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La centralité de l’individu dans la sociologie contemporaine témoigne à la fois d’une crise intellectuelle et, surtout, d’une profonde transformation de notre sensibilité sociale. Désormais, c’est en référence à ses propres expériences que le social fait — ou non — sens. Reste bien entendu à comprendre l’impact de ce mouvement et surtout le type d’analyse qu’il incite à adopter. Si le défi consistait hier à lire et à insérer les expériences des acteurs au travers des logiques groupales propres aux grands processus structuraux, aujourd’hui, le but est de rendre compte des principaux changements sociétaux à l’horizon de l’individu et des épreuves auxquelles il est soumis. C’est cette exigence qui fait de l’individuation, comme on le verra, une problématique centrale de la sociologie.

Mais procédons par étapes. Afin de rester dans les limites de cet article, nous procéderons en quatre mouvements. Une fois rappelés les contours de l’épure du personnage social et sa crise, au profit de l’expérience de la modernité, nous présenterons les principaux principes d’une sociologie de l’individu, afin de développer une de ses variantes — organisée autour du processus d’individuation —, avant de conclure sur les nouvelles demandes sociales adressées, dans ce contexte, à la sociologie.

I. Pour quoi faire une sociologie de l’individu ?

Un des grands mérites de la sociologie fut, pendant longtemps, sa capacité à interpréter un nombre important de situations et de conduites sociales, pour diverses qu’elles soient, à l’aide d’un modèle quasiment unique. En effet, en dernière instance, la véritable unité disciplinaire de la sociologie, au-delà des écoles et des théories, est venue de ce projet de comprendre les expériences personnelles à partir de systèmes organisés de rapports sociaux. L’objectif fut bien de socialiser le vécu individuel, de rendre compte sociologiquement d’actions en apparence effectuées et éprouvées en dehors de toute relation sociale — comme Durkheim (1995) l’a magistralement montré à propos du suicide. Les conduites individuelles ne sont jamais dépourvues de sens, à condition d’être insérées dans un contexte social leur transmettant leur véritable signification.

1. De l’idée de société et du personnage social…

Aucun autre modèle n’a mieux résumé ce projet que la notion de personnage social[1]. Elle ne désigne pas seulement la mise en situation sociale d’un individu mais, bien plus profondément, la volonté de rendre intelligibles ses actions et ses expériences en fonction de sa position sociale, parfois sous forme de corrélations statistiques, d’autres fois par le biais d’une description ethnographique de ses communautés de vie. C’est ce regard qui, pendant longtemps, a défini la grammaire proprement sociologique de l’individu. Chaque individu occupe une position, et cette position fait de lui un exemplaire à la fois unique et typique des différentes couches sociales. Il se trouve immergé dans des espaces sociaux qui « génèrent », à travers un ensemble de forces sociales, ses conduites et expériences au travers de la logique de systèmes, de champs ou de configurations (Parsons, 1951 ; Bourdieu, 1979 ; Elias, 1991).

Sur cet arrière-plan, les différences, au-delà du narcissisme de la nuance si souvent de rigueur entre écoles et auteurs, apparaissent bien minimes. La lecture positionnelle parcourt, hier comme aujourd’hui, et sans doute le fera-t-elle encore demain, l’essentiel de la sociologie (Passeron, 1991). Toutes les démarches, malgré leur diversité, communient autour de ce modèle général, qui fait de la position de l’acteur le meilleur opérateur analytique pour rendre compte de ses manières de voir, d’agir et de percevoir le monde. Rien d’étonnant alors si au sein de ce modèle un rôle majeur est revenu au processus de socialisation.

La force de la sociologie a donc reposé, pendant des décennies, sur cette capacité à articuler organiquement les différents niveaux de la réalité sociale, au point d’aboutir à une véritable fusion entre l’acteur et le système (Dubet, 1994). Soulignons-le : le triomphe de l’idée de société et la notion adjacente de personnage social n’ont jamais signifié la liquidation de l’individu, mais l’imposition hégémonique d’un type particulier de lecture.

C’est ce projet intellectuel qui est progressivement entré en crise depuis quelques décennies. L’épure apparaît chaque fois comme moins pertinente, au fur et à mesure que la notion d’une société intégrée se défait et que s’impose (en général sans grande rigueur) la représentation d’une société contemporaine (à noms multiples : post-industrielle, hyper-modernité, seconde modernité, post-modernité...) marquée par « l’incertitude » et la contingence, en fait, par une prise de conscience croissante de la distance irrépressible qui serait en train de s’ouvrir « aujourd’hui » entre l’objectif et le subjectif.

Bien entendu, le panorama de la théorie sociale est sans doute moins univoque. Bien des sociologues continuent à s’efforcer de montrer, sans répit, la validité d’un modèle qui rend compte de la diversité des expériences en fonction des différentiels de position sociale. Mais, lentement, cette élégante taxinomie de personnages révèle un nombre croissant d’anomalies et de lacunes. Certains se limitent à constater, sans aucune volonté de changement, l’insuffisance générale de l’ancienne démarche ; d’autres, avec davantage de mauvaise foi, minimisent ou nient ces failles, mais tous, au fond, sont conscients du séisme. Les individus ne cessent de se singulariser et ce mouvement a tendance à s’autonomiser des positions sociales. En réalité, il les traverse, et produit le résultat inattendu d’acteurs qui se conçoivent et agissent comme s’ils étaient « plus » ou « autres » que ce que leur dicte leur position sociale (Bourdieu, 1993). Toute une série d’inquiétudes prend corps et sens en dehors du modèle du personnage social.

Inutile d’ailleurs d’évoquer à cet égard le désajustement nécessaire et légitime existant entre les modèles d’interprétation de la sociologie et les expériences ou le sens commun des acteurs. Le problème actuel est différent et sans doute plus pressant. La non-communication partielle entre acteurs et analystes, à la suite de leurs différentiels de formation et d’information, est sans doute inévitable. Mais la vraie difficulté survient lorsqu’un ensemble croissant de phénomènes sociaux et d’expériences individuelles ne parviennent plus à être abordés et étudiés sociologiquement, sinon au travers de mutilations analytiques ou de traductions forcées. La crise est là et nulle part ailleurs. À ce carrefour, chacun est libre de choisir, avec toute l’intelligence nécessaire, son chemin. Soit tout se résume à une simple affaire d’aggiornamento de la notion de personnage social (et derrière elle, inévitablement, du problème de l’ordre social et de l’idée de société) ; soit on prend acte que le défi est plus profond, plus sérieux et qu’il requiert une réorganisation théorique bien plus conséquente, où l’individu se voit conférer une importance tout autre. Il va de soi qu’il s’agit bien de la position assumée dans cet article.

