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N’exagère pas le culte de la vérité ; il n’y pas d’homme qui au bout de sa journée n’ait eu raison de mentir bien des fois.

J. L. Borges

Introduction

Depuis une centaine d’années, la question des intellectuels n’a jamais cessé de passionner les historiens et les sociologues. Dans la foulée de l’affaire Dreyfus, l’intervention d’écrivains, d’artistes et d’universitaires dans l’arène politique nous a démontré la capacité de mobilisation du milieu culturel devant les enjeux touchant la question des droits fondamentaux et de la liberté d’expression. Il est apparu cependant que les intellectuels exigeaient plus que d’incarner une force d’opposition politique efficace : il s’agissait pour plusieurs d’entre eux de repenser la nature de l’engagement politique, en rupture avec les politiciens traditionnels. Une telle ambition n’aurait pas été possible sans la maîtrise de techniques littéraires ou d’un savoir académique, conférant aux intellectuels une étonnante capacité de se mettre en scène efficacement de manière à légitimer leur influence aux yeux des élites politiques et des masses populaires. Étrangement, plutôt que d’analyser scrupuleusement les modalités de cette capacité de mise en scène, les sociologues ont plutôt aidé les intellectuels à se définir eux-mêmes comme un groupe avec une identité culturelle très forte. À cet effet, la tradition sociologique et littéraire s’est toujours montrée la principale complice de la construction de l’identité collective des intellectuels, étant donnée son appartenance implicite à ce groupe qui, en réalité, est beaucoup plus hétérogène que ce qu’elle nous laisse croire.

C’est dans cette optique que nous entendons démystifier la dimension collective du concept d’intellectuel en poursuivant en quelque sorte la discussion entreprise par Johannes Weiss sur la notion de « représentation culturelle » (Weiss, 1992). Dans son texte, l’auteur cherche à tester l’application empirique de cette notion au cas des intellectuels, tout en constatant qu’il est aujourd’hui impossible de la considérer comme une image unifiée du monde ayant une portée universelle (Weiss, 1992 : 132-133). Cela n’est pas tant dû au fait que les intellectuels aient perdu leur statut de représentants culturels qu’à l’évolution même de la société moderne ; celle-ci a en effet rendu plus difficile la définition du statut des intellectuels au sein d’un champ culturel de plus en plus éclaté, ou spécialisé en plusieurs sous-systèmes concurrents (l’université, les médias, les cercles littéraires, les milieux artistiques, l’industrie du spectacle, etc.), une situation qui implique simultanément une plus grande collusion avec les univers politique et économique. Dans ce contexte, la notion de représentation culturelle perd sa dimension collective, ce qui incite Weiss à réévaluer l’analyse du champ culturel dans l’optique d’une tension analytique entre l’individualité, la participation et la représentation (Weiss, 1992 : 136). Un tel processus d’individualisation du champ culturel complexifie le statut sociologique des intellectuels, dans la mesure où ils sont alors appelés à prendre position dans un monde où leur appartenance aux milieux culturels ne leur garantit plus d’être reconduits dans leur rôle de porteurs de la culture au nom d’une politique de représentation. Et c’est précisément cette idée de représentation culturelle qui sera remise en cause dans cet article.

En s’inspirant de cette analyse sociologique de Weiss, l’objectif de notre article est double. D’une part, nous poserons un regard critique sur les outils théoriques et méthodologiques que la sociologie des intellectuels a développés au fil des années en entretenant l’idéal d’un groupe d’intellectuels qui assumerait collectivement une fonction de représentation culturelle. D’autre part, nous réévaluerons la pertinence de cette fonction collective en procédant méthodologiquement à une individualisation du rôle de l’intellectuel, et en nous intéressant plus spécifiquement aux réflexions, aux stratégies et aux actions qui lui permettraient d’assumer consciemment cette fonction de représentation — sans pour autant retomber dans les apories de l’individualisme méthodologique. Au-delà de la réflexion weissienne sur les applications possibles de cette notion dans la perspective d’une sociologie des intellectuels, l’analyse de Michel Foucault viendra en renfort poser les jalons théoriques et méthodologiques nécessaires pour pallier les lacunes de la tradition sociologique.

Cet article est divisé en trois parties. D’abord, nous relèverons les impasses théoriques qui ont mené les sociologues à considérer les intellectuels comme un concept collectif. Nous proposerons ensuite, à la suite de Michel Foucault, des pistes de recherche pour entreprendre une sociologie « décollectivisée » des intellectuels qui aurait comme objectif de nuancer cette fonction de représentation culturelle que l’on attend trop souvent d’eux. Finalement, nous testerons l’application d’une telle sociologie à partir de l’étude exploratoire du cas de l’ouvrage intitulé Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique, par le collectif d’auteurs Ressources d’Afrique qui fait l’objet d’une poursuite judiciaire depuis 2008 au Québec. Nous serons peut-être ainsi en mesure de saisir la véritable portée de cette fonction de représentation qui, dans le cas des auteurs de Noir Canada, doit être analysée dans le contexte d’un rapport de force qui oppose deux conceptions de la vérité.

I. Trois impasses théoriques en sociologie des intellectuels

La fonction de représentation des intellectuels. Au-delà du déterminisme sociologique

Avant d’aborder les impasses théoriques auxquelles se confronte la sociologie des intellectuels, nous développerons un bref aperçu de la contribution de Karl Mannheim à la définition du rôle des intellectuels de son époque, une contribution, jusqu’à ce jour a été mal comprise, qui nous montre toute la difficulté de cerner le concept d’intellectuel pris sous l’angle d’un collectif. Dans l’Allemagne de la première moitié du xxe siècle, le déclin irréversible de la vieille tradition universitaire de la Bildung au contact de la nouvelle société de masses a fait prendre conscience à la bourgeoisie éduquée de l’importance de réaffirmer avec force la centralité culturelle de l’intelligentsia allemande (Hébert, 2006). Alors que la plupart des nostalgiques répondaient à cette perte de centralité par le vieux discours humaniste traditionnel, certains cherchaient plutôt à renouveler le rôle et la fonction des intellectuels en leur donnant un fondement sociologique plus moderne. Déjà, à l’époque de la République de Weimar, les tentatives furent nombreuses. Je m’attarderai seulement à la fameuse théorie de Karl Mannheim relative à son concept « d’intelligentsia sans attaches ».

À son époque, Mannheim était conscient que la perte de la centralité culturelle de l’intelligentsia n’était pas seulement liée à sa fonction spécifiquement culturelle, mais aussi à son rapport extrêmement ambivalent avec la politique. Il est bien connu aujourd’hui que Mannheim définit l’intelligentsia sans attaches comme étant « relativement détachée des classes », formant en soi une sorte de strate intermédiaire entre elles (Mannheim, 1929 : 123). Si une telle façon de voir atteste sur le plan historique de la fragmentation progressive de l’intelligentsia universitaire sous la République de Weimar, Mannheim explique ce phénomène par la différenciation progressive des classes et des groupes dans les sociétés modernes. Ce processus s’inscrivait de plus dans le contexte difficile dans lequel vivaient les nombreux intellectuels prolétaroïdes et déclassés sous la République de Weimar, qui provoquait une crise psychologique très importante expliquant leur embrigadement dans les idéologies extrémistes de l’époque. Témoin de cette dérive propagandiste parmi les intellectuels weimariens, Mannheim faisait le pari, dans Ideologie und Utopie, que la redéfinition de la centralité de l’intelligentsia dans la sphère politique allait leur inculquer une volonté commune de s’affirmer culturellement et politiquement comme des représentants culturels indépendants de la logique partisane des différentes forces politiques en présence (Mannheim, 1929 : 157).

