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Introduction

Le numéro de septembre 2009 de l’édition britannique du magazine Elle inclut un reportage photographique sur les célébrités du monde de la mode présentes lors des défilés de Londres. Parmi elles figure l’Anglaise Susie Lau, également connue sous le nom de Susie Bubble, d’après le blog éponyme. Sa présence à un tel événement, et la décision de Elle d’en rendre compte par l’intermédiaire d’une photographie adjointe à celles des célèbres Jade Jagger (fille de Mick Jagger et it girl), Natalia Vodianova (mannequin), Rachel Zoe (styliste) et autres stars du champ de la mode, témoigne de la montée en puissance, dans ce champ, d’un nouveau genre d’acteur — les blogueuses — et d’un nouveau genre de média de mode — les blogs. Cet article leur est consacré.

Le terme blog vient de la contraction des mots anglais web et log. Il s’agit d’un site internet sur lequel un individu publie régulièrement ses pensées sur un sujet particulier, souvent privé. Les textes ainsi mis en ligne, antéchronologiquement, sont connus sous le nom de billet, post, ou communication.

C’est aux environs de 1996 que les blogs sont apparus, restant le fait, jusqu’à la fin des années 1990, d’un nombre limité d’individus (Lovink, 2008 : 10). En 1999, il n’en existait encore qu’une cinquantaine (Kaye, 2007 : 128). Cependant, quelques années plus tard, en 2005, ce chiffre passa à 8 millions (p. 128). À cette époque, « environ 27 % (32 millions) de tous les utilisateurs d’internet s’étaient connectés à un blog et 12 % avaient posté un commentaire ou un lien sur un site[1] » (p. 128). En 2008, la blogosphère, l’espace internet constitué de tous les blogs, en comprenait 184 millions, et 346 millions de lecteurs (Technorati, 2008). Si le lancement, à la fin des années 1990, de plateformes d’hébergement de blogs telles que Blogger et Blogspot facilita leur essor, l’attaque du 11 septembre 2001 du World Trade Center est souvent identifiée comme signalant leur rapide prolifération (Tremayne, 2007b : 12 ; Bruns, 2005 : 175). Leur capacité à rendre compte, en un laps de temps minimal, d’un événement particulier se prête en effet particulièrement bien au désir constant d’informations que des évènements clés engendrent. La présence, dans les blogs, d’une section commentaire au sein de laquelle les lecteurs peuvent participer à une discussion représente, quant à elle, une plateforme importante de dialogue et d’union autour de tels évènements.

Les blogs ne s’attachent cependant pas seulement aux grands moments de l’histoire et autres évènements publics. Des enquêtes récentes montrent, en effet, qu’ils sont principalement consacrés au quotidien de leurs auteurs, à la vie ordinaire. Ainsi, celle d’AOL, selon qui, en 2005, 50 % des blogueurs américains utilisent les blogs comme outil thérapeutique, contre 7,5 % seulement qui s’intéressent aux questions politiques (Sundar et al., 2007 : 87). Une enquête téléphonique nationale menée en 2006 par le Pew Internet Project auprès de blogueurs révèle que « la plupart privilégie la description d’expériences personnelles […] et que seule une petite proportion centre ses communications sur la politique, les médias, le gouvernement, ou la technologie » (cité dans Lovink, 2008 : 260).

En dépit d’un tel constat, les rares universitaires à s’être tournés vers les blogs (voir Tremayne, 2007a ; Bruns, 2005) ont eu tendance à privilégier les sujets tels que la politique et les affaires courantes (voir aussi Sundar et al., 2007 : 87), sujets souvent perçus, dans la hiérarchie des pratiques culturelles et sociales, comme « nobles », par contraste avec des domaines, telle la mode, considérés comme triviaux (mais voir Rocamora et Bartlett, 2009).

Avec 2 980 000 blogs consacrés, en décembre 2009, à la mode (Blogger, 2009) et après l’apparition du premier « blog mode » (expression d’usage) en 2003 — Nogoodforme —, la blogosphère mode s’est cependant révélée comme espace de choix pour la circulation d’informations de mode. Cet espace regroupe deux grands types de blogs : les blogs indépendants et les blogs institutionnels. Les premiers incluent un large éventail de genres : par exemple, les blogs consacrés à la mode des rues (e. g. facehunter.blogspot.com et thesartorialist.blogspot.com), ceux s’intéressant particulièrement aux célébrités (e. g. cocosteaparty.com ;redcarpet-fashionawards.com), les blogs spécialisés dans un objet particulier (les chaussures, par exemple, avec seaofshoes.typepad.com ; shoeblog.com). Les seconds, développés à la suite du succès rencontré par les premiers, sont en général une excroissance du site officiel d’un magazine, d’un créateur, ou d’une marque.

Cet article s’attache aux blogs indépendants, et plus particulièrement à un sous-genre particulièrement populaire que l’on pourrait nommer « les blogs personnels de mode », à savoir, ces blogs sur lesquels les auteurs postent des images d’eux-mêmes. Bien que certains d’entre eux soient rédigés par des hommes (voir, par exemple, stylesalvage.blogspot.com), les blogs gérés par des femmes et sur les femmes sont largement dominants, reflétant ainsi l’association mode/féminité qui, depuis longtemps, structure les discours liés à ces deux termes. Les pages suivantes sont consacrées aux blogs dont l’auteur est une femme, en particulier stylebubble.typepad.com, créé en 2006 par la Britannique Susie Lau, punky-b.com, créé en 2006 par la Française Géraldine Grisey et anniespandex.com, créé en 2008 par l’Américaine Annie Spandex.

Entre avril 2009 et février 2010, chaque blog a été lu régulièrement, souvent quotidiennement, les sections archives permettant d’accéder à tout moment aux communications antérieures. Ces blogs ne doivent pas être vus comme des cas à part. Outre qu’ils sont très populaires, ils ont été choisis pour être typiques des modalités de communication et représentation au sein des blogs personnels de mode. Cette étude s’inscrit en effet dans un travail plus vaste de recherche sur la blogosphère mode initié en mars 2008 (voir Rocamora et Bartlett, 2009), procurant une connaissance du terrain étudié qui me permit de commencer à en dégager les traits fondamentaux. De plus, face à la vaste quantité de blogs personnels de mode et à l’immensité du nombre de pages Web qu’ils représentent, la décision de centrer mon analyse sur trois sites principaux permet de contenir quelque peu la masse textuelle étudiée. Leur lecture ne s’est cependant pas faite à l’exclusion d’autres blogs personnels de mode. En effet plusieurs d’entre eux (e. g. fashionpirates ;thecherryblossomgirl ;leblogdebetty ;makedostyle ;seaofshoes ;karlascloset), accessibles en permanence dans la section marque-pages de l’ordinateur utilisé depuis le début de cette recherche, ont également été consultés de façon régulière, certains étant cités ci-après. Les hyperliens propres au World Wide Web et à la blogosphère ont quant à eux permis une circulation constante entre sites — circulation inhérente à l’hypertextualité même de ces formes textuelles (Landow 1997) —, la lecture et analyse d’autres blogs personnels de mode, me permettant ainsi de consolider, par lecture comparée, l’identification des traits fondamentaux du genre de blog étudié.

Les blogs choisis servent donc de tremplin à une réflexion sur des pratiques plus largement partagées. Le but de cet article est en effet de souligner et d’interroger certaines des caractéristiques principales des blogs personnels de mode afin de mieux comprendre ce nouvel espace de médiation. Peu de recherches ayant été conduites sur la blogosphère, et en l’absence, plus précisément, d’étude des blogs de mode, il n’est pas dans son intention d’offrir une analyse définitive de ce genre de média mais d’ouvrir des pistes de réflexion visant à motiver de plus nombreuses recherches sur cet espace émergeant de production, circulation et consommation du discours de mode.

Ainsi quatre dimensions ressortent qui ouvrent la voie à un engagement avec des idées au coeur de discussions universitaires contemporaines : dans un premier temps, l’importance des blogs comme espaces de construction et de représentation de soi, un parallèle étant fait entre écrans d’ordinateur et miroir, ce qui permet de souligner la position ambivalente des femmes dans la société actuelle ; deuxièmement, les blogs comme espace de production et de promotion du réel, ce qui permet de souligner la valeur de l’ordinaire au sein des représentations et pratiques culturelles contemporaines ; troisièmement, et corollaire de cette valorisation du réel, la montée en puissance des blogueuses, qui illustre le thème de la remise en question de l’opposition expert-amateur ; et, enfin, les blogs comme espace de communication, montrant l’importance de la mode comme facteur de sociabilité en ligne et hors ligne.

