. Néanmoins, c’est dans le mouvement d’énergies sociales le long de pareils réseaux que nous pouvons avantageusement rechercher des signes d’accomplissement ou de vitalité culturels. Les analystes de la culture canadienne sont passés maîtres dans l’art d’arrêter le mouvement de nos objets culturels pour les examiner à la recherche des traces d’une sensibilité nationale. Ceci a produit une abondance d’affirmations à propos du caractère ou de la fonction des films, de la musique et des livres canadiens. Ces affirmations comprennent, par exemple, l’argument à l’effet que la littérature canadienne accomplit le mieux sa mission nationale lorsqu’elle adopte « des formes allégoriques, mythopoïétiques ou romancières » (traduction, Surette, 1991, p. 24), ou qu’une grande partie de « l’art canadien et de la pensée canadienne […] est dévouée à un effort de dernier recours pour établir une relation satisfaisante avec la nature » (traduction, Elder, 1989, p. 34). Ces définitions soutiennent la compréhension tenace de la citoyenneté culturelle fondée sur ce que Toby Miller appelle le « moment d’automimésis », c’est-à-dire le moment où un imaginaire national trouve substance dans une image arrêtée de son moi collectif. La critique culturelle a identifié des multitudes d’oeuvres qui satisfont à ces critères (et à plusieurs autres), mais ces oeuvres sont maintenues à l’état de jalons, d’incarnations statiques du sentiment national. Temps et mouvement ne deviennent guère plus que la substance vide qui s’étend entre de tels jalons, nous transportant de l’un à l’autre.

On pourrait étoffer les idées d’Orvar Lofgren sur les trajectoires de la vie culturelle avec des notions développées dans une autre intervention récente survenue dans l’analyse de la culture. Dans son livre Metaculture, l’anthropologue Greg Urban (2001) nous invite à voir la culture moins comme une série d’objets à consommer, que comme le mouvement qui crée cette série. « En fait, la culture ne précède pas le mouvement, écrit Urban, mais est plutôt un dérivé du mouvement. Non pas que la structure n’existe pas, plutôt la structure est une conséquence de la manière dont les éléments culturels se déplacent à travers le temps et l’espace » (traduction, p. 32). C’est le mouvement de la culture, écrit-il ailleurs, qui « rend possible la reconnaissance d’un système ou d’une structure » (traduction, p. 6). Ajoutons rapidement que ni au sens statique ni strictement formaliste, Urban ne voit la culture comme une structure. Une structure est un équilibre particulier entre ce que Urban appelle les aspects « inertiels » et « accélératifs » du mouvement culturel.

Tous les produits culturels sont « inertiels » dans la mesure où ils reproduisent inévitablement des éléments appartenant à des oeuvres ou à des produits antérieurs. Il s’agit là d’une des caractéristiques des objets culturels, caractéristique qui les rend intelligibles ; l’inertie des objets culturels assure des degrés de continuité d’un objet à l’autre. En même temps, très peu d’objets culturels, il va sans dire, reproduisent le déjà-connu. Le familier est constamment réitéré par de nouvelles oeuvres qui délogent celles qui les précèdent et qui chambardent le champ culturel. De récents films québécois à succès, tels que Les Boys III, Elvis Gratton III ou Séraphin, font explicitement appel à des prototypes plus anciens et servent ainsi de forces inertielles, réitérant de cette façon de plus anciennes préoccupations et ralentissant la disparition de ces préoccupations de la vie culturelle. Simultanément, en poussant ces prototypes à s’engager davantage avec des thèmes plus contemporains (le monde mondialisé dans lequel Elvis Gratton est entraîné, par exemple), ces films opèrent une fonction d’accélération. Ils renouvellent le familier en l’engageant dans le nouveau et l’inhabituel. Pour Urban, c’est la distribution des forces inertielles et accélératives par le champ des produits culturels qui prête à la vie culturelle son caractère – la rendant stable ou fragile, statique ou turbulente. La faible prise du cinéma canadien-anglais sur son public provient, pourrait-on avancer, d’un déséquilibre constant entre ces forces. À l’exception des oeuvres de certains réalisateurs, peu de thèmes ou de styles sont transmis d’un film à l’autre. Il en résulte, dirait-on, un cinéma excessivement accélératif, constamment porteur de nouveauté, mais de peu de force inertielle, laquelle assurerait un engagement continu avec son public.

Je voudrais développer plus longuement certaines de ces idées à l’aide de trois exemples issus de travaux de recherche auxquelles je participe de manière soutenue (soit seul, soit avec des étudiants et des collègues). Deux de ces exemples (revues des années 1930 et disques de musique disco des années 1970) peuvent sembler triviaux, mais cette trivialité établit ce que je tente de démontrer. Une activité culturelle hautement productive et effervescente peut ne pas léguer d’oeuvres canoniques ou notables. Néanmoins, dans la production d’objets culturels « mineurs », nous observons les producteurs initier un mouvement à travers le temps et l’espace. Ce mouvement forme et refaçonne le domaine culturel, entraînant des gens et des professions dans de nouvelles relations entre eux, créant des publics à partir de groupes de personnes, de goûts ou d’habitudes. La citoyenneté, peut-on soutenir, puise abondamment son caractère dans la place qu’une personne donnée occupe dans ces processus et s’exprime dans les engagements que cette place présuppose.

Ces processus ont été décrits de manière plus formelle dans l’oeuvre d’Henri Lefebvre. Dans son livre La production de l’espace, Lefebvre avance :

Un tel espace contient des objets très divers, naturels et sociaux, des réseaux et des filières, véhicules d’échanges matériels et d’information. [...] Ces « objets » ne sont pas seulement des choses, mais des relations. En tant qu’objets, ils possèdent des particularités connaissables, contours et formes. Le travail social les transforme ; il les situe autrement dans des ensembles spatiotemporels. [...]

Lefebvre, 1974, p. 94

Ce travail social oeuvre à donner à la culture sa forme, mais la nature de ce travail ou ses effets ne sont pas facilement saisis par les méthodes existantes de mesure de la culture ou d’évaluation de sa vitalité. Des travaux récents sur la production de la télévision canadienne réalisés par des universitaires tels que Kotsopoulos (2004) et Tinic (2004) ont utilement examiné la créativité culturelle à la lumière de l’« espace social » dans lequel elle s’épanouit, retraçant les liens entre emplacement géographique, structures de collaboration et imaginaire national. C’est peut-être à partir de telles études de cas détaillées qu’émergeront de nouveaux instruments servant à l’analyse de la culture et au traçage des voies empruntées par ce mouvement.