Malgré son caractère idéaliste, le programme politique qu’ébauche Mannheim dans son grand ouvrage possède une double fonction qui est restée jusqu’à ce jour mal comprise. D’une part, dans le cadre d’une théorie de la différenciation sociale qui tendrait normalement à lier unilatéralement les individus à leur position de classe, le concept « d’intelligentsia sans attaches » permet de préserver la visibilité sociologique des intellectuels dans la société sans nécessairement les rattacher à une position de classe ou à une idéologie politique. Mannheim voyait très bien qu’une frange de l’intelligentsia de son époque se refusait à une telle objectivation sociologique, une position que Bourdieu a également présentée dans son analyse de L’éducation sentimentale de Flaubert, lorsqu’il réfère à « leur refus des déterminations sociales » et à leur conviction de se mouvoir dans « un lieu neutre d’où l’on peut survoler les groupes et les conflits » (Bourdieu, 1998 : 59) ; à titre d’exemple, les écrits d’Hermann Hesse reflètent bien cet état d’esprit, trahissant cependant un mal de vivre manifeste parmi les intellectuels déclassés (Hesse, 2004 : 64-102)[1]. Mais l’analyse de Mannheim permet aussi de mieux comprendre la nature et la complexité de l’action « politique » de l’intellectuel, dont l’auteur tente de rendre compte à l’aide de son concept de « synthèse dynamique » ou de « politique de la synthèse » qui définit l’activité intellectuelle comme étant multiforme, relevant à la fois de l’activité politique partisane et d’un idéal d’intervention pédagogique visant à régulariser les forces politiques en présence dans le champ politique allemand[2].

De notre point de vue, le mérite de Mannheim est d’avoir compris que la fonction de représentation culturelle de l’intelligentsia (rendue par la notion de synthèse) demeure fondamentalement extérieure à son statut sociologique, en ce sens que cette fonction ne s’inscrit plus automatiquement dans une logique de groupe qui ferait de l’intelligentsia un « porteur universel de la culture ». Cet état de fait n’enlève aucunement à l’intelligentsia la possibilité d’aspirer à ce statut sur un plan collectif, mais il l’oblige cependant à prendre acte de son extrême fragmentation (Barnouw, 1988 : 31). Autrement dit, dans la mesure où les intellectuels cherchaient à l’époque de Mannheim à assurer tant bien que mal leur rôle traditionnel et apolitique de représentants culturels, ils étaient parfaitement conscients que l’évolution erratique de la société weimarienne leur laissait peu d’alternatives sinon que de bâtir leur légitimité sur de nouveaux fondements sociologiques qui, pour bien des intellectuels weimariens, impliquaient de rompre avec cette figure traditionnelle du Bildungsbürgertum.

Première impasse : l’apport de la théorie fonctionnaliste

Ce programme politico-culturel, en plus de ne pas résister à l’épreuve des faits, sera particulièrement malmené par la théorie sociologique contemporaine, plus spécifiquement par les fonctionnalistes. C’est précisément la désarticulation entre la fonction de représentation culturelle et le statut social de l’intelligentsia qui pose problème à la théorie fonctionnaliste émergente, trop soucieuse de préserver l’apport du déterminisme sociologique dans le but de mieux comprendre les effets logiques de la différenciation de la société en sous-systèmes complexes et autonomes[3]. Ce qui intéressait les fonctionnalistes sur le plan théorique se résumait à la définition de la centralité des intellectuels dans la légitimation des systèmes politiques et religieux. Après la Deuxième Guerre mondiale, on convenait qu’il ne restait que deux alternatives aux intellectuels : soit ils agissaient en tant qu’experts au sein des institutions politiques, économiques et culturelles, soit ils se condamnaient à errer dans une sorte d’extraterritorialité culturelle à la périphérie des institutions dominantes (Shils, 1971 ; Merton, 1957). Mais si l’intellectuel pouvait retrouver une certaine centralité en adhérant aux institutions dominantes, gagnerait-il pour autant une position plus importante dans la société par sa fonction de représentant culturel ? Les fonctionnalistes rejettent l’idée que les intellectuels soient en mesure d’assumer une telle fonction sur une base sociologique autonome qui serait, comme le disait Mannheim, « relativement détachée » des institutions sociales. En ce sens, l’intellectuel regagnerait sa centralité seulement s’il abandonnait l’idée qu’il constitue un corps social autonome, s’il savait sacrifier son idéal d’autonomie au profit des intérêts pratiques des institutions sociales. Centralité et médiation culturelle ne vont pas nécessairement de pair dans ce cas.

Ce n’est pas tant la connotation idéologique qu’il nous importe de relever ici que l’impasse vers laquelle mène la théorie fonctionnaliste de la différenciation sociale. En affirmant que l’activité des intellectuels n’est compréhensible que s’ils sont appelés à jouer un rôle dans la consolidation des institutions sociales dominantes, on réduit l’histoire des intellectuels de la société industrielle à celle de leur réinsertion progressive au centre de la société (Shils, 1971 : 191). Loin de vouloir se maintenir uniquement à l’extérieur des réseaux de pouvoir, les intellectuels attendraient patiemment leur tour pour occuper leur place au soleil. Avec les fonctionnalistes, la trahison des clercs, comme le dénonçait avec véhémence Julien Benda (Benda, 1975) à son époque, serait bel et bien consommée : l’intellectuel doit sacrifier son autonomie intellectuelle pour retrouver pleinement son statut sociologique et mériter les honneurs de sa position de classe. Les intellectuels constitueraient désormais une catégorie professionnelle du secteur tertiaire de l’économie de marché qui contribue à la reproduction du système social.

Seconde impasse : le normativisme des théoriciens de la gauche intellectuelle

L’évolution du statut de l’intellectuel vers celui d’expert bien installé au centre des institutions de pouvoir semble être une thèse peu contestée depuis les années 1960, notamment dans le contexte de la spécialisation croissante des systèmes politiques et de la mise en place de l’État-providence. Certes, la figure de l’intellectuel n’a jamais cessé d’exister comme en témoignent les nombreux ouvrages sur le sujet. Mais devant l’expert, l’intellectuel est désormais placé dans une position mal définie sur le plan sociologique ; chez les sociologues de gauche, sa représentation survit comme une catégorie davantage normative que sociologique[4]. Pour des sociologues comme Said (1994) et même Bourdieu, en dépit de l’analyse très fine que ce dernier développe dans Les règles de l’art (1998), l’analyse sociologique des intellectuels ne s’attarde qu’à ces intellectuels avant-gardistes qui se définissent en marge des institutions et des normes dominantes, ces anti-conformistes désintéressés qui tentent de préserver leur autonomie devant la logique technocratique des institutions dominantes (Said, 1994 ; Mills, 1966).

Le normativisme politique implicite de ce type d’analyse sociologique a comme grand avantage de préserver la figure de toute impureté politique[5], de la concevoir comme un idéal qui doit guider l’action des intellectuels soucieux de préserver leur autonomie. La fonction de l’intellectuel s’accomplirait dans sa capacité de critiquer les institutions dominantes qui ont précisément comme rôle de le priver volontairement de son droit à l’autonomie. C’est ce qui fait dire à Edward Said que l’intellectuel n’a d’autres choix que de se définir en marge de la société, comme un « extra-territorial »[6]. À cet égard, n’oublions pas que les intellectuels de gauche parlent souvent en leur propre nom et se légitiment en se présentant comme des marginaux capables de faire changer les choses.

