Corps de l’article

Traduction : Benoît Michaud

Cet article soulève la question de l’existence d’un schéma général propre aux méthodes de recherche sociologiques canadiennes et, si tel est le cas, quel est ce schéma et comment peut-il être expliqué ? S’intéresser à cette question nécessite l’examen du schéma des méthodes canadiennes et une évaluation de leur singularité potentielle. Mais singulières par rapport à quoi ? En principe, cette question pourrait être envisagée par rapport à la sociologie mondiale, mais d’un point de vue canadien, cela n’a pas été le cas. La situation historique canadienne a rendu cruciale la comparaison avec les États-Unis, reflétant ainsi l’obsédante préoccupation quant à leur domination économique et culturelle, et l’anxiété correspondante entourant le maintien d’une identité canadienne distincte. Le mouvement de « canadianisation » des années 1970 au Canada anglais en a été particulièrement exemplaire (Hiller, 1979a ; Hofley, 1992 ; Cormier, 2002). Il s’agissait d’une réaction au poids de la présence dans les universités canadiennes de personnels d’origine états-unienne qui étaient vus à la fois comme occupant des postes qui auraient dû l’être par des Canadiens[2] et comme demeurant orientés de manière inappropriée dans des réseaux, sujets, données et méthodes de recherche états-uniens. (La pertinence de cette perception a été remise en question à l’époque, particulièrement par Kornberg et Tharp [1972] et Lambert et Curtis [1973], mais aucune étude permettant d’établir des changements quant à cette situation depuis les années 1970 n’a été réalisée.) D’un point de vue états-unien évidemment la perception en était probablement une moins d’impérialisme que de désespoir[3], soit face au manque de postes aux États-Unis, où l’expansion s’était déjà produite, soit en réaction à la situation politique états-unienne (Hagan, 2001). D’une manière ou d’une autre, les États-Unis demeurent le cas de comparaison le plus évident, malgré que la France et la Grande-Bretagne présentent aussi une certaine pertinence sociale.

Mais la division interne canadienne, entre le Québec et le « Reste du Canada » (RoC dans la suite) (Curtis et al., 1970 ; Fournier, 2002), soulève d’emblée la question de l’existence d’une identité canadienne la transcendant, avec laquelle la comparaison pourrait être possible. Au Québec, la question s’est posée différemment. La sociologie, comme d’autres aspects de la société, émergeait de l’influence traditionnelle de l’Église catholique dans le cadre d’une modernisation qui a accouché de la « Révolution tranquille » ; en dépit de cela, l’identité québécoise est demeurée définie en relation/distinction par rapport à l’Amérique du Nord anglophone, sans cet intérêt quant à la différence entre le RoC et les États-Unis. Le Canada français s’est tourné vers la France (malgré que cela ait été une préférence culturelle et non une conséquence non intentionnelle de l’embauche de professeurs français), et le Canada anglais, en dépit de la canadianisation, vers les États-Unis, et on a aussi avancé que la division francophone/présentait des différences méthodologiques. Les sociologies respectives des deux groupes linguistiques ont été manifestement distinctes, assez pour qu’un distingué commentateur les décrive en parlant de « deux solitudes » (Rocher, 1992).

Mais l’homogénéité interne des sociologies d’autres pays ne doit pas être tenue pour acquise ; même si des marqueurs sociaux et linguistiques d’égale importance ne sont pas impliqués, de vives différences d’opinion méthodologiques ont certainement existé aux États-Unis. La question appropriée pourrait alors être celle de savoir si les différences canadiennes sont les mêmes que celles observées dans les autres pays en comparaison. En plus des facteurs évoqués plus haut, des changements méthodologiques ont aussi eu lieu au Canada comme ailleurs. Il faut donc évaluer si les changements ont été le résultat de schémas de transformations historiques généraux ou spécifiquement canadiens.

Il existe une quantité substantielle d’écrits réalisés par des sociologues canadiens sur des aspects de l’état de la sociologie canadienne, souvent préoccupés de la nature d’une identité canadienne distincte ; la plupart portent souvent sur la situation telle qu’elle se présente au moment de l’écriture plutôt que de l’aborder en soi d’un point de vue historique. Ils offrent relativement peu d’études comparatives internationales, mais leurs données pourront être utilisées à cette fin. Au Canada comme ailleurs, peu de travaux ont porté sur l’histoire des méthodes de recherche, quoique ceux de Béland et Blais (1989) ainsi que de Hunter (1985) soient utiles, la préoccupation concernant l’identité canadienne s’étant peu intéressée à la méthode. Elle a eu plus à voir avec des thèmes en particulier. Par la suite, nous nous appuyons sur du matériel disponible et ajoutons de nouvelles données sur les caractéristiques des articles de revues canadiennes pour tracer un portrait des schémas des méthodes en usage.

Méthodologie

Un échantillon d’articles[4] a été établi dans le but de représenter l’éventail des travaux empiriques réalisés à partir des années 1960 ainsi que les méthodes qui ont été utilisées ; les tableaux présentés plus bas ont été constitués sur cette base. L’échantillon a été tiré des quatre revues principales : le Canadian Journal of Sociology (CJS), la Revue canadienne de sociologie et d’anthropologie (RCSA), Recherches sociographiques (RS) et Sociologie et sociétés (SS). Il est clair que les sociologues canadiens ont aussi publié dans d’autres journaux, certains à l’étranger, mais il s’est avéré impraticable d’identifier et de classifier toutes les publications. RS et SS sont exclusivement en français malgré que certains articles aient été traduits ; CJS et RCSA publient en principe des articles en français mais en pratique très majoritairement en anglais ; les articles en français se chiffrent respectivement à 4 et 15 et seront donc considérés comme anglophones[5]. La date de départ est 1961, les revues s’ajoutant au moment de leur fondation. Pour chacun des tableaux, les articles empiriques des années impaires ont été retenus jusque pour l’année 2001. Il était nécessaire d’avoir un nombre suffisant de numéros dans chaque catégorie étant donné un objectif central consistant à comparer les écrits francophones et anglophones. De plus, chaque revue possédant, en quelque sorte, son caractère distinct, il était également important d’en avoir suffisamment de chacune pour être en mesure de les comparer, malgré que l’espace de présentation disponible ici ne nous permette pas de présenter de telles données ; comme RS contenait une proportion d’articles empiriques beaucoup plus élevée que SS, les numéros 1 et 3 seulement pour chaque année ont été utilisés afin de maintenir un équilibre[6]. Ces facteurs signifient que la logique consistant à traiter les résultats combinés en tant que représentatifs de la « sociologie canadienne » pourrait être remise en question ; nous avons mené l’analyse en gardant ce risque en tête.