L’écran-miroir

À une époque que certains ont qualifiée de postmoderne, ou, comme le sociologue britannique Anthony Giddens (1991), de modernité avancée, la notion d’identité doit être pensée comme processus ; comme « devenir » plutôt que comme « être », comme « faire » (Butler, 1999) plutôt que comme « donner ». Giddens parle du soi comme d’un « récit continu » (1991 : 54). « L’identité d’une personne, écrit-il, n’est à trouver ni dans ses comportements ni dans la réaction des autres […] mais dans sa capacité à garder unrécit particulier en mouvement » (1991 : 54). Divers « régimes » corporels (1991 : 62), diverses « techniques » ou « technologies » de soi, pour emprunter le vocabulaire de Michel Foucault (1984 : 18 ; 1988) en référence aux principes et règles développés, à travers l’histoire, pour la conduite de soi, sont ainsi mobilisés, telles la mode et ses pratiques de mise en apparence du corps, qui facilitent cette création en perpétuel devenir. En effet, à l’époque de la modernité avancée, l’apparence est « un élément central du projet réfléchi du soi » (Giddens, 1991 : 100). Le corps devient surface d’auto-affirmation et d’auto-production. Ainsi, « Dans toutes les cultures, Giddens note également que, le vêtement est bien plus qu’un simple moyen de protection corporelle : c’est de façon manifeste un moyen de représentation symbolique, une façon de donner une forme extérieure aux récits d’identité de soi » (1991 : 62). Nombre d’auteurs ont démontré l’importance du vêtement dans le processus de construction identitaire, que ce soit comme outil de formation du genre masculin (e. g. Edwards, 1997 ; Nixon, 1997), féminin (e. g. Woodward, 2007 ; Guy et al., 2001 ; Evans et Thornton, 1989), comme dans la formation d’identité de classe (e. g. Veblen, 1994 ; Partington, 1992 ; Jefferson, 1976 ), ethnique (e. g. Rabine, 2002 ; Eicher, 1995), ou d’âge (e. g. Bennett, 2005 : Hebdige, 1979).

Si la mode peut être perçue comme « technique de soi » (Nixon, 1997), ainsi en va-t-il également des blogs. Ceux-ci sont souvent comparés au genre plus traditionnel du journal intime. En effet, les premiers, comme les seconds, sont généralement constitués d’entrées régulières écrites à la première personne sur des sujets intimes, en l’occurrence, dans le cadre des blogs personnels de mode, la vie vestimentaire de la blogueuse, dont le compte rendu est régulièrement agrémenté de réflexions sur sa vie privée. Dans un de ses billets, Géraldine Grisey (Punky B), par exemple, parle de son passé adolescent :

Je vais encore vous seriner avec l’un des vestiges de mes amours période collège/lycée. […] Vous vous doutez bien que si l’on me surnomait « la squaw » quand j’étais ado, ça ne venait pas de nulle part. L’amour des pièces frangées était déjà bien ancré dans mes goûts de grungette[2].

24 février 2009

Le 19 décembre 2008, Annie Spandex écrit :

Je ne pourrai pas télécharger les photos de mon appareil numérique avant mon retour à la maison donc j’ai pris quelques images avec mon portable pour les partager avec vous. [… Nous] sommes arrivés à Denver la nuit dernière, mais avons du changer de chemin et nous diriger vers le sud pour éviter une tempête de neige. […] puis nous nous dirigerons vers Sedona pour retrouver mes parents pour Noël.

Alois Hahn (1986) a souligné l’importance des journaux intimes et autobiographies — leur rôle en tant qu’espaces de contrôle de soi par la confession sur soi — dans la constitution de la subjectivité moderne, importance également notée par Giddens (1991 : 76) lorsqu’il observe qu’ils sont « au coeur de l’auto-identité dans la vie sociale moderne ». Forme hypermoderne[3] du journal, non pas intime, mais public — Rouquette (2009) parle de journal « extime » —, les blogs personnels, parmi lesquels ceux de mode, permettent à leurs auteurs de construire ce « récit continu du soi » (Giddens, 1991 : 54) qui est au centre de la formation identitaire contemporaine. Ainsi Sundar et al. (2007 : 90) écrivent des blogs qu’ils sont support à l’autoréflexion, facilitant de la sorte la construction identitaire, et Geert Lovink (2008 : 6), qui note le parallèle blog/journal intime (voir aussi Serfaty, 2004), mobilise le concept foucauldien de « technologie de soi » pour souligner leur fonction d’outil identitaire.

D’une façon plus générale, nombre de chercheurs ont indiqué l’importance des nouveaux médias dans l’autoproduction. Lister et al. (2009), par exemple, écrivent des pages Web personnelles, les ancêtres des blogs, qu’elles sont outils identitaires grâce au « bricolage d’intérêts, d’images et de liens » qu’elles permettent (p. 268). Avec les blogs, ce processus d’autoconstruction est encouragé par le renouvellement constant des communications (p. 268-269). Les auteurs parlent de « performance identitaire » (p. 269), une performance que la qualité performative du vêtement porté mais aussi mis en image renforce.

En effet, la mise en histoire de soi que permettent les blogs personnels de mode se réalise par l’écrit, mais aussi par l’intermédiaire des nombreuses images que les blogueuses postent d’elles-mêmes et par elles-mêmes. En s’affichant ainsi sur leur site, elles se sont approprié une troisième technique de soi qui se joint aux deux autres, mode et blog, pour nourrir leur construction identitaire : la photographie. Comme le suggère en effet Patricia Holland (2009 : 123) ; « La photographie personnelle […] est devenue un médium grâce auquel les individus confirment et explorent leur identité, ce sentiment du soi qui est un élément indispensable de la sensibilité moderne. » Ceci est particulièrement vrai de l’autoportrait (Lury, 1998 : 41-45), forme picturale de soi qui, avec la prolifération des réseaux sociaux tels que Facebook, connaît depuis quelques années un succès particulier.

Mode, blog et photographie se conjuguent dans le cadre d’une quatrième technologie de soi, espace contemporain d’expression individuelle : l’écran de l’ordinateur. Dans The Language of New Media, Lev Manovich (2001) trace une généalogie de ce genre particulier d’écran. Il fait une distinction entre trois types d’écrans : « l’écran classique », surface rectangulaire plate cadrant une image fixe destinée à être vue de face (p. 95) ; « l’écran dynamique », émanation de l’écran classique permettant de montrer des images en mouvement du passé — écran de cinéma, écran télévisuel, écran vidéo — (p. 91) ; « l’écran à temps réel » — l’écran de l’ordinateur par exemple — sous-genre de l’écran dynamique permettant à l’utilisateur outre de visionner plusieurs images simultanément, de contrôler leur flot et de les voir défiler en temps réel (p. 97-99). Ce type d’écran qui « montre le présent » (p. 103) domine la culture visuelle contemporaine (p. 99). Ainsi en est-il des écrans d’ordinateurs, objets courants de la vie quotidienne dans les pays développés, figures omniprésentes d’une société du spectacle devenue également « société de l’écran » (p. 94).

Les ordinateurs se sont fondus au quotidien à un point tel que l’expérience de soi ne se joue plus seulement dans l’espace à trois dimensions au sein duquel nos corps évoluent, l’espace réel — IRL (In Real Life), ainsi que les internautes nomment la vie réelle —, mais aussi sur l’écran même de nos ordinateurs. Sherry Turkle (1995) parle de Life on the Screen (vie sur écran). Dans le livre éponyme, elle définit les écrans d’ordinateurs comme espaces de production identitaire, affirmant que ce n’est plus sur l’écran cinématographique mais sur l’écran des ordinateurs

que nous nous projetons nous-mêmes dans nos propres histoires, histoires dans lesquelles nous sommes le producteur, le réalisateur et la star. Certaines de ces histoires sont privées, mais de plus en plus, il nous est possible d’attirer d’autres individus. […] Nous utilisons la vie sur écran pour nous familiariser avec de nouvelles façons de penser l’évolution, les relations, la sexualité, la politique, et l’identité.

p. 26

À l’époque où Turkle écrivait son livre, les blogs de mode n’existaient pas encore, mais de nouveaux outils technologiques — les appareils photo numériques, notamment, et des logiciels de traitement d’images tels que Photoshop — émergeaient, qui facilitaient déjà et popularisaient la mise en image de soi sur écran d’ordinateur. Le début des années 2000 vit la création sur la toile de divers réseaux sociaux — Myspace (2003), Flickr (2004), Facebook (2004) par exemple — qui participèrent à la banalisation de ce processus et de cette construction de soi dont parle Turkle. Comme elle le note encore : « Internet est devenu un laboratoire social de poids pour expérimenter avec les constructions et reconstructions de soi qui caractérisent la vie postmoderne. Dans sa réalité virtuelle, nous nous auto-façonnons et nous nous auto-construisons » (p. 180). Cette idée, Bolter et Grusin (2000 : 232) la partagent lorqu’ils affirment que « nous devenons simultanément le sujet et l’objet des médias contemporains. Nous sommes ce sur quoi la caméra télévisuelle ou cinématographique est dirigée, et dans le même temps sous sommes la caméra elle-même. […] Les nouveaux médias offrent de nouvelles opportunités pour l’auto-définition. »

En joignant nouvelles et anciennes technologies de soi — écran et blog d’une part, photographie et mode d’autre part —, les blogs personnels de mode s’affirment donc comme un espace privilégié de construction identitaire.

Cette idée doit cependant être vue à la lumière du concept de genre. En effet, la relation aux images est une relation structurée par les rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Dans la culture visuelle occidentale, les premiers ont généralement été aux commandes de la production d’images, créant un champ visuel au sein duquel les secondes ont été positionnées comme objet du regard masculin. Mais en prenant le contrôle de leur propre représentation, on peut se demander si les blogueuses signalent une rupture dans cette logique du regard.