Toronto, 1937

À Toronto, en 1937, un homme du nom de Morris Rubin commença à publier une série de magazines de littérature osée, de scandales et d’humour ciblant le marché canadien. Ces périodiques avaient pour titres Broadway Brevities, Garter Girls et Canadian Tattler. Ils appartenaient vaguement à la catégorie du magazine « osé » : chaque titre était une combinaison de nouvelles effrontées, de photographies de style pin-up et de collections de blagues et de poésie paillardes[1]. Les magazines de ce genre ont une longue histoire ; toutefois, leur popularité et leur visibilité ont connu une explosion aux États-Unis à la fin des années 1920. C’est la reconnaissance d’une double opportunité qui a motivé Rubin à lancer ses titres canadiens. D’abord, peu d’entrepreneurs exploitaient le marché potentiel pour ce genre de publications au Canada, en partie par crainte de la censure. En même temps, la croissance du marché des publications « osées » aux États-Unis avait produit une abondance de matériel susceptible d’être présenté dans un nouvel emballage aux lecteurs canadiens. Par une démarche souvent répétée dans l’histoire des industries culturelles canadiennes, Rubin exploita les décalages entre la disponibilité de certains types de matériel culturel au Canada et aux États-Unis.

Traduit dans les termes de Lofgren, Rubin procédait à la « nationalisation des trivialités », inventant des moyens susceptibles de présenter et d’adapter au marché canadien une sorte de marchandise culturelle éphémère. Durant ses premières années d’opération, Rubin ravissait à des sources américaines la majorité du contenu de ses magazines, notamment à des titres dont l’importation au Canada était interdite en vertu d’une série de décisions rendues par le Commissaire des douanes. En même temps, Rubin fonctionnait littéralement comme un courtier culturel, commerçant avec les rédacteurs et les maisons d’édition des milieux les plus mal famés de l’industrie de la publication new-yorkaise. Ses magazines torontois regorgeaient de publicités de manuels de sexe ou de guides d’hypnose et d’autres formes de littérature abusive décrite comme provenant « des meilleures maisons d’édition new-yorkaises ». En effet, les magazines que Rubin publiait au Canada semblaient souvent n’être rien de plus que des annonces publicitaires de biens importés que ce dernier vendait par le biais de ses diverses entreprises de vente par correspondance. Comme plusieurs sociétés d’enregistrement sonore, de radiodiffuseurs privés ou d’éditeurs canadiens, Rubin utilisait l’importation de biens culturels américains pour financer partiellement la production de matériel local destiné aux marchés canadiens.

La recherche du profit et de la subsistance amena Rubin à publier divers genres de magazines et de livres. La majorité des magazines lancés au cours des premières années d’opération ne vécurent que le temps de quelques numéros. On pourrait se demander, en revanche, quoi d’autre fut produit tandis que ces activités se déroulaient. Comme la plupart des formes d’entrepreneuriat culturel, la carrière de Rubin a tracé et consolidé des modèles d’échanges entre lieux et personnes. Ses diverses activités se déroulaient au carrefour de la distribution de presse, des travaux de ville, des arts graphiques et de l’industrie de la vente par correspondance. Les liens entre pareilles industries, que Rubin retraçait régulièrement, servirent à affermir les voies par lesquelles des formes culturelles provenant d’ailleurs pouvaient circuler dans les espaces de la culture canadienne. Le statut de courtier de Rubin trouva son expression la plus prononcée durant les premières années d’existence de ses diverses entreprises, alors qu’il montait des magazines canadiens à partir de matériaux (illustrations, blagues, concepts) que lui-même ou ses collaborateurs transportaient au Canada. Ces matériaux étaient transformés par des processus d’adaptation et par artifice. Des pages d’histoires grivoises ravies à des magazines américains étaient réimprimées sous des en-têtes tels que « Potins du Canada » ou « Autres nouvelles du Dominion »[2].

Avec le temps, la fonction médiatrice de Rubin s’est exprimée par la tentative de créer des versions plus explicitement canadiennes de formes culturelles venant des États-Unis. Plus particulièrement, il lança des journaux à sensation (parmi eux, The National Tattler et la Tattler Review) qui combinaient l’actualité de la vie torontoise avec des images et des textes de fiction repris de magazines américains « osés » parus plusieurs années auparavant. À la fin des années 1930, Morris Rubin changea son nom en celui de Ruby et, en 1940, lança Duchess Printing and Publishing, qui allait devenir l’une des maisons d’édition populaires les plus couronnées de succès au Canada dans les années 1940. Les mesures de guerre introduites par le ministre fédéral des Finances en décembre 1940, dont le but était de conserver la devise sterling à l’intérieur du Canada, aboutirent à l’interdiction d’importer au Canada diverses catégories de publications américaines. La compagnie de Ruby profita de cette interdiction, proposant une gamme entière de magazines, de bandes dessinées et de livres de poche produits pour le marché canadien sous le nom d’éditeur Superior. Ces publications étaient à peine moins sensationnalistes que ses magazines des années 1930, mais leur contenu était désormais acquis légalement. Au fil de la Deuxième Guerre mondiale, les magazines commencèrent à s’enorgueillir de ce qu’ils étaient « édités, illustrés et produits au Canada par des ouvriers canadiens, sur du papier canadien ».

Les groupes de collaborateurs avec lesquels travaillait Rubin réunissaient un personnel créatif dont les trajectoires et les stades de carrière différaient largement les uns des autres. Les premiers magazines de Rubin furent lancés avec l’aide de Stephen G. Clow, un Canadien aux ambitions littéraires qui avait connu le déshonneur à New York et était revenu brièvement au Canada, peu avant la fin de ses jours, pour extirper une valeur supplémentaire de ses publications passées encore en sa possession. Harold Bennett, qui illustra plusieurs des premiers magazines de Rubin, allait entreprendre une carrière respectée d’illustrateur de bandes dessinées et de pages couvertures de livres de poche dans les années d’après-guerre. Milton Cronenberg, journaliste conventionnel et père du cinéaste David Cronenberg, écrivit pendant les années 1940 des histoires criminelles réelles dans les magazines de Rubin. Le plus important chroniqueur anglophone de la vie nocturne à Montréal à l’époque de l’après-guerre, le journaliste Al Palmer, entama sa carrière avec des chroniques sur la ville publiées dans des journaux à sensation torontois tels que The Week-Ender et l’éphémère National Tattler de Rubin. La production des magazines de Rubin mettait en contact des mondes créatifs distincts qui découvraient de nouveaux types de proximité. Une partie du dynamisme de ces mondes créatifs tirait son origine du fait, qu’en leur sein respectif, les carrières individuelles passaient par des phases de parcours très différentes. Des groupes de créateurs en marge de la légitimité culturelle, comme celui dans lequel Rubin entreprit sa carrière, condensent le dynamisme du champ culturel en réunissant des créateurs qui cherchent à pénétrer le champ culturel et d’autres qui affrontent leur exclusion définitive de celui-ci.