RS est publiée par l’Université Laval et la plupart de ses articles des débuts en sont issus ; étant donnée l’importance historique de cette université, en particulier pour la sociologie québécoise (Warren, 2003), cela a pu avoir des conséquences quant à leur nature. Sa vocation initiale était centrée sur la recherche empirique sur le Québec et, malgré qu’elle ait déclaré dans les années 1990 l’intention de développer une orientation plus internationale, son site Internet actuel stipule toujours qu’elle est « une sorte de place publique pour l’analyse de la société contemporaine, l’accent étant mis sur le Québec et le Canada francophone ». La revue publie occasionnellement des numéros thématiques. SS est basée à l’Université de Montréal ; il n’y a que deux numéros par année et chacun est thématique, ce qui fait que les thèmes choisis ainsi que les auteurs invités à y participer contribuent jusqu’à un certain point à déterminer la nature de ces articles. L’introduction éditoriale de Jacques Dofny a expliqué comment l’équipe éditoriale de SS s’était mise d’accord pour se partager l’espace disciplinaire :

... poursuivre ensemble deux efforts parallèles : Recherches sociographiques recueillant les matériaux d’une sociographie proprement québécoise, ouvertes à toutes les sciences sociales... Sociologie et sociétés abordant les problèmes plus spécifiquement sociologiques et s’efforçant... de publier sur un même thème des recherches faites ici et ailleurs...

Dofny 1969, p. 5

Chacune de ces deux revues a aussi reflété, de par ses articles en soi ou par les numéros spéciaux, la forte implication de sociologues québécois dans les politiques sociales du Québec (Juteau et Maheu, 1989, p. 372), que ce soit à partir de postes au sein des universités ou en dehors de celles-ci. RCSA, la revue de l’Association canadienne des sociologues et anthropologues, n’a pas d’appartenance départementale fixe et a comme vocation de représenter l’éventail des intérêts de l’association. Elle accepte des travaux sur des thèmes anthropologiques et sociologiques, malgré que la sociologie y soit beaucoup plus représentée. Le CJS est rattaché à l’Université d’Alberta et y a été habituellement publié. Il paraît quatre fois par année et sa vocation consiste à représenter la diversité du travail sociologique, mais il accepte aussi des travaux issus d’autres disciplines. Les articles ne sont pas exclusivement le fait de sociologues canadiens, et récemment il s’est davantage préoccupé d’échanger avec la communauté internationale.

Les articles utilisés se limitent à ceux identifiés comme étant « empiriques », puisque seuls ceux-ci recourent à des méthodes de recherche au sens conventionnel. Cependant, pour éviter d’éventuels biais, la catégorie a été définie de manière souple, incluant ceux qui semblent avoir comme visée l’atteinte de conclusions sur le monde à partir de faits, qu’il s’agisse ou non de données systématiques colligées par l’auteur dans ce but. (Donc les travaux de nature historique générale, par exemple, sont inclus, malgré que les articles qui ne mentionnent que quelques faits généralement connus pour servir un propos essentiellement théorique ne le sont pas.)

Un autre type d’exclusion a été effectué par discipline. Cela a été difficile parce que la discipline n’est habituellement pas mentionnée dans l’article et il est apparu important d’éviter d’user de jugements subjectifs. La sociologie est très diversifiée et présente maints styles différents ; des collègues généralement admis comme sociologues ont souvent été logés dans des départements de médecine sociale ou d’études féministes, et les frontières avec la démographie, les sciences politiques, l’anthropologie, etc., ne sont pas clairement établies, ce qui fait que l’appartenance départementale ne peut constituer un critère fiable[7]. Les exclusions ont donc été effectuées de manière très limitée pour deux des revues. RS a été initialement interdisciplinaire et semble l’avoir été beaucoup plus dans ses premières années, alors qu’il y avait moins de sociologues pour y contribuer ; Fournier (1972, p. 634) a établi que moins de la moitié du total des articles publiés dans les années 1960 émanait de la sociologie. Les articles de RS clairement réalisés par des historiens sur des sujets historiques ont été exclus. La RCSA traite à la fois de sociologie et d’anthropologie malgré qu’il y ait eu beaucoup moins d’articles anthropologiques ; à partir du moment où la politique de faire paraître un numéro par année exclusivement consacré à l’anthropologie a été mise en vigueur, ce numéro a été exclu. Cela laisse certainement inclus des articles de ces revues et des autres qui sont d’autres disciplines.

L’objectif était de représenter la sociologie canadienne, pas seulement la sociologie publiée au Canada. (Cela a mené à une grande proportion d’exclusions seulement dans le cas de SS, qui a attiré délibérément plusieurs étrangers pour ses numéros thématiques.) La définition opératoire du terme « canadien » est l’adresse courante, sauf dans le cas des articles, omis, ayant au moins un auteur qui n’est pas normalement basé au Canada[8] ; cela a certainement, d’une part, exclu des expatriés d’origine canadienne et, d’autre part, a inclus des auteurs d’origine étrangère. Ces derniers ne créent pas de difficulté d’interprétation puisqu’ils font partie de la question traitée ici. Cependant, demeure le problème des publications à l’étranger de sociologues ayant des adresses canadiennes.

Il a été fréquemment avancé que certains sociologues au Canada publient régulièrement à l’étranger, particulièrement dans des revues états-uniennes et que cela est vu comme étant plus prestigieux et aussi plus susceptible d’attirer certains types de travaux plus que d’autres (Ambert, 1980 ; Brym, 1987[9] ; Godin, 2002). Sur la base des données disponibles, il appert que cette tendance a peut-être été exagérée. Il y avait 56 articles par des auteurs uniquement « canadiens » dans les revues états-uniennes principales American Journal of Sociology, American Sociological Review et Social Forces pour les années impaires à partir de 1965. (John Hagan à lui seul a été l’auteur unique ou en collaboration pour dix d’entre eux !) La proportion qu’ils représentent du total combiné de ces mêmes articles et de ceux de notre échantillon canadien-anglais décline de 18% dans les années 1970 à 8% dans les années 1990, alors que des 15 articles exclus du compte parce que l’auteur canadien avait un collaborateur des États-Unis, aucun ne date d’après 1977 ; un effet de cohorte est à envisager. Un échantillon de 60% des numéros de revues majeures en Grande-Bretagne de 1960 à 1999[10] contient 75 articles d’auteurs ayant une adresse canadienne, certains d’entre eux connus comme étant d’origine britannique alors que les sujets abordés par les autres suggèrent une origine états-unienne (et une orientation politique de gauche). Fournier et Trépanier (1985, p. 432-434) ont établi que les publications des professeurs des départements de sociologie francophones québécois sont parues au Québec à 73% pour la période 1970-1977 et à 88% pour la période 1978-1983, alors que seuls les professeurs des universités anglophones publiaient davantage aux États-Unis, quoique la proportion de leurs publications y ait décliné sur la même période de 59 à 42%, le reste se déplaçant non pas au Québec mais dans le RoC. Pour la même période, la Revue française de sociologie a publié seulement six articles de Canadiens, un seul après 1974. Ces données suggèrent que les anglophones étaient plus susceptibles de publier à l’étranger, ce qui est en rapport avec la caractérisation de la sociologie du Québec comme étant plus tournée vers elle-même dans ses préoccupations (Fournier, 2002).