Dans son célèbre Ways of Seeing, John Berger (1972), qui s’attache au regard que l’art occidental, un art essentiellement masculin et hétérosexuel, a porté sur les femmes, note leur objectification dans les multiples visuels les figurant. Produit d’une société patriarcale, cette objectification a été intériorisée par les femmes elles-mêmes comme mode de rapport à soi (p. 63 ; voir aussi Rocamora, 2009 : ch. 6) ; elles ont tourné sur elles ce regard masculin scrutateur qui les soumet à une force constante de surveillance. Comme le dit Berger, « les hommes agissent et les femmes apparaissent. Les hommes regardent les femmes. Les femmes se regardent en train d’être regardées » (p. 47). Leur féminité est ainsi dépendante de la capacité que possède l’enveloppe corporelle féminine à satisfaire le regard des hommes.

Nombreuses sont les images qui, en dehors du champ de l’art, reproduisent cette logique de validation des femmes. La presse féminine en abonde, telle cette récente publicité pour Nivéa dans le numéro de décembre 2009 de Marie-Claire, qui annonce que le produit vanté donne « une peau si ferme et éclatante que les hommes en sont fous ». Ainsi tenue par les termes du jeu du regard établi entre hommes et femmes, l’identité féminine est intrinsèquement perçue et construite par l’apparence, grâce à laquelle une femme sera validée en tant que telle.

Aux femmes donc le devoir de paraître et de plaire — comme Veblen (1994 [1899]) l’avait également observé il y a déjà plus de cent ans — au risque de se voir niées en tant que femmes. La toilette, l’apparat deviennent des outils dans cette impérative quête de construction et d’affirmation identitaire, le miroir un instrument de contrôle et de régulation permettant aux femmes de satisfaire à leur rôle d’objet se devant de se regarder. Ainsi que l’écrit Diana Tietjens Meyers dans Gender in the Mirror (2000 : 115) : « les femmes sont supposées dépendre de leurs miroirs pour savoir qui elles sont. […] Pour une femme, se connaître c’est connaître son apparence et la valeur de cette apparence dans l’économie parallèle du partenariat hétéroxuel. » Et l’auteure d’ajouter : « comme il est approprié que les Français appellent le miroir qu’une femme a dans sa chambre sa psyché ! » (p. 115).

Dans son ouvrage, Tietjens Meyers souligne l’importance des miroirs dans la construction de l’identité féminine, importance illustrée et nourrie par l’art. En effet, les images de femmes en train de se mirer y abondent. Tietjens Meyers mentionne, par exemple, les Vénus de Titien, Rubens et Vélasquez (respectivement, Vénus au miroir, 1555 ; Vénus au miroir, 1616 ; Vénus à son miroir, 1647-1651), oeuvres auxquelles peuvent s’ajouter celles de Manet (Nana, 1877), de Degas (Femme se peignant, 1883), ou de Picasso (Femme à la toilette, 1906) pour ne citer que quelques-unes des nombreuses visions de femmes avec miroir.

Le cinéma regorge également de telles visions : Dans Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, par exemple, Cléo, minée par l’attente d’un test médical qui, peut-être, annoncera une mort prochaine, ne trouve-t-elle pas dans un miroir l’assurance de son existence ? Alors qu’elle contemple son reflet, Varda lui fait dire : « être laide, c’est ça la mort ; tant que je suis belle, je suis vivante » (Varda, 2000). Ainsi que l’observe encore Tietjens Meyers, « les femmes sont poussées à croire qu’elles mourront si l’image dans le miroir disparaît ». Dans la célèbre scène de shopping de Pretty Woman (Marshall, 1990) dans laquelle Julia Roberts essaye différentes tenues devant le miroir d’une boutique, son personnage trouve l’occasion d’affirmer sa beauté et le succès amoureux et financier qu’elle lui garantit. Le spectateur la contemple se contemplant comme femme aimable, au sens littéral du terme, possible objet d’amour, et donc de convoitise, que son état de prostituée incarne aussi, mais dont l’image change peu à peu sous le regard de l’homme qui la révèle à elle-même en lui faisant modifier son apparence.

Tel un miroir, et ce, grâce au transfert d’images sur ordinateur que les nouvelles technologies ont inauguré, l’écran numérique permet de se mirer. Tels les miroirs, les écrans d’ordinateurs sont omniprésents. Dans les seconds comme dans les premiers, les femmes se reflètent, ainsi qu’en attestent les nombreux blogs personnels de mode. Est reproduite cette logique de projection de soi sur une surface grâce à laquelle une femme peut se regarder, s’évaluer et donc confirmer son identité. Avec les blogs personnels de mode, le parallèle qui existe entre photographie et miroir — se référant au travail d’Alain Corbin, Jean-Claude Kaufmann note leur diffusion au xixe siècle et leur qualité en tant que « reflet de soi particulier […] favorisant le développement du questionnement existentiel à partir du regard narcissique » (2004 : 70) — est matérialisé par l’écran de l’ordinateur, version hypermoderne du miroir classique.

Les commentaires laissés par les internautes ne sont d’ailleurs pas sans évoquer une scène classique de miroir, familière, sans doute, à toutes les blogueuses : celle où dans Blanche Neige, la reine demande quotidiennement à son miroir qui est la plus belle. Dans les blogs de mode, la voix confortante (pour un temps ?) n’est pas celle du miroir mais celle des nombreuses lectrices ayant posté un commentaire dans la section prévue à cet effet. En effet, les critiques existent, mais elles sont rares. Les blogueuses, en modérant leur blog, peuvent bien sûr décider de ne jamais publier les commentaires défavorables, choisissant ainsi de se représenter sous une lumière uniquement positive. Les louanges, néanmoins, abondent qui célèbrent la beauté, l’allure ou le style des blogueuses. Une internaute dit à Susie Lau : « Ces looks sont magiques, surtout le premier. […] Et je dois dire que tu es particulièrement belle sur la première photo » (c, 26 janvier 2010). Le 10 novembre 2009, lorsque Punky B montre ses nouvelles cuissardes en admettant « déteste[r] tellement mes jambes », une lectrice la rassure : « T’es jambes sont parfaites miss » (Victimdelamode R). Une autre déclare : « t’es jambes snt trés belle tu es mince. Mais nous les filles et nos complexes ! : D » (Mélina). Le 27 novembre 2009, Christelle écrit de Betty :

waowww cette robe est nickel et les photos st d’une beauté ! ! ! vraiment c’est un plaisir de venir voir ton blog ! par contre, @ June, je ne trouve pas que betty ressemble a Lea [l’actrice Lea Seydoux]… Betty est plus jolie a mon avis,a le visage bcp plus fin et plus harmonieux que Lea seydoux […] biz betty ! continue !

Alors que, dans Blanche Neige, le miroir magique brise le rassurant écho lorsqu’un jour, il annonce à la reine que c’est Blanche Neige qui, maintenant, est la plus belle, sur les blogs de mode, la voix de l’autre est gracieuse et amicale, le miroir admiratif. Ainsi que le dit une lectrice à Alix Bancourt (The cherry blossom girl) : « Tu es renversante dans cette robe et la plus belle en ce miroir ! Encore, encore ;) » (Anne, 23 janvier 2010).

La représentation, le spectacle, de la blogueuse sont ainsi validés confirmant par là même son identité (Goffman, 1990). Le travail de Goffman est ici utile pour penser le rôle des blogs en tant qu’espace d’affirmation identitaire. En effet, bien qu’en s’intéressant à la co-présence comme cadre de construction du moi, le sociologue américain se soit essentiellement tourné vers les situations de face-à-face, son cadre d’analyse peut être étendu à d’autres formes d’échanges interactifs tels certains modes de communications électroniques (Miller, 1995 ; Giddens, 1986 : 68) comme les blogs. Goffman (1990) utilise la métaphore théâtrale pour développer une analyse du processus identificatoire. Produit d’un spectacle adressé à un public, le moi n’est pas un « être » mais un « faire », ce en quoi Giddens (1991) — tout comme Butler (1999) — rejoint d’ailleurs le sociologue américain. Fondamentalement sociale, l’identité se construit dans l’interaction, les individus déployant une série de ressources — verbales, gestuelles, matérielles (vêtements, accessoires, etc.) — afin de contrôler l’impression qu’ils souhaitent projeter d’eux-mêmes en fonction des lieux dans lesquels ils se trouvent et des audiences auxquelles ils s’adressent. Le moi pour Goffman (1990 : 244-245) :

ne dérive pas de son possesseur, mais de toute la scène de son action, étant généré par cet attribut d’évènements locaux qui les rend interprétables par des témoins. Un spectacle correctement mis en scène et joué amène l’audience à imputer un moi au personnage représenté, mais cette attribution — ce moi — est un produit de la scène qui se déroule, et non sa cause. Le moi, donc, en tant que personnage représenté, n’est pas une chose organique ayant une localisation spécifique, dont le destin fondamental serait de naître, vieillir, et mourir ; c’est un effet dramatique émanant d’une scène présentée, et l’issue caractéristique, la question principale, est de savoir s’il sera validé ou invalidé.

