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Introduction

En sociologie, mais aussi dans la sphère politique et publique, la question du fondamentalisme religieux et des chefs religieux ou politiques charismatiques est un thème toujours très discuté. Ce qui est cependant moins étudié, c’est la vague culturelle du « retour aux racines » que l’on rencontre pourtant depuis plus de trente ans en Europe et dans d’autres parties du monde. Ce phénomène se manifeste notamment à travers des mouvements qui tentent de réinventer des traditions chrétiennes ou encore des traditions païennes pré-chrétiennes. En Irlande, en Angleterre ou dans les pays scandinaves, des groupes se forment pour faire revivre les traditions du druidisme ; en Grèce, des traditions du paganisme hellénique apparaissent ; dans des pays d’Europe centrale, on observe depuis deux décennies la naissance de groupes faisant revivre les traditions du paganisme slave. Une des manifestations de ce retour aux racines slaves est, en Slovaquie, la figure de Žiarislav, le fondateur du Cercle natal, un mouvement du « retour aux racines slaves » ou, comme nous le verrons, du « retour au fantastique ». Žiarislav, de son véritable nom Miroslav Švický, est au centre de la présente étude[2].

Au-delà de leurs divergences, ces initiatives, mouvements ou groupes de « retour aux racines » entretiennent avec leur milieu social une relation qui est basée sur la rupture apparente et radicale à la banalité, à la quotidienneté du monde « ordinaire ». C’est précisément ce caractère extraordinaire, cette différence, ou le fait qu’ils franchissent les frontières de la réalité ordinaire qui, comme l’a souligné Simmel (1998), nous rend parfois curieux et méfiant à leur égard, qui fait en sorte qu’ils peuvent être perçus de façon négative. En raison de leur « bizarrerie », l’opinion publique considère souvent ces groupes comme des phénomènes tantôt dangereux, tantôt destructeurs ou manipulateurs. Ils perturbent le sens de la normalité de leur environnement social de la même manière que le fait « la méthode du breaching » (breaching experiment) éprouvée par Garfinkel (1967) dans ses expériences[3]. Le comportement des membres de ces groupes provoque dans la conscience des partenaires en interaction l’embarras, la colère ou l’énervement.

Bien qu’il existe d’importantes différences entre le style de vie, l’organisation et les croyances de ces groupes, ils se situent tous en marge de la société dominante et se rejoignent quant au refus que leur oppose l’époque contemporaine. D’un côté, ils s’inspirent d’un passé lointain ; de l’autre, ils font référence à une vision eschatologique et souvent apocalyptique. Cette conception de la temporalité soumet le présent à la vision d’un « autre » temps, soit en réinterprétant le passé soit en conférant un sens différent au présent par le futur. Les tensions nées lors des interactions de ces groupes avec leur milieu social, ainsi que celles qui sont nées de leurs confrontations avec le temps présent, nous amènent à nous interroger sur la nature des liens entretenus au sein même de ces groupes. Du fait qu’ils sont entrés dans la vie quotidienne des sociétés de façon « dérangeante », tous ces mouvements ou manifestations de la vie sociale témoignent de la nécessité, pour les analyses sociologiques, de mettre en relation leurs actions concrètes et leur monde symbolique (Berger et Luckmann, 1966), considérés par le reste de la société comme extraordinaires ou excentriques. Souvent, les discussions sur la catégorisation des nouvelles formes de vie collective posent des questions élémentaires à la sociologie, et à la sociologie des religions en particulier : à quelle phase de son développement peut-on parler d’un groupe comme religieux ? Quelles sont les frontières entre religion, spiritualité et fantasme collectif ? Quelles sont les spécificités des croyances religieuses par rapport à d’autres modalités de croyances ?

En réponse à la question de la définition de la frontière du religieux et de la foi, nous examinerons dans cet article les formes concrètes de croyance de Žiarislav et de sa communauté, le Cercle natal. Dans ce dessein, nous nous inspirerons de l’approche phénoménologique de Schütz et, plus particulièrement, de son texte sur Don Quichotte (2005 [1946]). Le but est d’étudier, par le biais d’analogies avec la figure littéraire de Don Quichotte et de croisements entre Žiarislav et celui-ci, le Cercle natal et le problème de la foi et du religieux, et de la frontière entre fantastique et sens commun, à partir d’une communauté sans structure stable, c’est-à-dire non institutionnalisée. Pour les besoins de l’analyse, nous utiliserons principalement l’analyse des contenus des textes présentant les activités et la doctrine de Žiarislav ou du Cercle natal (magazines de la communauté, site Internet, affiches publicitaires et documents visuels) ainsi que la description précise du fonctionnement de la communauté réalisée par Pániková (2004) et des articles publiés dans les magazines populaires en Slovaquie[4]. Avant de nous pencher sur le Cercle natal à proprement parler, il importe d’abord de distinguer foi et religion, et de préciser le type de lecture phénoménologique que nécessitent des figures emblématiques comme celles de Žiarislav.

L’étude de la foi et de la religion

Dès ses débuts, la sociologie s’est heurtée à la difficulté de définir les phénomènes qu’elle examine. Elle est en effet confrontée à la concurrence entre le langage scientifique et un langage commun qui dispose de ses propres définitions, souvent très différentes par leurs contenus. En examinant la religion, la sociologie n’est pas seulement en collision avec le langage commun, mais aussi avec le monde institutionnalisé des églises, organisations et groupes qui, se considérant comme religion, contribuent à nourrir les définitions de la religion. Une des stratégies souvent utilisées par les sociologues, mais aussi par les indidivus dans le langage courant et par les représentants de tels groupes, est de considérer comme religion tout ce qui proclame en être une. On considère ainsi le plus souvent comme religion les grandes religions mondiales (le christianisme, l’islam, le bouddhisme, etc.), alors que d’autres formes (nouvelles) de la vie religieuse reçoivent divers qualificatifs (civile, séculière, laïque) qui leur confèrent un statut secondaire ou dérivé par rapport à la religion « vraie » ou « réelle ».

La situation est encore plus compliquée lorsqu’on examine des faits extraordinaires, des phénomènes nouveaux ou des mouvements sociaux qui ne sont pas encore cristallisés ou institutionnalisés, et qui ne sont encore définis ni dans le langage commun, ni dans le langage scientifique. C’est précisément lorsqu’un phénomène nouveau se cristallise et provoque l’attention des sociologues qu’il faut tester l’adéquation et la pertinence de l’utilisation de certaines définitions existantes, ou créer des notions et des concepts nouveaux plus appropriés.

Le présent article tente de réviser ou d’actualiser la condition de création et d’existence de la religion : la foi. Une grande partie des études de sociologie des religions n’examinent pratiquement pas la question de ce qui fait qu’un phénomène est religieux. Elles contournent cette question qui est pourtant au coeur des travaux de Weber, Durkheim et Simmel. Comme point de départ de la définition ou de l’analyse de la religion, les trois « pères fondateurs » utilisent le vécu subjectif ou l’acte de foi. La définition des conditions élémentaires de la religion permet d’observer même les religions qui apparaissent et se transforment de façon dynamique, ou les changements qui affectent les grandes religions. S’il est possible d’observer la religion dans ses manifestations institutionnalisées, on peut aussi observer ce qui constitue empiriquement la base des actions humaines et ses relations réciproques, et ce qui est en cours d’institutionnalisation, c’est-à-dire le sens de l’action subjective. On a ainsi la possibilité d’examiner certains phénomènes uniques que l’on considère, dans le langage commun mais aussi dans les analyses sociologiques, comme religieux ou, plus généralement, comme spirituels.

Dans le cas de nombreux groupes ou mouvements émergents, le chercheur a la possibilité d’observer de près le rôle des chefs, des guides ou des fondateurs de ces groupes, et les relations qu’ils entretiennent avec leurs membres ou leurs adeptes. Se pencher ainsi sur des individus exige parfois de changer le point de départ de nos études. En effet, il n’est souvent pas suffisant de partir de la religion comme système de croyances partagées ; souvent, elle est encore dans un processus de création ou de cristallisation. Réduire l’analyse à l’individu ne s’avère pas suffisant non plus : c’est l’action commune, ou l’action individuelle orientée vers autrui, et ses manifestations, que l’on peut considérer comme base de la vie sociale, et donc comme le sujet de l’analyse sociologique.