Le tableau 1 présente la composition de l’échantillon. Le nombre d’articles a crû dans le temps, à la mesure de la croissance des revues, mais peut-être aussi à la mesure de la croissance de la proportion d’articles empiriques. Les chiffres plus élevés pour les revues anglophones pourraient refléter la prépondérance démographique de la communauté anglophone. Il faut toutefois noter que, puisque l’échantillon ne comprend que les articles empiriques, les données utilisées ici sont plus pleinement et plus précisément représentatives dans le cas des revues (et communautés intellectuelles) où ceux-ci constituent une plus grande proportion du total. Il faut aussi garder en tête qu’il s’agit d’un échantillon d’articles, ce qui fait que certains auteurs y apparaissent plus d’une fois et certains articles sont le fait de collaborations. Donc les données présentées plus bas sur des articles ne peuvent être vues comme des données sur des individus.

Tableau 1

Échantillon des articles utilisés

Échantillon des articles utilisés
*

Pour l’ensemble, « les années 1990 » incluent des données pour 2001.

-> Voir la liste des tableaux

Une fois l’échantillon d’articles établi, chacun a été codé selon les méthodes utilisées et, lorsque pertinent, selon l’origine géographique des données. Les méthodes ont été classées en des termes très larges relatifs aux sources des données (sondage, entrevues, observation participante ou non participante, analyse de contenu, etc.) d’usage courant dans des travaux similaires portant sur les mêmes sujets abordés ici, afin d’assurer une comparabilité. Cependant, comme un nombre important d’articles ne correspondait pas à ces catégories, d’autres ont été ajoutées : « statistiques » (statistiques publiées compilées par d’autres, majoritairement le recensement et d’autres sources gouvernementales) et « historique » (pour divers autres matériaux documentaires disponibles, incluant pour un passé récent les connaissances générales comme le nom des ministres, pour lesquelles aucune source n’est normalement citée). Il s’agit d’un ensemble de catégories quelque peu démodées, mais la période couverte le demandait. On a aussi noté si les données étaient secondaires ou celles de l’auteur, quoique les frontières entre des données produites par une équipe de recherche à laquelle appartenait l’auteur et celles à l’élaboration desquelles il n’était pas associé ne soient pas toujours claires. La présentation des données a été classée comme quantitative ou qualitative. C’est une distinction sommaire, tel qu’il est discuté plus loin, qui est traversée par d’autres différences sur le plan de la méthode, comme sur celui de la méthodologie. Cependant, elle est si présente dans les écrits portant sur d’autres sociologies nationales disponibles pour comparaison qu’elle se devait d’être reprise ici.

Pour chaque article, le sexe des auteurs ainsi que les institutions respectives de leurs premier et dernier diplômes ont aussi été codés[11]. Idéalement, leur origine nationale aurait aussi été retenue mais les données disponibles ne la fournissaient pas de manière régulière[12]. Étant donné que l’objectif n’était pas de les étiqueter par leur identité ethnique fondamentale mais de les placer en relation avec des distinctions d’usage commun en sociologie, cela semble suffisamment satisfaisant[13], puisque le fait de passer à travers une tradition particulière d’éducation supérieure est certainement également lié à la pratique intellectuelle. (Il y a eu un bon nombre de sociologues canadiens, particulièrement dans le RoC, dont les origines en tant qu’adultes sont en dehors de la distinction franco/anglo, malgré que plusieurs aient obtenu leur doctorat au Canada ou aux États-Unis, et donc peuvent être traités selon ce principe.) Mais trouver les lieux d’obtention des diplômes s’est avéré une tâche extrêmement laborieuse, ce qui fait que cette information manque pour 106 auteurs, 13% du total[14]. Il y a lieu de se consoler du fait qu’il est plausible que ceux qui sont absents des sources consultées évoluent pour cette raison de manière probablement moins centrale au sein de la communauté sociologique canadienne et donc que leur absence pourrait être considérée comme moins grave.

Résultats

Le schéma général des méthodes utilisées dans notre échantillon est présenté dans les tableaux 2 et 3. La plus grande proportion des articles ont fait usage de méthodes quantitatives[15] jusqu’aux années 1990, période pendant laquelle les méthodes qualitatives les ont rejoints (tableau 2)[16]. Concernant les méthodes de collecte de données, le sondage a toujours dominé, mais seulement avec environ un tiers du total ; l’usage de statistiques publiées et de sources documentaires ainsi que de méthodes historiques a également été significatif (tableau 3)[17]. Les seules tendances claires dans le temps sont une baisse dans les méthodes historiques, une hausse pour les entrevues ainsi qu’un sommet pour les sondages et une hausse des méthodes quantitatives par rapport aux méthodes qualitatives dans les décennies 1970 et 1980. Une autre particularité, pas méthodologique en soi mais tout de même pertinente, est le lieu de collecte des données pour lequel un schéma très clair apparaît. Les trois quarts des articles de revues francophones utilisent des données québécoises, près d’un quart des données montréalaises alors que 11% seulement réfèrent au Canada considéré dans son ensemble ; pour les revues anglophones, dans 44% des cas, les données proviennent du RoC et dans 32% du Canada considéré comme un tout[18]. (Sans grande surprise, une forte tendance à la proximité entre le lieu de collecte des données et celui où est basé l’auteur a été observée.) Pour chacun, la plupart des données restantes ne proviennent ni des États-Unis, de la Grande-Bretagne ou de la France mais de sites anthropologiques dans le tiers-monde, de livres, de films, etc., ou, occasionnellement, d’origines multiples. Les données sur le Canada dans son ensemble étaient très majoritairement tirées de sources disponibles (matériel historique, documents, statistiques ou analyses de données secondaires provenant de sondages réalisés par d’autres) plutôt que constituées par les auteurs dans le cadre de leur propre recherche. L’analyse de données secondaires est ressortie de manière prégnante ; un tiers dans les années 1970 et 1980, et presque la moitié dans les années 1990 de l’usage de la méthode de sondage étaient constitués d’analyse de sondages réalisés par d’autres et, si on y ajoute les « statistiques », 32% du total des articles ont utilisé une forme ou une autre d’analyse de données secondaires.