En se mettant en scène sur leur blog — l’écran de l’ordinateur devenant une de ces régions antérieures au sein desquelles se déroule, selon Goffman, la représentation d’un acteur, par contraste avec les régions postérieures, hors de vue de l’audience, où la représentation se prépare (p. 114) — et en recueillant les commentaires louant leur beauté et leur style, leur représentation, les blogueuses voit leur identité validée. Le blog est donc cet espace interactif grâce auquel leur moi se construit.

Aussi flatteurs soient-ils, les blogs personnels de mode n’en sont pas moins un espace de surveillance de soi, par soi et par les autres. L’écran tel qu’il est approprié par les blogs de mode peut, en effet, être perçu comme un instrument de plus opérant sur les femmes le contrôle panoptique des miroirs et du regard masculin ; une surface de plus sur laquelle les femmes peuvent, ou plutôt doivent, se réfléchir pour se penser, se surveiller pour s’affirmer. Comme le remarque Manovich (2001 : 98), l’écran de l’ordinateur fut développé dans un but militaire, rappelant ainsi qu’il fut d’abord pensé non pas comme un objet de divertissement mais comme un appareil de surveillance. Avec le phénomène des blogs personnels de mode, la surveillance de et par la femme est légitimée, sa présence et son rôle dans la vie courante sont davantage banalisés. Le commentaire de Kelli Fuery (2009 : 142) selon lequel les techniques d’auto-surveillance sont maintenant acceptées comme faisant partie de notre quotidien, transformant l’appareil panoptique en un apparatus plus subtil, est ici particulièrement parlant : le contrôle de soi par écrans est d’autant plus pernicieux, peut-être, qu’il s’inscrit dans une logique volontariste, joueuse, et banalisée.

Cependant, si « Pour les femmes l’image est d’abord tyrannie », ainsi que Michelle Perrot (1998 : 378) l’observe, « l’image est aussi source de jouissance : plaisir d’être figurée, célébrée, embellie, vierge au porche d’une cathédrale, dame aux fresques d’un château, au petit point d’une tapisserie » (p. 380), et, l’on pourrait maintenant ajouter, figure de mode sur l’écran d’un ordinateur. Plaisir sans doute décuplé par le sentiment de contrôle qu’il offre à celles représentées sur les blogs personnels lorsque ce sont elles-mêmes qui s’y représentent. « La conscience de l’image de soi, écrit Perrot, entraîne l’envie de la gérer, voire de la produire » (p. 380). Si jusqu’à une période relativement récente cette envie a été endiguée par l’accaparement par les hommes des divers outils de production et création artistique tels que l’appareil photo ou le pinceau ainsi que des espaces de représentation tels que les galeries et les musées, elle a été libérée, au sein d’une société où se rééquilibrent peu à peu les rapports de genre, par les nouvelles technologies. Ainsi en est-il des blogs, possibles outils de mise en image de soi que nombre de femmes se sont appropriés, s’appropriant par là même le pouvoir représentationnel qui leur a si longtemps échappé.

Bien que les blogueuses se représentent généralement dans un lieu banal et quotidien — leur chambre, la rue, leur jardin —, certaines poussent ce pouvoir de représentation jusqu’à se mettre en scène dans un décor retravaillé ou un univers imaginé. L’auteure de thecherryblossomgirl.com conjugue ainsi travail sur sa propre mise en scène avec un travail numérique des images pour se montrer dans un univers poétique et rêveur. À ses débuts, Susie Lau se représentait sur fond d’images de magazines de mode, mannequin couleur par contraste avec un visuel en noir et blanc, ou mannequin géant aux côtés des frêles silhouettes de papier glacé.

Alors que dans la presse traditionnelle, nombreuses sont les photographies réalisées par des hommes, dans les blogs personnels de mode place est faite au regard des femmes par les femmes et sur les femmes, à leurs perception et jugement dans un espace créé et alimenté par une femme pour une audience envisagée comme féminine, témoin le « les filles » que des auteures telle que Punky B lancent régulièrement à leur audience.

De plus, les blogueuses rompent régulièrement avec des normes vestimentaires pouvant être perçues comme associées à l’appareil de soumission de la femme par l’homme. Pour reprendre la terminologie goffmanienne, elles choisissent ainsi de ne pas s’aligner sur les rituels dominants — de subordination — de la féminité (Goffman, 1976). En effet, bien qu’un corps féminin puisse être le vecteur d’un regard masculin, le véhicule de la vision dominante patriarcale, ainsi que Berger (1972) et Mulvey (1989) l’ont affirmé, les tenues affichées s’éloignent souvent d’un idéal féminin traditionnel. Le très populaire stylebubble en particulier se fait le vecteur d’une esthétique en dehors des canons établis (Rocamora et Bartlett, 2009 : 110). Le 8 mars 2009 par exemple, elle porte une ample veste écossaise à carreaux blancs boutonnée au cou, un pantalon large également écossais à dominante noire retroussé sur des chaussettes bleu pâle, le tout accessoirisé d’une casquette en fourrure aux pans rabattus sur les oreilles, deux pompons suspendus à des liens. Superpositions inattendues, clashs de couleurs, vêtements dépareillés, troués, asymétriques, sont des constantes de sa panoplie. Le 11 janvier 2010, Punky B présente sa nouvelle paire de chaussures : « Confort du plateau + talon demi-compensé biseauté = elles sont stables et aussi confortables que des charentaises, sans rire ! Le style est particulier, je pense qu’elles doivent autant plaire que faire vomir. » Le 4 juillet 2009, Annie Spandex s’affiche en leggings à rayures noires et blanches coupés sous le genou qu’elle porte avec une robe violette à fleurs, un large gilet sans manches gris-noir et des bottines souples, plates.

Les blogs personnels de mode représentent un espace ambivalent, à l’image de la position des femmes dans la société contemporaine (Heinich, 2003), à la fois reproducteur de la logique panoptique du miroir et de l’impératif corrélé pesant sur elles de travailler leur apparence (voir aussi Veblen, 1994) sous peine de se voir niées en tant que femmes, mais aussi possible espace d’expression d’une voix féminine sur l’apparence, par et pour les femmes, une voix, qui plus est, régulièrement louée pour son côté authentique, réel.

Mode-réalité

En effet, le côté accessible, ordinaire, des blogs personnels de mode est souvent perçu comme étant ce qui les définit et participe de leur succès. Les internautes le revendiquent et le plébiscitent. Ainsi, le 28 avril 2006, une lectrice écrit à Susie Lau :

tu as un blog génial. […] j’en ai tellement marre des magazines de mode qui ne sont presque toujours que des publicités ennuyeuses et hors de prix (excepté purple. j’adore purple). je me sens tellement plus attirée par ce que les vrais gens (real people) pensent et portent. alors merci et continue comme ça.

Sarah

Une internaute dit encore : « quand j’ai découvert Style Bubble c’était écrit d’une telle manière accessible que je pouvais vraiment m’y associer. Elle a les pieds sur terre, ce qui fait que son blog c’est comme lire les vues d’une meilleure amie sur les vêtements ! » (Sandra, 2007). Selon Betty, les blogs de mode sont populaires car « les gens aiment être inspirés par les vrais gens et aussi ils voient qu’il y a de la mode dans la vie réelle et pas juste dans les magazines. Pour ma part, j’adore trouver de l’inspiration dans les blogs de mode, ils m’inspirent beaucoup plus que les magazines » (Betty, 2008). Dans une interview accordée à Teen Vogue, The cherry blossom girl évoque également le caractère vrai, ordinaire des blogs de mode lorqu’elle dit de son site qu’il représente « une opportunité relax et terre-à-terre de discuter avec d’autres filles de ma passion » (juin 2008).

L’ordinaire, le terre-à-terre, s’affichent clairement comme priorité chez Annie Spandex lorsque, dans un billet du 11 septembre 2008, elle montre une tenue portée pour se rendre chez l’épicier : « Pas de talons aiguilles pour moi à l’épicerie. Je suis vraiment un peu garçon manqué au cas où vous n’auriez pas remarqué. Je mets des robes et des jupes, je jure ! mais juste pas à Publix[4]. » Le 18 janvier 2010, lasse de devoir « empiler les couches de vêtements […] de ce manque de légèreté dans les looks » que l’hiver impose, Punky B décide « de passer au short, “réchauffé” par une paire de collants […] des boots et on affronte l’hiver avec un peu de soleil dans la tête quand même ». Le 2 février 2010, Susie Lau poste des images de ses différentes tenues portées lors d’un weekend au bord de la mer dans le Kent. La mode ainsi représentée n’est pas abstraite du quotidien, limitée, ainsi qu’il en est dans nombre de magazines de mode, à un univers exclusif et irréel. Au contraire, elle est construite comme faisant partie intégrale de la vie courante, une pratique ordinaire. Avec les blogs personnels de mode, c’est une certaine logique de mode qui est revendiquée, une logique du quotidien.