L’étude des manifestations individuelles et personnelles de la vie religieuse implique de diriger notre attention vers les sources et l’origine de la vie religieuse, et non vers son résultat, c’est-à-dire la religion établie et institutionnalisée. Axer l’étude sur les individus qui sont les producteurs ou les porteurs des définitions subjectives de la réalité dans leurs actions sociales concrètes permet de saisir les phénomènes religieux dans toute leur instabilité. En se concentrant, grâce à l’analyse phénoménologique, sur la façon dont les porteurs des croyances se représentent leur religion, sur l’étude de leur vision du monde et sur l’analyse des résultats de leurs actions, il est possible de décrire les processus d’objectivisation des ordres subjectifs en systèmes de croyances collectifs et intersubjectifs. On peut ainsi considérer la croyance comme un phénomène dynamique qui s’est toujours modifié dans la continuité entre croyances religieuses et croyances non religieuses (voir Lamine, 2008).

Approche phénoménologique et figures aux frontières de la normalité

Dans sa forme élémentaire, la religion se manifeste comme non institutionnalisée, c’est-à-dire sous forme de sentiments spécifiques, comme un certain niveau de tension émotionnelle appelée religiosité par Simmel (1955) ou foi par Weber (1995 [1921]) et Berger (1993 [1992]). Les manifestations de la foi des individus, une foi instable et non objectivée, peuvent être observées lors d’activités communes ou d’activités orientées vers autrui. Si une telle foi peut paraître absurde et non rationnelle d’un point de vue extérieur, elle ne l’est pas pour autant pour la sociologie, de la forme compréhensive qu’elle prend chez Weber jusqu’à sa variante phénoménologique chez Schütz, puis chez Berger et Luckmann (1966, et Luckmann, 1967). L’étude de « l’irraisonné », de la « folie » et de « l’excentrique » correspond, pour la sociologie d’orientation phénoménologique, à l’étude d’une action et de ses sens, sens qui ne concordent pas nécessairement avec une vision générale du monde de la normalité ou du sens commun. Parce ce qu’elle se réfère particulièrement à l’intersubjectivité, aux symboles et à la transcendance (Lamine, 2008), l’approche phénoménologique construit d’abord une définition de la religion comme système de signification et non comme institution. La religion est l’expression de la capacité humaine fondamentale à se transcender. Les formes de rapport à la transcendance existent à la fois dans la réalité quotidienne et dans des mondes extraquotidiens (Lamine, 2008 : 159).

En utilisant une approche phénoménologique, il est important de tenir compte du rôle des créateurs de nouveaux systèmes de signification, des « figures charismatiques », par exemple. Dans l’étude de la création des structures sociales nouvelles, Michel Maffesoli (1997) traite du rôle de figures qu’il qualifie d’« emblématiques » du monde postmoderne pluralisé. À la suite de Durkheim — à qui il emprunte l’épithète emblématique —, il révèle les formes et les différentes matrices sémantiques dans lesquelles ces figures apparaissent. Ces figures emblématiques, dans lesquelles chacun d’entre nous peut se reconnaître ou auxquelles on peut s’identifier, ne sont pas toujours explicitement liées à la religion. Dans un monde de « polythéisme des valeurs » (comme Maffesoli, inspiré par l’expression de Weber, caractérise le présent postmoderne), les figures emblématiques se manifestent dans différentes sphères de la vie sociale. Dans Du nomadisme (1997), Maffesoli évoque plusieurs formes contemporaines de ces figures emblématiques : le barbare culturel, le bohème, le prophète, le rebelle ou le clochard, Dionysos et Don Quichotte. Leur trait commun est la rébellion, la rupture radicale avec les normes dominantes ainsi qu’un certain côté sauvage incalculable et imprévisible.

Alfred Schütz et Michel Maffesoli ont, tout comme beaucoup d’autres auteurs, utilisé le personnage littéraire de Don Quichotte dans le cadre d’analyses phénoménologiques. Grâce à la figure du chevalier errant, Alfred Schütz (1964, 1973, 2005 [1946]) a plusieurs fois traité — plus ou moins directement — de la problématique de la foi et de sa relation avec l’action des individus. Outre le fonctionnement des visions exotiques et extraordinaires du monde et leur relation avec le sens commun et la réalité ordinaire, Schütz (2005 [1946]) étudie, dans son essai Don Quichotte et le problème de la réalité, les effets de la perte de la foi sur le sens des actions dans la quotidienneté d’un individu. En effet, Schütz utilise le personnage de Don Quichotte pour décrire le problème de la création, du maintien et de la disparition d’une « réalité ». Une des idées à la base du présent article est que la réflexion sur la folie en fiction littéraire peut être utilisée comme outil pour comprendre la situation de personnes réelles, personnes souvent associées à la folie, à l’excentricité, au déséquilibre et à l’anormalité.

Žiarislav et le cercle natal[5]

À partir de l’exemple de « la communauté pour la spiritualité de la nature originelle » — le Cercle natal[6] — et de son fondateur, il est possible de mettre en oeuvre les possibilités de l’analyse phénoménologique pour l’étude d’une vie religieuse en mutation et du sens de la foi dans l’action qui s’oriente hors du monde pratique et quotidien. La figure de Žiarislav et le Cercle natal constituent un bon exemple pour étudier la transformation d’une communauté sans structures institutionnalisées ou sans forme cristallisée, de même que la formation même d’un monde religieux[7]. En plus de nous aider à comprendre l’émergence et la formation d’une religion ou d’une doctrine religieuse, la comparaison entre deux figures archétypales, Don Quichotte et Žiarislav, nous permettra de définir et d’illustrer un type de foi héroïque, dans ses formes charismatiques ou prophétiques, et la position de ses détenteurs par rapport au reste de la société. Dans les deux cas, la foi héroïque ne pourrait exister sans les adeptes, sans qui les chefs n’auraient pas leur caractère emblématique. Don Quichotte a son fidèle serviteur, Sancho Panza, qui nous sert de modèle. Tous deux sont porteurs d’un différent type de foi : la foi pragmatique représentée par Sancho Panza, et la foi visionnaire, héroïque ou charismatique, représentée par Don Quichotte. Ces deux formes idéaltypiques de la foi nous permettent — grâce à une série de croisements — de mieux saisir le cas de Žiarislav et de ses disciples ainsi que leurs liens étroits avec la réalité de la vie quotidienne et leur enracinement profond dans celle-ci.

Qu’est-ce que le Cercle natal ? L’existence de la communauté est indissociable de son fondateur et chef, Miroslav Švický. Dans les médias slovaques[8], il est présenté comme un personnage ambivalent : d’un côté, comme figure romantique, vivant en harmonie avec la nature dans un style de vie simple ; de l’autre, comme personnage excentrique, sectaire et manipulateur[9]. Si on s’attarde à la définition du Cercle natal mise de l’avant dans son programme, on peut qualifier la communauté de religieuse ou spirituelle. Žiarislav est aussi généralement considéré comme un personnage religieux ou spirituel — comme en témoignent les invitations qu’il reçoit à participer à des festivals ésotériques ou spirituels. Le Cercle natal est perçu et se perçoit lui-même comme une communauté non institutionnalisée et sans adhésion claire, qui fonctionne de façon dynamique.

Nous ne devenons pas membres du Cercle natal par une signature. Ce qui est important, ce sont les actions et le mode de vie. Nous n’avons pas besoin d’une adhésion formelle. Celui qui fait quelque chose pour le renouveau spirituel est notre ami, sans tenir compte de son appartenance à des communautés différentes tant qu’il n’opprime pas le spirituel natal et ses manifestations. Le Cercle natal n’a pas de compte en banque et n’accepte pas de subventions. Le Cercle natal ne demande pas d’argent pour les cérémonies. Nous essayons de fournir les informations fondamentales — l’éducation à tous ceux qui s’y intéressent, aussi avec l’aide de communautés alliées et de relations[10].

La communauté n’est pas sans rappeler ce que Michel Maffesoli (1991 [1988], 1997) appelle une tribu. Švický utilise d’ailleurs lui-même le mot « tribu », dans un sens large et plutôt ethnique, en rapport avec la façon dont les personnes se regroupent. L’admiration de Švický pour l’organisation sociale en tribus se manifeste notamment par l’utilisation de l’expression « notre tribu » lorsqu’il évoque la nation slovaque (Pániková, 2004 : 90).