On peut toutefois se demander si, en se maintenant ainsi à la périphérie de la société, l’intellectuel peut aisément se réclamer d’une fonction de représentant culturel. Sur le plan sociologique, ce n’est qu’une petite minorité d’intellectuels qui voit dans la marginalité et l’anticonformisme une fonction culturelle positive. Mais pour d’autres, l’acquisition d’un statut extra-territorial n’est pas le fruit d’un isolement volontaire ou d’une réelle volonté d’autonomie, mais celui d’un rejet de la part de la société qui comporte bien souvent une dimension tragique, comme en témoigne par exemple le sort des intellectuels juifs émigrés de l’Allemagne nazie. De cette manière, le statut marginal de l’intellectuel confirme son incapacité d’assumer la fonction de représentant culturel que la société attend parfois de lui. En l’absence de fondements sociologiques solides, les sociologues de gauche se sentent contraints de justifier la marginalité des intellectuels sur une base politique et normative, comme le fait Pierre Bourdieu en appelant à la constitution « d’une véritable Internationale des intellectuels attachée à défendre l’autonomie des univers de production culturelle » (Boudieu, 1998 : 553). Étant donnée la pluralité des opinions politiques au sein de l’intelligentsia occidentale, il est peu probable qu’une telle unité soit possible — ce qui n’empêche aucunement les intellectuels de gauche d’en rêver, et c’est précisément ce qui donne sens à leur vocation. Pour bien des intellectuels, faire un choix en faveur de l’autonomie revient souvent à renier ce rôle central que la société peut attendre d’eux. Malgré cela, il reste indéniable que l’intellectuel possède une certaine faculté de mobilisation politique qui fait de lui un porte-parole efficace dans la défense de causes perdues, ce qui permet d’ailleurs à Said de le définir comme « un individu possédant une vocation pour l’art de la représentation » (1994 : 12-13). En ce sens, les intellectuels revendiquent le droit d’être considérés comme des représentants légitimes de la culture devant des institutions de pouvoir qui ne leur concèdent pas facilement ce titre. Cependant, une telle définition appelle bien des nuances que nous tenterons d’exposer plus loin dans le texte.

Troisième impasse : impuissance, décadence et déclin des intellectuels

La troisième impasse, implicite dans ce que nous avons déjà présenté, consiste en cette tentation d’étudier la trajectoire des intellectuels comme groupe sur le mode de l’histoire d’un déclin, d’une décadence ou d’une perversion de leur rôle et de leur mission ; une telle perspective confine à l’évolutionnisme historique, souvent trop linéaire et simpliste. Nous avons en tête ici toute cette littérature foisonnante que, dans les cinquante dernières années, n’a pas manqué de dénoncer les intellectuels ; comme Raymond Aron dans son Opium des intellectuels ou Paul Johnson dans son Grand mensonge des intellectuels, beaucoup n’hésitent pas à dénoncer l’embrigadement idéologique de l’intelligentsia ou son impuissance devant le pouvoir politique (Aron, 1955 ; Johnson, 1993 ; Vidal, 2008). Une trame généralement calquée de façon caricaturale sur celle de Julien Benda qui, dans les années 1920, dénonçait cette « trahison des clercs » à laquelle nous avons déjà fait référence, les accusant d’avoir délaissé le sentiment de l’universel et l’amour du spirituel pour se rattacher aux intérêts pratiques et aux passions politiques.

Mise à part cette littérature polémique, il est commun en sociologie de conclure trop hâtivement au déclin des intellectuels ou à l’affaiblissement de leur pouvoir de critique sociale[7]. Mais la géniale contribution de Zygmunt Bauman dans son ouvrage Legislators and Interpreters (2007)[8] nous permet de surmonter cette vision trop simpliste de l’histoire des intellectuels. Le sociologue nous montre très bien que, malgré le contexte de pluralisme et de relativisme qui caractérise les sociétés postmodernes, les intellectuels sont bien loin d’avoir abandonné leurs ambitions universalistes ; aucun des développements récents de l’histoire de la pensée politique et philosophique, dit Bauman, « n’indique de désillusion vis-à-vis du cadre dans lequel, en Occident, les intellectuels exercent leur vocation » (Bauman, 2007 : 187). Il est légitime de considérer ces nouveaux modes de pensée (pensons au néopragmatisme de Rorty) comme « des formes de défense du mode de vie des intellectuels » (Bauman, 2007 : 187), en raison de la dissolution de la croyance — que l’on croyait inébranlable — en la supériorité du modèle de pensée occidentale. Par conséquent, il serait prématuré de conclure à l’impuissance généralisée de la critique des intellectuels dans un contexte postmoderne, d’autant plus qu’un retour à la pensée de l’Aufklärung ne saurait pas y remédier non plus.

Ce n’est pas parce qu’un intellectuel est qualifié de « relativiste » ou encore « d’incompétent[9] » que sa critique ne saurait être efficace contre les institutions de pouvoir. En ce sens, Bauman montre que, à toutes les époques, les intellectuels ont souvent été en position de faiblesse par rapport au pouvoir ; il faut se garder d’idéaliser un âge d’or à l’aune duquel on critiquerait aujourd’hui l’impuissance de la critique des intellectuels. En ce qui nous concerne, la fonction de représentation culturelle n’est pas dissociable de l’évolution du pouvoir dans les États modernes, constatation qui nous oblige à réévaluer le statut de l’intellectuel dans le cadre de son rapport ambivalent aux institutions de pouvoir et de la véritable portée de sa critique sociale.

II. Une sociologie « décollectivisée » des intellectuels : la typologie de Michel Foucault

Pour récapituler, les trois impasses relevées ci-dessus dans la littérature sociologique sur les intellectuels nous permettent de mieux comprendre les insuffisances théoriques qui sont souvent le fait de cadres trop simplificateurs, qui n’arrivent pas à prendre en compte les nombreuses exceptions. On conviendra que si une fonction de médiation ou de représentation culturelle est attribuée aux intellectuels en tant que corps social, celle-ci doit être davantage définie et précisée. C’est pour cette raison que nous chercherons à nuancer ce genre de concept trop holistique afin de développer des outils d’analyse qui permettraient d’étudier la spécificité des intellectuels dans l’accomplissement individuel de leur fonction de représentation culturelle. En ce sens, par « décollectivisation », on ne cherche pas ici à retirer aux intellectuels la possibilité de s’exprimer collectivement, mais à analyser au cas par cas les modes de mise en oeuvre des stratégies de véridiction dans leurs luttes contre les institutions de pouvoir.

Pour y parvenir, un texte des années 1970 de Michel Foucault nous servira de tremplin théorique pour analyser la complexité de la position des intellectuels aujourd’hui. Dans le cadre d’une entrevue reprise sous la forme d’un texte intitulé « La fonction politique de l’intellectuel », Foucault (2001 : 109-114) est parvenu à analyser de façon éclairée mais brève le rôle et la condition des intellectuels contemporains. La figure foucaldienne de l’intellectuel-spécifique nous offre une piste de recherche intéressante pour sortir de la dimension collective du concept d’intellectuel. Nous serons en mesure de mieux cerner la position spécifique que ce dernier occupe dans la société, et de quelle façon il serait appelé ou non à jouer son rôle de représentant culturel — plus particulièrement dans le cadre de sa relation complexe entre la vérité et le pouvoir.