Dans The Rise of the Network Society, Manuel Castells (2000 : 366), parlant des individus qui, dans les années 1980, et ce, grâce aux nouvelles technologies, commencèrent à déplacer la photographie personnelle hors du cadre de l’album photo, observe que l’autoproduction d’images « a modifié le flot à sens unique des images et a réintégré expérience vécue et écran ». Ainsi en est-il des blogs de mode, qui en rapprochant vie courante, écran, et mode ont également recentré le quotidien au sein de l’imaginaire de mode, s’affirmant dès lors comme espaces de production et célébration du réel. Le célèbre site de mode Lookbook.nu a d’ailleurs fait du réel son point fort, annonçant sur sa page d’accueil qu’il est « la plus grande source d’inspiration sur internet par les vrais gens (« real people « ) autour du monde ». Des internautes à travers le globe postent des images d’eux-mêmes pour y présenter leur « look », auquel peuvent réagir les lecteurs dans la section commentaire, le site se faisant l’avocat de ce qu’il nomme en bannière une « conscience mode collective ».

L’amateurisme, l’ordinaire et le quotidien dont les blogs personnels de mode ont fait leur succès s’inscrivent dans un mouvement plus général et ancien de célébration du réel dans le discours de mode. Dans les années 1930, plus particulièrement, le travail de Martin Munkacsi inaugure la présence dans les images de mode d’un décor autre que celui, factice, artificiel, des studios : ses modèles sont montrés en mouvement dans des espaces extérieurs, faisant du sport, prenant part à des activités ordinaires (voir Rhodes, 2008 ; Hall-Duncan, 1979 : 68-71). Dans les années 1960, la popularité de mannequins tels que Jean Shrimpton et leur incarnation d’un style jeune, actif et spontané consolident la présence du réel dans l’imagerie de mode (Rhodes, 2008 : 203). Les années 1980 marquent également une étape importante dans ce processus. À cette époque naît le straight-up, format visuel photographique lancé par le magazine britannique i-D lors de la parution du premier numéro en août 1980 (Rocamora et O’Neill, 2008). Des passants sont photographiés de plain-pied dans la rue, de face, simplement adossés à un mur, sans effet particulier de pose. Leur tenue est décrite en quelques mots sommaires en guise de légende, leur prénom parfois précisé. La mode des rues, formule depuis consacrée dans le discours de mode, est célébrée, la créativité ordinaire des gens de tous les jours privilégiée, s’affichant par là même comme aussi légitime que celle des professionnels de la mode et de l’espace exclusif dans lequel ils opèrent. Les années 1990, quant à elles, signalent la prolifération de mannequins non professionnels dans les visuels de mode. Les photographes Corinne Day, Mario Sorrenti, et Juergen Teller, par exemple, demandent à leurs proches de s’improviser mannequins (Rhodes, 2008). Grâce à l’utilisation de modèles qui n’en ont pas vraiment, conventionnellement, l’air, une dose de réalisme est injectée au sein d’un discours généralement caractérisé par sa distance avec le quotidien et la réalité. Le réalisme brutal de l’imaginaire « héroïne chic » — des modèles excessivement maigres, aux traits tirés, posant dans des décors sordides évoquant un univers de drogues — investit également les pages des magazines renforçant la mise en valeur (marchande) du réel dans le discours de mode. Rebecca Arnold écrit des images de Teller : « elles expriment l’obsession des années 1990 avec les images “réelles”, d’une lumière crue, montrant une peau fatiguée et marquée, des bleus et des défauts au lieu d’effacer tout signe de peau vivante/mourante » (Arnold, citée dans Rhodes, 2008 : 204).

Avec les blogs personnels de mode, le réel chéri par la presse traditionnelle, tel qu’il est construit et véhiculé par le corps de mannequins non professionnels, fait donc une entrée renouvelée dans l’imaginaire de mode grâce aux blogueuses qui s’y représentent. Mais alors que le réel invoqué par la presse mode par l’utilisation de mannequins non professionnels peut être vu comme une stratégie marketing « cherchant à subvertir les courants dominants mais qui en fait repose sur la même course à la nouveauté et le même fétichisme des marchandises au niveau du signe » (Rhodes, 2008 : 207), celui représenté par les blogueuses est imposé par la force des choses : des moyens techniques et technologiques limités ; l’absence de revenus ; l’espace dans lequel elles évoluent. Ainsi que le dit Annie Spandex en réponse à une lectrice qui lui demande pourquoi elle pose toujours dans sa cuisine : « Je pose toujours dans la cuisine […] parce qu’elle a la meilleure lumière et un mur suffisamment blanc. Cétait la même chose avec mon appart’ précédent (le mur orange), mais là-bas je posais aussi dans l’arrière-cour » (1er décembre 2009). Avec le straight-up, la mode descendait dans la rue, avec les blogs de mode tels que celui de Annie Spandex, elle remonte dans les appartements. Les murs des villes font place à ceux des intérieurs des blogueuses, l’espace public à l’espace privé, devenu public.

Le réel que les blogs personnels injectent dans le discours de mode est également articulé au travers des différentes marques dont parlent les blogueuses. Bien que certains sites tels que SeaofShoes.typepad.com s’attachent au haut de gamme, nombre de blogueuses privilégient une mode abordable : Asos, Top-shop, H&M, Zara comptent parmi les marques souvent mentionnées. La Britannique Kate Battrick, auteure de makedostyle.blogspot.com, explique : « Je n’essaye pas de dire que vous avez besoin de vêtements de marque pour être belle, mais comment être belle sans ce genre d’argent pour en acheter » (Battrick, 2009).

La prolifération de mannequins non professionnels, le succès remporté par les blogs personnels, tout comme les multiples appropriations dans le champ de la mode du thème du réel — la campagne publicitaire de la marque Dove en faveur d’une « Beauté vraie » (« Real Beauty ») par exemple, le « Vêtements réels pour la vie réelle » (« Real dressing for Real life ») que le Vogue britannique annonce sur la couverture de son supplément d’octobre 2009 — attestent que, dans le champ de la mode, le réel est à la mode. Ce réalisme de mode n’est cependant qu’un aspect particulier de cette mode pour le réalisme, cette « valorisation du banal, de l’ordinaire », qui caractérise la société contemporaine (Maffesoli, 2003 : 85), comme le suggérait déjà Richard Hoggart (2000 [1957] : 135-143, 174-175) en 1957. Témoins, les médias avec des programmes tels que “Big Brother” et autres reality-shows, populaires, sous différentes versions, à travers le monde, tendance que les nouvelles technologies — téléphones portables, webcams, etc. — nourrissent et intensifient (voir aussi Rhodes, 2008 : 206). Ainsi que l’observe Rhodes : « comme la télévision-réalité, l’apparition de mannequins non professionnels reflète une obsession de la fabrication de célébrités à partir de gens ordinaires, et avec les célébrités surprises en train de faire quelque chose d’ordinaire qui est censé les rendre plus “réelles” ou “humaines” » (2008 : 206).

Si donc, à l’époque contemporaine, on assiste à une intensification du culte de la célébrité, certains auteurs parlant d’une « culture de la célébrité » (voir, par exemple, Cashmore, 2006), on peut également constater une mise en valeur parallèle de l’ordinaire, versant intime de la starification, ainsi qu’Edgar Morin le notait en 1957 (Morin, 1972). Le succès rencontré par les blogs de mode, et l’ordinaire dont ils se font les apologues, incarne de façon frappante cet envers du culte contemporain de la célébrité. Mais là où Morin parlait de stars qui se « profanis[aient] » (p. 26), les blogs de mode témoignent de la starification des profanes par la mise en valeur de leur qualité ordinaire, la célébration de leur vie courante. Le succès rencontré par Susie Lau, Punky B et Betty ont ainsi fait de ces blogueuses des stars du petit écran, non pas télévisuel, mais de l’outil qui, de plus en plus, le remplace, l’ordinateur.

Reality stars

Ces dernières années, l’écran à affichage numérique s’est en effet affirmé comme un espace permettant d’accéder à la célébrité, ainsi qu’en atteste la popularité de sites tels que YouTube et Myspace, grâce auxquels nombres d’inconnus se sont fait connaître par un large public. Certains auteurs ont d’ailleurs souligné le rôle de la blogosphère comme vecteur de notoriété, une réponse à la présente « tyrannie de la visibilité » (Singly, 2003 : 181). Pour Lovink (2008 : 28), par exemple, « les blogs sont principalement utilisés comme un outil de management de soi » et ceci inclut la promotion de soi (voir aussi Fuery, 2009 : 140). Les blogs, écrit-il, « font partie d’une plus large culture qui fabrique la célébrité à tout niveau possible » (p. 28). Zizi Papacharissi (2007 : 37), quant à lui, note que :

La psychologie, la littérature et la culture populaire ont souvent joué avec l’idée que les invididus écrivent des journaux intimes dans l’espoir subliminal qu’ils seront un jour lus par une tierce personne. Les blogs permettent aux individus de jouer avec ce désir de voir leurs souvenirs personnels publiés, offrant à leurs auteurs une gratification personnelle, de la publicité et peut-être l’assurance que ces pensées privées comptent. Dans une culture saturée d’informations privées sur les célébrités et personnages publics, les blogs permettent à leurs auteurs de devenir publics et de gagner une sorte de notoriété.