Plusieurs textes de la communauté du Cercle natal, généralement rédigés par son fondateur, soulignent de différentes manières que le groupe se fonde sur l’amitié, le partage et la parenté. Le Cercle natal est un groupe dont les liens peuvent être, grâce à la définition de Weber, caractérisés sur la base de la « communalisation » (Vergemeinschaftung). Dans le cadre d’un tel type de relations (et des communautés qu’elles contribuent à créer), l’orientation de l’action sociale est basée sur l’appartenance — affective ou traditionnelle — ressentie subjectivement par les personnes intéressées (Weber, 1995 [1921] : 127 et suiv.). D’après Weber (1995 [1921] : 130), pour ceux qui partagent une langue commune, c’est la création d’une opposition à d’autres individus qui peut entraîner une homogénéisation et un sentiment de communauté, dont le fondement conscient d’existence est le partage de la langue. L’usage spécifique de la langue au sein du Cercle natal, qui a déjà évolué sous plusieurs noms et qui ne cesse — à l’instar de son fondateur — de les modifier[11], sera présenté plus bas. Outre la langue, le « nous » est aussi exprimé par les vêtements portés par les membres de la communauté. Sur la photo n° 1, on peut voir les vêtements du groupe qui reflètent notamment un style de vie écologique.

Photo 1

Miro Žiarislav Švický (au milieu) avec le groupe Bytosti (Les Êtres) pendant la fête du solstice d’été 2008[12].

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À la différence d’une orientation vers des privilèges pratiques, comme c’est le cas des liens d’appartenance de la communauté telle que définie par Weber, le Cercle natal se concentre sur l’offre de biens de salut : la connaissance et la sagesse. Švický appelle vedomectvo (savoyance, dérivé du verbe vediet’ [savoir]) la doctrine du « comment savoir », du « comment être savant » (vedomec, le savoyant, est celui qui sait qu’il a la connaissance).

Ce sont les caractéristiques mêmes du monde de pensée de Žiarislav qui permettent d’établir un parallèle avec le problème de la foi évoqué plus haut, mais aussi avec ce que l’on pourrait concevoir comme l’irrationalité. La doctrine savoyante de Žiarislav souligne la spiritualité dans ses buts peu pratiques et, considérés du point de vue de la société dominante et du Cercle natal, non rationnels. D’après la doctrine du Cercle natal, l’homme peut être sauvé par la sagesse, mais pas par l’intellect. Ce trait met en relief la question de la foi et ses dimensions anti-intellectuelles, en opposition aux croyances proposées par les églises organisées. À cet effet, Žiarislav préfère parler de spiritualité plutôt que de religion.

Le Cercle natal et le mouvement de la renaissance n’ont pas besoin et ne pratiquent pas la foi aveugle. Il n’y a pas de renaissance spirituelle sans conscience intégrale. Dans le Cercle natal, on trouve des personnes de sphères spirituelles différentes. Le Cercle natal n’est pas une communauté religieuse[13].

Le croisement de deux figures : Don Quichotte et Žiarislav

L’histoire de Don Quichotte de Miguel Cervantès (2008 [1605-1615]) est bien connue. Le jeu de croisements entre Don Quichotte et Žiarislav nous permettra de cerner la figure du dernier et le rapport qu’il entretient au Cercle natal. Nous aborderons les changements de noms et de rôles des personnages, leurs apparences singulières, les étapes de leur biographie, leur usage du langage et leur rapport à la réalité. À la lumière de la lecture phénoménologique de Schütz, le chevalier errant attire notre regard vers une collision avec la réalité du sens commun, et vers les spécificités de l’ère postmoderne et démocratique.

Sous l’influence d’une lecture intensive d’histoires chevaleresques et fantastiques, Don Quichotte a endossé le rôle de chevalier errant dans la vie ordinaire et la réalité quotidienne. Pour confirmer et renforcer son aristocratie, il a changé son nom : d’Alonso Quijano, il s’est doté du nom plus « aristocratique » de Don Quichotte de la Mancha. Miroslav Švický, originairement géologue et journaliste pour un hebdomadaire nationaliste Zmena (« Changement »), collaborateur de la revue pour enfants Ohník (« Petit feu »), puis auteur de plusieurs livres portant sur la spiritualité, changea son prénom slave relativement répandu de Miroslav pour des noms plus extraordinaires qui évoqueraient davantage la spiritualité et la slavitude. D’abord, il se présenta comme Miro Sláv Švický (Miro d’origine slave), puis il modifia son nom à plusieurs reprises jusqu’à la forme présente de Žiarislav, que l’on peut traduire par Slave qui propage ou qui célèbre la lumière ou qui illumine. Pániková (2004) a montré que Žiarislav utilise des combinaisons différentes de ces noms dans diverses situations pour signer ses articles, ou alors il les complète avec d’autres noms qui devraient exprimer sa spiritualité, et plus particulièrement l’idée d’une purification par le feu : Miro Slav, Miro Žiarislav, Žiarislav, M. Slav, Slav, -s-, -mir-, et plusieurs signatures contiennent le même mot signifiant Celui qui vient, Celui qui vient dans la lumière, Celui qui vient avec le feu ou Celui qui vient avec les cendres. Il utilise également la signature de Slavomír Letanovský, un nom créé à partir des syllabes du nom Miroslav (de Miro-Slav à Slavo-Mir) et complété par le nom de jeune fille de sa mère. Il se réfère souvent à lui-même à la troisième personne, comme l’Homme (Pániková, 2004 : 45). Parfois, il s’appelle ou appelle les autres — et de nombreux disciples se désignent ainsi — « les Êtres » (Bytosti), appellation qui correspond également au nom du groupe musical avec lequel il joue parfois en public[14].

Žiarislav se présente aussi, parallèlement, dans plusieurs rôles, et parfois comme le porteur de tous ces rôles à la fois. Récemment, il se présentait le plus souvent comme « un musicien, écrivain, parolier, fabricant d’instruments de musique et maître savoyant[15] ». Ainsi, Žiarislav pourrait être décrit comme une personnalité nomade postmoderne qui, si on reprend l’idée de Maffesoli (1997), n’est pas limitée à une identité simple, mais qui joue différents rôles par l’intermédiaire de nombreuses identifications. D’un côté, en adoptant un nom « spirituel », Žiarislav développe la tradition romantique du mouvement rénovateur slovaque de Štúr du milieu du xixe siècle[16] ; de l’autre, il appelle à la progression spirituelle, la modifie selon les besoins actuels et l’adapte à sa théorie spirituelle et polythéiste du cosmos. Au gré des besoins, il passe d’un rôle à l’autre. Maffesoli (1997) a à cet effet remarqué que ce nomadisme de personnalité, cette identité plurielle, surgit chaque fois que le polythéisme des valeurs prédomine.

D’autres analogies peuvent être établies avec Don Quichotte pour mieux saisir Žiarislav. Nous pensons notamment à l’apparence des deux personnages. L’arrangement de leur tenue constitue une préparation pour leur mission dans la vie quotidienne. Don Quichotte a utilisé des vêtements bon marché et des décorations pour se confectionner l’armure d’un chevalier errant, qu’il a par la suite complétée par un bol de barbier qui lui servait de casque. Pour sa nouvelle mission, il a choisi un vieux cheval qu’il a nommé Rossinante (en espagnol Rocinante — un jeu de mots : fue rocín antes signifie « avant, c’était une charogne »), et toutes les situations et les objets qu’il a redéfinis sur la base de sa fantaisie sur le chemin de l’aventure (vers les bonnes actions) ont été transformés à l’aune d’une sorte d’idéologie personnelle.

En transformant de façon improvisée des choses ordinaires et banales en pièces d’équipement de chevalier errant, Don Quichotte les a changées en choses extraordinaires ; il les a enchantées. Il les a insérées dans un nouveau système symbolique, celui de la chevalerie, dans lequel elles n’allaient pas servir de décorations, mais bien faire preuves de sa détermination à accomplir des actions héroïques et de son caractère de héros expérimenté. Sur son corps maigre et marqué par le temps, mais aussi déterminé à l’action, il leur a donné une patine du bon vieux temps. Par l’enchantement, la transformation de sens des éléments de sa façade, il a aussi accordé un autre sens aux contenus de son nouveau rôle. Il a ainsi modifié sa façade personnelle et a créé un nouveau « moi virtuel » (Goffman, 1975 [1963]).