D’entrée de jeu, Michel Foucault se montre tout à fait conscient que, depuis les années 1960, la condition des intellectuels a connu un changement significatif dans le contexte de la prolifération des nouveaux médias, certes, mais davantage encore dans celui de la « crise » que traversait alors l’université comme institution de savoir et de pouvoir. Foucault reconnaît, un peu au même titre que Bauman, la disparition d’un ancien régime d’intellectuels fondé exclusivement sur l’universel et la sacralisation de l’écrivain comme figure de « juriste-notable » (Foucault, 2001 : 109). Le nouveau régime d’intellectuels — appelé « spécifique » parce qu’associé, d’une manière idéale-typique, à la figure du « savant-expert » — est plus proche des réseaux du pouvoir, non pas sur le plan de ses valeurs universelles, mais bien à cause des connaissances spécialisées qu’il possède. Foucault ne cherche aucunement à dire par là que les intellectuels spécifiques seraient sur la voie de la perdition, bien au contraire ; s’ils ont perdu leur rapport au sacré, ils ont assurément gagné « une conscience beaucoup plus concrète des luttes » au sein des institutions politiques, économiques et culturelles, de manière à multiplier et renforcer ses effets de pouvoir (Foucault, 2001 : 109). Malgré la place grandissante qu’occupe l’expert au sein des institutions dominantes, l’intellectuel n’a jamais cessé d’exister. Il n’est pas faux de dire que l’intellectuel universel est encore présent, parfois proche des réseaux de pouvoir, parfois dans les marges de la société ; mais il est évident pour Foucault que ce n’est plus en tant que « porteur de valeurs universelles » que l’on doit définir l’intellectuel, mais bien par rapport à sa position spécifique au sein du dispositif général de la vérité des sociétés (que Foucault nomme aussi « économie politique de la vérité[10] »).

Dans ce contexte, si cette fonction de porteur de valeurs universelles perd de sa substance, c’est principalement parce que, au lieu d’y voir une absorption des intellectuels dans des systèmes experts, on assisterait plutôt, à l’instar de Gramsci, à une expansion des intellectuels et à une diversification de leurs rôles et de leurs fonctions, qui ne se réduisent plus uniquement à l’organisation de l’hégémonie sociale et du pouvoir de l’État (Gramsci, 1978 : 314-315). L’avènement de l’intellectuel spécifique doit amener le sociologue à distinguer divers degrés dans l’activité intellectuelle, dont l’extrême opposition entre ces degrés donne lieu à une véritable différence qualitative entre les intellectuels dans leur rapport avec la vérité et le pouvoir.

Si Foucault nous permet de comprendre que l’intellectuel n’a jamais disparu de la scène publique au profit de l’expert, il ne faut pas ramener la position spécifique de l’intellectuel à son seul effet de pouvoir au sein de l’université. Certes, il aura fallu, dans un premier temps, que l’université se pose comme institution à partir de laquelle s’expriment les savants pour être en mesure de désarticuler le couple savoir/pouvoir et de revêtir, quand la nécessité des luttes politiques les y oblige, l’habit de l’intellectuel. Dans cette optique, le dispositif de vérité n’est plus conçu comme une instance médiatrice où s’affirmerait un corps social voué à la préservation de l’universel, mais plutôt comme un réseau diffus et multiple de rapports à la vérité et au pouvoir. Autrement dit, la capacité d’énoncer la vérité ne proviendrait plus seulement de l’institution universitaire, d’une seule classe sociale ou d’un système de pensée en particulier, mais pourrait être énoncée ici ou là, tout dépendant d’où l’intellectuel se positionne dans le champ culturel et politique.

On pourrait objecter ici que cette faculté d’énonciation de la vérité serait difficilement pensable en faisant abstraction de la légitimité sociale qu’en retirent les intellectuels en tant que groupe. Et il est vrai que, dans l’histoire, des groupes d’intellectuels ont fait de la vérité (ou de la raison) une matrice identitaire par laquelle ils ont pu assurer collectivement leur existence. Mais ce serait oublier que la légitimité sociale (ou l’illégitimité) de l’intellectuel dépend peut-être moins de son rapport à la vérité que de la fonction sociale ou professionnelle qu’il occupe dans la hiérarchie sociale[11]. Il est vrai que Foucault élude la question de savoir si la vérité aurait une fonction identitaire et légitimante importante dans le régime des intellectuels spécifiques. Mais il est certain qu’en posant cette question uniquement en référence à l’identité du groupe, on risque de retomber de nouveau dans les apories du déterminisme sociologique évoquées précédemment. Sans développer davantage, on serait porté à dire que le dispositif du savoir/pouvoir des sociétés postmodernes tendrait davantage à singulariser ou à individualiser la faculté d’énonciation de la vérité, de manière à nous faire prendre conscience que les intellectuels entretiennent, à des degrés différents selon leur position et leur trajectoire, « un intérêt particulier à l’universel, à la raison, à la vertu ou à la vérité » (Bourdieu, 2003 : 178).

C’est sur cette base que Foucault propose en quelque sorte d’analyser la position de l’intellectuel et son rôle dans l’économie politique de la vérité des sociétés postmodernes en fonction d’une triple spécificité. Cette triple spécificité commande de comprendre la position de l’intellectuel en fonction de 1) sa position de classe (d’où parle l’intellectuel ?), 2) sa condition de travail et son rapport aux institutions (au nom de qui parle-t-il ? De quel enjeu parle-t-il ?), et 3) sa manière de dire la vérité (comment départage-t-il le vrai du faux ?) (Foucault, 2001 : 115). C’est dans cette seule mesure que l’analyse de Foucault parvient, par un tour de force certain, à se libérer elle-même de la triple impasse dans laquelle se trouve la sociologie des intellectuels. Peu importe où l’intellectuel se situe, au-dedans ou en-dehors de l’université, à l’intérieur ou à l’extérieur des institutions gouvernementales, en tant qu’écrivain ou scientifique, Foucault ne lui enlève jamais sa capacité ni son pouvoir de parler au nom de la vérité. Seulement, doit-on désormais se demander « de quelle façon l’intellectuel prétend-il parler au nom de la vérité » ? De quelle façon s’y prend-il ? Selon Foucault, ce qui permettrait à l’intellectuel de parler au nom de la vérité n’est pas lié à l’existence d’une fiction métathéorique (telle la pragmatique discursive de Habermas) qui conditionnerait le discours des intellectuels. Indépendamment de la position théorique à partir de laquelle il réfléchit et du moyen à sa disposition (manifeste, pamphlet, entrevue, débat public, essai, roman, enquête, ou étude scientifique), la tâche de l’intellectuel consisterait à définir, à préciser ou à reconstruire « l’ensemble des règles qui permettent de départager le vrai ou le faux » (Foucault, 2001 : 114).

Ainsi, l’analyse de Foucault nous permet de mieux préciser la portée de la critique de l’intellectuel qui, à notre avis, se déploie en deux temps. Tout d’abord, elle ne s’énonce que de manière localisée, circonscrite à un enjeu très spécifique et parfois de manière non intentionnelle. Dans un second temps, cette critique localisée peut faire l’objet d’une stratégie d’universalisation consciente de la part de l’intellectuel, désireux de transposer sa critique dans la logique d’une lutte politique. Tandis que l’intellectuel comme juriste-notable utilise le caractère sacré et transcendant de l’écriture (ou encore le charisme de l’écrivain) pour légitimer la portée universalisante de sa critique, l’intellectuel-spécifique choisit de s’engager dans un conflit d’opinions avec les institutions dominantes, qu’il cherche à provoquer en mobilisant une contre-expertise scientifique. Alors que le premier fait confiance au fait que sa critique, en vertu de son principe universel (Bourdieu parlerait de « fétichisme de la raison »), finira par triompher sur « l’irrationalité » des institutions de pouvoir, le second mobilise un ensemble de faits, de preuves et d’allégations visant à dévoiler les mécanismes institutionnels qui attestent de la « rationalité » du système interprété comme principe de domination. En ce sens, la critique sociale développée par l’intellectuel spécifique devient en quelque sorte une stratégie de lutte qui n’a pas pour but de faire ressurgir la vérité comme un principe que l’on aurait violé, mais bien de la faire intervenir dans le rapport de force avec les institutions de pouvoir.