Le rôle joué par la politique et les régulations publiques dans le façonnement des activités de médiation culturelle de Rubin n’est pas manifeste. En 1930, le gouvernement Bennett avait aboli les tarifs douaniers sur les importations de magazines américains, provoquant ce que plusieurs considéraient être une « inondation » de publications américaines au Canada (Canadian Printer and Publisher, 1939). Cette inondation intensifia l’appréhension publique à l’égard de l’importation de littérature populaire immorale et obscène ; ceci aboutit à l’application de pressions sur tous les échelons du gouvernement du Canada dans le but d’interdire l’entrée de magazines américains « osés ». Les fonctionnaires des douanes canadiennes et les autorités provinciales luttèrent tout au long des années 1930 pour satisfaire les demandes de censure du public, tout en négociant des politiques de contrôle sur les publications étrangères en l’absence de tarifs douaniers. Des failles dans la politique de maintien de l’ordre et des hésitations dans son interprétation fournirent des occasions que Rubin et d’autres entreprirent d’exploiter. Lorsque les magazines « osés » furent bloqués à la frontière, Rubin et d’autres entreprirent d’en publier des équivalents canadiens. C’est dans les contradictions et les hésitations de la politique du maintien de l’ordre, plutôt que dans quelque fonction habilitante que ce soit, que Rubin et d’autres ont trouvé les conditions favorables à leur activité soutenue.

Les historiens qui entreprennent des recherches sur la src ou l’Office national du film trouveront des ressources dans les archives exhaustives que ces institutions ont constituées ou dans les volumes de recherches commandées par des commissions royales ou parlementaires. Ceux qui étudient le divertissement populaire canadien, comme les magazines ou les disques, doivent commencer par imaginer tous les ennuis que ceux qui produisent ces objets connaîtront avec la loi. C’est par leurs infractions à la loi, plutôt que par leur reconnaissance par des organismes politiques ou des critiques culturels, que les formes de culture populaire les plus illicites ou illégitimes s’inscrivent dans les archives publiques. En effet, l’information nécessaire pour reconstruire l’histoire des diverses entités corporatives de Rubin est rare, en dehors des détails recueillis par la police et les procureurs, ou contenus dans les divers actes d’accusation l’inculpant de publication de matériel pornographique. On trouve aussi de l’information dans les archives d’intervenants moralisateurs de la société civile, tels que les Chevaliers de Colomb ou le Conseil national des femmes, lesquels ont documenté les activités de Rubin dans l’effort soutenu d’y mettre un terme.

La plupart du temps, Rubin persévérait en dépit de ses accrochages avec l’autorité légale ; les difficultés éprouvées par le gouvernement à le déclarer coupable jouèrent un rôle dans l’atténuation de la répression des publications « immorales » par le procureur général de l’Ontario à la fin des années 1930 (Straw, 2004). Le fait que Rubin ait repoussé les limites de l’acceptable fut rarement, pour ne pas dire jamais, présenté comme un acte d’engagement civique et ce dernier n’a jamais trouvé sa place dans l’histoire des interventions héroïques auprès de la politique culturelle canadienne. Néanmoins, il fut l’un de plusieurs médiateurs culturels qui ont contribué à la réarticulation des normes de l’acceptable dans la culture populaire canadienne. On pourrait dire des publications de Rubin ce que le sociologue Georg Simmel a déjà dit de la conversation sociable : le « contenu est simplement le porteur indispensable de la stimulation » (traduction, Simmel, 1971, p. 136). J’entends par là que la substance des publications de Rubin était moins significative que ses propres énergies d’entrepreneur et de création par le biais desquelles des lieux (New York et Toronto) furent unis, des objets assemblés et des lecteurs rejoints de diverses manières. J’entends aussi par là que n’importe laquelle des publications de Rubin était moins importante en soi que les formes d’expérimentation non reconnues auxquelles Rubin se livrait en faisant paraître de pareilles publications au fil de plusieurs années. Maintes et maintes fois, ces parutions mirent à l’épreuve les limites de ce qui était moralement et judiciairement acceptable. De même qu’étaient mises au défi les multitudes de manières de constituer la marchandise culturelle canadienne à partir de matériaux produits à la fois à l’étranger et au pays.

Ira Wagman a noté que l’idée de « contenu canadien », longtemps au coeur des discussions sur une politique des médias canadiens, apparaît d’abord dans des politiques de régulation de l’industrie automobile (Wagman, 2003). Les médiateurs culturels canadiens effectuent presque invariablement leur travail avec la compréhension manifeste en tête que l’objet culturel canadien est constitué à partir d’une proportion singulière de matériaux du pays et importés. Cette proportion sera formée à partir d’un fatras de conditions politiques qui se chevauchent : l’état des tarifs douaniers, les différentiels de change, les régulations douanières, les restrictions et les tarifs postaux, et ainsi de suite. La mise à l’épreuve constante de ces conditions – dans la production de magazines, d’enregistrements sonores, de livres et d’autres objets – est une forme d’expérimentation qui se déploie au fil du temps. Dans cette expérimentation, les producteurs culturels mettent à l’épreuve presque tous les moyens imaginables pour conjuguer les matériaux canadiens et non canadiens. Leur travail, habituellement motivé par la quête du profit ou de légitimité, peut être compris comme une forme de recherche produisant habituellement des formes de savoir extrêmement complexes. Par ce travail, de multiples manières d’imaginer l’objet culturel canadien prennent forme et sont mises en circulation.

Nous devrions voir l’activité de Rubin et d’autres acteurs comme étant engagée, à des degrés variables de clarté, à surmonter les dilemmes de l’identité et de la particularité nationale. Ce surmontement était un effort collectif ; entrepreneurs, forces policières, juges et gouvernements y ont tous joué leur rôle. Ce processus n’était évidemment pas de nature délibérative, au sens qu’il offrait un espace circonscrit de dialogue collectif. Néanmoins, les pratiques culturelles qui produisirent les magazines canadiens des années 1930 constituaient aussi, d’une certaine manière, des formes de débat civique, des gestes qui mettaient à l’épreuve les conditions susceptibles de permettre aux objets et à leurs créateurs de faire partie de la culture nationale.