Par la combinaison de matériaux accessibles, Žiarislav a, lui aussi, créé un nouveau type de vêtements à partir de son imagination et des motifs des costumes folkloriques de différentes régions slovaques. Les nouveaux habits devaient correspondre aux vêtements des anciens Slaves, les « Slavènes[17] », ou à la tradition folklorique « authentique[18] ». À la différence de l’image de « l’aristocratie » de Don Quichotte, Žiarislav reprend l’image d’un héros issu du peuple comme on en trouve dans les contes folkloriques slovaques. C’est l’accent qui est mis sur le caractère populaire qui fait, pourrait-on dire, de Žiarislav le représentant de valeurs démocratiques ou même de l’ère démocratique.

Photo 2

Žiarislav dans un costume qu’il a lui-même confectionné, un de ceux qu’il utilise dans la vie de tous les jours et lors d’apparitions publiques (ici avec un des symboles circulaires des Slaves anciens sur un gâteau qu’il a appelé le gâteau du soleil).

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Pour poursuivre notre lecture croisée, nous pouvons mentionner que Don Quichotte est passé par deux phases d’initiation à la chevalerie errante. Dans la première phase, il errait brièvement et seul alors que, pendant la deuxième phase, il erre avec un « écuyer » qu’il a recruté et qui est également devenu un fidèle serviteur : Sancho Panza. Le chemin de Žiarislav est aussi divisé en deux étapes, soit celles de la ville et de son passage au village. Après quelques années à Bratislava et à Trnava, Miro Slav Švický s’est réfugié dans un hameau des collines de la Slovaquie centrale, en conformité avec le rôle et l’image qu’il s’est donnés : vivre dans la nature et en harmonie avec elle. À la campagne, il pouvait élever des chevaux et d’autres animaux domestiques, ce qui faisait de lui un « vrai homme de la nature » ou un « homme sauvage », en conformité avec sa représentation du caractère slave. Par son union avec la nature dans un hameau des montagnes, il a renforcé la partie de sa doctrine qui souligne le caractère sauvage (divokost’) et miraculeux (div) de la nature et de la nature de l’homme.

Comme le chevalier errant Don Quichotte, qui est entré dans la vie quotidienne par l’intermédiaire d’une longue et intensive lecture de livres fantastiques et d’aventures, Žiarislav est petit à petit passé de l’influence de la littérature ethnographique, des légendes et des contes populaires, de la littérature ésotérique et de livres sur les doctrines orientales (par exemple le yoga), à l’écriture active de livres sur la spiritualité slave ancienne et, plus tard, sur la vie dans la nature selon ce qu’il identifie comme les rites des Slaves anciens (Švický, 1997, 1998, 1999).

La lecture de Don Quichotte croisée à celle de Žiarislav attire également notre attention sur l’utilisation du langage. Don Quichotte utilise des mots et des gestes d’un style créé par les romans chevaleresques — le langage de la vertu, de l’étiquette et de l’héroïsme. Žiarislav forge quant à lui une cosmologie nouvelle lorsqu’il redéfinit le contenu des mots utilisés couramment en leur conférant, sur la base d’une ressemblance étymologique avec d’autres mots, un sens nouveau ou différent (il appelle ce sens « authentique » et « non routinisé »). Dans sa doctrine et sa relation avec le monde, il crée aussi des symboles nouveaux qu’il dérive de mots existant dans les contes, dans d’autres langues ou dans les archives, ou il crée des mots qui ressemblent phonétiquement, ou par euphonie, à une langue slave. Ainsi, il a nommé sa philosophie et le style de vie qui en est dérivé par un néologisme qui contient une sorte de paradoxe : novodrevný (« néobois » — ce qu’on peut librement décrire comme nouveau, mais dérivé de la tradition symbolisée par le bois, par la nature). Dans la description du Cercle natal, on retrouve très souvent l’adjectif néobois : « Les membres du groupe créent des chansons néoboises, ils portent des vêtements néobois, ils s’offrent des chansons néoboises, ils se donnent des noms néobois ; dans un article de la revue Diva, on célèbre même la naissance du premier enfant néobois » (Pániková, 2004 : 74). Le mot néobois a été créé pour désigner une combinaison spécifique de l’ancien et du nouveau. La manifestation concrète d’une telle création dans le groupe du Cercle natal est le mélange d’éléments traditionnels issus de la création artistique et folklorique slovaque avec des éléments nouveaux. Ainsi, lors de la création de musique ou la confection de vêtements néobois, on accorde de l’importance à la manière de conserver l’esthétique et la forme folklorique originelle.

En raison de leur attitude, de leur apparence et de leurs croyances, les deux figures extraordinaires — Don Quichotte et Žiarislav — sont souvent considérées comme des fous, ou du moins comme des personnes qui se situent hors du sens commun. Cela dit, leur réaction à la « réalité fondamentale » ([paramount reality] Schütz, 2005 [1946]) au cours de leurs aventures est différente. Parce qu’à la fin de l’histoire, Don Quichotte échoue dans son effort, il exemplifie la foi à partir de sa négation — c’est-à-dire par ce qui se passe quand la foi se perd. Une des caractéristiques empiriques de la foi est en effet qu’il est possible de la perdre. En revanche, l’histoire de Žiarislav est différente. Elle ressemble plutôt à la légende du Phénix qui, encore et encore, renaît de ses cendres. Žiarislav change constamment, complète et adapte sa doctrine et son identité aux conditions du temps d’une manière flexible. C’est toujours un nouvel « homme spirituel », avec un nouveau nom qui reflète le caractère de la nouvelle connaissance. À cet égard, Žiarislav est un exemple parfait de « l’enracinement dynamique » dont parle Maffesoli (1997 : 77) et qui fera l’objet de la prochaine section.

La doctrine du Cercle natal, le « retour aux racines » et son caractère dynamique

La doctrine de la communauté de Žiarislav, son appellation — vedomectvo, savoyance, une allusion à la science (veda) —, sa structure et son ambition d’expliquer l’histoire et le fonctionnement du monde, ne sont pas sans rappeler la science et l’idée d’enracinement dynamique : d’un côté, on trouve continuellement dans la doctrine de Žiarislav certains thèmes fondamentaux et principes immuables (la savoyance, le slavisme, la nature, etc.) ; de l’autre, une partie de cette doctrine et de son vocabulaire change de façon dynamique, comme on peut le constater à l’étude des publications du groupe. En septembre 2000, la revue Diva (photo 3) paraît pour la première fois. Elle est elle-même « dynamique » : elle portait d’abord le titre Revue pour la libération spirituelle, puis a emprunté celui de Revue pour la spiritualité de nature originelle et, à partir de 2009, celui de Chemin natal (Rodná cesta).

Photo 3

La couverture de la revue Diva n° 5/2002 avec le symbole rond typique (appelé Svarga)[19].

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L’influence de la doctrine de Miroslav Švický et le dynamisme de la communauté se manifestent aussi dans l’association et la recomposition constantes de groupes gravitant autour du Cercle natal. Les groupes qui sont toujours liés au Cercle natal, ceux qui se sont séparés du réseau des communautés alliées pour différentes raisons, et ceux qui sont les concurrents de Žiarislav s’orientent tous vers le développement de valeurs considérées comme originellement slaves. Par exemple, l’association Karpatský pecúch (Pantouflet des Carpates)[20] s’est séparée du Cercle natal et a développé une ligne de la doctrine savoyante — la fabrication des arcs et le développement des industries du travail avec l’arc —, sans toutefois faire explicitement référence à la savoyance de Miroslav Švický.

Malgré la circulation intense des personnes et des événements dans l’entourage de Žiarislav, on voit plusieurs éléments et motifs stables dans sa doctrine : la savoyance, le néobois, la nature, le cercle, le slavisme, Živa (énergie vitale), Div (miracle). Récemment, il s’est appliqué au développement de trois lignes fondamentales de sa doctrine : 1) la ligne musicale (artistique), 2) la ligne savoyante (spirituelle), et 3) la ligne guérisseuse et la contemplation[21]. Dans ses publications et lors des événements qu’il organise, Žiarislav utilise un langage à première vue démocratique, ouvert à tous, accessible à tous ceux qui y sont intéressés. Son approche actuelle se concentre sur l’offre de solutions à des problèmes pratiques de l’homme d’aujourd’hui, par le développement de soi, la production artistique, la guérison, la spiritualité. Mais, d’un autre côté, la doctrine exige une initiation, elle est réservée à ceux qui épousent la pensée de Žiarislav et semble souvent incompréhensible de l’extérieur. Pour le néophyte, le premier pas consiste à comprendre le vocabulaire fondamental qui englobe aussi la base de la doctrine.