Bien sûr, insistons-nous, cet affaiblissement est une affaire de degré et non de tout ou rien. Dans ce sens, il ne s’agit absolument pas de la crise terminale du regard sociologique. Ce qui se modifie, ce qui doit se modifier, est, comme bien des travaux le soulignent de façon critique, la volonté de comprendre exclusivement les individus à partir d’une stratégie qui accorde un rôle interprétatif dominant aux positions sociales (en fait, à un système de rapports sociaux) au sein d’une conception particulière de l’ordre social et de la société (Touraine, 1981 ; Dubet et Martuccelli, 1998 ; Urry, 2000 ; Bauman, 2002).

2. … à l’expérience de la modernité

La réflexion sociologique contemporaine sur l’individu part donc d’un présupposé radicalement différent de celui que les auteurs classiques ont développé autour de l’idée de société. Cependant, et malgré sa force, le triomphe de cette représentation et de cette épure du personnage social n’a jamais été absolu. De façon souterraine, la sociologie n’a en effet jamais cessé d’être travaillée par un phénomène contraire, celui de la modernité, qui a fasciné et continue de fasciner ses principaux auteurs, et dont la réalité et la permanence défient la vision que ces mêmes auteurs ont voulu imposer de l’ordre social. C’est cette ambivalence théorique qui explique d’ailleurs pourquoi, en dernier ressort, l’individu a pu être à la fois central et marginal dans la sociologie. Central : la modernité se décline et s’impose à partir de son avènement. Marginal : à partir de sa naissance comme discipline, la sociologie s’efforce d’imposer une représentation de la vie sociale qui lui enlève toute centralité analytique (Martuccelli, 2002).

Insistons sur ce dernier point puisqu’il y va, en dernière analyse, de la taille de l’inflexion que l’« individu » introduit aujourd’hui dans la sociologie. Elle a été marquée, tout au long de son histoire, à la fois par la construction d’un modèle théorique stable de société et par la conscience permanente de l’instabilité indissociable de la modernité. La « modernité », c’est l’expérience de vivre dans un monde chaque fois plus étranger, où, comme tant d’auteurs n’ont cessé de le répéter, le vieux meurt et le nouveau tarde à naître, et où, surtout, les individus sont traversés par le sentiment d’être placés dans un univers en constant changement (Berman, 1982). L’individu ne reconnaît plus le monde qui l’entoure, davantage même : il ne cesse de questionner de façon existentielle (et non seulement conceptuelle) la nature du lien qui le relie à lui. C’est tour à tour avec et contre cette expérience que s’est inscrit l’essentiel du projet de la sociologie. Le propre de son discours sur la modernité fut en effet de manifester une prise de conscience historique de la distance entre les individus et le monde, et l’effort permanent pour proposer, encore et toujours, une formulation capable de suturer définitivement cette béance, au travers d’une pluralité d’efforts théoriques chaque fois plus complexes (Martuccelli, 1999). Et aucune autre notion n’a assuré avec autant de force cette vocation que, précisément, l’idée de société.

Dans la pensée sociale classique, répétons-le, ce qui a primé a donc été, grâce à elle justement, la représentation d’une forte structuration ou correspondance entre les différents niveaux ou systèmes sociaux. Les travaux de Talcott Parsons (1949 ; 1951) viendront sceller cette alliance. Au fond, toutes les conceptions soulignaient l’étroite articulation entre les positions sociales et les perceptions subjectives, entre les valeurs et les conduites. L’objectif, indissociablement intellectuel et pratique, était d’établir un lien entre tous les domaines de la vie sociale. D’une façon ou d’une autre, l’ensemble des phénomènes sociaux se devait ainsi de se structurer autour du problème de l’intégration. La communication des parties dans un tout fonctionnel fut alors le credo indépassable de la sociologie. La dissociation entre l’objectif et le subjectif, élément fondateur de l’expérience moderne, était alors largement obscurcie au profit d’un ensemble de principes, pratiques et intellectuels, censés assurer l’intégration de la société. Pourtant, et contre ce qu’une vulgate scolastique a fini par imposer, cet ordre n’a jamais cessé d’être ébranlé.

Pendant des décennies le discours sociologique a donc fait, simultanément, deux constats opposés : d’un côté, la dissociation entre l’objectif et le subjectif (la modernité), et de l’autre côté, l’articulation fonctionnelle de tous les éléments de la vie sociale (l’idée de société). Aujourd’hui nous vivons une nouvelle crise de ce projet bicéphale. Que ce soit par l’affirmation de l’autonomisation croissante des logiques d’action ou des systèmes sociaux (Bell, 1979 ; Luhmann, 1995), ou de celle de leur séparation et du primat de l’intégration systémique sur l’intégration sociale (Habermas, 1986), ce dont il s’agit au fond est bien de souligner la fin d’une idée de totalité sociétale analytiquement harmonieuse. Mais ces transformations ne font au fond que rappeler ce que la pensée sociologique classique a toujours su et ce contre quoi, cependant, elle n’a pas cessé de lutter. À savoir la distance matricielle propre à la modernité.

À l’encontre donc de ce qu’affirme le discours largement amnésique et aujourd’hui à la mode de la seconde modernité, l’avatar actuel s’inscrit bel et bien dans une longue filiation — celle de la sempiternelle crise constitutive de la sociologie. Comment ne pas souligner en effet la constance d’un récit qui ne cesse de décliner dans les termes d’une nouveauté radicale et inédite une expérience si constante et cyclique ? La conclusion s’impose d’elle-même. C’est bien ce récit en trois temps (expérience de dissociation de la modernité — intégration analytique grâce à l’idée de société — nouvelles et cycliques dissociations…), et ses « retours » continus au long de l’histoire, qui structure la forme narrative commune à la plupart des interprétations sociologiques.