Montréal, 1979

En 1979, le magazine américain de l’industrie musicale Billboard décrivait Montréal comme « le deuxième marché de musique disco en importance sur le continent, après New York » (traduction, Billboard, 17 mars, 1979). Billboard faisait référence à l’énorme popularité de la musique disco à Montréal, une forme qui avait émergé au début des années 1970 et dont le succès commercial international confirma le rôle essentiel des discothèques dans la popularisation des enregistrements musicaux. Le succès de la musique disco à Montréal était manifeste sur trois plans. L’évidence de son succès se révélait dans la vitalité perceptible des boîtes de nuit montréalaises pendant la seconde moitié des années 1970. Cette vitalité reposait sur l’image persistante de Montréal comme ville de vie nocturne, doublée, toutefois, au milieu des années 1970, de nouveaux niveaux d’investissement et de créativité entrepreneuriale. En même temps, les ventes de disques de musique disco étaient remarquablement plus importantes à Montréal que dans la plupart des autres villes nord-américaines, un fait régulièrement souligné par la presse de l’industrie musicale. Aussi, à la fin des années 1970, Montréal devint-il un centre important de production de disques de musique disco, alors que des producteurs locaux mettaient sur le marché de la musique qui trouvait acheteurs et publics dans toute l’Europe et toutes les Amériques.

La musique est une des formes culturelles les plus mobiles qui soit, ne serait-ce que parce que sa circulation nécessite peu d’investissement et que plusieurs formes de stockage et de transmission sont à sa disposition. Pour ceci et d’autres raisons, la musique soulève souvent la crainte qu’elle constitue un défi à l’intégrité des cultures nationales. La panique soulevée au début du xxe siècle par l’influence immorale du tango sur la culture européenne, par exemple, soulignait le caractère étranger du tango en même temps qu’elle reconnaissait son omniprésence séduisante (Savagliano, 1995). Dans les années 1970, la musique disco était vue comme un défi lancé aux définitions dominantes de la « québécitude » dans la musique populaire et comme une interruption envahissante de l’histoire de la musique populaire québécoise. La musique disco était souvent considérée comme un mouvement musical corrupteur qui avait mis fin à l’âge d’or du rock québécois, soustrayant publics et musiciens au développement en cours d’une tradition musicale populaire et locale. Pour des journalistes de l’époque comme Nathalie Petrowski, le disco représentait une « démagogie dansante », une distraction totalitaire du projet évidemment plus politique que représentent les formes de musique populaire locale (1979). L’écrivaine Renée-Berthe Drapeau, bien qu’elle reconnaissait que plusieurs musiciens québécois étaient impliqués dans la production de la musique disco, voyait néanmoins cette participation, en rétrospective, comme la nouvelle preuve d’une certaine dépendance à des styles musicaux dont les origines étaient ailleurs (Drapeau, 1993). Le sentiment que le disco représentait une invasion de styles musicaux étrangers était répandu au sein du journalisme musical de la fin des années 1970 et a été réitéré dans les histoires ultérieures de la musique populaire québécoise.

Le diagnostic à l’effet que la musique de discothèque soit « étrangère » reposait sur des affirmations quant à son style et à sa forme musicale (ce diagnostic ignorait généralement la popularité établie de formes dérivées de musiques de danse latines au sein de la culture populaire québécoise). Pour la presse musicale, toutefois, la musique disco était une composante importante et apparemment organique du caractère distinctif de Montréal. Comme on l’a déjà observé, on considérait que la popularité de la musique disco à Montréal perpétuait la longue histoire de la ville comme lieu de vie nocturne et de spectacles musicaux, qu’elle prolongeait le sentiment de modernité juvénile qui avait dominé l’Expo 67 et qu’elle renforçait l’image stéréotypée de la ville comme le « Paris du Canada », une capitale du loisir et du divertissement semi-illicite. Toutes ces comparaisons supposaient une affinité naturelle entre la musique disco et Montréal, et travaillaient à l’encontre de la perception de la musique disco comme une force étrangère et envahissante.

Pour mon propos, la profondeur de l’enracinement formel ou stylistique de la musique disco dans l’histoire locale est moins importante que les textures et les voies culturelles dans lesquelle elle était ancrée. Comme la musique yé-yé des années 1960 (version francophone de la musique populaire anglo-américaine), la musique disco a davantage densifié la culture musicale nationale par les nouveaux types de relations institutionnelles et économiques qui prirent forme autour d’elle que par son expression thématique. La musique disco vint à s’enraciner profondément dans les microéconomies des petites maisons de disques, des détaillants de disques, des boîtes de nuit et des distributeurs montréalais. Dans une plus grande mesure encore que pour plusieurs autres formes, la musique disco était le foyer d’une « scène » sociologiquement complexe, dont les participants nouaient des liens effectifs avec une vaste gamme d’institutions et d’activités.

C’est pourquoi la scène disco de Montréal des années 1970 nous reconduit aux idées d’Orvar Lofgren et de Greg Urban. La croissance d’une scène de discothèques à Montréal sollicitait des courtiers culturels qui introduiraient le mouvement des disques disco dans cette scène à une époque où cette musique était largement ignorée par les grands médias. Ceux qui remplissaient cette fonction se mouvaient entre une variété de rôles et d’occupations, gagnant de l’argent et bâtissant des carrières sur la base de leur position stratégique au sein d’une scène et d’une industrie caractérisée par de multiples trajectoires de mouvement. En 1976, par exemple, les disques-jockeys des boîtes de nuit montréalaises formèrent un des premiers pools de disco du continent. Les pools de disco étaient des associations qui faisaient l’acquisition d’exemplaires promotionnels de nouveaux disques auprès des maisons de disques internationales et qui les distribuaient aux disques-jockeys dans toute la ville. L’organisation de ces pools à Montréal avait pour fonction d’intégrer les disques-jockeys dans les circuits d’information dont dépendaient les stratégies promotionnelles des maisons de disques. Les membres des pools faisaient un rapport chaque semaine à leurs directeurs sur le succès de disques particuliers auprès des danseurs qui fréquentaient leurs boîtes de nuit. Cette information était transmise aux maisons de disques afin de déterminer quels disques réussissaient et lesquels étaient clairement destinés à l’échec.