Miroslav Švický et la communauté du Cercle natal utilisent plusieurs néologismes et redéfinissent certains mots à leur manière. La langue que Švický utilise dans ses textes, mais aussi dans le langage courant, est formée par un mélange d’archaïsmes et de néologismes au service d’une rhétorique qu’on pourrait lier au New Age, à l’âge de l’éveil à la conscience nationale slovaque et au romantisme de Štúr du milieu du xixe siècle. Les mots slovaques originels sont, d’après Švický, les clés pour trouver les rapports substantiels, subliminaux et sémantiques sous-jacents à la signification juste des mots dans le langage contemporain (Pániková, 2004 : 64). Miroslav Švický observe les développements étymologiques des mots et trouve dans la langue slovaque de nombreuses chaînes sémantiques qui représentent, pour lui, le chemin vers une spiritualité slovaque perdue. Il associe par exemple ces séries : svet/svetlo (monde /lumière) ; duch/dúha (esprit /arc-en-ciel) ; zdravie/dar/dráha (santé /présent /chemin) ; mier/miera/ všehomír/vesmír (paix /mesure /univers /cosmos) ; vedomie/veda/vedenie/zvediet’/svedectvo/ svedomie (connaissance /science /savoir / apprendre /témoignage /conscience), duch/ dych/duša (esprit /souffle /âme) » (Pániková, 2004 : 64).

Žiarislav confère un sens profond et nouveau à chaque mot. L’utilisation qu’il fait de la langue de tous les jours n’est pas sans rappeler une expérience d’ordre ethnométhodologique, selon la méthode du breaching évoquée plus tôt. En principe, il bouleverse l’évidence du langage courant pour ensuite offrir des sens que les mots peuvent contenir après diverses transformations créatives. Cette méthode est au centre de la savoyance (vedomectvo) — qu’il appelle aussi la savoiance (vedomstvo). La savoyance est pour lui un synonyme de la spiritualité naturelle et originelle slovaque. Qu’entend-il par là ? « Le savoyant, du mot conscient, devrait être, dit-il, une personne consciente qui est capable de vivre en harmonie avec la nature et qui se rend compte des effets de ses actions. » Il ajoute : « C’est un équivalent masculin d’une voyante. Chacun peut devenir un savoyant. Le but du savoyant est de pratiquer la conscience harmonieuse » (Žiarislav cité dans Pániková, 2004 : 77).

Une autre partie de sa doctrine et du travail créatif avec le langage est l’approche néobois, mentionnée plus haut. Un exemple de l’invention néobois est la création d’un calendrier dans lequel l’ère présente commence en 2000 et le Nouvel An est le 1er mai. Les mois de l’année ont été rebaptisés par des mots dont les formes s’apparentent aux noms de mois dans les contes populaires ou dans des langues slaves comme le tchèque, le polonais ou le croate[22]. Cette nouvelle dénomination des mois de l’année se base sur une analogie avec les cycles de la nature. Par exemple, mrazeň — gelembre (décembre), exprime le mois pendant lequel il commence à geler, alors que kveteň — fleurembre (mai), est un mois de printemps où la nature commence à fleurir.

Encore une fois, un des éléments clés de la doctrine du Cercle natal est le renvoi à la tradition slave. Pour Žiarislav, la spiritualité naturelle et originelle est la spiritualité des Slovaques. Žiarislav essaie de créer une combinaison équilibrée d’éléments, qui n’est pas sans rappeler les principes du ying et du yang, dans le panthéon des dieux savoyants où l’on trouve un équilibre de dieux masculins et de déesses féminines : le dieu du tonnerre (Perún), le dieu du vent et des cieux (Svarog), le dieu de la famille ou des ancêtres (Rod), la déesse du printemps (Vesna), la déesse de l’amour (Lada) et la déesse de l’énergie vitale (Živa). En examinant le langage du Cercle natal, ses adeptes ainsi que les nombreux événements qu’ils organisent, on constate des efforts pour « féminiser le monde ». Pániková a signalé cet aspect dans la foulée de son interprétation de leur doctrine. Cet effort de mise en valeur de l’élément féminin est exprimé dans la communauté à travers leur perception de la terre comme la Mère Terre — la Gaïa, un être vivant de sexe féminin —, mais surtout dans leur perception du monde comme résultat de deux forces : la force indomptable et la force harmonieuse. Après avoir évalué les qualités du slavisme telles que présentées par Švický — la sensibilité, l’attention, l’hospitalité et l’amour de la paix —, Pániková a avancé que tous ces attributs étaient traditionnellement liés à la féminité. Selon Švický, en mettant en avant ces qualités, les Slaves devraient réussir à combler le vide formé par l’orientation excessive de la civilisation occidentale vers le rationalisme et le pragmatisme (Pániková, 2004 : 110). Cela dit, il est à noter que la communauté fonctionne sur la base de principes traditionnellement très « masculins », sur la domination symbolique des hommes et sur la division explicite du monde des hommes et des femmes.

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Il existe des rituels spécifiques pour les filles et les femmes qui servent à la valorisation du principe féminin revitalisant la vie. Dans les médias de la communauté, les femmes sont représentées dans des rôles de jeunes filles gracieuses, joyeuses et spontanées.

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Les références à la Mère Terre sont aussi utilisées comme un geste de révolte à l’endroit de la rationalité économique, et renvoient à une alternative à l’économie de marché :

La nature, les animaux, les plantes et les autres êtres sont une partie spirituelle du pays. Mère Terre, les eaux, l’air et le feu (živa, l’énergie), c’est-à-dire les éléments respectés depuis toujours, ne doivent pas être des victimes du marché. Tout le pays pourrait devenir victime de l’égoïsme et du marché. Il s’agit aussi d’une menace pour les âmes humaines. Nous ne voulons pas vivre dans l’esclavage du marché. Nous ne voulons pas voir notre pays vendu[23].

Mentionnons enfin que Žiarislav considère aussi comme sources légitimes de sa doctrine les oeuvres de certains poètes et artistes parce que, dit-il, l’art relève du spirituel (Pániková, 2004 : 86). Il renvoie au fait qu’on ne distinguait jadis pas le spirituel et l’artistique ; cette classification est apparue tard et elle tend, croit-il, à « s’unir ». Chaque individu peut devenir un artiste (et un savoyant), une idée qui est propagée sur les invitations aux « Rencontres savoyantes », mais aussi à l’occasion de la présentation du groupe musical Les Êtres, où l’on souligne souvent qu’aucun de ses membres n’avait d’éducation musicale préalable, et qu’ils ont appris à jouer par l’exercice progressif et la contemplation.

La doctrine, la réalité et les adeptes

Jusqu’à maintenant, nous avons présenté les éléments de la doctrine de Žiarislav comme formant une sorte de théorie qui, tout comme la théorie scientifique, n’a pas nécessairement d’effet concret sur la vie quotidienne de son auteur ou d’autres personnes. Quand Schütz décrit le monde de la théorie scientifique comme un « sous-univers » de la vie quotidienne dans sa réflexion sur « les réalités multiples » il compare son fonctionnement à une forme de contemplation et de méditation. La constitution d’une théorie scientifique est un processus lié à l’évaluation d’idées, mais n’est cependant pas un travail orienté vers la solution d’un problème spécifique. Ce que nous constatons au sujet des théories scientifiques n’est que le résultat des modes d’évaluation et d’expérimentation mentales quant à de possibles solutions.

Le cas de Žiarislav, comme celui de Don Quichotte auquel nous revenons maintenant, nous permet d’observer le processus d’évaluation et de raisonnement qui est ici mis en oeuvre, un processus orienté vers des solutions choisies et permettant le traitement — basé sur leur propre monde de pensée — de problèmes pratiques liés à leur mission dans le monde. À la différence de « fantasmes ordinaires » ou de rêves éveillés, leur pensée, comme la pensée scientifique, est fonctionnelle et s’oriente vers la solution de situations et de questions diverses. Mais à la différence de la pensée scientifique, les cadres de pensée de Don Quichotte et de Žiarislav ne restent pas en dehors de la vie quotidienne, mais en deviennent une partie intégrante. Dans leurs conséquences, ces cadres influencent la forme existante du monde ainsi que la vie d’individus. Dans les deux cas, il s’agit d’une élévation du monde de l’imagination et d’une théorie systématisée du monde à travers l’activité quotidienne ; en entraînant d’autres personnes dans l’interaction, ils créent un monde intersubjectif. Ils mettent leurs théories en pratique pour changer ou pour contrôler le monde ordinaire des activités quotidiennes et, ainsi, ils commencent à entrer et à s’adapter au monde extérieur. De cette façon, ils dépassent la position d’observateur neutre et entrent dans le monde de l’action et des conséquences.