Il faut alors le reconnaître : ce qui pendant plus d’un siècle ne fut reconnu qu’à contrecoeur — la rupture de l’expérience moderne — doit devenir l’horizon fondamental de la réflexion. Si, hier, l’idée de société a primé sur l’expérience de la modernité (subordonnant les individus à l’épure du personnage social), le futur de la sociologie invite, en revenant paradoxalement sur ces origines, à un changement de cap (Martuccelli, 2007), qui invite à accorder un nouveau rôle analytique aux expériences individuelles.

II. Principes d’une sociologie de l’individu

Mais, que cela veut-il dire exactement ? Comment mettre l’individu au centre de la théorie sociale ? Avançons par étapes. Progressivement, s’impose la nécessité de reconnaître la singularisation croissante des trajectoires des individus et ceci même quand ils occupent des positions sociales similaires. À l’aune de cette description, la vie sociale est parfois entièrement décrite comme soumise à un maelström d’expériences « incertaines », une réalité dans laquelle les normes et les règles qui, hier encore, étaient transmises de manière plus ou moins homogène par les institutions, seraient de plus en plus engendrées in situ et de manière purement réflexive par les acteurs.

Les études qui ont progressivement pris ce chemin dans les dernières décennies sont chaque fois plus nombreuses. Elles sont loin de constituer une école, et elles ne constituent même pas vraiment un mouvement intellectuel en bonne et due forme. Pourtant, ce qui est le plus souvent commun à ces travaux est l’idée que la compréhension des phénomènes sociaux contemporains exige de partir des individus. Comprenons-nous bien : si l’individu doit être le socle de l’analyse, cela ne suppose aucunement une réduction de l’analyse sociologique au niveau de l’acteur, mais la prise en compte de la conséquence d’une transformation sociétale faisant de l’individu la source de la production et de l’interprétation de la vie sociale. Dans l’impossibilité de retracer ici le panorama de ces études, nous nous limiterons à la présentation des principaux axes de ces démarches.

[1] En tout premier lieu, la sociologie de l’individu est inséparable d’une thèse de nature historique. Différemment soulignée par les divers auteurs, elle consiste à reconnaître que, dans les dernières décennies du vingtième siècle, nous aurions transité vers un mode général d’individualisation d’un nouveau type. Même si les interprétations précises peuvent différer, cette prise de position se différencie radicalement des études autour de l’interaction dans les années soixante. Elle essaye de rendre compte des phénomènes sociaux en allant chercher « en bas » l’unité de la sociologie, afin de cerner d’autres dimensions et facettes, désormais incontournables de l’étude sociale, qui risquent, néanmoins, de rester cachées derrière des conceptions systémiques totalisantes. L’intérêt pour l’individu ne provient pas et ne s’accompagne donc pas forcément d’une attention privilégiée sur le plan de l’interaction (comme cela fut, rappelons-le, le cas dans les micro-sociologies des années soixante et soixante-dix — qu’il suffise de penser à l’oeuvre de Goffman, à l’interactionnisme symbolique ou à l’ethnométhodologie). Il procède d’une autre conviction théorique : celle que l’étude de la société contemporaine est inséparable de l’analyse de l’impératif spécifique qui contraint les individus à se constituer en tant qu’individus. Dans ce sens donc, il est important de comprendre le projet de l’individualisation — l’ensemble des travaux qui font de nouvelles formes d’injonction institutionnelle l’axe central de la sociologie — comme une des variantes possibles, sans doute la plus connue, d’une constellation plus large des sociologies de l’individu (Beck, 2001 ; Beck, Giddens et Lash, 1994 ; Beck et Beck-Gernsheim, 2001 ; Le Bart, 2008).

[2] La plupart de ces travaux se caractérisent par une vocation descriptive très fine des échanges et des sentiments, un travail qui ne cesse d’interroger le vécu intérieur et surtout de produire, comme la sociologie clinique le fait si bien, des analyses au plus près des acteurs (Enriquez et al., 1993). Dans ce sens, et malgré l’importance de travaux à facture plus essayiste ou théorique, produits par les principaux tenants de l’individualisation en Angleterre ou en Allemagne, la sociologie de l’individu est animée, en tout cas dans les pays francophones, par une forte vocation et exigence empirique.

[3] Au travers de diverses méthodes, ces sociologies s’efforcent d’étudier avec infiniment plus de précision que par le passé le lien entre le travail sur soi et l’état de la société. Pourtant, et en dépit des discussions ouvertes avec la psychologie, il s’agit moins d’entrer dans la « boîte noire » de la conscience, ou dans les processus cognitifs au sens fort du terme, que de rendre compte des contextes sociaux et des formes effectives que prend le triple travail de l’individu : à côté du traditionnel travail de l’individu sur la société et de la société sur l’individu, c’est le travail de l’individu sur lui-même qui devient central. Dans la sociologie de l’individu, l’importance qui lui est accordée ne se réduit donc jamais à une affaire épistémologique. À la différence notoire de l’individualisme méthodologique, ce n’est pas l’action intentionnelle qui est nécessairement privilégiée par ces démarches — les dispositions infra-conscientes sont même souvent à l’honneur (Lahire, 1998 ; Kaufmann, 2001). Et surtout, la compréhension de l’action sociale est toujours médiée par le travail que l’individu effectue. Les raisons ou les intentions de l’agir sont à étudier en relation avec le travail sur soi — que celui-ci soit conscient ou dispositionnel. L’individu est systématiquement étudié comme un processus, les démarches se différenciant entre elles selon le poids qu’elles accordent au passé ou au présent, aux dispositions ou à la conscience, aux dimensions relationnelles ou sociétales. Dans tous les cas, l’individu est le fruit d’un travail et d’une manière de faire société.

Ce point a, bien évidemment, plus d’un écho avec la notion du soi (self) propre à l’interactionnisme symbolique. Le « soi », dans la lecture qu’en donne par exemple Herbert Blumer (1969), signifie que l’être humain peut être l’objet de sa propre action et que de ce fait il agit vers soi et oriente ses actions vis-à-vis des autres sur cette base. Le soi est alors bel et bien un processus qui passe par une prise de rôle dans le cadre d’une interaction. Mais même en sociologisant la démarche de G. H. Mead, le soi reste un postulat anthropologique. En revanche, dans les versants actuels de la sociologie de l’individu, c’est une dimension avant tout historique et sociétale qui est d’emblée soulignée — parfois en l’absence notoire de toute référence à la psychologie.