Nous ne prétendons pas ici réduire de nouveau les intellectuels à un rôle d’idéologue de mauvaise foi. Tout sociologue qui étudie les intellectuels se doit de considérer qu’ils sont toujours sérieux dans leur prétention de parler au nom de la vérité. On se défend ici de tenir un discours purement relativiste en affirmant, à la suite de Léo Strauss, que « si une doctrine (ou une idéologie) doit être étudiée de façon relative à une situation historique (ou un régime de vérité) dans lequel l’intellectuel se situe, cela ne veut pas dire à ses yeux que cette vérité doit être tenue comme étant nécessairement fausse » (Strauss, 1992 : 66). On connaît peu d’intellectuels qui, en dehors d’un système totalitaire, aient souhaité répandre des propos délibérément mensongers[12]. La prétention qu’ont les intellectuels d’être les représentants de la vérité n’aurait pas empêché, selon un rapport de la police communiste tchécoslovaque récemment découvert par un historien, Milan Kundera de dénoncer dans les années 1950 un jeune déserteur (Vernet, 2008). Bien que l’auteur ait formellement démenti cette allégation, elle confirme bien que la « vérité est circulairement liée à des systèmes de pouvoir et à des effets qu’elle induit et qui la reconduisent », mais qui attestent également de la possibilité réelle pour les intellectuels de dire la vérité (Foucault, 2001 : 114). Somme toute, l’intellectuel n’existerait pas s’il n’avait la conviction de parler au nom de la vérité, et sans un pouvoir omnipotent qui lui confère un fondement légitime pour s’exprimer.

III. Le cas de Noir Canada : les intellectuels spécifiques contre les entreprises minières

L’argumentation précédemment développée sur le concept foucaldien d’intellectuel spécifique nous amène à préciser sur le plan méthodologique ce que l’on doit entendre par une sociologie « décollectivisée » des intellectuels. Il ne s’agit pas d’une profession de foi aveugle à l’endroit de l’individualisme méthodologique, ni d’un retour en faveur de l’approche biographique qui consisterait à mettre en valeur plus qu’il ne faut les motivations psychologiques des intellectuels. Notre position consiste à prendre comme témoignage un corpus de textes (essais, pamphlets, manifestes) pour tenter d’analyser la spécificité du discours de l’intellectuel dans le contexte d’un enjeu très précis, afin de décrire plus en profondeur les fondements de la politique de la vérité des sociétés postmodernes. Il est nécessaire, dans un premier temps, de cerner la singularité de la position des intellectuels spécifiques et d’analyser le rôle qu’ils jouent dans la redéfinition de la politique de la vérité ; il sera alors possible de déterminer si, et — selon les cas analysés — comment les intellectuels mettent en oeuvre des stratégies d’universalisation qui feraient d’eux les seuls représentants de la vérité contre les institutions dominantes.

Le cas de Noir Canada nous apparaît le plus intéressant pour tester notre position méthodologique. À la suite de la publication, en mars-avril 2008, de l’ouvrage d’ un collectif de trois auteurs intéressés par la question du développement économique des pays africains, deux entreprises minières canadiennes, Barrick Gold et Banro, ont déposé une mise en demeure exigeant une cessation de la vente de l’ouvrage. Ils ont poursuivi pour diffamation le collectif ainsi que la maison d’édition Écosociété, dans le cadre d’un SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation), exigeant une réparation financière totalisant 11 millions de dollars (Shields, 2008a). L’ouvrage, intitulé Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique, consiste en une collection de faits et d’allégations démontrant les conséquences néfastes des intérêts économiques canadiens engagés dans l’exploitation des ressources naturelles du sol africain. C’est dans ce contexte qu’il mentionne le nom des deux entreprises minières en question (Deneault et al., 2008). Alors que les médias québécois sont restés généralement muets sur cette affaire par peur de représailles (à l’exception du quotidien Le Devoir), la communauté universitaire a apporté publiquement son soutien symbolique aux auteurs de Noir Canada au nom de la liberté d’expression et du droit d’accès à l’information. Par ailleurs, se sachant menacée par cette lutte judiciaire à armes inégales, la maison d’édition Écosociété organisa une campagne de mobilisation pour soutenir financièrement le collectif d’auteurs dans leur procès et faire pression auprès du ministère de la Justice pour faire adopter une législation anti-SLAPP[13]. Après une année de tergiversations, le gouvernement québécois a fini par faire adopter une loi contre les poursuites abusives au printemps 2009, attestant d’une victoire morale pour les auteurs de Noir Canada, bien que la poursuite elle-même soit encore en cours devant les tribunaux (Francoeur, 2009)[14].

L’objectif de notre analyse ne consiste aucunement à apporter un éclairage nouveau sur les faits de cette saga à la fois politique et judiciaire. Il s’agit plutôt d’un essai d’interprétation sociologique — qui en est encore au stade exploratoire et n’a rien d’exhaustif — visant à mettre en lumière la particularité de l’engagement intellectuel du collectif d’auteurs en fonction des trois indicateurs foucaldiens précédemment évoqués, sa position sociale et la structure de son organisation, son rapport aux institutions dominantes et son implication dans l’économie politique de la vérité de la société canadienne. Ces trois indicateurs nous permettront de mieux comprendre la portée véritable de la fonction de représentation culturelle de l’intellectuel dans le contexte d’un rapport de force politique et juridique.

Le collectif Ressources d’Afrique : entre l’université et la société civile

Il est intéressant de voir que Noir Canada n’est pas le fait d’un seul auteur qui parlerait, comme le font les intellectuels universels, au nom de sa propre influence ou de son charisme, mais plutôt d’un collectif réunissant trois principaux auteurs — William Sacher, Delphine Abadie et Alain Deneault —, qui ont cherché avant tout à développer une expertise sur les questions du mal développement du continent africain[15]. Il est cependant à souligner que le collectif a été créé sous l’impulsion d’Alain Deneault qui, tout au long du processus de rédaction de l’ouvrage puis de la saga judiciaire, est devenu l’auteur le plus médiatisé des trois.