La première entrée de Don Quichotte et de Žiarislav dans le monde quotidien est la création d’une relation avec leurs disciples. Ces relations sont les premiers pas pour la réalisation de leurs théories, mais aussi pour leur modification qui découle de leur confrontation avec les autres interprétations de la réalité. Dans l’histoire de Cervantès, le fidèle serviteur Sancho Panza a fondé une relation de confiance avec Don Quichotte à partir du moment où il a adopté son interprétation de la réalité comme réalité compréhensible et rationnelle, une acceptation motivée également par la promesse d’obtenir le poste de gouverneur pour ses fidèles services. Don Quichotte n’a intégré dans sa mission que Sancho Panza, tous les autres personnages étant seulement confrontés à l’action extraordinaire du chevalier errant sans partager sa vision du monde. Pour cette raison, le monde des idées de Don Quichotte est resté au-delà de la sphère du sens commun. Quant à Žiarislav, il a, en raison du grand nombre de personnes qui ont participé à ses actions, créé une réalité alternative, un sens commun parallèle. Son action ou l’action du Cercle natal rejoint, à divers degrés, quelques centaines de personnes[24]. Bien que basée sur une relation moins intense que celle du « face-à-face » entre Don Quichotte et Sancho Panza, la nouvelle forme de normalité est renforcée par les rituels du groupe pendant les fêtes annuelles. L’existence de rituels communs est un élément important pour comprendre les trajectoires et les destins différents de Don Quichotte et de Žiarislav.

C’est en effet lors d’événements collectifs qu’apparaît clairement le besoin des individus d’être en contact avec le monde de l’imagination et le monde de la différence. C’est ce besoin qui motive l’activité des individus, qui stimule leur imagination et leur goût de participer activement à de tels événements. On peut classer les participants aux manifestations collectives du Cercle natal en deux catégories : d’un côté, ceux pour qui ces événements ne sont qu’une distraction dans leur quotidien et qui conservent une frontière stricte entre ce qui fait partie de la réalité normale et ce qui relève « seulement » de l’imagination ; de l’autre, ceux parmi lesquels on retrouve les professionnels de l’imagination — au premier chef desquels se tient Žiarislav lui-même, comme source et auteur de ces visions fantastiques — et pour qui l’imagination est égale à la quotidienneté.

Dans le cadre de ces manifestations, on remarque un certain lien entre le monde quotidien et le bouleversement de la routine, un lien évident et cyclique qui diffère, selon les cas, par le degré de distance ou de mélange de ces deux éléments. Bien que les manifestations de Žiarislav et de la communauté, qui sont au premier abord « exotiques », se situent au-delà du monde quotidien, leur base est profondément ancrée dans le sens commun de la société. Au cours des rituels (notamment lors de la fête du solstice), la banalité est reproduite sous la forme de diverses références au répertoire thématique du discours public dominant en Slovaquie : le nationalisme, le patriotisme, la protection de l’environnement, un style de vie sain, la fierté des traditions, la santé et la guérison, la cohérence, la créativité, la participation, les mouvements anticonsommateurs, l’imaginaire des contes et légendes, l’esthétique rurale, l’ethnographie amateure et populaire, ainsi que des éléments du vocabulaire environnementaliste. Ces piliers de la foi, communs à la communauté et au discours populaire en Slovaquie, témoignent du « bricolage » idéologique réalisé par Žiarislav. En ce sens, sa doctrine s’ancre dans le sens commun et vient à en faire partie.

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Žiarislav au château de Devín lors d’un spectacle avec le groupe Les Êtres. Devín est un symbole national qui figure par exemple sur les pièces de monnaie de la République slovaque (1993-2008) et sur les centimes d’euro qui sont entrés en circulation en 2009.

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La subordination de la fantaisie à la réalité quotidienne

Au sein de cette doctrine que l’on peut qualifier d’éclectique, mais aussi de spirituellement holistique (voir Heelas et Woodhead, 2005), chacun des adeptes de Žiarislav peut trouver quelque chose qui répond à ses intérêts et à ses besoins, besoins enracinés dans le monde de la vie quotidienne.

Le sens commun de la quotidienneté correspond à ce que Schütz appelle les provinces délimitées de sens (finite provinces of meanings) de la réalité (Schütz, 1973 : 207-245). Bien que, au premier abord, Žiarislav fasse appel à des événements fantastiques, ces derniers servent finalement à la quotidienneté et consolident son ordre. En renforçant les provinces délimitées de sens à l’aide de fantasmes et d’expériences émotionnelles fortes, Žiarislav les « normalise » et les intègre à la banalité originellement pragmatique et orientée vers des buts pratiques. Schütz (1973), qui différencie dans son concept du monde de la vie quotidienne plusieurs sous-univers, souligne qu’il existe à l’intérieur de ces sous-univers des « frontières finales de sens propre ». Chaque sous-univers fonctionne sur un mode particulier de connaissance du monde, c’est-à-dire d’après son « style cognitif » propre. Schütz présume que certains sous-univers particuliers (l’univers du rêve, de la fantaisie ou de l’expérience religieuse) sont incompatibles ; le passage de l’un à l’autre n’est possible qu’en faisant l’expérience d’un « choc ». Seule « la réalité fondamentale » du travail de la vie quotidienne est supérieure aux autres sous-univers. À la différence de la fantaisie ou des rêves purs, la réalité fondamentale n’est pas détournée de la vie de tous les jours et de son pragmatisme. Elle est à la base d’autres sous-réalités, elles-mêmes dérivées de nos stocks d’expériences et de représentations.

La perspective de Schütz sur l’incompatibilité des sous-univers est problématique, comme on peut le constater en examinant diverses doctrines spirituelles ou ésotériques. En dépassant les frontières entre le monde de la fantaisie et de l’imagination, et le monde de l’activité et de la réalité quotidienne (ceci étant l’objectif même des diverses doctrines holistes), le choc causé par la transgression des frontières de différents sous-univers est supprimé. En conséquence de cette suppression des frontières, des éléments extraordinaires viennent se fondre dans l’ordinaire. Si le changement de styles d’expérience, comme on le retrouve chez Don Quichotte et chez Žiarislav, peut signifier pour des observateurs extérieurs la transgression du sens commun, tel n’est pas nécessairement le cas pour Žiarislav. Chez lui, les frontières entre fantasmes et réalité ne sont pas aussi marquées qu’on pourrait le croire, et elles ne séparent pas les différents sous-mondes d’une manière stricte.

La réalité de Žiarislav implique une large part d’imagination. Pour renforcer leur dimension spectaculaire et extraordinaire, et pour souligner les émotions vitales dont elles se réclament, les rituels du Cercle natal ont recours à divers moyens expressifs : les feux, les flambeaux, les motifs musicaux traditionnels et les vêtements inusités, les danses endiablées et un lexique de convivialité, de l’enchantement ou de la guérison. Le déroulement des événements de la communauté rappelle la définition classique de la religion d’Émile Durkheim (1991 [1912]). En effet, on peut voir que, pendant ces rituels, l’effervescence collective des expériences émotionnelles fortes fait naître un « nous » et confère un sens et une légitimité à la doctrine sur laquelle se fondent ces événements.