[4] Dans ce travail sur soi, une place centrale est accordée aux tensions. Ces tensions sont cependant interprétées de façon très différente selon que l’on s’attarde sur la pluralité des dispositions incorporées, la diversité des modèles identitaires entre lesquels circulent les individus ou les épreuves sociétales auxquelles ils sont confrontés. Mais quelque chose leur est commun : la mise en avant d’un individu complexe — et tragique —, soumis à un grand nombre d’ambivalences, en accord avec la vision que Simmel aura donnée de la modernité (Conninck, 2006). C’est donc à l’échelle de l’individu qu’il faut parvenir à construire l’intelligibilité des phénomènes sociaux. Ce changement de cap analytique suppose un effort de traduction d’un nouveau type pour mettre en relation les dimensions sociétales et personnelles, et apparaît comme la conséquence directe d’un changement historique dans la manière de faire société. Ce qui serait distinct ou contradictoire du point de vue des systèmes sociaux est intégré, y compris par maintes tensions, sur le plan des individus (Beck, 2001). Ce qui demande des regards capables de rendre compte sociologiquement de phénomènes qui, tout en s’éprouvant comme étant profondément intimes, subjectifs, existentiels, sont en fait partie prenante et croissante de la vie sociale (Giddens, 1991 ; Ehrenberg, 1998). La manière dont les individus supportent l’existence et les différentiels de légitimité des supports, ou encore, l’expansion tous azimuts de problèmes d’évaluation existentielle tout au long de la vie et dans tous les domaines de l’existence en sont, parmi d’autres, des exemples significatifs (Castel et Haroche, 2001 ; Martuccelli, 2002 ; 2007).

III. Comment ?

Derrière la crise de l’idée de société et de l’épure du personnage social, s’ouvre donc l’espace pluriel de la sociologie de l’individu. Dans ce qui suit, nous présenterons une de ces variantes possibles en l’articulant autour de trois considérations : une stratégie d’analyse ; un opérateur analytique ; un outil heuristique. Toutes les trois, comme on le verra, visent à mettre sur pied une démarche macro-sociologique faisant du processus d’individuation le principe d’unité analytique des sociétés contemporaines.

1. Une stratégie d’analyse, l’individuation

La force de la sociologie est longtemps venue de sa capacité à articuler étroitement les différents éléments de la réalité sociale. Or, à la suite de la crise de l’idée de société, il est désormais difficile de considérer que les différents domaines sociaux interagissent entre eux comme les pièces d’un mécanisme ou les parties d’un organisme, et que leur intelligibilité d’ensemble est donnée justement par leur place dans la totalité. Bien entendu, ce sont toujours de grands facteurs structurels qui commandent l’essentiel de la distribution des opportunités et des ressources. Mais, au mieux, ils ne rendent compte que de manière indicative des états réels des situations individuelles, de leurs multiples variations.

Une prise de conscience de ce type amène à faire de l’individuation — du processus structurel de fabrication des individus (Martuccelli, 2005 ; 2006) — le pivot de l’analyse sociale. Quel type d’individu est structurellement fabriqué dans une société ? Question classique qui contraint à chercher une relation entre l’histoire de la société et la biographie de l’individu, ce qu’il faut désormais faire autrement que par le biais d’une articulation immédiate et directe entre la structure sociale et la structure de la personnalité. Déduire directement des conséquences microsociologiques d’une vision macrosociologique apparaît plus que jamais comme une erreur. Il n’y a plus de couplage étroit et unidirectionnel entre les différents niveaux. La logique descendante ne permet pas de comprendre comment un acteur individuel éprouve un changement social.

Il est important de distinguer entre l’individuation et l’individualisation. Si la notion d’individualisation est souvent employée pour décrire le processus de différenciation croissante des parcours personnels, et donc une réalité observable sur le plan empirique, elle se veut aussi, dans son acception proprement analytique, l’interprétation d’un processus spécifique à la seconde modernité, qui, à la suite d’une série de changements institutionnels, forge les individus en augmentant leurs capacités de réflexion. Autrement dit, et comme Beck le souligne si bien, la thèse de l’individualisation est inséparable de l’émergence d’un nouvel individualisme institutionnalisé. En revanche, l’individuation désigne un processus plus large puisque bien d’autres facteurs structurels, et non le seul travail des institutions au sens fort du terme, sont pris en compte[2]. La dynamique de l’individuation s’efforce ainsi d’interpréter à l’horizon d’une vie — ou d’une génération — les grandes transformations historiques d’une société.

Si l’individuation se produit donc toujours à l’intersection d’une dimension diachronique et synchronique, encore faut-il être capable de condenser en abrégé, à l’échelle de l’individu, une situation historique et sociale. C’est justement ce que permet de faire la notion d’épreuve. Tout en gardant au premier plan les changements historiques et les inévitables effets du différentiel de positionnement social entre acteurs, elle permet de rendre compte concrètement de la manière dont les individus sont produits et se produisent. Elle restitue au social la consistance qui est bien la sienne, du fait de la diffraction non uniforme des phénomènes et des pratiques, et de la grande diversité de situations et de contextes sociaux que cache très souvent l’apparente similitude structurelle de positions.

2. Un opérateur analytique, les épreuves

La notion d’épreuve a quatre grandes caractéristiques (Martuccelli, 2006 ; 2007). En tout premier lieu, elle est indissociable d’un récit qui a longtemps pris une forme ternaire : une période de formation ; la mise à l’épreuve proprement dite ; la résolution. Cependant, dans les sociétés actuelles, il s’est complexifié. D’abord, parce que la période de formation elle-même, c’est-à-dire le parcours scolaire, est devenue une épreuve à part entière. Ensuite, parce que les moments de mise à l’épreuve, à la différence de ce que laisse entendre le récit canonique, ne se résument plus à un seul grand moment de vérité, mais se disséminent tout au long d’une vie. Enfin, parce que désormais les épreuves de la vie sociale n’ont plus, ou rarement, de résolution définitive et qu’en plus, celle-ci peut faire l’objet de désaccords entre divers jugements institutionnels. Dans les sociétés contemporaines, une tension majeure existe ainsi, par exemple, pour bien des individus entre le jugement sur soi que renvoie l’épreuve scolaire et celui que renvoie l’épreuve du travail. C’est pourquoi le récit spécifique aux épreuves de l’individuation doit se faire sous la forme d’une tension ambivalente de principes, entre lesquels l’acteur est contraint de circuler dans une ambivalence irréductible. Cette tension reflète la dissociation entre l’individu et le monde, c’est-à-dire, comme on l’a indiqué, l’élément fondamental le plus durable de l’expérience sociale de la modernité.