L’affirmation de Michel Maffesoli (2003 : 41-42) selon laquelle à l’époque postmoderne « Il y a, de plus en plus, de petites grandes figures[5] » semble particulièrement pertinente lue à l’aune des blogs de mode.

Le succès rencontré par les blogs personnels signale la remise en question de la séparation traditionnelle entre amateurs et experts, que le phénomène du « journalisme participatif » illustre aussi (voir Bruns, 2005). Comme le note Lovink (2008 : 63) : « les citoyens font maintenant partie intégrante de la production d’informations ». Ainsi, Tremayne (2007b : xvi) souligne « l’influence croissante des fournisseurs d’informations amateurs ».

Les blogueuses de mode ont rejoint l’armée de coachs, conseillers et consultants en tout genre qui fleurit avec la modernité (Bauman, 1996). La dévolution, à cette époque, du processus de construction identitaire à une responsabilité individuelle nourrit, en effet, la naissance de spécialistes se déclarant pouvoir guider l’individu dans cet effort et le rendant dépendant de leur expertise (p. 19). Mais là où les experts dont parle Zygmunt Bauman sont des individus légitimés comme tels par l’intermédiaire de diverses institutions — éducation et média, par exemple —, les blogueurs, parmi lesquels les blogueuses de mode, se sont approprié l’espace de parole normalement réservé aux professionnels. En effet, l’époque contemporaine est caractérisée par la remise en question des autorités, la montée de voix normalement exclues d’un discours hégémonique (Giddens, 1991 : 141), laissant ainsi place à l’opinion des amateurs, y compris celle des blogueurs[6]. Les nouvelles technologies ont facilité la prise de parole et de pouvoir par les non-professionnels, dont le crédit s’est trouvé renforcé par la relative mise en question de celui des experts.

La plus grande visibilité, à l’époque contemporaine, de la mode, a également favorisé la percée dans le discours de mode de l’amateurisme et des multiples blogs où il se manifeste. En effet, la prolifération d’informations sur la mode dans la presse écrite et télévisuelle, sa popularisation dans et par les champs du cinéma et de la musique, la montée de marques accessibles telles que H&M et Zara, leur association avec des créateurs respectés, et la mise en ligne de nombre de revues et autres textes sur la mode, ont facilité la consolidation d’un certain capital culturel de mode parmi les amateurs, ainsi que la banalisation de la mode comme pratique et objet de discours. La démocratisation de l’accès aux nouvelles technologies a permis, quant à elle, d’offrir aux consommateurs un espace où exprimer et partager ce capital, faisant d’eux une nouvelle forme d’« intermédiaires culturels » (Featherstone, 1994 ; Bourdieu, 1979 : 375), à la fois consommateurs mais aussi producteurs de mode (Rocamora et Bartlett, 2009 : 107). Pour signifier cette synthèse de fonctions, Axel Bruns parle de « produser » (2005 : 2). S’inspirant de la notion de « prosumer » développée par Alvin Toffler, il note, en effet, que la porte a été ouverte « à la participation directe des membres de l’audience à la récolte des informations […] les utilisateurs-évaluateurs deviennent des produtilisateurs (produser) » (p. 2). Ainsi, dans le champ de la mode, les blogueuses.

Les limites de l’opposition production-consommation intéressaient déjà Michel de Certeau dans L’invention du quotidien. Dans cet ouvrage, il note le manque d’attention, au sein des études universitaires, à cette « fabrication », « production » et « poiétique » qu’est la consommation (Certeau, 1990 : xxxvii). La notion de « bricolage » en particulier, qu’il mobilise à travers son texte, traduit cette approche de la consommation en tant que production. Nombre de chercheurs anglo-saxons l’ont utilisée pour souligner la créativité des pratiques vestimentaires et le rôle de la mode dans la construction de soi (voir, par exemple, Barnard, 1996 ; Hebdige, 1979 ; Fiske, 1989). Cette notion semble à nouveau pertinente, lorsqu’elle est considérée à la lumière des blogs personnels de mode. En effet, les nombreux looks que les blogueuses affichent sont souvent le produit d’une mode bricolée, la réinvention d’un style, d’un vêtement. Le blog de Susie Lau, en particulier, met régulièrement en image les transformations qu’elle opère sur sa garde-robe. Une section porte le nom « expert bricolage » (DIY expert). Y sont rassemblés tous les posts dans lesquels elle présente ses inventions mode, ainsi ces escarpins noirs auxquels elle a ajouté des plumes de boa (28 octobre 2009), ou ces jeans dans lesquels elle a découpé une grille pour y faire apparaître le violet de son collant (5 avril 2009). Dans un autre billet, elle exhorte ses lectrices à la créativité : « absorbez toutes les connaissances, tous les “il faut” et toutes les vérités de la mode […] et réinterprétez ça à votre manière » (11 novembre 2008). Le 5 décembre 2009, Annie Spandex, dont le blog comporte lui aussi une section « bricolage », instruit ses lectrices dans l’art de se faire des ongles « tie-dye » noir et blanc. Le 1er février 2010, Punky B décide « de tenter une nouvelle petite chose. Mixer mes deux foulards préférés, portés à outrance séparément mais qui ne s’étaient encore jamais rencontrés pour de vrai, hors tiroir à foulards. »

Fuery note que « la nouveauté des nouveaux médias n’est pas nécessairement leurs inventions techniques, c’est la transformation de vision qui agit sur la façon dont nous comprenons, et en fait même faisons, le monde et son ordre social » (2009 : 21). Ainsi en est-il des blogs personnels de mode : plus importante peut-être que l’innovation technologique, est la nouvelle vision du champ de la mode qu’ils offrent, une mode non pas centrée sur une élite productrice et consommatrice, mais sur les pratiques quotidiennes, l’ordinaire et l’amateur-expert.

Au coeur de cet ordinaire de mode se trouve également la conversation. En effet, s’ils se font les avocats d’une mode au quotidien, réelle, car présentée comme vraiment portée au jour le jour par les blogueuses, c’est également en construisant et représentant la mode comme objet de conversation courante, de discussion et de communication que les blogs inscrivent la mode dans le quotidien et les pratiques ordinaires.

Communication de mode

Plusieurs auteurs ont interrogé la mode en tant qu’outil de communication, certains la comparant à un langage (Lurie, 1981), d’autres soulignant les limites de cette comparaison (voir Barnard, 1996 ; Davis, 1994). Dans les deux cas, c’est sur la dimension sémiotique du vêtement que repose le rapprochement mode/communication. Cependant, le succès remporté par les blogs personnels de mode se fait le témoin d’un aspect négligé du rôle communicatif de la mode : sa qualité en tant qu’objet de discussion et de conversation.

Un blog, explique Lovink (2008 : 10), est « la voix d’une personne […]. C’est une prolongation digitale de traditions orales plus qu’une nouvelle forme d’écriture. » L’information n’est plus leçon mais conversation (p. 10). Les blogs, ajoute l’auteur, « se font l’écho de la rumeur et des potins, des conversations dans les cafés et les bars, dans les squares et les couloirs ». Avec les blogs personnels de mode, la syntaxe, le style choisis témoignent de cette oralité dont parle Lovink. L’écriture est souvent informelle, le ton léger et ironique, qui désacralisent la mode et rendent la communication plus intime, familière. Le 13 mai 2009, par exemple, Punky B écrit :

Ouais, grave le serre-tête c’est trop pas moi mais j’aime bien quand même...Laissez mémé Punky se faire un petit revival de sa jeunesse baignée par les heures passées au conservatoire de musique entourée de petits bougeois à la mode Le Quesnoy ! :) […] quand vous me lirez, je serai partie à la capitale de la France pour deux jours donc nada de chez nada jusqu’à vendredi mes chéries !

Les fautes de grammaire, de vocabulaire ou de frappe (« bougeois » au lieu de « bourgeois » dans l’exemple ci-dessus) sont récurrentes, qui donnent à l’écriture en blogosphère un air d’immédiat, de spontané, évocateur du langage parlé. Ainsi Susie Lau (2008) remarque que « la rédaction en tant que telle ne prend pas de temps du tout du fait de la façon candide/informelle dont j’écris ».