Tableau 2

Articles quantitatifs, qualitatifs et autres

Articles quantitatifs, qualitatifs et autres

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 3

Méthodes de collecte de données utilisées dans les articles

Méthodes de collecte de données utilisées dans les articles

Docs = documents

Hist = historique

Ents = entrevues

Part = observation participante

Stats = statistiques

Sond = sondage

-> Voir la liste des tableaux

Ce portrait général de la situation canadienne ne nous révèle rien sur d’éventuelles différences qu’il pourrait receler ou comment les transformations peuvent être expliquées ; des données plus détaillées y jettent un certain éclairage. Nous comparons d’abord les revues francophones et anglophones. Ces dernières ont toujours comporté une plus grande proportion d’articles quantitatifs (tableau 4)[19]. Mais une trajectoire de transformation remarquablement similaire[20] est présente dans chaque cas, avec un sommet de quantification dans les années 1970 suivi d’une hausse du travail qualitatif dans les années 1990 ; la différence a été largement comblée non pas par les articles clairement qualitatifs mais par ceux classés dans « autres ». Quand on compare l’usage de différents modes de collecte de données, on voit que les francophones ont utilisé plus souvent des méthodes historiques (tableau 5). (Cela est en partie attribuable, du moins pour les années initiales, à la présence d’articles d’historiens, malgré que cela indique aussi le niveau de préoccupation quant à l’identité historique de la communauté. Cela aide également à rendre compte de l’usage précoce important de sources documentaires.) L’usage de données « statistiques » est similaire sauf dans les années 1960, la seule décennie pendant laquelle, d’une part, les anglophones n’ont pas mené dans l’usage des sondages et, d’autre part, où celui-ci n’a pas constitué leur méthode la plus importante ; pour les décennies suivantes, le recours le plus important aux sondages va du côté des anglophones alors que les méthodes secondaires ont mené chez les francophones jusqu’à ce que les deux groupes connaissent une hausse de l’usage des entrevues dans les années 1990. La différence peut-elle être attribuée à des différences culturelles entre les deux communautés ? Si oui, comment expliquer les similitudes ? De plus amples données jettent un certain éclairage sur ces questions.

Tableau 4

Comparaison[21] des proportions d’articles dans les revues selon la présence de démonstrations quantitatives/qualitatives entre francophones et anglophones

Comparaison21 des proportions d’articles dans les revues selon la présence de démonstrations quantitatives/qualitatives entre francophones et anglophones

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 5

Comparaison des proportions d’articles utilisant différentes méthodes principales de collecte de données entre francophones et anglophones

Comparaison des proportions d’articles utilisant différentes méthodes principales de collecte de données entre francophones et anglophones

-> Voir la liste des tableaux

Il a été largement suggéré que la tradition états-unienne, plus orientée vers les données quantitatives, pourrait être pertinente pour comprendre les développements des études canadiennes ; nous observons, en conséquence, le lieu d’obtention du diplôme le plus élevé (normalement, mais pas toujours, le doctorat) des auteurs des articles[22]. Il ressort en effet que ceux détenant un diplôme états-unien ont réalisé en majorité (82%) des articles quantitatifs, alors que ceux qui détenaient un diplôme québécois en ont réalisé le moins (38%). Il est intéressant de noter que le cas de la France (59%) est très similaire à celui du RoC (62%)[23], ce qui rend difficile la défense de l’idée que l’effet Québec est dû à l’influence française. On pourrait penser que les résultats d’ensemble cachent un effet de cohorte, étant donné qu’une forte proportion du professorat avait un diplôme états-unien lors des premières périodes. Peu importe les caractéristiques qu’ont apportées les recrues des années 1990, il a fallu du temps, dans le cas de celles qui sont restées, pour que leurs travaux fassent leur chemin à travers le système et qu’elles s’adaptent aux conditions locales. Les antécédents et la formation affectent, naturellement, le style intellectuel, au moins initialement et sont susceptibles de se refléter particulièrement dans les premières publications, mettant à contribution leurs travaux de doctorat et publiant peut-être en collaboration avec d’anciens collègues. Dans les journaux anglophones et pour chaque décennie, les articles d’auteurs diplômés aux États-Unis sont en effet plus quantitatifs que ceux des auteurs qui ont obtenu leur diplôme dans le RoC, mais leurs articles aussi sont devenus plus qualitatifs dans les années 1990. La réduction d’articles quantitatifs n’est donc pas simplement due à la moindre proportion d’auteurs détenant un diplôme états-unien.

Relativement peu d’auteurs des revues francophones détenaient un diplôme d’origine anglophone, comme peu d’auteurs des revues anglophones en détenaient un d’origine francophone. Cependant, nous comparons ceux dont l’origine du diplôme est semblable ayant publié dans les différentes revues (tableau 6). Comme on pouvait s’y attendre, ceux détenant un diplôme d’origine états-unienne ont maintenu leur prépondérance dans les deux groupes. De plus, pour chaque pays d’origine du diplôme, sauf pour la France, la proportion d’auteurs d’articles quantitatifs est plus importante dans les revues anglophones. (Dans ces dernières, les diplômés en France forment une moins grande proportion que les diplômés au Québec, alors que pour les revues francophones, cette proportion est plus grande, quoique avec si peu de cas que l’on ne peut parler de résultats concluants.) Il est frappant que pour le groupe francophone les proportions respectives de diplômés en France et aux États-Unis soient très proches, en ce qui concerne les articles quantitatifs[24], alors que dans les deux groupes, les diplômés au Québec sont à moins de 10% derrière ceux diplômés dans le RoC. Cela pourrait suggérer que les normes de présentation des revues ont une certaine importance en plus des facteurs « nationaux ».

Il mérite d’être ajouté, en relation avec la question de la canadianisation, que 92% des articles des revues anglophones réalisés par des détenteurs d’un diplôme le plus élevé obtenu aux États-Unis (comparé à 93% de ceux qui l’ont obtenu au Canada) utilisent des données canadiennes et il n’y a que quatre articles utilisant des données états-uniennes réalisés par des diplômés aux États-Unis, le plus récent datant de 1973. La crainte que ceux ayant été formés aux États-Unis ne contribuent pas en termes de données canadiennes semble difficilement fondée, malgré que l’on ne puisse se prononcer quant au caractère moins « canadien », à d’autres égards, de leurs travaux. Nous notons aussi, en réponse partielle à l’idée qu’ait pu être publié du matériel comportant des données états-uniennes dans des revues états-uniennes, que dans notre échantillon d’articles d’auteurs canadiens dans des revues majeures aux États-Unis, seulement 25% présentaient des données états-uniennes[25], alors qu’un autre 5% de ces articles comparait des données états-uniennes et canadiennes (dont 71% dataient d’avant 1980). Des 70% restants, à peu près le quart était, selon des modalités différentes, de nature comparative, alors que la plupart n’utilisaient que du matériel canadien.