La culture du disco se caractérisait par des vitesses de changement et des taux d’obsolescence de la marchandise généralement beaucoup plus rapides que ceux que l’on trouve d’ordinaire pour d’autres genres de musique. Les disques de disco pouvaient connaître la mort commerciale dans la première ou seconde semaine de leur parution et la rumeur qui accompagnait des nouveaux titres prometteurs incitait tous les disques-jockeys à en demander des exemplaires presque immédiatement. La musique disco exigeait de ceux qui travaillaient à sa production et à sa promotion une très haute flexibilité et une attention aiguisée aux signes de changement et d’innovation. L’infrastructure institutionnelle de la musique disco se caractérisait donc par une fluidité des rôles professionnels, positionnant les individus à la croisée de multiples flux d’information et d’influence. Les propriétaires ou les directeurs de pools de disques-jockeys, eux-mêmes des disques-jockeys de boîtes de nuit, ouvraient souvent des magasins de disques spécialisés pour satisfaire les besoins de leurs collègues ou des compagnies de distribution qui importaient des disques de musique disco pour un marché de non-professionnels en expansion. Les magasins spécialisés en musique disco, quant à eux, devinrent des lieux de rencontre pour les disques-jockeys et d’importants lieux d’échange d’information et de socialisation pour les nouveaux venus sur la scène disco.

Les courtiers culturels au centre de la musique disco à Montréal interagissaient avec leurs homologues travaillant à l’échelle internationale, assurant ainsi le flux d’information vers l’étranger (maisons de disques et publications internationales) et l’entrée de nouveaux disques sur la scène locale. Un des effets de ce courtage fut l’assimilation de la scène disco de Montréal aux cadences du changement qui caractérisaient le disco en tant que phénomène mondial. Bien que cette assimilation ne fût jamais complète, la structuration efficace des institutions de la musique disco assurait à Montréal la disponibilité des derniers disques et des indices quant à l’orientation de la musique. En tant que médiateurs compétents entre la piste de danse et la maison de disques, les disques-jockeys s’emparaient de plus en plus de la production de disques. Caractéristiquement, ils commencèrent à produire des remixages spécialisés de morceaux destinés au Top 40 ou aux palmarès, usant de leur bonne connaissance des goûts du public pour « adapter » les disques à un public de danseurs. Toutefois, avec le temps, les disques-jockeys arrivèrent à produire leurs propres disques de musique de danse, établissant de petites maisons de disques et des circuits de distribution à cet effet. À la fin des années 1970, plusieurs maisons de disques locales produisaient et commercialisaient des disques de musique disco d’origine montréalaise dans le monde entier.

Une facette de la culture disco de Montréal était ainsi tournée vers les institutions cosmopolites et internationales de la musique disco. En même temps, les courtiers culturels au coeur de Montréal travaillaient en vue d’implanter la musique disco dans les plus vastes univers des médias et des célébrités. Avant même le succès du film Saturday Night Fever, en 1977, les chaînes de télévision montréalaises diffusaient des émissions hebdomadaires consacrées au disco (telles que « Disco tourne ») et présentaient des galas de prix annuels. L’interaction entre les discothèques et les mondes conventionnels de la télédiffusion commerciale se trouva renforcée par des caractéristiques traditionnelles propres aux industries médiatiques québécoises, principalement la popularité de l’émission de variété musicale. Alors même que ses fondations invisibles et sous-culturelles devenaient de plus en plus denses et insulaires, l’attrait public du disco se répandait vers l’extérieur, dans les domaines des élites sociales locales et l’espace théâtral public de la vie nocturne urbaine.

Si les disques produits et écoutés sur la scène disco montréalaise des années 1970 peuvent paraître triviaux, le tissu de connexions et de carrières qui prit forme dans leur orbite était substantiel. Entre les boîtes de nuit montréalaises que pouvait fréquenter les vendredis soir un employé de bureau banlieusard et les discothèques d’avant-garde new-yorkaises dans lesquelles on pouvait entendre des disques d’origine montréalaise, un ensemble finement stratifié de relations économiques et institutionnelles avait pris forme. Comme les scènes locales de théâtre, la scène disco montréalaise de la moitié à la fin des années 1970 ne faisait l’objet d’aucune politique culturelle formelle, mais était façonnée par des formes multiples de régulations publiques et de stimulations. Dans le cas de la musique disco, celles-ci comprenaient la Loi sur les permis d’alcool, les règlements de zonage municipaux, les règlements sur la représentation publique contrôlant l’utilisation de musique enregistrée à des fins de divertissement, la réglementation du contenu canadien encourageant la diffusion de musique canadienne (ou francophone), la réglementation des tarifs douaniers régissant l’importation de disques étrangers, les accords passés entre les boîtes de nuit et les unions des musiciens locaux, et ainsi de suite. Dans un ordre d’idées plus général, la culture disco de Montréal reposait sur une base démographique qui était elle-même le produit des lois et des tendances migratoires, de la réglementation linguistique et des politiques d’éducation qui firent de Montréal le siège de quatre grandes universités. À ceci nous pourrions ajouter les politiques et les tendances économiques qui firent en sorte que la vie nocturne au centre-ville tomba en déclin de manière beaucoup moins précipitée que dans d’autres villes nord-américaines.

Tous ces facteurs ont contribué à « produire » une scène disco assimilable à un mouvement effervescent et créatif. Au sein de ce mouvement, les valeurs cosmopolites et localistes étaient régulièrement renégociées de manière inventive et originale. La culture disco de Montréal était, sur certains plans, un système d’adaptation de biens internationaux pour usage local et de production d’objets culturels locaux destinés à une culture musicale internationale et dispersée. Le développement ultrarapide de la musique disco dans le temps s’épanouissait simultanément à l’expansion de la culture disco dans l’espace culturel et géographique. Des éléments de cette culture (les boîtes de nuit des centres commerciaux de banlieue, par exemple) agirent comme des forces inertielles, résistant à la marche en avant de la musique ; d’autres composantes (telles que ces boîtes de nuit qu’on ouvrait aux franges orientales du centre-ville) devinrent les éléments de cette culture qui se mouvaient le plus rapidement, servant de forces accélératives à l’ensemble de la scène.