Penchons-nous sur une pratique précise tirée du répertoire de la « savoyance ». Les membres actifs du Cercle natal, ceux qui en font partie depuis plusieurs années, choisissent une sphère de la doctrine de Žiarislav dans laquelle ils sont devenus spécialistes. Après la transmission de « charismes » et la « prononciation du nom », les initiés aux mystères des branches concrètes de la doctrine de Žiarislav peuvent obtenir une procuration qui les autorise à initier de nouveaux intéressés à la doctrine savoyante. La « prononciation du nom » est la première étape de l’initiation et n’est pas définitive. Pániková a décrit en détail le rituel de l’adoption d’un nouveau nom, mais aussi la méthode de création des noms « spirituels ». Dans le Cercle natal, les noms sont adoptés de façon rituelle. Chaque membre qui se sent suffisamment mûr peut adopter un nom et, au cours de sa vie, un individu peut adopter des noms différents dès le moment où il expérimente une transformation intérieure et veut confirmer extérieurement cette nouvelle orientation. Žiarislav traduit lui-même cette idée de développement et de croissance par les changements de son nom. Les noms dans la communauté sont généralement élogieux et majestueux ; ils portent les suffixes -slav/-slava (slave), ou -mil /-mila (gentil, doux). Les noms doivent exprimer dans leur intégralité les qualités spécifiques de leurs porteurs, par exemple Pravoslav (Celui qui aime tout ce qui est vrai), Dobyrad (Celui qui tambourine sur le tambour du temps [Doby]) ; mais ils s’inspirent aussi des contes : Nebojsa (Celui qui n’a pas peur). Parmi les noms féminins, on trouve par exemple Piesňomila (Qui ne cesse de chanter ou de danser), Kvetomila ou Kvetomilka (Qui s’intéresse aux plantes) ou Čaroslava (Qui s’intéresse à la magie « originelle ») (Pániková, 2004 : 29).

Le programme de Žiarislav comprend la guérison (physique, psychologique et spirituelle), et les rituels communs pendant les rencontres permettent de vivre l’identification avec « les autres » — avec les ancêtres, avec les autres participants de la rencontre, avec l’image d’un monde futur meilleur ; avec, donc, tout ce qui permet de créer un « nous commun ». Ce « nous » est structuré autour de l’idée d’un monde ancré dans la chaîne du passé, du présent et de la perspective du futur. Les compagnons de nos deux figures emblématiques, qui ont souvent des buts pratiques (l’argent, la puissance et la gloire dans le cas de Sancho Panza ; l’espoir de trouver un sens à leur vie, ou une communauté d’amis, de guérir, de se débarrasser du stress, d’apprendre à jouer un instrument de musique dans le cas des participants aux rencontres de Žiarislav) ont parfois trouvé autre chose : une expérience transcendance. Alors que Sancho Panza a découvert l’amitié et a vécu des aventures dramatiques, les participants aux activités organisées par Žiarislav rencontrent des artistes et vivent au sein d’un « nous » en harmonie avec la nature. En fait, les rencontres organisées par Žiarislav sont une sorte de performance et de rituel — et c’est ainsi qu’on les présente dans les revues et les brochures publiées par le groupe. Tout doit avoir son sens profond et la ritualisation participe à donner ce sens.

Žiarislav est un professionnel de la foi — la foi héroïque ou l’imagination fondatrice — qui crée et offre à la communauté des croyances nouvelles et alternatives. La foi des participants aux rituels communs peut être qualifiée de foi banale ou d’imagination populaire.

Retour sur le sens de l’action

Schütz (2005) illustre le problème de la foi à partir de l’exemple de sa perte dans la fiction littéraire. Il nous montre comment et pourquoi Don Quichotte a perdu la foi. Dans le cas de nombreux personnages réels que l’on considère souvent comme des fanatiques religieux ou des visionnaires, on peut voir que — malgré leurs idées fantaisistes d’un monde idéalisé, un lointain passé par exemple — ils réussissent à résister au sens commun et à la rationalité du monde quotidien sur le long terme. Don Quichotte est un exemple du désir de conserver l’idéal du bon vieux temps et, en même temps, l’idéal de la hiérarchie aristocratique, tout comme certains fondamentalistes et conservateurs de notre époque. Mais l’exemple de Žiarislav, à l’instar de nombreux autres visionnaires, ne correspond pas tout à fait à ce modèle, bien qu’il en remplisse certains critères (comme la protection d’un monde en voie de disparition). La différence essentielle est en effet leur relation avec le passé. Si les fondamentalistes et les conservateurs essaient de sauvegarder le caractère invariable et certain qui peut encore subsister du vieux monde, Žiarislav refuse le monde présent et proclame le retour aux racines originelles qui nous ont été arrachées par le christianisme monothéiste, les « modernes » ou « l’Occident ». En effet, la doctrine de Žiarislav n’est pas basée sur une rhétorique de la continuité mais se revendique plutôt d’une cassure temporelle. Elle est fondée sur le refus du passé récent au nom d’un futur meilleur — bien que légitimé par un passé plus ancien et une expérience plus intense, plus « authentique » du présent. Alors que les conservateurs font appel aux bases visibles et vécues du sens commun qui sont menacées par des « hérésies » et des « fantasmes modernes », Žiarislav souhaite utiliser les bases invisibles et fantaisistes de la quotidienneté pour supprimer la domination du sens commun et de la réalité vécue comme réalité vraie et unique. En tant que types, Don Quichotte et Žiarislav partagent une intensité et une ardeur avec lesquelles ils mettent en oeuvre leurs visions de la réalité dans la vie quotidienne.

Ces deux figures montrent la relation étroite qui peut exister entre l’action pratique et la foi dans le sens de l’action future. Schütz (1981 [1932]) liait déjà chaque action avec son orientation dans le futur, et avec son objectif fondamental d’élargir les possibilités et les formes diverses d’enrichissement qui demeurent le motif de n’importe quelle action. Les motifs « en-vue-de » (ou « um-zu »-Motive, pour que je parvienne à quelque chose, pour que je fasse, pour que j’expérimente, pour que je voie et pour que je sente quelque chose), sont les seuls motifs imminents contenus dans l’action[25]. Ils guident l’action vers un but. La première règle qui résulte de cette catégorie est que chaque action doit, au cours d’une étude sociologique, être considérée comme compréhensible. Même si Žiarislav et des membres du Cercle natal peuvent a priori sembler rêveurs ou irrationnels, il est nécessaire de les considérer comme raisonnables. Leur action est, dans cette optique, pragmatiquement conditionnée, comme en témoigne le style de leurs vêtements qui n’est ni traditionnel, ni commun, ni accidentel, qui n’est donc pas basé sur l’automatisme de l’habitude. L’étude de l’éthique du groupe et des critères d’appartenance au groupe est un moyen qui renvoie à un sens clairement défini, s’exprimant dans l’idéal commun d’un « nous ». Ainsi, les actions des membres du Cercle natal, de même que les mots qu’ils utilisent, ont un but concret. Comme dans le cas des activités de la majorité des personnes qui forment la société « normale », les activités quotidiennes des membres du Cercle natal peuvent être qualifiées de rationnelles d’un point de vue instrumental ou en valeur.

La transcendance au coeur de l’action sociale

Nous avons abordé les problèmes de l’action, du sens de l’action et de la rationalité, mais le sens n’est pas le but ou la fonction de l’action. Le sens du geste ou de l’action n’est, toujours selon Schütz (1981 [1932]), rien d’autre qu’un « attachement à sa propre expérience », à ce qui est lié à l’expérience pendant l’action. C’est là que réside la différence avec l’action irrationnelle. Selon Schütz, une action est irrationnelle lorsqu’un individu n’en voit pas le résultat final, et qu’elle est dès lors sans but. Quand l’homme agit, il est motivé par le futur, par son but ; il agit de façon instrumentale « pour » réaliser un but. La conscience de l’individu est orientée vers l’état des choses que son action courante produira, et c’est là que Schütz nous montre le problème fondamental de toute action : les résultats de l’action ne sont pas nécessairement déjà réfléchis, ce qui signifie qu’il ne s’agit encore que d’une « attente vide ». Cette attente vide n’est qu’une forme de potentialité, elle a le caractère d’une chance. Ultérieurement, après l’action, on peut évaluer si cette dernière a mené — ou non — à l’accomplissement d’un but visé. Le vide qui se trouve dans l’action actuelle ou imminente peut se remplir d’un sens donné par la réflexion. C’est là que le futur, qui est en somme la direction de l’action imminente, contient l’ouverture d’esprit, la liberté et la perspective du changement, ou le dépassement de soi-même. Schütz (1996) appelle ces manières de se dépasser les formes de transcendance. L’expérience de la transcendance est liée au dépassement de la connaissance pratique, mais aussi au dépassement de l’expérience elle-même. En d’autres mots, le contenu de nos expériences et connaissances pratiques (noema) traduit quelque chose qui dépasse les limites et l’horizon de nos expériences. En ce sens, l’expérience de la transcendance touche tout ce qui n’était pas encore vécu. Elle dépasse le contenu actuel de l’expérience et de la connaissance de l’individu.