Les blogueuses ne se contentent pas de parler à leurs lectrices. Elles parlent avec elles. Ainsi, les interpellent-elles régulièrement, la parole leur étant offerte par l’entremise de la section commentaire. À propos de vêtements qu’elle vient d’acheter, Lau écrit : « j’ai aussi récupéré des gants en daim rouge pour aller avec le bonnet rouge que je portais quand j’avais 7 ans. Je répète ; des plis, des gants, du mi-long…c’est clair, non ? tout est connecté […] d’accord ? » (10 novembre 2009), à quoi une des lectrices répond : « Les longs gants noirs sont extras […]. Je ne suis pas certaine de ce que je pense des chaussures de chez Beacon’s closet, la forme du talon me dérange un peu » (Ganymede girl, 10 novembre 2009). Le 2 janvier 2010, Annie Spandex demande un conseil technique : « J’ai du utiliser mon téléphone portable pour prendre des images la nuit dernière ! Désolée pour la mauvaise qualité […]. J’espère que c’était un problème de pile et que mon appareil photo est okay, sinon, on dirait que je vais devoir en acheter un autre. Des recommandations ? » Le 2 décembre 2009, à la suite à un billet de Punky B à propos d’une paire de chaussures « qui divise les foules, la paire qui fait soit rêver soit vomir ! :) », une lectrice répond, s’adressant aussi à d’autres lectrices : « Rêver ou Vomir ? Je suis en pleine hésitation […]. C’est pas le genre de truc qu’on prend à la légère. Merde alors ! Par contre je suis bien d’accord avec Lady. D, ça me rappelle trop le collège ! Et je le suis aussi avec E, c’est juste pas possible dans mon budget Décembre » (Pétra). Ainsi que le note Barbara Kaye (2007 : 129-130), les blogs

sont des formes de communication à sens unique ou bilatéral. Les utilisateurs de blogs peuvent s’investir autant qu’ils le désirent. Ils peuvent se contenter de lire ce qu’un blogueur a posté, ils peuvent cliquer sur les liens ou non, ils peuvent choisir ou non d’envoyer à un blogueur leurs analyses et leurs opinions avec des liens vers des informations additionnelles, et ils peuvent choisir ou non de participer à un dialogue avec le blogueur et les autres lecteurs du blog.

Les blogs personnels de mode parmi les plus célèbres peuvent engendrer des centaines de commentaires, auxquels les blogueuses répondent régulièrement. Le 28 février 2007, par exemple, Puny B utilise un procédé souvent mobilisé par les blogueuses lorsque, dans la section commentaire, elle s’adresse à des individus particuliers qu’elle nomme, parmi lesquels :

no&me : je me dema,dais où tu était passée, j’ai cru que tu m’aimais plus ! ! :)
lalalisasa : Feist ? on me l’avait pas encore faite celle là ! ! :) si c’est un compliment ej prends, […]

roroli : thanks dear ! T’es chou toi !
soFie : t’es gentille tout plein mais tu dirai spas la même chose si tu me voyais sans le verre... :)
rosalie : ouais ouais, à mort. c’est trop moi ça, t’as saisi l’essence même de ma personnalité !
vanessa : alors ça, ça me fait trop plaisir ! merci beaucoup beaucoup beaucoup ! !

Les blogs montrent donc que la mode est un objet non seulement porté mais aussi parlé (Rocamora et Bartlett, 2009 : 111), un texte se prêtant, comme la culture matérielle plus généralement, à l’échange et à la communication d’expériences, de sentiments et d’émotions. Mary Douglas et Baron Isherwood (1996 : 51) écrivent : « le plaisir né de la consommation physique des biens n’est qu’une partie du service qu’il offre : l’autre partie est le plaisir que le partage de noms procure ». Ce partage s’articule verbalement, par l’échange de « noms », ceux des personnages, des lieux et moments qui, comme le notent Douglas et Isherwoord, sont attachés à un objet particulier, mais aussi, est-il possible d’ajouter, par l’échange, plus généralement, de mots ; les porteurs des idées et impressions qu’un tel objet suscite. Ainsi mise en paroles, la mode se fait véhicule social, facteur de communication, rappelant que « l’homme a besoin de biens pour communiquer avec d’autres et pour donner du sens à ce qui se passe autour de lui » (p. 66). Quelque cent ans auparavant, Georg Simmel (1997 [1905]), soulignant le dualisme propre aux êtres humains, notait déjà de la mode qu’elle est à la fois facteur de distinction mais aussi d’union. Les modes, dit-il encore, « créent une forme spéciale et significatrice de socialisation » (p. 191). Ainsi Maffesoli, dont l’oeuvre n’est pas sans reconnaître l’héritage de Simmel (voir par exemple Maffesoli, 1990) dit du style, y compris de mode, qu’il « est le caractère essentiel d’un sentiment collectif » (Maffesoli, 1993 : 22). En leur qualité d’espace permettant la création d’une « communauté de gens de même sensibilité » (Lovink, 2008 : 21), les blogs facilitent l’articulation et l’expression de la mode comme sentiment collectif, comme vecteur de convergence et d’union.

Plusieurs pratiques supportent cette logique communautaire qui est à la fois celle de la blogosphère et de la mode : les blogueuses se citent régulièrement entre elles, soulignant ainsi le caractère « collaboratif » (Bruns, 2005 : 183) de la blogosphère. Ainsi, le 1er septembre 2008, Betty déclare : « Il va falloir un tant soit peu patienter pour celles qui, comme moi, veulent trouver la parfaite paire de boots cloutées à un prix qui ne semble pas trop exagéré. En attendant, j’ai craqué sur le modèle Colin Stuart, déjà adopté par deux de mes bloggeuses US préférées, les sublissimes Karla et Rumi. » En cliquant sur les mots Karla et Rumi, en rose dans le texte, les lectrices peuvent accéder à leurs blogs. Le 29 avril 2008, Punky B poste une série de photos de Susie Lau au Festival de la mode de Hyères : « Mais oui, c’est notre Susie ! LA blogueuse anglaise dont le talent n’a plus de frontières depuis des lustres. Est-ce la peine de vous dire que toutes ses tenues du week-end étaient toutes mieux trouvées les unes que les autres ? »

Les blogueuses s’invitent parfois sur leurs blogs respectifs. Ainsi, le 3 février 2008, Punky B annonce que son blog accueillera la blogueuse Balibulle. Une lectrice répond : « Balibulle c’était ma première découverte de blog modesque.... Quand elle a annoncé qu’elle arrêtait son blog, j’en étais toute retournée, super émue, comme si je perdais de vue pour toujours une super copine. […] Franchement punky, tu vas faire des heureuses avec cette idée ! ! […] Bon retour Balibulle ! ! ! ! (Emillijolie) ».

Non seulement les blogueuses mais aussi les lectrices sont invitées sur les blogs, ainsi par exemple celui de Susie Lau, qui, le 27 novembre 2009, présente des photos que ses lectrices lui ont envoyées d’elles, ou encore celui de Punky B, qui, avec sa rubrique « montre-moi ton look », offre régulièrement aux « petites nanas », comme elle les nomme, la possibilité de poster les photos de « leurs looks expliqués par elles » (31 mars 2008). Le lien entre blogueuses et lectrices, que le fréquent recours aux inclusifs « on », « nous » et « les filles » consolide également, est renforcé, ce qui illustre la pratique et la représentation de la blogosphère comme espace communautaire.

Si les blogueuses se lient sur internet, leur connexion n’est cependant pas purement numérique. Elles se rencontrent également In Real Life. Faisant référence à une telle occasion, Kate Battrick écrit :

J’aime le fait qu’on peut mettre en avant toutes sortes de trucs et partager des détails minuscules sur votre vie ce qui crée une communauté d’amis et de soutien. Au début l’idée de rencontrer une consoeur blogueuse est synonyme de traque ! Vous vous inquiétez d’avoir commencé une triste étape de votre vie où vous n’avez pas admis que vous n’avez pas les compétences sociales pour vous faire des amis ‘naturellement’. Oh comme ceci est facilement surmonté après votre première initiation, et soudainement vous prenez le petit déjeuner, faites la fêtes et tombez ivres des taxis avec vos consoeur blogueuses.

22 mars 2009

Le 20 février 2008, Betty décrit en ces termes une telle initiation :

J’ai eu la chance de rencontrer 3 blogueuses et pas n’importe lesquelles ! ! Alors il y avait ma Tokyobibi que je connaissais déja […], JeuneDemoiselle et Alix la cherry blossom girl ! Que dire ! Les filles restez comme vous êtes ! ne changez rien, je crois en vous, soyez forte ! que du bonheur ! ! ! […] Je suis ravie ! ! ! Vraiment ! J’ai juste eu l’impression d’entrer de leur blog, leur univers…Après les premières minutes angoissantes à base de ”euh salut, euh je m’appelle Betty heu hihi, euh ça va ?” ça coule tout seul, ces filles sont géniales ! […] Et bien ce qui est génial avec internet c’est l’interactivité ! Alors qu’avions nous dans nos assiettes ce jour là => Rendez vous chez Tokyobibi (une vidéo vous attend, tadam !).