Alain Deneault est un philosophe de formation qui a étudié et fait des recherches au sein d’institutions universitaires en Europe et au Québec. Deneault est un des rares philosophes à s’être spécialisé sur des questions économiques, qu’il aborde cependant dans une perspective très différente de celle des économistes. Dans le cadre de sa thèse de doctorat sur Georg Simmel, il s’est intéressé aux usages conceptuels de l’économie sur les plans philosophique, psychanalytique et sociologique. Ses préoccupations à l’endroit des économies conceptuelles l’ont amené à s’intéresser au problème de la criminalité financière et à publier ses travaux sur le thème des paradis fiscaux en 2002 (Deneault, 2004, 2006). À partir de ce moment, son travail s’est spécifiquement consacré aux activités des entreprises minières cotées en bourse en Afrique. Dans le cadre de Noir Canada, alors que Deneault s’occupait principalement de la rédaction de l’ouvrage, Delphine Abadie et William Sacher, respectivement politologue, et ingénieur et mathématicien, colligeaient les nombreuses données recueillies de manière à apporter un éclairage indispensable en ce qui concerne d’une part la complexité de la géopolitique africaine, et d’autre part les conditions d’exploitation des sociétés minières en place (Makaremi, 2008 : 126). En plus de la recherche documentaire très fouillée et de l’analyse très serrée des nombreuses allégations recensées par les auteurs, on trouve un style d’écriture qui a le mérite d’être clair et comporte des réflexions à portée philosophique et sociologique portant visiblement la marque d’un écrivain engagé plutôt que celle d’un spécialiste universitaire.

La division du travail intellectuel du collectif démontre bien que Noir Canada est un ouvrage qui se situe au carrefour de la monographie spécialisée, de l’enquête journalistique et de l’essai philosophique engagé[16]. Sur un plan très formel, le collectif s’apparente à un groupe de recherche universitaire engagé dans la réalisation d’un projet de recherche qui mobilise plusieurs spécialistes provenant non seulement de l’université, mais aussi de la société civile en général au Canada et en Afrique. De plus, le collectif présente une structure de recherche qui fonctionne sans but lucratif et qui n’a pas pour objectif de contribuer directement à l’avancement de la connaissance dans le domaine des études africaines. Le collectif d’auteurs cherche à s’intégrer dans un ensemble de réseaux sociaux qui veulent éduquer et informer la population, et c’est ce qui explique qu’il cherche davantage à diffuser les résultats de leur recherche dans les médias et auprès des organisations de la société civile qui s’intéressent à la question africaine. D’ailleurs, le choix de publier le livre à la maison d’édition Écosociété, qui se spécialise dans la publication « d’essais critiques porteurs de débats publics et de changement social [17] », démontre que les auteurs ne font pas oeuvre de spécialistes, mais s’inscrivent plutôt dans une démarche citoyenne sans pour autant se dissocier complètement des réseaux de publication universitaire[18].

Malgré son caractère engagé, le collectif Ressources d’Afrique ne pouvait être décrit, du moins avant la poursuite judiciaire, comme une organisation de mouvement social. Le collectif ne possède aucune ressource matérielle pour organiser des manifestations. Ce sont des « chercheurs » et des « auteurs », et non des « entrepreneurs en mobilisation collective », ce qui témoigne du fait que la rédaction de Noir Canada soit d’abord le fruit d’une démarche de recherche et de cueillette d’informations avant de s’inscrire dans une démarche militante. Même s’il est certain que la poursuite judiciaire dont le collectif fait présentement l’objet fait de Noir Canada un symbole politique récupérable par la mouvance politique de la gauche, il serait cependant exagéré de les considérer comme des porte-parole privilégiés du mouvement altermondialiste, même si l’orientation idéologique des auteurs se tourne résolument vers la gauche. Sans renier l’aspect politique qui structure la démarche de recherche des auteurs, il faut prendre en compte sa dimension individuelle qui atteste, dans l’optique bourdieusienne d’un refus partiel des déterminations sociales et institutionnelles, d’une volonté d’autonomie intellectuelle en se situant à la croisée des chemins entre l’université et la société civile.

D’un point de vue strictement sociologique, il ne fait pas de doute que le statut social des trois auteurs précédemment analysé fait d’eux des « représentants culturels » par la nature de leur activité intellectuelle et leur engagement politique. Mais avant de leur attribuer d’emblée les honneurs de cette fonction, une analyse plus précise nous montrera qu’elle ne leur est nullement acquise pour l’instant.

Le rapport aux institutions : les démiurges de la gouvernance

Au-delà du contexte spécifique de la rédaction de Noir Canada, c’est le cours des événements qui donne à l’ouvrage un caractère de plus en plus militant et engagé. S’il n’y avait pas eu de poursuite judiciaire, on peut s’imaginer que la diffusion de l’ouvrage aurait pu passer largement inaperçue et se limiter au seul milieu universitaire. Mais la poursuite dont les auteurs du collectif font l’objet les amène à préciser publiquement leur position quant à la nature des institutions politiques, économiques et culturelles qui produisent le savoir et la connaissance sur le développement économique de l’Afrique.

Dans le cadre d’une entrevue (Makaremi, 2008), Alain Deneault a très clairement exprimé son extrême méfiance devant les institutions qui se disent compétentes dans la production d’informations fiables sur la question du développement africain. Dans un premier temps, Deneault fustige l’institution universitaire qui cloisonne la recherche sur le développement en fonction des spécialités propres à chaque discipline, sans qu’il y ait une véritable tentative d’analyser sur une trame commune les enjeux et les événements concernant le développement économique des pays africains. Deneault dénonce également les faux concepts et les fausses problématiques des sciences politique et économique qui situent leur recherche dans des « zones de consensus » où la gouvernance devient la référence obligée pour attester de sa portée empirique (Makaremi, 2008 : 122). Il souligne ensuite que les ONG (celles qui, du moins, reçoivent des subventions de la part des gouvernements et des fonds gérés par les entreprises privées) ne produisent pas d’informations entièrement fiables et significatives sur les enjeux du développement économique africain. En ne s’intéressant qu’à de fausses problématiques d’ordre humanitaire (comme celle des enfants-soldats ou des mines antipersonnel), elles contribuent à réduire les enjeux éthiques de la gouvernance à des cas strictement individuels, résultant du compromis institutionnel entre les intérêts publics et les intérêts privés. Enfin, la presse écrite (et télévisuelle) qui fragmente l’information en de multiples « nouvelles » ou « faits divers » sans lien entre elles, empêche, selon Deneault, qu’une véritable connaissance objective et transparente puisse bien informer le lectorat de la réalité économique africaine, et s’enlise dans la perpétuation de l’éternel cliché de l’Afrique postcoloniale pauvre et incapable de s’affranchir de l’aide internationale (Makaremi, 2008 : 122). Dans cette optique, Deneault souligne que les médias ont fait peu de cas des allégations contenues dans Noir Canada dans leur dimension méthodologique, préférant inscrire ces allégations dans une logique de confrontation avec des intérêts privés.

Ce rapport antagoniste de Deneault devant ces trois institutions de savoir et de pouvoir, avant d’être motivé par la poursuite judiciaire, s’inscrivait déjà dans la réflexion méthodologique qui guidait originalement la rédaction de l’ouvrage. Le collectif fait lui-même usage d’une méthodologie de type journalistique : recenser et analyser des informations sur les sociétés minières canadiennes. Le but est de mettre en évidence des « allégations », c’est-à-dire des informations qui font autorité en vertu de sources jugées crédibles et qui ont fait leur preuve devant les instances nationales ou internationales (Deneault et al., 2008 : 14). Les auteurs ne renient pas ici le caractère juridique de ces allégations, mais ils les utilisent en tant qu’informations pertinentes dont les sources ont déjà prouvé la véracité grâce à leur nombre et au fait qu’elles n’ont pas été contestées. Le collectif cherche donc à comprendre : a) les intentions réelles et non cachées des entreprises canadiennes en Afrique et b) comment se sont construits les réseaux d’acteurs économiques en Afrique qui contribuent plus ou moins directement à piller les ressources naturelles du continent. Toutefois, le collectif ne souhaite utiliser pas le mot « allégation » dans le sens étroit d’un procès d’intention envers les individus qui sont concernés. Ou du moins, les auteurs tentent de situer ce procès d’intention dans le cadre d’un exercice « d’appel à des solutions de recherche » (Deneault et al., 2008 : 15) qui est beaucoup plus politique que juridique, incriminant moins les entreprises canadiennes que le gouvernement canadien qui refuse de faire la lumière sur la nature de ces allégations. L’objectif de Noir Canada est de collecter différentes allégations qui sont utilisées à titre d’informations et de les comparer entre elles dans le but de faire ressortir d’éventuelles contradictions et de reconstruire une chronologie qui situe sur une trame narrative commune les investissements économiques en Afrique, les guerres civiles et les catastrophes écologiques.