Tableau 6

Origine du diplôme et quantification dans les revues francophones et anglophones

Origine du diplôme et quantification dans les revues francophones et anglophones

-> Voir la liste des tableaux

L’adhésion à l’American Sociological Association (ASA) pourrait aussi être considérée comme révélatrice d’orientations aux styles états-uniens[26] ; 53% des auteurs utilisant des méthodes quantitatives dans les revues anglophones et 24% de ceux écrivant dans les revues francophones étaient membres de l’ASA, comparé à 30% et 14% de ceux utilisant des méthodes qualitatives. Lisant les données dans l’autre direction, les membres de l’ASA étaient plus susceptibles que les non-membres d’être associés à des articles quantitatifs, spécialement parmi les auteurs des revues francophones. Cependant, puisque ceux ayant une triple affiliation (premier et plus haut diplôme ainsi que membre de l’ASA[27]) présentent des proportions quantitatives semblables à ceux qui n’ont d’états-unien que leur diplôme le plus élevé, il appert peu probable que l’adhésion à l’ASA (ou la nationalité d’origine, si le premier diplôme peut en être considéré comme un indicateur plausible) ait un quelconque rôle causal.

Mais il y a un autre clivage social, aucunement lié aux questions d’identité nationale, qui a aussi été important : le sexe. Dans les années 1980 et 1990, on peut voir qu’une quantité disproportionnée du travail qualitatif a été réalisée par des femmes[28], dans des proportions plus élevées pour le groupe anglophone (64 à 50% dans les années 1980, 74 à 64% dans les années 1990, les articles qualitatifs des années 1960 et 1970 étant trop peu nombreux pour constituer des pourcentages significatifs). Mais la caractéristique la plus saillante réside dans le fait qu’à partir des années 1990, la plupart des articles réalisés par des femmes, dans les deux groupes, étaient qualitatifs (francophone 80% et anglophone 70%) comparativement à seulement un quart environ du total chez les hommes, alors que les femmes étaient responsables de 52% des articles utilisant des matériaux documentaires et des entrevues, mais seulement de 7% de ceux utilisant des sondages. Le sexe ressort clairement en tant que facteur dans certaines des similarités anglo/franco et, puisque les proportions d’auteures dans les deux groupes ont été très similaires, cela n’aide pas à rendre compte des différences entre ces groupes.

Le schéma canadien général en est donc un où les sources historiques documentaires analysées qualitativement ont été particulièrement importantes dans le groupe francophone, tandis que le sondage a été prépondérant dans le groupe anglophone avec une emphase correspondante sur l’analyse quantitative ; dans les décennies plus récentes, cependant, toutes ces méthodes de collecte de données ont relativement décliné faisant place à davantage d’analyse qualitative et d’entrevues, spécialement favorisées par une proportion à la hausse de femmes au sein de la discipline. Comment cela se compare-t-il avec d’autres schémas nationaux ? Les données disponibles, quoique limitées[29], sont résumées et nous comparons les périodes les plus proches (tableau 7).

Tableau 7

Proportion d’articles quantitatifs dans les principales revues, États-Unis et Grande-Bretagne[30]

Proportion d’articles quantitatifs dans les principales revues, États-Unis et Grande-Bretagne30
*

Les données de Halsey n’excluent pas les articles de sociologues d’autres pays que certains ont identifiés comme étant responsables dans une large proportion des articles britanniques utilisant des données quantitatives, particulièrement dans le British Journal of Sociology.

-> Voir la liste des tableaux

Les niveaux de quantification ont été nettement plus élevés aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne[31]. Les articles canadiens-anglais présentent des niveaux de quantification plus proches du schéma états-unien, quoique inférieurs, avec une baisse dans les années 1990 similaire à celle des États-Unis en 1987-1988 et, négligeant l’effet de l’inclusion d’articles étrangers, des niveaux supérieurs à la Grande-Bretagne. Les articles francophones sont plus proches du schéma britannique quoique plus quantitatifs dans les années 1970. Ceci donne un schéma pour le Canada dans son ensemble se situant entre celui des États-Unis et un modèle européen, et ne rend certainement pas compte d’une influence britannique sur le Canada anglais, à moins de la considérer comme diluant l’influence concurrente des États-Unis.

En ce qui concerne l’effet de genre, différentes études recouvrent différentes périodes. Grant et al. (1987, p. 859-860) ont établi à partir d’un vaste échantillon de revues majeures pour les années 1974-1978 et 1979-1983 que même si les travaux quantitatifs étaient les plus communs à la fois chez les hommes et les femmes, la proportion pour ces dernières était inférieure. Clemens et al. (1995, p. 471) ont trouvé, quoique à partir d’un échantillon d’articles du AJS et du ASR seulement pour les années 1987-1988, que la proportion d’articles qualitatifs était de 38% pour les femmes contre 13% pour les hommes. Clark (1999, p. 35), à partir d’un échantillon tiré d’un plus large éventail de revues, n’a pas fait de distinctions quantitatif/qualitatif mais a établi qu’en 1996, les articles réalisés par des femmes seulement ou dans des collaborations impliquant des femmes ont utilisé l’« entrevue » ou le « travail de terrain » en tant que mode de collecte de données dans 27% des cas, comparé à 11% dans les cas où aucune femme n’était impliquée. Ces résultats suggèrent qu’aux États-Unis aussi, malgré que la proportion d’articles quantitatifs dans les principales revues soit supérieure, les femmes ont travaillé selon des styles moins quantitatifs que les hommes. Des données britanniques[32] montrent un schéma extrêmement similaire au cas canadien, le travail qualitatif comptant, parmi les articles réalisés seulement par des femmes, pour 57% dans les années 1980 et pour 77% dans les années 1990.

On voit donc que les divisions internes canadiennes ont mené à une situation d’ensemble qui s’est distinguée, à certains égards, d’autres cas nationaux, quoique cela dépende des différences entre francophones et anglophones et apparaisse différemment lorsqu’on les sépare, alors que sous d’autres égards, elle a suivi des tendances internationales qui traversent cette division.