Les rencontres In Real Life s’ajoutent donc parfois aux liens créés sur internet, des liens qui, de plus en plus, sont formalisés par l’adhésion à un code de conduite partagé. Ainsi, en 2007, Independentfashionbloggers fut créé, plateforme d’échange d’idées et de discussion sur les pratiques dans la blogosphère mode. Le site décrit ainsi sa mission : « Independent Fashion Bloggers (IFB) cultive une communauté permettant aux blogueurs de partager leurs expériences et de créer une ressource pour que tout le monde puisse construire un meilleur blog. »

La perception et la représentation de la blogosphère mode comme espace communautaire et de rencontre sont aussi illustrées par la référence qui y est souvent faite à la blogosphère comme lieu à part entière. L’utilisation de diverses expressions la rapprochant d’un lieu réel en atteste : le 29 novembre 2006, Punky B remercie ses lectrices pour leur accueil après la création de son blog. Plusieurs lui ont souhaité la « bienvenue ». Elle écrit : « j’ai l’impression de rentrer dans une grande famille (que je visite tous les jours d’ailleurs ;) […] see you ! » Une lectrice, qui « connaissait » déjà Punky B par les commentaires que la dernière postait sur d’autres blogs, écrit : « On peut enfin venir chez toi ! Allez, ça y’est, le plus dur est fait, tu vas pouvoir t’amuser ;). »

Bien qu’espace numérique et espace réel soient souvent représentés comme opposés, pour les internautes la blogosphère n’en représente pas moins un espace réel, où, comme dans un lieu physique à trois dimensions, l’on peut passer et s’arrêter. Lors de l’inauguration du blog de Punky B, une lectrice écrit : « On ne se connait pas mais comme je passais sur ton blog — le hasard fait bien les choses ! — je tenais à te souhaiter la bienvenue ! » Une autre lui dit qu’elle « y vien[t] tous les jours » (Aurore, 30 novembre 2009). Le 2 février 2008, Betty présente ainsi son nouveau blog :

Voila donc mon nouveau chez moi ! Une nouvelle adresse, un nouveau design, une bannière, confectionnée par mes soins, comme tout le reste d’ailleurs, ce qui expliquera certainement les petites erreurs ou petits bugs… Touchez du bois avec moi pour que tout se passe bien ! […] Alors voila c’est reparti pour un tour ! Si vous voulez m’ajouter à votre Netvibes ou tout simplement actualiser mon adresse c’est par ici.

En cliquant sur « ici », la lectrice accède à l’espace lui permettant cette actualisation et la consolidation du lien de mode entre internautes. De même, si au sein de la blogosphère mode, l’intérêt pour la mode est le lien originel qui rapproche nombre d’internautes entre elles, ce lien est favorisé par une série d’autres liens, numériques, qui jalonnent les pages d’un blog et supportent la formation de la blogosphère comme espace communautaire : les hyperliens ou liens hypertextes.

Les hyperliens sont les ramifications numériques qui permettent de passer d’un site à un autre en l’espace de quelques secondes, de rapprocher entre eux divers textes, divers blogueurs et lecteurs. Les pages reliées se substituent les unes aux autres, « adinfinitum », comme l’écrit Manovich (2001 : 77), faisant de la blogosphère « une surface plate infinie où les textes individuels sont placés sans ordre particulier » (p. 77). Une « esthétique du collage » est privilégiée (p. 76).

Cette esthétique se prête particulièrement au champ contemporain de la mode, un champ maintenant décentré et pluriel. En effet, les sources d’influence sont multiples et variées, que ce soit en termes de style comme en termes de géographie ou de personnalités : en 2010, la mode années 1980 pour les épaules larges et les blocs de couleurs cohabite avec les silhouettes slim des indie kids comme avec le style bling emprunté au hip-hop et les coupes avantgardistes et asymétriques de créateurs tels que Rei Kawakubo pour Comme des Garçons, ou Viktor & Rolf ; Londres, Milan, New York, et plus récemment Anvers, disputent à Paris son titre de capitale de la mode ; l’allure nonchalante de Charlotte Gainsbourg rivalise avec celle, couture, de Victoria Beckham et le style rock incarné par Kate Moss.

Avec les blogs personnels de mode, un site aussi célèbre que celui de Susie Lau peut immédiatement laisser place aux pages d’un blog moins connu si, hyperlié par Lau, la lectrice clique sur le lien mentionné. La lectrice peut encore passer du site d’une blogueuse indépendante au site officiel d’un magazine tel que Vogue ou à celui d’un créateur émergeant, de la mode telle que vue et vécue à Londres comme à celle de Copenhague, Moscou ou Sydney. Les sites se juxtaposent, se joignent, dans une séquence toujours renouvelée liant les diverses pages consultées en un espace non hiérarchique de textes. Une structure en réseau se substitue à une structure linéaire. Ainsi Bruns (2005 : 54) dit des hyperliens qu’ils permettent une « reconceptualisation du contenu textuel comme représentant un réseau d’idées plutôt qu’une ligne linéaire d’arguments ».

Une telle structure n’est pas sans évoquer la notion deleuzienne de rhizome, ce « système acentré, non hiérarchique » (Deleuze et Guattari, 1980 : 32 ; voir aussi Rocamora et Bartlett, 2009 : 107) composé de « lignes de fuite » qui « ne cessent de se renvoyer les unes aux autres » (Deleuze et Guattari, 1980 : 16). Dans les blogs de mode, de telles lignes sont les liens qui permettent le mouvement incessant d’un site à un autre, la « déterritorialisation » d’une page par une autre au sein d’un espace pris dans un mouvement perpétuel de « reterritorialisation ». Au sein d’un tel « agencement », « des régimes de signes différents » sont « connectés » (p. 10, 13), signes linguistiques, sonores et iconographiques dans le cadre, par exemple, des blogs personnels, le lecteur pouvant passer instantanément d’un texte écrit à une photo ou une vidéo grâce aux lignes-liens qui y sont insérées. Comme le notent également Deleuze et Guattari, un rhizome est fait de « plateaux » pouvant « être lu[s] à n’importe quelle place, et mis en rapport avec n’importe quel autre » en dehors de toute hiérarchie (p. 33). Au sein de la blogosphère, les plateaux sont les multiples pages constitutives des blogs et qui dans un mouvement perpétuel de renvoi à un nombre indéfini de sites et signes permettent au lecteur de se mouvoir constamment au sein d’un espace textuel toujours en devenir. Le rhizome, écrivent Deleuze et Guattari, est « une mémoire courte, ou une antimémoire » (p. 32), état propice à la déambulation digitale en blogosphère.

Au sein de la blogosphère mode, cette déambulation en rappelle une autre : le shopping. Là où, In Real Life, les consommateurs passent d’un magasin à un autre, les internautes sautent de page en page, de site en site, mais tous se baladent, flânent, ou browse, terme anglais capturant parfaitement le lien entre shopping et déambulation digitale : to browse est à la fois « ne faire que regarder lorsqu’on fait du shopping » (just browsing), mais c’est aussi « naviger sur internet ». Ainsi Cubitt (1998 : 6) dit de la toile qu’elle « dérive ses métaphores de surfing et de browsing d’une lecture nomade qui ne rejette ni n’universalise l’idée de lieu mais se promène, et conçoit le ici et maintenant d’un lieu comme point de référence instable ». Betty parle de sa déambulation comme d’une balade. Elle écrit : « Pendant ma petite balade quotidienne sur mes blogs favoris, je suis tombée sur l’article d’Eugénie Bling Bling qui parlait d’un Sarouel 3suisses… » (28 février 2009).

« [L]es hypermédias numériques écrivent Bolter et Grusin (2000 : 53), recherchent le réel en multipliant la médiation afin de créer un sentiment d’abondance, une satiété de l’expérience, qui peut être prise pour de la réalité. » Dans la blogosphère mode, la profusion de pages, de mots et d’images évoque celle des biens croisés au détour d’une séance de shopping. La profusion de signes digitaux se fait l’écho de l’abondance propre à la mode. Sa logique de renouvellement du vêtement et des styles est capturée par celle, rapide, du renouvellement des communications et l’incessant remplacement d’un site par un autre que permettent les hyperliens, une logique du remplacement qui, comme l’observent Bolter et Grusin, est aussi celle de la toile : chaque nouvelle page en efface une autre ad infinitum (p. 43-44). Là où celles qui font du shopping prennent et remettent les biens à leur place, se tournent vers d’autres produits, circulent d’une boutique à une autre, les lectrices de blogs naviguent de page en page, de site en site. La mode, ainsi que Baudelaire (1999 : 518) l’observa, son flâneur trouvant en internet un espace contemporain de flânerie, est transitoire et fugitive. Ainsi en est-il des communications et de la déambulation en blogosphère.

Conclusion

Cet article s’est attaché à quatre caractéristiques des blogs personnels de mode : l’écran de l’ordinateur les véhiculant comme miroir de l’hypermodernité au sein duquel s’exprime une fémininité à la fois sujet et objet de sa propre représentation ; les blogs comme espace de construction et de promotion du réel ; la montée en puissance des blogueuses comme stars ordinaires ; les blogs en tant qu’espace d’articulation d’une mode parlée, vecteur, comme la blogosphère, d’union et de sociabilité.

Le phénomène des blogs de mode demeure encore relativement récent mais leur prolifération et leur popularité témoignent de l’importance que les internautes leur attribuent. En se concentrant sur un pôle particulier de la blogosphère mode, les blogs personnels, et en privilégiant l’analyse textuelle, cet article a présenté quelques pistes de réflexion visant à mieux appréhender cette importance accordée aux blogs. Bien qu’il ait parfois fait place à la voix des lectrices telle qu’elle est exprimée sur les sites étudiés, une analyse compréhensive de cette voix, par l’intermédiaire, par exemple, d’interviews, est au-delà des objectifs fixés pour cet article, tout comme l’est une étude des motivations et parcours des blogueuses. En se tournant du côté des lectrices de blogs et de leurs auteures, il est à espérer que d’autres études apporteront de nouveaux éléments de réponse à la question de l’importance de la blogosphère mode, mettant ainsi en lumière la complexité non seulement d’internet mais aussi de la mode et de ses multiples pratiques et expressions.