Ensuite, elle suppose une conception particulière de l’acteur. Il est celui qui affronte l’épreuve, s’y mesure. Le pâtir subjectif, le caractère souvent éprouvant de l’effort qu’il doit déployer pour faire face, y gagnent une signification analytique importante. Le ressenti personnel doit être intégré systématiquement dans l’analyse : non seulement parce qu’il est un niveau de la réalité, mais parce qu’il nous donne tout simplement une autre compréhension d’un même phénomène à l’échelle de l’individu. La vie sociale est de plus en plus marquée par des situations (divorces, chômage, échecs scolaires) qui, au-delà de leurs raisons structurelles, demandent aux individus de trouver la force et l’énergie nécessaires de faire face, au travers d’expériences d’autant plus douloureuses et solitaires qu’elles sont vécues comme des fautes personnelles.

En troisième lieu, l’épreuve est indissociable d’un processus plus ou moins formalisé d’évaluation menant à une véritable sélection sociale. Bien souvent opaque, rarement explicite, il demande de la part des acteurs des apprentissages nouveaux et constants, bien visibles, par exemple, dans l’univers de travail où les individus déploient des stratégies afin de ne pas se trouver de nouveau confrontés à ce qu’ils ont vécu comme des impasses passées — surcharge de travail, stress, chômage. Dans le domaine familial également, bien des femmes divorcées, plus que les hommes d’ailleurs, disent, par exemple, avoir appris de leur première union et séparation. Le processus de sélection se fait désormais au long d’un processus où, à chaque étape, il revient à l’individu, par la manière dont il s’acquitte d’une épreuve, de décider de son sort. C’est dire la centralité que cette démarche accorde aux expériences de domination (Martuccelli, 2001). D’ailleurs, le sens et la nature des épreuves de sélection changent selon les périodes historiques ou les sociétés. L’école, par exemple, est sans aucun doute une épreuve centrale dans le processus d’individuation aujourd’hui à l’oeuvre en France. En revanche, il est fort vraisemblable qu’elle ne l’est guère dans d’autres sociétés nationales (ou, pour la même société française, dans la période qui précède les années cinquante).

Enfin, les épreuves ne définissent pas n’importe quel événement éprouvant de l’existence, mais désignent des défis structurels et historiques particuliers — de grands enjeux sociétaux. Bien qu’il soit possible d’identifier une grande diversité de mécanismes institutionnels et de registres analytiques potentiels, l’étude doit, afin de rester opérationnelle, se restreindre à l’examen d’un nombre limité d’épreuves, jugées particulièrement significatives au vu d’une réalité historique et sociale concrète. Dans une étude portant sur le mode d’individuation à l’oeuvre dans la société française actuelle, huit grandes épreuves ont pu être distinguées (Martuccelli, 2006). Quatre d’entre elles ont été définies à partir d’une perspective institutionnelle, tant la production d’individus se définit toujours en France par un individualisme institutionnalisé (école, travail, ville, famille). Mais une deuxième série d’épreuves renvoie à différentes dimensions du lien social lui-même : rapport à l’histoire, aux collectifs, aux autres, à soi-même. Une analyse qui exige de rendre compte en même temps du système standardisé d’épreuves propres à une société et les manières dont elles se diffractent jusqu’aux individus, dont elles s’organisent et s’expriment au travers d’expériences. Ce qui demande un mode particulier d’agencement entre les individus et les structures : entre, d’une part, l’examen des façons effectives dont les individus ont conscience des grands défis de leur existence et s’en acquittent et, d’autre part, une représentation, parfois à distance des faits vécus, animée par la volonté de mettre en relation les phénomènes structurels et les expériences individuelles. La prise de vue panoramique doit ainsi constamment aller de pair avec le zoom en gros plan, afin de cerner les multiples diffractions des processus à l’oeuvre. Les épreuves invitent à construire une autre géographie sociale, au plus près des acteurs, afin de cerner les situations réelles à partir desquelles ils affrontent les diverses épreuves.

Les épreuves sont des défis historiques socialement produits, inégalement distribués, que les individus sont contraints d’affronter. Le centre de gravité d’une vie n’est alors défini ni par les plis incorporés du social, ni par l’unification de l’expérience produite par l’acteur, mais par l’ensemble des épreuves auxquelles un individu est socialement confronté. Dans la notion d’épreuves, les traits de l’acteur (classe, genre, ethnie, âge…) ne sont alors jamais le moteur de la compréhension (à la différence notoire des modèles de la socialisation), mais ils sont plutôt saisis comme des moyens qui s’activent et sont sollicités différemment en fonction de chacune d’entre elles. Le système standardisé d’épreuves par lequel se constitue un mode d’individuation apparaît ainsi comme un abrégé sociologique d’une histoire collective de vie.

Les épreuves se succèdent et se chevauchent au fur et à mesure que les individus avancent dans la vie. Ils sont contraints de leur donner un sens différent selon qu’ils s’en sont acquittés ou non. Cette succession ne s’organise cependant pas à l’improviste : au contraire même, peu de choses semblent plus standardisées dans la vie moderne (Beck, 2001). En revanche, sur le plan de la vie individuelle, les épreuves apparaissent comme une suite d’étapes où peuvent alterner ou s’accumuler revers ou réussites. Elles sont ainsi un dispositif de recherche permettant à la fois de rendre justice au caractère ouvert de leur issue et de garder en tête le caractère standardisé et séquentiel de leur déroulement collectif. C’est dire que si l’issue des épreuves est contingente sur le plan de l’individu, leur organisation et leur succession ne sont nullement arbitraires sur le plan des ensembles sociohistoriques.