De multiples trajectoires de mouvement se croisaient dans tous ces processus. Le développement de carrières professionnelles personnelles était souvent lié au sort des disques de musique disco en tant que marchandises et dépendait des rapports changeants entre leur exclusivité et la popularité de masse. Une tradition sous-culturelle largement admise voulait que les Italiens et d’autres groupes « allophones » avaient trouvé une place dans la culture disco qui leur était refusée dans d’autres secteurs des industries musicales de Montréal. Ni anglo-saxonne ni française de quelque manière évidente que ce soit, la musique disco pénétrait relativement aisément les espaces de la vie nocturne montréalaise, produisant des mélanges de population différents de ceux qu’on trouvait parmi les publics d’autres genres musicaux. Chaque acte de construction de discothèque ou de production de disque exigeait, toutefois, des calculs sur la place de la musique disco le long des clivages linguistiques et démographiques montréalais. Ces actes mirent tradition et préjugés à l’épreuve et transformèrent la cartographie culturelle de Montréal. Tout comme les lancements de magazines incessants de Morris Rubin, ces actes devraient être compris comme des actions d’engagement, des expressions de citoyenneté culturelle qui négociaient de nouvelles relations entre musique, lieux et personnes.

Nouvelles culturelles

C’est dans la couverture médiatique de la vie culturelle que le mouvement des cultures nationales s’inscrit le plus fermement. Les médias servent à organiser la vie culturelle selon leurs propres rythmes quotidiens, hebdomadaires ou mensuels de publication ou de programmation. De même, les industries et les institutions culturelles ont leurs propres rythmes de changement et de rotation : la « saison théâtrale », le « cycle » des expositions dans les galeries d’art, la date de sortie de livres ou de disques, l’événement unique d’un concert de musique. La relation entre ces deux ensembles de rythmes en a été une d’adaptation et de négociation soutenues. La sortie de nouveaux films le vendredi est partiellement liée à l’expansion de la rubrique des spectacles dans les éditions de fin de semaine des quotidiens, ce qui sert à la fois les intérêts des éditeurs de journaux et des propriétaires de salles de cinéma. Les genres musicaux dont l’attrait commercial est limité, comme le free jazz ou la musique klezmer, font aujourd’hui l’objet d’une plus grande couverture dans les journaux comme composantes de festivals que comme styles musicaux en soi, ne fût-ce qu’en raison du fait que les journaux voient désormais les festivals de musique comme des événements ponctuels d’importance locale et en font une couverture plus exhaustive.

En 2004, plusieurs professeurs et étudiants de l’Université McGill entreprirent un projet de recherche d’une durée de trois ans analysant la façon dont les médias canadiens traitent certaines questions[3]. La contribution d’Anna Feigenbaum et de moi-même à ces recherches est encore à l’état embryonnaire, mais elle comprend l’analyse de l’évolution de la couverture culturelle dans les médias canadiens à court et à moyen terme. Nous nous intéressons moins à la substance profonde de cette couverture qu’à sa présence changeante dans les journaux et l’étendue de sa portée au-delà d’un centre culturel donné ou des normes culturelles. L’hypothèse de départ de ces recherches est que le volume de la couverture culturelle dans les journaux canadiens a augmenté au cours des récentes décennies. En effet, l’examen très préliminaire du journal Globe and Mail suggère que le pourcentage d’espace imprimé consacré à la couverture culturelle a grandi plus rapidement au cours des cinquante dernières années que la taille du journal lui-même. Le numéro moyen du Globe and Mail en 2004 contenait grosso modo deux fois plus de pages qu’un numéro typique du même jour de semaine en 1954. Le nombre de pages consacrées à la culture et aux spectacles, défini plutôt strictement, a triplé en moyenne au cours de la même période. À quelques variations près, l’augmentation de la couverture culturelle semble se confirmer auprès d’autres quotidiens canadiens également. Des quotidiens qui autrefois n’avaient pas de rubriques de critique de livres (comme le Hamilton Spectator ou la Montreal Gazette) en ont créées au cours des dernières années. Des événements culturels comme les festivals urbains sont désormais souvent couverts par plusieurs journalistes dans des reportages pouvant s’étendre sur plusieurs pages.

L’importance de ces changements n’est absolument pas évidente. Une étude du journalisme culturel aux États-Unis constate que la croissance de la couverture traîne derrière l’expansion sociale et économique du secteur des arts lui-même (National Arts Journalism Program, 1999). Des observateurs de la fonction changeante des journaux notent que si la couverture culturelle a grandi, il en est de même pour la couverture des affaires, des sports et d’une variété d’autres phénomènes (les finances personnelles, par exemple, n’existaient guère comme thème journalistique il y a un demi-siècle, mais ont rapidement proliféré au cours des deux dernières décennies). Alors que les journaux cherchent à servir un lectorat vaste et diversifié (plutôt que des minorités partisanes comme c’était le cas il y a cent cinquante ans), ils ont étendu la gamme des moyens par lesquels ils s’adressent à leurs lecteurs. Le journal d’aujourd’hui est un recueil de cahiers destinés à des segments spécifiques du public et il n’est guère probable qu’un lecteur donné lise un numéro dans son intégralité.

Il est néanmoins possible de signaler avec une certaine certitude au moins une tendance dans le journalisme culturel qui a remodelé sa fonction au cours des deux dernières décennies. Il y a eu une croissance perceptible de la couverture des industries du spectacle et de la culture en tant qu’industries. L’étude intitulée National Arts Journalism Program, à laquelle nous avons déjà fait référence, prétend que la couverture du spectacle commercial a graduellement supplanté la couverture du secteur culturel à but non lucratif ; d’autres commentaires se sont faits l’écho de cette affirmation. Nous ne sommes pas convaincus que le même déplacement soit discernable dans les quotidiens canadiens dont la couverture des arts visuels et des festivals culturels parapublics a considérablement grandi ces dernières années. Cependant, le caractère commercial de l’activité culturelle est désormais ouvertement reconnu et analysé dans les journaux dans une mesure sans précédent. Les cahiers culturels des journaux comprennent aujourd’hui des critiques et des portraits comme dans le passé, mais ceux-ci se sont greffés à diverses autres formes de couverture : informations privilégiées sur ce qui se passe au sein des industries culturelles ou palmarès de ventes de livres, de films ou de billets de cinéma. Comme Acland l’a constaté, plusieurs de ces types de renseignements étaient autrefois réservés aux initiés de l’industrie ; ils sont maintenant un élément attendu de la couverture du domaine culturel de tout journal (Acland, 2003, p. 4-5). On discute des oeuvres culturelles (comme les pièces de théâtre ou les livres) dans une langue qui élève leur statut et propose un jugement, bien que cette évaluation côtoie sans gêne la couverture des intrigues corporatives ou des scandales financiers dans le domaine culturel. La relation du lecteur de journal contemporain à la culture en est une qui combine une conscience cynique des machinations dans les coulisses avec une reconnaissance tout aussi robuste de la puissance et de l’attrait de la culture.