La transcendance dans l’action et la réflexion sur l’action réalisée relèvent de l’imagination. Les choses, les personnes ou les situations qui se trouvent hors de notre portée spatiale, temporelle et physique immédiate, lorsqu’on les projette dans notre futur, participent à la transcendance de notre expérience actuelle ; elles enrichissent l’horizon de nos possibilités futures. Ainsi considéré, le passé ou l’image du passé peut être un moyen d’élargir nos possibilités et de remplir l’horizon « vide » du futur. Ce passé peut être une partie intégrante de notre fantaisie et de notre imagination sans lesquelles on ne pourrait agir. Don Quichotte, Žiarislav et d’autres excentriques sont considérés au moins comme des fantaisistes, ce qui les situe au-delà de la réalité.

La condition de chaque préparation à l’action est le projet qui sous-tend l’action. Cette préparation se réalise dans un cadre imposé par la réalité, par les conditions dans lesquelles l’action devrait se dérouler. Il ne s’agit donc plus de la pensée dans un mode optionnel, mais de choix entre des solutions théoriques possibles dans un mode potentiel afin de réaliser un but personnel. Cette potentialité, la possibilité de faire ce que le projet exige, peut être incluse dans le projet par l’imagination et il n’est pas possible de changer ou de combiner librement les éléments d’une situation qui sont hors de notre contrôle. Toutes les chances et les risques sont considérés au regard de nos connaissances actuelles.

La conception de Schütz du fondement fantaisiste de l’action sociale permet de réfléchir sur la relation entre Don Quichotte et Sancho Panza, de même que sur celle entre Žiarislav et ses disciples. Elle nous permet aussi de réfléchir sur la nature de la foi et sur différents types de transcendance. Adoptant l’approche phénoménologique, Lamine distingue trois différents types de transcendances, types qui correspondent à trois différents niveaux d’expérience cognitive. Le premier type concerne la quotidienneté : « les choses se passent bien ». Le deuxième type porte sur le rapport à autrui ou à des entités comme la nature ou l’art. Le troisième type correspond à ce qui est extramondain (Dieu, l’esprit). Ces types de transcendance sont aussi une manière de conceptualiser ce qu’on a appelé l’éthicisation ou l’intramondanisation du croire — ou la continuité entre le religieux et le non-religieux —, qui concerne les croyances distanciées, tout comme les virtuoses de la religion (Lamine, 2008 : 160). Les visionnaires comme Don Quichotte ou Žiarislav, par leurs relations au monde des idéaux ou de l’esprit, sont plus proches des expériences religieuses que leurs disciples avec leurs rapports à leurs maîtres ou aux objets enchantés par leurs maîtres.

Conclusion

Dans les cas de Žiarislav et de Don Quichotte, il a été question de créateurs de représentations d’un ordre de fonctionnement du monde, des créateurs qui passent de la théorie à un projet d’action, et des disciples qui reçoivent cette théorie sous la forme d’un projet dont ils font partie. Dans les deux cas, ce projet favorisait une conception de la vie selon un modèle spécifique du monde, un monde du passé plus ou moins ancien. Schütz (1996) définit le monde du passé comme un domaine qui ne peut être le but ni de nos attentes, ni de nos actions. Mais une de ses caractéristiques élémentaires est que ce monde ne peut pas être pensé librement : il offre une stabilité immuable qu’on ne peut pas manipuler par notre propre effort. Si, selon Schütz, ce monde représente toujours pour nous un environnement étranger, son contenu nous permet de transcender notre expérience. En effet, le contact avec l’étranger nous permet d’élargir nos connaissances et perspectives actuelles. Il offre la possibilité de vivre de nombreuses expériences et ainsi de transcender la vie quotidienne. Ce contact avec le passé peut selon les cas offrir un sentiment de libération, de stabilité ou de certitude.

La relation entre le maître (Don Quichotte, Žiarislav) et les disciples (Sancho Panza, les membres du Cercle natal) n’est pas étrangère au problème du « remplissage » de l’horizon des expériences qui est d’abord « vide ». Schütz (1996 : 234-243) présente un problème semblable à partir de l’exemple de l’éducation, c’est-à-dire de la réception et la transmission de la connaissance et des expériences : ce qui est un horizon du futur vide et ouvert pour un individu (par exemple un individu jeune) représente une expérience accomplie pour un autre (par exemple un individu plus âgé ou plus expérimenté). Au moment du contact, l’horizon vide de l’expérience potentielle du premier, de celui qui ne fait que prévoir, se remplit des expériences vécues et typées qui sont passées pour le second. Le maître, ou la personne plus expérimentée, peut offrir des enseignements socialement acceptés pour résoudre des problèmes typiques, et est au moins capable de reconnaître le caractère spécifique d’une situation — nouvelle pour l’élève, répétée pour le maître. Le fantaisiste, le paranoïaque, le visionnaire et les autres auteurs des recettes du « comment vivre », de la théorie du sens de la vie et du « bien vivre sa vie » ont de nombreux projets qui correspondent à autant de buts potentiels. Ces recettes deviennent des buts réels quand elles entrent dans l’horizon vide d’une autre personne comme des instructions finies, comme des expériences vécues et réalisées.

Dans le cas du néophyte et de l’expérimenté dans notre exemple, la relation autant que l’acte pratique représentent une action qui est orientée vers des buts futurs. Le néophyte et l’expérimenté, le maître et les disciples se distingueront par la source des buts possibles, par leurs choix ou par le choix de ceux qui seront séparés du monde de l’imagination dans le monde de la vie quotidienne des actions. La fantaisie héroïque — et professionnelle, dans le cas de Žiarislav — correspond à l’essentiel du monde de l’expérience vécue de ces figures emblématiques. Ces figures se présentent comme porteuses de valeurs universelles qui dépassent le monde des besoins et des désirs personnels et individuels pour se transcender dans leur relation aux autres. Cette imagination extraordinaire s’identifie à la foi héroïque. La fantaisie ordinaire répond quant à elle à la nécessité de résoudre des besoins personnels et individuels : des besoins et des désirs liés à notre propre vie physique, mais aussi au sens de cette vie ou au sens de l’action même.

La fantaisie, comme la foi, n’est pas — c’est ce que nous avons avancé dans cet article — en opposition avec le sens commun et la connaissance courante ; au contraire, elle est profondément enracinée dans la vie ordinaire, et plus précisément dans l’action quotidienne. Cela dit, la foi va au-delà de la vie de tous les jours. Elle est précisément une émotion liée à la conviction qu’on peut franchir les frontières de la vie quotidienne. Elle est la certitude que les sentiments et les expériences d’ouverture de possibles et de perspectives que nous considérons importantes pourront exister dans le futur. C’est aussi parce que la foi est partagée qu’elle confère une force particulière à nos actions de tous les jours. La foi, tout comme la fantaisie, se réalise dans l’interaction, dans le dialogue, dans des actions réelles et observables. En ce sens, elle est un phénomène sociologique. En parlant de la conceptualisation de nouvelles formes de religiosité, ou de « religion invisible » telle que proposée par Luckmann (1967), Lamine (2008) conçoit la culture religieuse comme une conversation sociale portant sur les significations transcendantes. En tenant compte de la continuité entre le religieux et le non-religieux, la culture religieuse surgit de différentes manières dans les sentiments religieux ordinaires : dans le monde de la vie quotidienne, dans les réalités de la nature ou dans le monde social. On éprouve ainsi des sentiments dont il est difficile de dire s’ils sont de nature religieuse ou non (Lamine, 2008 : 164).

La tragédie de Don Quichotte est qu’il vivait au début de l’ère pluraliste. Sancho Panza fut la seule personne qu’il ait réussi à entraîner dans sa vision d’une vie reposant sur les règles et principes du monde aristocratique des vertus chevaleresques. Žiarislav utilise quant à lui la fantaisie populaire et la mythologie pour enchanter et créer un monde fantastique. Il offre à ses disciples quelque chose qui répond à leurs intérêts personnels et pratiques, des intérêts qui sont souvent épicuriens, hédonistes, et qui traduisent un désir d’expériences intenses transcendant la vie limitée à une quotidienneté oppressante. Dans ces deux histoires, celle de Cervantès et celle du Cercle natal, on peut voir à l’oeuvre deux types de foi que nous pouvons toutes deux considérer — en dépit de leur différence d’intensité et de type de transcendance — comme religieuses. Elles sont religieuses parce que, en communiquant et en interagissant, elles transcendent l’instant présent, s’orientent vers un futur et sont dirigées vers autrui, vers la nature ou vers un « nous », tribal ou collectif, avec lequel l’individu se re-lit.