Si la notion d’épreuve est centrale pour rendre compte de l’individuation en cours, c’est qu’elle permet de rendre compte, autrement que sous la forme d’une filiation descendante, de l’articulation entre les transformations structurelles et le jeu des places sociales. L’analyse macrosociologique est ainsi toujours en phase avec des constats microsociologiques et la prise en compte synchronique de l’individuation se fait en étroite relation avec un axe diachronique.

3. Un outil heuristique, les portraits

Enfin, une sociologie de l’individu est animée par une sensibilité particulière. C’est pourquoi dans la plupart de ces démarches une attention particulière est accordée aux récits de vie des acteurs (Gaulejac et Legrand, 2008) ou aux histoires de vie (Sévigny, 1979), mais surtout aux portraits qui tendent à devenir un de leurs principaux outils heuristiques (Martuccelli et Singly, 2009). Mais il faut bien comprendre les différents sens qu’ils peuvent prendre.

La sociologie a depuis longtemps exemplifié de grands processus sociaux en se servant d’illustrations figuratives. Le profil du capitaliste établi par Marx, et les contraintes qu’au-delà de ses choix personnels il est obligé de suivre s’il veut survivre à la concurrence, en est sans doute un excellent exemple. Mais l’analyse que produit Weber (1967) à partir de la biographie de Benjamin Franklin l’illustre peut-être encore mieux. Plus près de nous, pensons encore au processus de désindustrialisation des dernières décennies et à certaines études qui lui furent alors consacrées. Leur volonté était bel et bien d’articuler différents niveaux, « de comprendre en quoi l’histoire des personnes […], (et) l’histoire des rapports sociaux qui ont marqué les redéploiements industriels des années soixante-dix et, au-delà, l’histoire de notre société au cours de cette décennie ne sont qu’une seule et même chose » (Godard et Bouffartigue, 1988 : 22). C’est par l’inscription concrète sur les trajectoires et sur les vies individuelles des grandes fractures sociales — la fin du monde industriel — que cette sociologie de l’individuation a été réalisée. Dans ces travaux, menés à partir de l’épure du personnage social, le médiateur privilégié de l’analyse a été la position sociale et une logique descendante de l’histoire (Pinçon, 1987 ; Terrail, 1990).

Or, c’est justement l’idée d’une relation directe entre la dynamique des destins sociaux et l’individualité que la sociologie de l’individu invite à questionner. En réalité, l’enjeu est de trouver un nouvel équilibre dans la relation entre l’individu et la société. Il est dès lors important de différencier la logique spécifiquement illustrative des personnages sociaux (où, en fait, l’expérience individuelle ne fait que reproduire les grandes tendances structurelles — comme nous venons de l’évoquer à l’instant) d’un autre usage plus singularisant des portraits. Bien qu’elle ne soit pas exclusive des sociologies de l’individu, la logique du portrait a, dans ces dernières démarches, des utilisations particulières.

En tout premier lieu, ce recours souligne, et il faut y être sensible, une véritable inflexion du regard sociologique. Par sa nature même, « un » portrait signale la discontinuité des individus et donc ce qui revient en propre à leur singularité[3]. Ce qui a pendant longtemps été une des voies privilégiées de l’analyse proprement psychologique (les études de cas) devient une méthode de raisonnement sociologique. L’inflexion, subtile en apparence, est profonde. Si l’on pense que l’individu n’est qu’une illustration d’un cas plus général, d’un type ou d’un profil social, alors sa représentation sociologique sous forme de portrait n’est ni justifiée ni nécessaire. En effet, si l’individu n’est que le revers d’une position sociale, s’attarder sur son existence personnelle ne peut que donner à voir de manière plus concrète, à travers des illustrations en « chair et en os », ce que le sociologue a pu établir par ailleurs. Du reste, ce n’est pas un hasard si cette attitude est une des principales manières dont certains sociologues, rompus à des méthodes quantitatives, utilisent le matériel qualitatif : une façon d’illustrer par les « mots » les raisonnements construits à l’aide de « chiffres ». Le personnage est le visage d’une case.

Pour que l’individu mérite d’être observé et analysé avec attention par le sociologue, il convient, au préalable, de lui reconnaître un autre intérêt intellectuel. Le portrait n’a de sens qu’à l’intérieur d’une sociologie ayant reconnu l’importance d’individus individualisés (Singly, 2003). C’est parce que la singularité devient un objet possible — et nécessaire — pour la sociologie que le portrait s’impose comme un outil méthodologique de choix. Jean-Paul Sartre (1985 : 53) aura magistralement résumé ce besoin en pointant une insuffisance majeure du marxisme dès la fin des années cinquante : « Valéry est un intellectuel petit-bourgeois, cela ne fait pas de doute. Mais tout intellectuel petit-bourgeois n’est pas Valéry. L’insuffisance heuristique du marxisme contemporain tient dans ces deux phrases. »

Grâce aux portraits individuels, il s’agit d’établir un espace sui generis d’analyse, susceptible de rendre compte du travail sur soi que chaque acteur accomplit afin de se fabriquer en tant que sujet au milieu d’écologies sociales de plus en plus personnalisées. La sensibilité même de cette démarche invite ainsi à interroger de près les variations intra-individuelles et inter-individuelles, à comprendre comment et pourquoi certains y parviennent et d’autres pas, et de quelles façons ce travail sur soi s’articule avec une compréhension sociétale. Pour certains, il s’agira de souligner dans cette équation le poids du passé incorporé ou des socialisations contradictoires (Lahire, 2002) ; d’autres, en revanche, seront plus sensibles aux manières dont les acteurs parviennent à s’individualiser, à se doter d’une identité personnelle (Singly, 2006).

Si le recours au portrait est souvent de mise dans la sociologie de l’individu, il est loin d’être mobilisé de manière uniforme. D’ailleurs, l’utilisation des portraits est différente selon les études : parfois, ils constituent la matière même de l’analyse, d’autres fois, en revanche, tout en étant présents, ils ont un rôle heuristique plus subalterne. Pourtant, le recours au portrait procède d’une préoccupation transversale commune : dans une société traversée par un mouvement de fond de singularisation croissante des parcours de vie, il est plus que jamais nécessaire de rompre avec l’illusion de l’existence de modèles types et de mettre au coeur de l’analyse la quête de nouvelles manières d’articuler le singulier et le général. Chaque utilisation apparaît en tout cas comme une variante d’une intelligence par condensation du social à l’échelle des individus.