Discussion

Les comparaisons générales effectuées ci-dessus avec nos données étaient inévitablement rudimentaires ; une analyse plus raffinée et plus qualitative ferait davantage ressortir ce qui est et n’est pas distinctif. Le style, la rhétorique et les formes narratives sont aussi en un sens partie prenante des méthodes, quoique des moyens simples et sommaires de les classifier et de les comparer n’aient pas été développés et qu’il soit impossible, en une courte période de temps et sans noter d’importantes différences entre eux en ces domaines, de passer en revue un nombre important d’articles français et anglais. La tâche consistant à catégoriser les articles comme empiriques ou non et par méthodes de collecte de données a soulevé des difficultés instructives. Dans les revues francophones, particulièrement SS, nombre d’articles étaient écrits selon des modalités incompatibles avec la pratique anglo-saxonne. Il était clair que l’auteur possédait des données systématiques et les utilisait pour atteindre des conclusions mais pratiquement aucune donnée n’était présentée directement, rendant même presque difficile de préciser en quoi elles consistaient et comment elles avaient été collectées. Une difficulté s’est aussi manifestée à travers l’apparente convention québécoise selon laquelle il est acceptable de faire un article sur la base de données publiées ailleurs sans en reconduire les détails, mêmes si ceux-ci étaient nécessaires à l’argumentation. Ces pratiques sont illustrées dans les commentaires de certains auteurs :

[...] on voudra bien considérer les quelques textes que nous citons comme des illustrations plutôt que comme des preuves. Nous disposons de dossiers considérables dont nous ferons état ailleurs [...]

Dumont, 1965, p. 16

Le texte suivant représente en quelque sorte le cadre d’analyse qui s’est constitué en interaction avec un important matériau qualitatif... [à paraître]

René, 1993, p. 154

Je considère que de telles pratiques rhétoriques reflètent une préférence intellectuelle culturelle, peut-être liée à l’influence française, portant à mettre l’accent sur les conclusions théoriques atteintes plutôt qu’à s’étendre de façon pédante sur les moyens techniques par lesquels on y arrive. Elles pourraient aussi indiquer de hauts niveaux de confiance interpersonnelle, possibles au sein d’une communauté disciplinaire étroitement intégrée et relativement petite[33]. (Cependant, de telles différences ne sont pas nécessairement incompatibles avec les similarités franco/anglo sous-jacentes dans des domaines comme les techniques de collecte de données sur le terrain ou les approches statistiques.) Il est tentant de suggérer que les différences entre la société québécoise et celle du RoC rendent l’approche méthodologique individualiste plus appropriée à cette dernière, plus populeuse et plus diversifiée à l’interne ; l’utilité d’une telle suggestion ne peut être établie qu’en poussant plus loin l’analyse.

Les historiens des méthodes de recherche doivent cependant garder en tête que les méthodes sont, en pratique, choisies pour maintes raisons qui ne relèvent pas de principes méthodologiques abstraits mais de considérations contextuelles plutôt qu’internes à la sociologie. Le sujet de recherche peut, de manière conventionnelle ou par nécessité intrinsèque, dicter la méthode ; des conventions en ces domaines émergent dans les réseaux intellectuels liés par leurs objets de recherche plutôt que par leurs préoccupations méthodologiques. De manières fort différentes, des considérations pratiques, tels le financement et l’accès au terrain, peuvent aussi déterminer les méthodes. Par exemple, il est clair que les préoccupations entourant l’hégémonie économique états-unienne ont mené à nombre d’études quantitatives utilisant des sources documentaires telles des listes de propriétaires d’actions et d’administrateurs, et que l’intérêt entourant l’identité nationale à la fois au Québec et dans le RoC a favorisé des études macro-historiques, et pour le Québec, démographiques (Wargon, 2002). Les excellentes ressources fournies par Statistique Canada ont rendu possibles maintes analyses secondaires, favorisées en cela aussi par le manque d’organisations vouées aux sondages ; les besoins et le financement d’activités d’État, telle la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, ont aussi rendu possible et fait la promotion d’autres études. Tant que les modalités de financement de la recherche sont nationales et différentes entre nations, elles affecteront la nature du travail produit (Fisher [1991] pour le Canada et Thorns [2003] pour une comparaison internationale avec le cas canadien). Ainsi Legault (1993) a montré certaines des conséquences non intentionnelles autant qu’intentionnelles de la création au Québec d’un programme de centres de recherche aux fonctions à la fois de formation et de recherche ; Legendre (1997) offre de riches données sur les effets des modalités de financement et de l’organisation de la recherche en matière de sociologie du travail au Québec ; Stebbins (2001) a documenté l’impact du Programme d’aide à l’édition savante ; Wargon (2002) a montré comment les changements de politiques linguistiques au Québec et au sein du gouvernement fédéral ont affecté la communication entre différents groupes de démographes à l’intérieur et à l’extérieur des universités. Durand et al. (1998), dans un article très intéressant sur la façon dont diffère la pratique dans les maisons de sondage commerciales du Québec par rapport à celles du RoC, montrent que les premières ont des standards professionnels plus élevés sur des éléments comme les taux de réponse acceptables. Il y est suggéré que les facteurs qui y contribuent résident dans la présence de plusieurs individus méthodologiquement compétents qui leur commandent des études au nom du gouvernement, de même que l’importance que les développements politiques au Québec ont donnée à la précision des sondages électoraux. Les données extraites des contenus des revues ont besoin d’être complétées par des études plus larges de facteurs sociohistoriques comme ceux-ci si l’on veut prendre pleinement en compte le contexte.

On pourrait s’attendre à ce que de telles spécificités historiques créent des différences nationales, mais il y a des traces de tendances transnationales générales qui pourraient l’emporter sur les variations historiques. Drori et al. (2003) soutiennent que leurs données montrent la science agissant telle une institution mondiale créant par son organisation et son impact social une homogénéité globale, en dépit des variations résultant de conditions locales ; cela suggère que la diversité nationale ne peut être tenue pour acquise sur le plan des tendances générales. Des similarités transnationales pourraient également résulter de réponses nationales indépendantes à des conditions similaires, telle la nécessité éprouvée de données améliorées pour la gestion sociétale. On ne peut assumer, dès lors, que des similarités transnationales démontrent l’influence d’une nation sur une autre, malgré que la chose demeure possible[34].