Ainsi, les preuves produites ne sont pas le fruit d’une démarche de terrain, mais résultent des contradictions que recèlent la connaissance et les informations produites par les institutions de savoir et de pouvoir. Ce ne sont donc pas les faits empiriques observés sur le terrain qui attestent de la vérité du propos de Noir Canada, mais la confrontation des connaissances produites par les institutions avec ce qui a été observé par des acteurs institutionnels (provenant des ONG de défense des droits de la personne ou de commissions d’enquête publique) aux niveaux local, national et international. Les faits directement observés sur le terrain sont beaucoup trop embryonnaires et fragmentaires pour pouvoir révéler des preuves directement accablantes, dans des pays où bien souvent le droit d’accès à l’information est inexistant, et où les sites d’exploitation minière sont étroitement surveillés. En ce sens, les auteurs ne produisent donc pas de nouvelles allégations — si ce n’est la synthèse qu’ils font d’allégations existantes —, et ils ne prétendent pas « les fonder au-delà des travaux qui les ont avancées » (Deneault et al., 2008 : 14).

Pour conclure cette section, la position méthodologique du collectif d’auteurs démontre à quel point le travail de collecte d’informations s’est réalisé en dehors de la logique des institutions, puisque les connaissances qu’elles produisent sont elles-mêmes le résultat de ce « jeu de la gouvernance » qui embrouille toute tentative d’acquérir une perspective à la fois holiste, interdisciplinaire et multidimensionnelle de l’exploitation économique du sol africain par les entreprises canadiennes. Et pour ce faire, le collectif devait nécessairement tenir comme méthodologiquement vraies des allégations qui, pour les institutions dominantes, ne sont que des présuppositions dont leur « véridiction » — pour reprendre un terme de Foucault (2004 : 38) — n’a pas obtenu leur aval faute de preuve « de terrain ». C’est précisément à cet égard qu’il devient plus difficile d’attribuer à nos trois intellectuels un statut de représentants culturels parce qu’ils sont contraints à présenter une version des faits qui n’est accréditée pour l’instant par aucune des trois institutions mentionnées par Deneault. Placés contre leur gré dans une position marginale, nos auteurs doivent attendre que le verdict du tribunal — rattaché au dispositif de vérité/pouvoir des institutions dominantes —, détermine la part de vérité attribuée à la version de l’histoire de Noir Canada. Ce qui nous montre que les trois démiurges de la gouvernance ont indirectement un pouvoir de légitimation des intellectuels dans leur fonction de représentants culturels. Ainsi, la marginalité dans laquelle se retrouvent les auteurs de Noir Canada peut servir leur cause auprès de l’opinion publique bien que, dans les faits, cela atteste qu’ils ont à porter sur leurs épaules le difficile fardeau de la preuve en attendant que le tribunal rende son verdict.

La politique de la vérité : au nom de la transparence et de l’impartialité

La contre-expertise que nous offre le collectif d’auteurs et la poursuite par deux entreprises minières canadiennes dont ils font l’objet engagent la lutte au nom de la vérité non pas sur le terrain des faits qui se sont produits en Afrique, mais bien sur celui de la faculté des institutions démocratiques à garantir un débat transparent sur les allégations recensées dans Noir Canada. À cet égard, les deux parties tentent de faire jouer en leur propre faveur les mécanismes de la transparence démocratique et d’avancer la légitimité de leur partage respectif entre le vrai et le faux contre les prétentions du camp adverse.

Dans une lettre publiée par le Devoir, les auteurs de Noir Canada réitèrent à nouveau le bien-fondé de leur démarche méthodologique en attestant de la légitimité des documents faisant état des malversations des entreprises minières, documents qui ont été cautionnés politiquement par des audiences publiques et des commissions d’enquête aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Belgique et au Congo-Kinshasa (Sacher et al., 2008). Les auteurs reprochent au Canada de ne pas reconnaître la véracité des allégations évoquées dans l’ouvrage et soulignent que, pendant ce temps, ils sont les victimes d’un système judiciaire qui permet les poursuites abusives et dans lequel on leur dénie le droit de faire ouvertement état de ces allégations dans l’espace public. Dans cette optique, la politique de la vérité du système juridique est légitimement fondée sur un rapport de force inégal entre une entreprise ayant la capacité financière d’assumer un long procès, et un collectif d’auteurs et une maison d’édition délibérément acculés à la faillite. Ce que les auteurs veulent nous faire savoir, c’est que les mécanismes du système judiciaire brouillent délibérément la vérité au profit de la représentation et de la défense des intérêts privés.

Étonnamment, c’est précisément sur ce plan que Noir Canada fait jouer la politique de la vérité en sa faveur. Parce que les mécanismes du dispositif savoir/pouvoir des sociétés minières canadiennes — fondé sur la protection des intérêts économiques privés — ont été exposés au grand jour, l’ouvrage a forcé ses adversaires à se positionner publiquement et à confronter le collectif de Noir Canada sur le terrain de la vérité, comme en témoigne la lettre du vice-président de Barrick Gold publiée dans Le Devoir quelques semaines plus tard. Il y affirme que :

[...] le débat ne porte pas sur le rapport de force entre Barrick et l’éditeur ou les auteurs du livre. La poursuite vise à rétablir les faits et la réputation de Barrick [...]. Notre action en justice ne s’oppose pas à l’examen public de ces questions, contrairement à ce que les auteurs prétendent. Elle garantit au contraire qu’il y ait un débat public transparent afin de les résoudre et de faire éclater la vérité au grand jour, de façon impartiale.

Garver, 2008

L’auteur de ces lignes cherche à prouver qu’il n’y a pas de contradiction entre le droit de se défendre devant les tribunaux dans un contexte de poursuite abusive, et la nécessité d’un débat public. Il croit que, dans les deux cas, la transparence de la vérité ne peut être assurée que si les faits sont traités de façon impartiale. On peut lui donner le bénéfice du doute quant à sa volonté de ne pas entraver le débat public, mais il fait alors preuve de naïveté (ou d’un machiavélisme délibéré) lorsqu’ il affirme qu’il n’y a pas d’inégalité dans le rapport de forces entre l’entreprise aurifère et la maison d’édition dans un contexte judiciaire. De toute façon, s’il reconnaissait cette inégalité, il serait obligé d’admettre que le système judiciaire n’est pas le lieu où il est possible de « faire éclater la vérité au grand jour de manière impartiale » (Garver, 2008). Mais il est à tout le moins certain que le débat public ne joue pas du tout en sa faveur et que sur ce terrain, il lutte à armes inégales et a déjà perdu la bataille de l’opinion publique. D’un autre côté, l’on peut présumer qu’au tribunal, c’est Barrick Gold qui se retrouvera en position de force, même après l’adoption du projet de loi contre les poursuites abusives. En ce sens, le recours au droit demeure pour l’entreprise minière le seul moyen par lequel elle peut se protéger contre les « externalités » du débat public, c’est-à-dire défendre l’honneur de l’entreprise contre des allégations qui nuisent à sa réputation. Par le fait même, ce recours au droit ne peut qu’être avantageux pour Barrick Gold puisque l’entreprise n’aura pas à répondre publiquement de ces allégations dans le cadre d’un débat public. Ainsi, nous sommes en présence de deux visions concurrentes d’une politique de la vérité dont l’enjeu réside dans l’obtention d’un monopole de la définition des règles de la transparence et de l’impartialité et la victoire n’est, pour l’instant, acquise à aucun des deux camps.