IV. Pour qui ? Une sociologie pour les individus

Si la sociologie doit prêter une plus grande attention aux dimensions individuelles et même singulières des acteurs sociaux, cela n’est pas seulement dû à des considérations proprement intellectuelles. Cette exigence fait écho, plus largement, à une nouvelle demande sociale.

Cette demande est plurielle et susceptible de connaître des réponses bien diverses. Elle ne se substitue pas à d’autres, auxquelles répondent fort bien les psychothérapies ou la sociologie clinique. En revanche, et même si cette « demande » ne peut pas être conçue comme une nouveauté radicale absolue, il nous semble néanmoins qu’elle est porteuse d’une attente spécifique qui en appelle à un autre mode d’intervention et de connaissance sociologique.

1. Une nouvelle demande sociale

Cette inflexion dans la demande peut se synthétiser autour de deux grandes questions. La première n’est autre que de savoir « ce qui est en train de se passer ? » ou si l’on préfère : « Dans quelle société vivons-nous ? » La deuxième, dans le sillage d’une inquiétude éthique millénaire, est cependant animée par une anxiété existentielle intra-mondaine séculaire d’un type nouveau, et naît au fond, comme on l’explicitera, d’une interrogation nouvelle : « Puis-je agir ? » La subordination de cette deuxième question à la première signale la nouvelle importance de la sociologie comme visée cognitive et pratique[4].

L’apparition, même incertaine ou nébuleuse, de cette « demande » engendre d’ailleurs des malentendus entre sociologues. Bien des spécialistes considèrent, par exemple, qu’il ne leur appartient pas d’apporter des réponses à ces inquiétudes. Lorsqu’ils y sont confrontés, des spécialistes des sciences sociales diront, avec bonne foi, qu’après tout rien de cela ne les concerne. Que leur métier consiste à transformer des problèmes sociaux en problèmes scientifiques et à apporter un supplément d’intelligence à nos sociétés. Cependant, et comme en atteste la facilité avec laquelle ils interviennent dans l’espace public, chacun d’entre eux croit quand même que ses travaux ont, d’une manière ou d’une autre, un « intérêt ». En tout cas, cette « demande » étant de plus en plus pressante, se limiter à hausser les épaules est une stratégie qui tourne court.

Qu’est-ce qui est en train de se passer ? Quel spécialiste des sciences sociales n’a pas dû l’affronter lors de ses interventions professionnelles ? La question, exprimée sans nuance, cerne bien l’état social et culturel spécifique à notre époque : le sentiment de nos contemporains d’agir dans un monde que globalement ils ne connaissent pas vraiment, et où, surtout, ils ont le sentiment que plus personne n’a une quelconque maîtrise d’ensemble. En tout cas, c’est elle qui sous-tend l’intérêt croissant pour l’information sociologique et psychologique (revues, émissions de télévision, débats, radio, conseils-experts, livres, conversations ordinaires…). Mais également, l’appel croissant aux experts et conseillers divers pour gérer, au quotidien, la vie dans un monde incompréhensible et soustrait à notre maîtrise. Il n’y a, du coup, rien de surprenant à ce que, sur ce versant, les sciences sociales soient devenues — si l’on suit la belle intuition de Brown (2003) — la grande théodicée des temps modernes. Il leur revient à terme la responsabilité d’expliquer d’où vient le « mal » sur terre. Face à la grande réponse des religions traditionnelles, elles apportent une série d’interprétations laïcisées : les complexes enfantins, les injustices sociales, la massification scolaire, les insuffisances de socialisation, les logiques marchandes… C’est dans ce sens précis, que les spécialistes des sciences sociales sont — souvent à leur corps défendant — un « clergé » d’un type nouveau. Certes, ils rendent compte de l’existence du mal autrement que par des raisons morales (les soi-disant « problèmes sociaux »), mais leur but n’est pas, au fond, si différent.

La seconde question a plus d’un lien avec la précédente mais elle est néanmoins d’un autre type. « Puis-je agir ? » C’est, évidemment, la forme particulière que prend à notre époque une vénérable question éthique. Mais un déplacement a bien eu lieu. Le problème est moins de guider une vie à partir du bien et du mal en vue d’une vie bonne, que de savoir, très concrètement et pratiquement, comment l’individu est susceptible ou non d’agir dans des contextes sociaux particuliers. Le bonheur et le malheur deviennent des affaires pratiques et mondaines dans un monde que nous comprenons mal et qui nous oppose une série de défis ordinaires. La question éthique (celle de la visée d’une vie bonne) est subordonnée au problème pratique de l’agir.

2. Vers un dispositif de connaissance personnalisé

Comment répondre, en tant que sociologues, à cette double demande ? Dans ce qui suit, nous nous limiterons à soulever un aspect central à partir de la perspective que nous développons dans ce texte. Concevoir une sociologie de l’individu comme une sociologie pour les individus invite à transmettre une compréhension de la vie sociale à leur échelle, leur permettant de comprendre à quel point ce qu’ils éprouvent est un effet filtré de société. Parfois, ce filtrage expose plus ou moins directement un individu aux changements structurels, mais dans bien d’autres situations, cette diffraction se fait par des chemins sinueux. Le but est de comprendre, à partir de l’individuation dont on est doublement sujet (actif et passif), la société dans laquelle on vit. Certes, l’intelligence de soi passe plus que jamais par l’intelligence de la société, mais le lieu ultime de la connaissance et de l’action est à l’extérieur de soi (la « société ») et non pas au niveau du sujet. Dans un travail de ce type donc, les problèmes ou les événements biographiques se doivent d’être interrogés et éclairés à partir de leurs significations en termes d’épreuves et de l’intelligence qu’elles permettent d’avoir de la société dans laquelle on vit. Ce n’est que par ce biais que l’individu peut à la fois comprendre la société et ses propres initiatives.