Dans les années 1970, Lamy (1976) a spécifié les conditions de dépendance culturelles observées dans la relation de la sociologie canadienne aux États-Unis. Certains aspects de son analyse sont aujourd’hui clairement obsolètes ; la sociologie canadienne est devenue apte à décerner ses propres doctorats et à assumer son financement. (Les recrues d’origine états-unienne qui sont restées au Canada depuis peuvent certainement être considérées comme suffisamment intégrées aujourd’hui alors que les recrues plus récentes auront été choisies en compétition avec des candidats locaux qualifiés.) Mais sa liste de conditions stipule que les critères quant aux études privilégiées et les façons de les mener sont dictés de l’extérieur. Ce ne sont pas là des conditions qui peuvent être imposées aux travailleurs intellectuels même si la structure d’incitatifs tels que l’opportunité de bénéficier d’un poste mieux payé ou des possibilités de publications prestigieuses peut être attirante. Un examen moderne de ces questions s’est situé dans le contexte du post-colonialisme. Baber (2003) déplore, tout comme les Canadiens l’ont fait déjà, que la connaissance produite par les sociétés dominantes soit considérée comme universelle, alors que celle issue des colonies est vue comme locale et particulière, à peine une étude de cas. Chakrabarty (1992) défend la nécessité de « provincialiser » l’Europe plutôt que d’écrire toute l’histoire comme si l’Europe était centrale et les autres régions uniquement définies par rapport à elle. Alatas (2003) présente une liste remarquablement similaire à celle de Lamy quoiqu’il travaille à partir de Singapour un quart de siècle plus tard.

Mais il est intéressant qu’Alatas situe comme partie prenante de la relation centre/périphérie le fait que les universitaires du premier-monde étudient d’autres pays ainsi que le leur, alors que ceux du tiers-monde se confinent à leur propre pays ; ce dernier cas, évidemment, correspond exactement à ce que le mouvement de canadianisation voulait que les Canadiens fassent. S’y sont-ils, peut-être, trop conformés ? Il peut y avoir un risque que les Canadiens (qu’ils soient du Québec ou du RoC) assument implicitement que leur nation est spéciale alors qu’elle ne l’est pas, comme le font également des sociologues d’ailleurs, parce qu’ils ne la comparent pas avec d. Il n’est pas clair comment ce risque devrait être jaugé par rapport à la faute inverse, souvent imputée aux États-Unis, consistant à assumer que des données relatives à son propre pays puissent être considérées comme universelles. Nombre d’auteurs canadiens (voir Laxer, 1989 ; Myles, 1989) ont recommandé davantage de travaux comparatifs. Voilà un message louable pour le Canada, comme pour tout autre pays, quoique les débats sur les méthodes comparatives aient commencé à soulever l’idée que la nation géographique est une unité de moins en moins utile dans des conditions de globalisation, de différenciation régionale et de diasporas. Mais, comme le souligne Hiller (1979b), des sociologies nationales fortes peuvent contribuer à renforcer la sociologie globale, à tout le moins en fournissant des cas bien documentés pouvant appuyer ou tester la validité de propositions générales.

Une autre question soulevée par maints auteurs dans les écrits sur la canadianisation réside dans l’idée selon laquelle « certaines méthodes et techniques idoines dans une situation peuvent s’avérer virtuellement inutiles dans une autre » (Loubser 1978, p. 8), impliquant par là que les méthodes états-uniennes, spécialement les sondages et leur analyse quantitative, sont appropriées dans le cas de la société états-unienne mais pas dans celui de la société canadienne[35]. Je n’ai trouvé énoncé nulle part ce que seraient des méthodes adéquatement canadiennes ; il est donc difficile de vérifier si elles ont été établies. Cependant, les travaux de Barry Wellman et de Dorothy Smith ont été considérés comme correspondant à cette prescription. Wellman et ses collègues ont avancé (Richardson et Wellman, 1985 ; Tindall et Wellman, 2001) que l’approche structurelle d’analyse des réseaux est particulièrement pertinente à la situation canadienne de dépendance, donc que sa prégnance au Canada, à la fois français et anglais, souvent en lien avec la tradition d’économie politique, n’est pas fortuite. Ils notent aussi, cependant, qu’il s’agit d’une entreprise internationale à laquelle ont adhéré plusieurs autres régions du monde, sans surprise puisque le Canada n’est certainement pas la seule société aux prises avec des relations de dépendance. Smith est bien connue à travers le monde pour ses contributions méthodologiques distinctives. Mais même si elle décrit son expérience personnelle d’enseignement au Canada, dans ce qu’elle en est venue à percevoir comme une institution colonisée, en tant que préparation, en quelque sorte, au développement de sa pensée féministe (Smith, 1992, p. 126), son ethnographie institutionnelle (voir Smith, 1988) est considérée comme une approche féministe adéquate quant à la situation des femmes où qu’elles soient. Son approche s’est presque certainement disséminée largement à travers des réseaux féministes, et il n’a pas été évoqué, d’un point de vue féministe, que les femmes canadiennes connaissent une situation unique. Ces exemples suggèrent qu’une bonne méthode est susceptible d’être jugée pertinente au-delà des frontières nationales, même si elle ne l’est pas universellement.

Il semble ironique que des auteurs ayant élaboré des méthodes pertinentes et potentiellement authentiquement canadiennes soient en fait tous deux des immigrants avec des doctorats états-uniens ; l’analyse des réseaux sociaux a débuté avec un groupe d’étudiants diplômés de Harvard, dont plusieurs se sont plus tard installés à Toronto, alors que Dorothy Smith est d’origine britannique avec un premier diplôme obtenu à Londres (Grande-Bretagne) et un doctorat de Berkeley. Dans un pays d’immigration[36], cela n’est guère surprenant mais suffit à montrer qu’à tout le moins certains immigrants deviennent (ou l’ont-ils toujours été ?) intellectuellement « canadiens ». Les différents immigrants en provenance des États-Unis ont apporté avec eux différents bagages, tels ceux fuyant la guerre du Vietnam (Hagan, 2001). Un autre exemple de visiteur états-unien ayant fait d’importantes contributions à la méthode, dans ce cas-ci à une période antérieure et au Québec, malgré ses antécédents anglophones, est Everett Hughes qui, à partir de 1942, a joué un rôle significatif en favorisant le développement des méthodes de travail de terrain et des recherches sur des thèmes canadiens (Ostow, 1984 ; 1985 ; Shore, 1987, p. 269-270). Ses liens avec le Canada se sont maintenus après son retour à Chicago à la fois à travers des visites personnelles et par les soins prodigués aux étudiants canadiens à Chicago, créant un réseau transnational d’intérêts communs.