D’un point de vue sociologique, l’idée de relever deux visions concurrentes de la politique de la vérité ne doit pas nous faire conclure que la vérité n’est relative qu’à la façon dont les acteurs se la représentent. La politique de la vérité doit nous montrer les mécanismes qui permettent à la fois de départager et d’embrouiller ce qui relève du vrai ou du faux. Ce processus, qui n’est jamais définitif ou achevé, se déploie à travers le rapport de force qui apparaît à la fois dans le débat public dans la poursuite judiciaire. D’une part, pour Barrick Gold, il s’agit de départager le vrai du faux en faisant la distinction entre la légitimité d’un procès et la nécessité de tenir un débat public transparent. Cependant, l’entreprise refuse de situer ce partage entre le vrai et le faux sur le plan d’un rapport de forces inégal puisque cela enlèverait toute légitimité au jugement du tribunal. Elle véhicule une conception du droit qui repose sur la présomption que le tribunal ne peut devenir le terrain d’une lutte politique, d’où la nécessité pour elle de promouvoir un droit fondamentalement apolitique qui est le seul lieu où la vérité devient possible contrairement au débat public, qui est celui des opinions contradictoires et des demi-vérités.

Les auteurs de Noir Canada départagent quant à eux le vrai du faux en arguant que les allégations provenant de sources institutionnelles ont été traitées de façon impartiale, et qu’il n’aurait pas été possible d’en faire la preuve « sur le terrain » étant donnée la mainmise des intérêts privés sur la circulation des informations dans les régions exploitées. Les nombreuses allégations sur les investissements des entreprises privées canadiennes contenues dans Noir Canada avaient pour objectif de départager la confusion entretenue délibérément par le jeu de la gouvernance en Afrique, de manière à redéfinir ce qui est véritablement légal de ce qu’il ne l’est pas (Deneault et al., 2008 : 332). Dans cette optique, la poursuite abusive qui pèse sur les auteurs de Noir Canada et sa maison d’édition se situe dans le prolongement de cette confusion, puisque le système judiciaire et la loi sur les entreprises cotées en bourse protègent de facto les intérêts privés des entreprises minières autant au Canada qu’en Afrique. En ce sens, et bien que cela ne soit pas intentionnel de leur part, l’inégalité du rapport de forces est devenue souhaitable pour les auteurs afin de montrer à l’opinion publique que les allégations sur l’exploitation minière sont la preuve que la vérité est seulement possible dans le cadre d’un débat public non contraint par les intérêts privés.

Nous ne nous aventurerons pas plus avant dans une analyse qui pourrait être beaucoup plus longue, détaillée et nuancée. Notre objectif ici était de démontrer que Noir Canada n’a pas encore fait la preuve qu’il est le seul représentant légitime de la vérité, dans la mesure où celle-ci est en partie produite par les effets du pouvoir dans le contexte de la poursuite judiciaire. Le cas échéant, les intellectuels spécifiques que sont les auteurs de Noir Canada doivent accepter que la vérité ne soit pas tout entière dans leur camp, parce qu’elle est la conséquence des effets du pouvoir résultant du rapport de forces inégal dont ils sont victimes. Pourtant, on ne peut pas dire nécessairement que le collectif de Noir Canada est en position de faiblesse car, en s’aidant d’une efficace campagne de mobilisation, il est parvenu à jeter le doute sur une histoire du développement économique de l’Afrique dans laquelle, jusque-là, le gouvernement et les entreprises canadiennes avaient le beau rôle. Bref, si l’intellectuel spécifique écrit sous l’impulsion « d’une vocation pour l’art de la représentation » — pour reprendre une dernière fois l’expression de Said — il convient de spécifier que l’apprentissage de cet art ne se réalise qu’à travers ce rapport inégalitaire de forces qui ne lui garantit pas assurément la victoire contre l’oppresseur.

Conclusion

Au terme de ce détour par l’analyse du cas de Noir Canada, l’objectif de notre article était de montrer combien, à la suite de l’intuition de Weiss, il est de plus en plus difficile de définir les intellectuels comme un corps social aspirant à une fonction de représentation culturelle. Dans un premier temps, il aura fallu mettre en évidence le fait que la tradition sociologique, et plus spécifiquement la sociologie des intellectuels, n’a pas toujours bien rendu compte de l’hétérogénéité de ce groupe social particulier et de sa réelle volonté d’incarner le corps social unifié que certains sociologues pouvaient espérer. C’est un des problèmes de la sociologie des intellectuels aujourd’hui que de sortir du cercle vicieux dans lequel le sociologue finit toujours par se référer à lui-même. Dans un deuxième temps, nous avons avancé qu’il fallait en quelque sorte « décollectiviser » le concept d’intellectuel afin d’augmenter son potentiel heuristique. C’est dans cette optique que la typologie de Michel Foucault et son concept d’« intellectuel spécifique », nous a aidés à réévaluer les critères permettant d’élaborer une étude objective des intellectuels afin de mieux comprendre comment ils peuvent ou non assumer un véritable rôle de représentants culturels. On aura compris que cette fonction de représentation ne saurait se dégager de la circularité de la vérité par rapport aux effets de pouvoir des institutions dominantes. À cet égard, l’analyse du collectif d’auteurs de Noir Canada fut pour nous une tentative de démontrer que la position de l’intellectuel spécifique et son rapport à la vérité ne se perçoivent réellement que dans le rapport de forces qui l’oppose en l’occurrence aux deux entreprises minières. Autrement dit, si l’intellectuel spécifique cherche à se doter d’un statut de représentant de la vérité contre le pouvoir des institutions dominantes, cela ne peut être possible que grâce à ce rapport de forces dont les auteurs de Noir Canada sont à la fois victimes et victorieux dans le contexte de la poursuite judiciaire.

C’est à partir de cette triple spécificité relevée par Foucault que nous avons pu repenser une typologie des intellectuels qui soit wertfrei sur le plan théorique, c’est-à-dire dégagée de son déterminisme sociologique, de son évolutionnisme historique trop linéaire et de son normativisme politique. À notre avis, Foucault a très bien vu le problème auquel Mannheim était lui-même confronté à son époque : la nécessité de mieux cerner la position de l’intellectuel dans son refus des déterminations sociales, et de libérer son cadre d’analyse sociologique d’un déterminisme sociologique beaucoup trop holistique. Autrement dit, l’intellectuel ne peut plus se comprendre comme un « concept collectif », ou comme assumant une fonction « organique » pour le dire comme Gramsci, mais doit bel et bien être appréhendé comme un concept individuel, en faisant avant tout parler les intellectuels au singulier. De par cette position singulière, nous sommes donc en mesure de mieux comprendre comment l’intellectuel assume son rôle au nom d’une mission ou d’une vocation de « médiateur culturel ». C’est précisément la tâche du sociologue de comprendre si les intellectuels sont en mesure ou non de remplir une telle fonction.