L’évolution de la couverture de la culture vers l’inclusion de ses fondations industrielles ne représente, toutefois, que l’une de ses extensions vers l’extérieur. Au cours du dernier demi-siècle, la définition du domaine culturel s’est élargie. Tout d’abord, il est possible de constater un déclin dans la couverture de deux sortes d’activités qui avaient occupé une place proéminente dans le Globe and Mail pendant les années 1950 : les événements « mondains » (le bals des débutants ou de charité, par exemple), d’une part, et les passe-temps traditionnels (comme la pêche ou les échecs), d’autre part. Tous deux subsistent d’une manière ou d’une autre, mais ont été absorbés par de nouvelles formes de couverture et dilués dans le processus. La couverture des élites sociales locales a été graduellement – si ce n’est complètement – absorbée par le journalisme culturel dominé par les mondes des célébrités et du spectacle-marchandise. La couverture des mondes du passe-temps amateur (philatélie, scouts et guides) a été partiellement délogée par un journalisme de style de vie concentré sur les arts individualistes de l’accomplissement personnel (comme la cuisine et la culture physique).

Ces changements semblent confirmer les affirmations largement répandues selon lesquelles on assisterait à un déclin des anciennes pratiques et institutions de la société civile. Ce qui est plus intéressant, à nos yeux, ce sont les moyens par lesquels les journaux se sont vus contraints de s’aventurer plus loin dans leurs efforts de couvrir le domaine culturel. Dans les années 1950, la couverture quotidienne des arts dans les journaux se hasardait rarement au-delà du domaine des événements (tels que les pièces de théâtre et les concerts symphoniques) attachés à des institutions bien établies. Le caractère « sérieux » ou élitiste de ces institutions était moins significatif que le fait que leur caractère culturel était considéré comme irréfutable. Dans les décennies qui suivirent, la couverture des arts dans les journaux allait de plus en plus traiter la culture comme un monde évasif ne pouvant être saisi que par son exploration. Tout comme la mobilité incessante du domaine culturel semble s’être accrue, le regard des journaux sur ce monde paraît lui aussi de plus en plus changeant et instable.

La couverture des arts dans les années 1950 semble centrifuge tant elle décrit les réalisations effectuées au centre de la structure sociale et envoie cette description à ses lecteurs en marge du centre dans un geste délibéré de devoir ou de démocratisation. Néanmoins, la couverture des arts agit de plus en plus comme une force centripète, comme s’il était de la responsabilité des journaux de s’aventurer aux marges ou dans les recoins obscurs de notre culture et de rapporter dans l’orbite de notre attention des pratiques et des oeuvres dont ils s’imaginent que nous devrions être informés. Ainsi, le tatouage, le gravage de cd, la renaissance de la musique swing, les festivals de théâtre fringe, les fêtes techno, les flash mobs, les films documentaires militants et d’innombrables autres phénomènes en sont arrivés à trouver leur place dans les cahiers culturels des journaux. L’incertitude continue sur ce qui constitue le domaine culturel a accompagné l’expansion des cahiers culturels dans les journaux et l’intensification de leurs efforts pour s’adresser à des publics multiples. Écrivant au sujet du journalisme urbain, Peter Fritzsche a suggéré qu’en ville, « l’inachèvement de l’autorité civile est accompagné de l’instabilité de l’autorité narrative » (traduction, Fritzsche, 1996, p. 3). Il est certainement vrai qu’avec la lente décrépitude de l’autorité culturelle traditionnelle, la couverture du domaine culturel effectuée par les journaux manifeste une compréhension instable de sa propre autorité et de sa capacité à « raconter » la ville. Le domaine culturel semble en être un de mouvement infini et constant qui échappe à l’omniscience stable et experte des journaux.

Cette expansion de la couverture culturelle dans les quotidiens a coïncidé avec un déclin du lectorat des journaux conventionnels, surtout parmi les plus jeunes. Au Canada, comme dans d’autres pays, la croissance du soi-disant « hebdomadaire alternatif » depuis le début des années 1980 représente un élément important de ce changement. Caractéristiquement, l’orientation et le lectorat des hebdomadaires alternatifs sont plus jeunes que ceux du quotidien traditionnel. Leur caractéristique la plus distinctive, toutefois, est l’accent disproportionné qu’ils mettent sur la vie culturelle. Les cahiers principaux de la plupart des hebdomadaires alternatifs sont consacrés à des phénomènes et à des événements culturels habituellement organisés en rubriques telles que « films », « danse », « théâtre », « cinéma », et ainsi de suite. Des raisons d’ordre pratique expliquent cet accent. D’ordinaire, le journalisme culturel anticipe ou passe en revue des événements annoncés à l’avance. Une telle couverture s’organise plus aisément et à moindre coût que la couverture de crimes ou d’événements politiques (qui exigent des reporters à plein temps assignés à des événements souvent imprévisibles). L’attrait des hebdomadaires pour les commanditaires est lié étroitement à leur publication de calendriers de spectacles qui incitent les lecteurs à conserver les numéros à portée de la main pour consultation régulière.

Par l’accent qu’ils mettent sur la culture et le spectacle, les hebdomadaires ont renversé un ancien rapport hiérarchique entre le jour et la nuit. Ceci peut sembler être une caractéristique triviale de l’hebdomadaire alternatif, mais elle est extrêmement emblématique du mouvement de la couverture culturelle en direction de « régions » jusqu’alors restées inexplorées. Une des leçons tirées d’initiatives récentes en matière de politique culturelle est que la nuit ne peut plus être simplement vue comme le moment de la consommation – comme cet espace de temps pendant lequel les gens dépensent l’argent apporté par le labeur du jour. De nombreuses études et interventions politiques effectuées au cours de la dernière décennie ont réitéré l’observation à l’effet que les villes possèdent des économies et une main-d’oeuvre nocturnes vitales et substantielles. Les taxis, les bars, les restaurants, l’industrie du sexe et l’entretien de bureaux ne sont pas de simples épiphénomènes qui supportent, renouvellent ou dissipent les énergies plus essentielles du travail de jour. Ce sont des « industries » au poids économique autonome dont le labeur est de plus en plus reconnu comme tel. En même temps, les pratiques de la nuit soutiennent l’expérimentation des styles de vie, l’innovation culturelle et la création de diverses communautés. Alors que ceci a presque toujours été le cas, ces pratiques n’ont été reconnues comme essentielles à l’attrait et à la prospérité de la ville que récemment (voir, entre autres nombreuses sources, Lovatt et al., 1994). Les hebdomadaires alternatifs ont rarement conscience de l’omniprésence de l’accent qu’ils mettent sur les mondes nocturnes urbains, mais cet accent se dévoile même à la plus superficielle des analyses.