Avec le regard que permet la distance, on peut voir maintenant que la période du mouvement de canadianisation en était une d’hégémonie exclusive des États-Unis sur la sociologie mondiale et des sondages, récemment institutionnalisés, sur les méthodes états-uniennes. (Comme le souligne Hubert Guindon, revenant sure cette période : « ... on ne la percevait pas comme une influence américaine... c’était l’influence de la sociologie ! » [Sévigny 1985, p. 185].) Platt (1996, p. 124-125) présente des données situant l’essor des méthodes de sondage dans les publications états-uniennes dans les années 1960. Berthelot (1991, p. 112-113) trace une chronologie typique débutant au milieu des années 1950 pour chaque pays soumis à l’influence des États-Unis où il y a d’abord généralisation et sophistication des méthodes quantitatives états-uniennes puis une attaque envers celles-ci en faveur d’analyses qualitatives, ethnographiques, lexicales, sémantiques ainsi que des histoires de vie ; c’est un compte rendu plausible[37]. Pineo (1981) raconte comment John Porter a initié au début des années 1960 une démarche visant le développement des recherches par sondage dans le cadre d’une stratégie délibérée visant à maintenir le Canada et son propre département à jour par rapport aux développements aux États-Unis et ailleurs. (Son succès dans le lancement de trois sondages majeurs doit beaucoup à son réseau personnel de contacts en position de fournir du financement, à un moment où les institutions usuelles ne finançaient pas d’études de cette envergure.) Cependant, cela n’a pas inauguré, comme l’espérait Porter, une ère canadienne de recherches par sondage.

Mais une orientation exogène qui, dans les années 1970 et pour des raisons qui n’ont rien de spécifique à la sociologie, pouvait être considérée comme une soumission à l’hégémonie états-unienne peut être vue maintenant comme correspondant à un niveau de globalisation normal et désirable, où la sociologie canadienne est enrichie par les sociologies étrangères et les enrichit à son tour. Dans un contexte mondial plus récent où existent beaucoup plus de sociologies nationales développées que dans les années 1970, il y a eu une participation canadienne considérable aux réseaux transnationaux s’étendant bien au-delà des États-Unis et de la France, ce qui a certainement contribué à la diffusion des idées sur la méthode. Au Québec et dans le RoC, plusieurs Canadiens ont été actifs internationalement, non seulement au sein de l’ASA mais aussi de l’Association internationale des sociologues de langue française et des comités de recherche (CR) ainsi que de l’administration de l’Association internationale de sociologie (AIS). Les deux associations ont tenu des congrès majeurs au Canada, les bureaux administratifs de l’AIS étaient situés à Montréal de 1974 à 1982 et des Canadiens ont publié à la fois son journal Current Sociology dans les années 1990 et ses collections d’ouvrages pour la majeure partie de la période allant de 1980 à 1998. Cette volonté d’assumer des responsabilités internationales n’est pas en contradiction avec l’accent national de la sociologie canadienne ; en effet, elle peut refléter un désir de donner de la visibilité à la valeur de son identité distincte sur la scène mondiale. Les CR de l’AIS, dans lesquels des Canadiens français et anglais ont été bien en vue, ont porté à maintes reprises sur des sujets d’intérêt national et, malgré qu’ils n’aient pas été particulièrement actifs dans ceux portant sur les méthodes[38], d’autres CR possèdent leur propre sous-culture méthodologique. Tout cela crée des opportunités d’interaction avec des collègues d’autres pays et certains ont très activement fait la promotion de la recherche. Le CR « Les femmes dans la société » (« Women in Society »), fondé en 1973, a été très fructueux et authentiquement international du point de vue de l’origine de ses participants, suivant en cela l’essor du mouvement féministe international. Les femmes canadiennes y ont été actives, ayant eu au moins une représentante au sein de la direction depuis 1974 ; trois de celles-ci ont aussi été présidentes de la SCSA, liant ainsi des réseaux organisationnels. On doit présumer que l’important support idéologique que le mouvement féministe a apporté aux méthodes qualitatives, particulièrement appropriées à l’étude des femmes, aide à comprendre la tendance canadienne à une association croissante entre les méthodes qualitatives et les femmes dans les deux communautés linguistiques, même si les contacts entre féministes francophones et anglophones au Canada ont été limités (Descarries, 2003).

D’autres groupes internationaux plus spécialisés tels l’Inter-University Consortium for Political and Social Research (ICPSR), l’International Social Survey Programme et l’International Network for Social Network Analysis comptent aussi des membres canadiens. L’ICPSR en particulier, fondé en tant que participant au réseau d’institutions comparatives international, mis de l’avant, à travers un éventail d’organisations formelles, par le Norvégien Stein Rokkan, a joué un rôle clé dans la promotion d’études électorales et la diffusion de connaissances sur les façons dont elles peuvent être menées et utilisées (Platt, 2002). De telles institutions qui ont aussi créé des archives de sondages génèrent davantage de travaux utilisant des méthodes de sondage, à la fois en favorisant la reproduction de données comparables dans de nouveaux contextes et rendant ce qui a déjà été colligé facilement disponible pour des analyses plus poussées. Les méthodes modernes de transmission électronique de données rendent ici les réseaux de contacts sous le mode du face-à-face moins essentiels.

Conclusion

En conclusion, les données canadiennes passées en revue montrent que le schéma changeant de la pratique méthodologique ne peut être expliqué par un seul facteur, mais plutôt par l’intersection à la fois de tendances et d’influences transnationales ainsi que de circonstances locales historiques, culturelles et pratiques en transformation. Dans un article aussi général, il s’avère impraticable d’évaluer les contributions relatives de tels facteurs particuliers à différents résultats. La mixité des méthodes en usage diffère de certaines sociologies nationales comparables quoique peu dans les aspects aisément disponibles à la quantification. Malgré l’importance de la différenciation interne au Canada, demeure une identité canadienne commune qui s’exprime dans l’insistance mise sur l’histoire et l’économie politique ainsi que dans le rôle relativement modeste des sondages. (Il existe certains signes modestes de convergence franco/anglo plus poussée ; jusqu’où elle ira dépendra des développements politiques généraux de la relation entre le Québec et le RoC, relation à laquelle contribueront les sociologues québécois.) Certaines similarités croissantes peuvent être attribuées à des tendances transnationales plus larges, tels la croissance du féminisme, l’émergence du postmodernisme et le tournant culturel de la sociologie.

Une compréhension sociologique plus complète que celle proposée ici de la trajectoire méthodologique de la sociologie canadienne prise dans son ensemble exigerait non seulement davantage de détails qualitatifs mais aussi la comparaison avec d’autres cas dont la variété offre d’intéressantes possibilités. Pour le développement interne du Québec, des pays catholiques tels l’Irlande ou d’autres marqués par une forte présence religieuse peu sympathique d’emblée aux sciences sociales ? Pour la relation du Québec avec le RoC, l’Écosse[39] ? Pour le Canada anglais, la Grande-Bretagne ou d’autres anciennes colonies britanniques comme l’Australie ? Pour le Canada considéré comme un tout, d’autres nations divisées comme la Belgique, l’Inde[40] ou l’Afrique du Sud ? Ou Mexico, une autre société jouxtant les États-Unis ? Il va de soi de dire que de telles comparaisons éclaireraient de façon substantielle les facteurs influençant le développement de la sociologie à travers le monde.