Une analyse en termes de classe sociale ne peut rendre compte que de manière indicative des états réels, et donc des multiples variations au travers desquelles se déroulent effectivement les vies. Selon les activités ou les individus étudiés, il faut alors être capable de fournir des écologies sociales de plus en plus personnalisées : rendre compte, empiriquement, des « degrés » de global ou de local des pratiques culturelles, par exemple, mais également des manières dont les grands changements historiques se déclinent sur le plan des expériences. Le problème est désormais de montrer l’imbrication in situ des processus globaux et de leur articulation locale, à condition de ne pas en rester à ce seul niveau et d’être capable d’étudier, empiriquement, le processus effectif de déclinaison. D’ailleurs, les études du PNUD et les différents indicateurs qu’il a mis en place, ont souligné l’importance des disparités régionales au sein d’un même espace national : certains quartiers des grandes villes des pays du Nord peuvent par exemple connaître des conditions d’inégalité et de pauvreté plus grandes que certaines zones de pays du Sud.

L’individualisation des parcours invite donc non pas à abandonner une analyse classiste, mais à la prolonger par une étude plus fine et personnalisée des écologies sociales. Les positionnements hybrides s’accroissent et les acteurs peuvent connaître, de manière simultanée et contradictoire, des mobilités ascendantes et descendantes dans divers domaines sociaux. Dans bien des situations, par exemple, il n’existe plus vraiment de frontière claire entre les salariés placés définitivement du bon ou du mauvais côté, tant les frontières entre le noyau dur et la périphérie de l’emploi (parfois au sein d’une même entreprise) sont mouvantes et floues, et les conditions de passage de l’un à l’autre redéfinies en permanence. Hormis donc pour une minorité durablement et globalement protégée, la plupart des individus (dans la plupart des sociétés) ont le sentiment que leur position n’est plus imperméable au changement ni à la détérioration sociale. C’est alors une diversité d’écologies sociales qui émerge de manière transversale aux catégories socioprofessionnelles, rendant plus difficile la comparaison entre acteurs. En effet, leur différentiel positionnel provient à la fois de leurs compétences cognitives (différenciant ceux qui sont susceptibles ou non d’anticiper les risques et de sécuriser leurs parcours), des différentes ressources pratiques dont ils disposent, du contrôle qu’ils gardent sur ces processus en se fabriquant ou non des refuges, mais aussi de la qualité des supports dont ils disposent. La sociologie de l’individu se doit ainsi de dégager des portraits permettant de décrire de manière concrète et presque singulière les états sociaux effectifs dans lesquels se déroule une vie personnelle.

Désormais, ce n’est qu’en inscrivant les histoires des individus dans la trame particulière des interdépendances qui les entourent qu’il est possible de dessiner le périmètre effectif dans lequel ils agissent. Si les individus n’ont pas la capacité de transformer leurs positions de classe, ils n’en possèdent pas moins d’importantes capacités à se fabriquer des univers sociaux plus ou moins protecteurs. Les portraits permettent justement de montrer comment, au sein d’une situation globale de vulnérabilité, les ressources familiales peuvent permettre de gagner du temps, d’amortir un licenciement, ou au contraire, comment un divorce peut être un facteur actif de précarisation. Certains se sont ainsi attelés à étudier de près le rôle que les supports, notamment familiaux, peuvent avoir pour empêcher l’amplification des problèmes associés à la précarité ou encore pour circonscrire avec précision les environnements intimes des individus (Joubert, 2003 ; Caradec, 2004).

Le projet de cerner la société à l’échelle de l’individu suppose donc un effort permanent et particulier de traduction des enjeux sociétaux en épreuves — comme l’a si bien signalé Wright Mills (1997). C’est cette traduction qui permet de mettre sur pied véritablement une sociologie pour les individus. Le changement du destinataire principal — et imaginaire — du travail sociologique, impliquera, sans doute, des modifications analytiques de taille dans les années à venir. On ne fait tout simplement pas la même sociologie si l’on a pour horizon l’intégration de la société et ses institutions, les politiques (policy) et l’administration, les mouvements sociaux ou même l’opinion publique. Et encore moins, bien sûr, si le principal destinataire est une communauté fermée de spécialistes. Faire une sociologie pour les individus exige constamment de garder à l’esprit le besoin de traduire systématiquement les enjeux collectifs en épreuves, au sein d’un monde social où leur articulation n’est ni immédiate ni directe, ce qui leur octroie, toujours et partout, une initiative irrépressible d’action obligeant à une forme particulière d’intelligence du social.

Toute démarche sociologique répond à une demande sociale. La sociologie de l’individu n’échappe pas à cette règle. Certes, elle s’explique, dans ses fondements théoriques, par la jonction de processus historiques et intellectuels, mais dans sa visée pratique elle est indissociable de nouvelles attentes sociales : l’apparition d’une famille large de difficultés auxquelles les thérapies ne parviennent pas vraiment à répondre et que le coaching manipulateur et instrumental ne cerne absolument pas. C’est dire que cette demande potentielle est de nature sociétale et donc marquée historiquement par les caractéristiques d’une période précise. Il ne revient pas à la sociologie de guérir la souffrance ou de répondre aux volontés managériales de soi, mais il lui revient de répondre aux attentes des individus qui veulent mieux comprendre — pratiquement — le monde dans lequel ils vivent afin de mieux cerner leurs capacités d’agir.

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L’étude de l’individuation par les épreuves ne « remplace » pas l’étude du personnage social et l’idée de société. Il s’agit d’un autre projet intellectuel dont l’objectif est différent : proposer un regard sociologique capable d’assumer la prééminence de l’individu dans nos sociétés, et surtout, le fait qu’il est devenu l’horizon de nos perceptions. Hier, répétons-le, il a fallu construire l’arsenal conceptuel de la sociologie autour de l’idée de société et du problème de l’ordre social. Aujourd’hui, il est nécessaire, en prolongeant l’effort des classiques, de le renouveler autour de l’individu. La sociologie de l’individu, tout en s’intéressant de près au travail de l’acteur, ne suppose aucun abandon du propre du regard sociologique — produire une intelligence des actions à partir d’un raisonnement relationnel et contextuel. Mais elle n’en demande pas moins un infléchissement considérable, puisqu’elle exige d’accorder plus d’attention et de signification aux expériences individuelles et au processus d’individuation dans la compréhension des phénomènes sociaux.