Dans les termes de Greg Urban, nous pourrions dire que ces journaux ont réordonné notre compréhension du domaine culturel par plusieurs sortes de mouvements. D’une part, ils ont suivi la culture jusque dans ses quartiers au caractère de plus en plus évasif dans la culture souterraine et les mondes de la sous-culture, dans les recoins cachés de la production culturelle. De manière plus frappante, comme nous l’avons déjà suggéré, ils ont élargi les limites et la substance de la nuit en tant que terrain culturel, souvent en tandem avec la reconnaissance par les villes elles-mêmes de leurs économies nocturnes. Et, finalement, l’hebdomadaire urbain participe à une opération plus vaste par laquelle les limites de la culture se sont élargies de manière à circonscrire de multiples sphères d’engagement social et politique. L’hebdomadaire alternatif est fondé sur l’hypothèse que le jeune habitant du centre-ville est principalement lié à la vie urbaine en tant que consommateur de culture. Par l’accent disproportionné qu’ils mettent sur le domaine culturel, les hebdomadaires alternatifs ont renforcé le rôle de la culture comme lieu privilégié de l’élaboration de la citoyenneté et de l’appartenance civique.

En 1994, dans une analyse perspicace de la politique culturelle québécoise, Allor et Gagnon ont constaté que le champ culturel était devenu primordial dans le processus par lequel les gouvernements forgent leur légitimité et stimulent le sentiment de citoyenneté (Allor et Gagnon, 1994). L’hebdomadaire alternatif effectue une absorption semblable du civique et du social au sein du culturel. C’est dans la culture, suggère leur couverture, que l’habitant urbain rencontre sensations, aventure et exotisme – des dimensions d’expérience qu’il était plus probable de rencontrer, dans d’autres journaux et en d’autres temps, dans la couverture du crime, de la guerre et de la politique. Aussi, c’est principalement dans le champ culturel que nous négocions notre relation à l’illicite, au scandaleux et à d’autres forces qui défient l’ordre social. La responsabilité civique et la citoyenneté en viennent donc à être éprouvées et définies au contact du champ culturel.

Il serait toutefois erroné de voir le journal alternatif comme étant nécessairement plus accélératif dans ses impulsions que le quotidien. De par son incertitude quant à son autorité culturelle contemporaine, possiblement, le quotidien en est arrivé à traiter le champ culturel comme un champ dont les marges sont perpétuellement mises à l’épreuve et régulièrement dilatées. Il y a de multiples raisons pour ce mouvement vers l’extérieur, mais elles présument que la rencontre régulière du lecteur avec l’inconnu est nécessaire, dans un certain sens, pour une citoyenneté améliorée et éclairée. L’hebdomadaire alternatif fait reculer les limites de la légitimité encore plus loin du centre culturel, mais, en même temps, oeuvre à prêter ordre et stabilité aux périphéries de la vie culturelle, accélérant leur rationalisation économique et leur accessibilité publique. Ce faisant, l’hebdomadaire alternatif produit une version stabilisée de l’engagement civique, engagement soigneusement assorti aux listes de concerts à venir et d’autres événements couverts dans ses rubriques régulières. Aucun de ces médias, en conséquence, n’est entièrement inertiel ou accélératif selon des méthodes aisément vérifiables.

Conclusion

Les exemples dont nous avons discuté ici nous renvoient tous, bien que de manière oblique, à la question de l’« appartenance au sein d’une population et d’un territoire nationaux » formulée par Ong. Les magazines de Morris Ruby étaient principalement significatifs en tant que séquences de gestes expérimentaux ; par leur biais, de multiples façons de produire des versions canadiennes de magazines américains « osés » furent éprouvées à la fois au sens commercial et légal. L’absence d’objectif civique explicite dans les activités de Ruby ne devrait pas nous empêcher de voir dans le mouvement de ses magazines à travers une culture nationale et ses institutions une négociation soutenue de la signification de la « canadianité ». L’exemple de la scène disco montréalaise soulève, de façon très frappante, le conflit entre des textes compris comme porteurs de l’identité nationale et des processus culturels comme moyens de réordonner les relations sociales et culturelles. La question de savoir dans quelle mesure la musique disco devrait être considérée comme une forme étrangère dans l’histoire musicale québécoise peut être mise à l’écart. Ce qui est de plus grand intérêt pour mon propos, ce sont les moyens par lesquels les tensions sur ses significations cosmopolites et locales ont servi à générer une myriade d’institutions et de trajectoires de carrière qui prêtèrent à la scène locale sa complexité. Certaines de ces dernières étaient consacrées à l’adaptation de disques internationaux au marché local, d’autres prirent forme autour de la production de disques locaux équivalents. Dans la tension entre elles se posa la question de la place de Montréal dans les circuits internationaux d’influence et de circulation de marchandise.

Le rôle du journal dans le soutien de la citoyenneté est bien sûr plus largement accrédité et c’est autour du journal que des notions influentes d’engagement civique et de délibération collective ont été développées (Habermas, 1991). Des changements de contenu et d’organisation qu’ont connus les journaux au cours du dernier demi-siècle révèlent des mutations importantes, à la fois dans l’importance accordée au domaine culturel et dans sa délimitation. Comme je l’ai déjà suggéré, c’est dans l’hebdomadaire alternatif, peut-être, que l’on trouve l’image la plus stable d’une citoyenneté culturelle, une image arrêtée dans les catégories de couverture et la cartographie des options de style de vie qui caractérisent ces journaux. Les quotidiens – marqués qu’ils sont par une anxiété constante quant au sort du centre culturel dont ils aperçoivent à peine les contours – sont devenus plus authentiquement expérimentaux dans le remaniement continu et les ouvertures maladroites de leur couverture culturelle. En tant que symptômes de l’incertitude à l’égard des limites de la culture et de sa place dans la vie des lecteurs, les quotidiens manifestent involontairement cette nervosité accélérative qui est un élément constitutif de la condition de la culture.