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La Philosophie de l’argent de Georg Simmel s’enquiert autant des modalités par lesquelles les processus monétaires peuvent être pervertis que de la façon dont l’argent peut lui-même pervertir les termes d’une culture. L’étude éclatée de l’essayiste allemand expose, dans un premier temps, ce qui décrit l’idéal d’une économie monétaire : rendre comparables et comptabilisables des faits de valeurs hétérogènes à partir d’un référent, l’argent, capable de les mettre en lien les uns les autres selon une modalité neutre. Mais il décrit cette structure parfaite d’échanges économiques pour montrer surtout comment elle se laisse d’emblée aisément pervertir : l’argent passe pour le moyen de prédilection, indispensable, pour accéder aux faits de valeur eux-mêmes. Comme média sans valeur propre des faits de valeur entre eux, il se voit ainsi conféré une valeur en soi. On l’élit comme étant lui-même porteur de valeur plutôt que strict média de valeur. Cette ascension a pour effet d’affecter l’économie psychique des sociétés qu’il domine et de favoriser par conséquent le développement de pathologies psychiques spécifiques, notamment l’avarice et le cynisme.

Le terme économie comporte trois sens peu compatibles, au regard des écrits « économiques » de Georg Simmel.

  1. L’économie désigne d’abord une utopie pratique, lire un ensemble de principes généraux valant au titre de la détermination et de la thésaurisation des valeurs, et s’inscrivant dans la perspective d’une juste répartition des biens, au regard de sacrifices consentis par les uns et les autres au profit de l’intérêt général.

  2. Elle désigne dans la foulée les artefacts imparfaits, provisoires, étroitement historiques par lesquels elle palliera les manquements et les lacunes relatifs à son caractère utopique. Il faudra ainsi entendre l’économie comme cet arsenal de signes remédiant à l’impossibilité même de son programme, dont l’argent est la pièce maîtresse, et ainsi proposer en permanence une unité de mesure capable de rendre compte du potentiel d’échange de toute chose pour toute autre au regard de l’appréciation subjective moyenne et de sa thésaurisation dans la durée. Vaste programme… L’économie élaborera donc les fétiches capables de faire croire en l’impossible : l’efficace de cette unité de mesure sachant rendre compte en tout lieu et sur-le-champ de l’envergure moyenne du sacrifice que le sujet moyen de la communauté est prêt à consentir pour s’approprier les objets qui circulent dans le concert d’échanges tous azimuts du marché.

  3. Le terme économie comme référent des structures encadrant l’évaluation des faits de valeur, notamment par la mise en circulation de la monnaie, ouvre enfin au phénomène de perversions, soit des artifices contraires aux principes originaux de l’économie. L’argent devient ce signe chargé d’un investissement psychique dont il sait garder le secret et qui s’impose comme comptant bien davantage que comme une seule unité comptable. Il est l’élément équivoque qui permet à l’économie de tenir en ses impossibilités. Mais en même temps la déborde-t-il. Les « sciences économiques » feignent seulement de présider aux effets de cette catégorie, l’argent, alors que c’est bien davantage ce dernier, dans les assouvissements pulsionnels parfois irresponsables qu’il promet et les mythes enlevés qu’il autorise, qui gouverne en tirant l’économie hors de ses gonds[1].

L’esprit a trouvé par le média de l’argent maintes astuces pour faire développer l’économie matérielle et l’économie marchande. Mais surtout s’est-il agi en cela de faire l’économie d’opérations mentales, l’économie d’épreuves psychiques, l’économie de ratiocinations à l’infini. Supprimons l’argent et on verra de fait par cette injonction insupportable comme on devra parlementer à l’échelle sociale pour arriver au bout de ses peines : Oui, monsieur le tenant de café, donnez-moi à boire, car j’ai aidé une vieille dame à traverser la rue — cela le vaut bien tandis qu’on vous rendra bien service à votre tour un jour… » Le hau d’une collectivité exotique analysée par Marcel Mauss tendait à organiser équitablement le don sans recourir à une forme telle que l’argent. La formule de cette société du conte, avant le chiffre, ne s’est pas rendue jusqu’à nous.

Maintenant, que les formes monétaires puissent être perverties en vient à concerner tellement intimement l’argent qu’on peut se demander s’il ne relève pas de sa définition même d’être sujet à la perversion. Il faut à Simmel remonter à des temps immémoriaux, ainsi qu’à des moments anthropologiques plus imaginaires qu’avérés, pour constituer une époque où l’argent se serait effectivement laissé reconnaître strictement pour ce qu’il devait être, un média sans valeur attestant de faits de valeurs divers, variés et somme toute hétérogènes — étrangers à lui — dont il devait strictement médiatiser la relation. L’argent — das Geld en allemand : entendre un diminutif du participe présent substantivé du verbe valoir (gelten[2]) — comme le « faire-valoir » ne devait avoir de valeur qu’en tant qu’il était un agent de cognition permettant d’agir comme notre plus ancien ordinateur : permettre magiquement la comparabilité, la compatibilité et la comptabilité de toutes choses entre elles en ce qui regarde leur potentiel de valeur. Il s’agit d’une opération économique dans la mesure où elle permet de faire l’économie d’une réflexion minutieuse sur la valeur même des choses au regard des autres. Le signe pécuniaire mesure de façon sublime, par l’établissement et la fluctuation d’un prix, le degré moyen de valeur d’un bien au regard de tous les autres objets de valeur, et au regard concomitant de l’écart moyen qui sépare ce bien de qui le convoite, de surcroît au regard du degré de sacrifice moyen auquel est prêt ledit intéressé pour l’obtenir. Le prix se présente aussi, par rapport à la chose étiquetée, comme la fraction de la masse monétaire équivalente à la valeur dudit objet relativement à l’ensemble des faits de valeurs du marché correspondant. Il s’agit bien sûr d’une adéquation imaginaire qui facilite l’établissement de la relation de faits de valeurs entre eux sans qu’il n’y aille d’une correspondance exacte.

Karl Marx a depuis lors rendu incontournables un certain nombre de questionnements. Par exemple dans les Grundrisse de 1858 :

Ainsi que la valeur d’échange, le produit existe de deux façons ; comme produit en lui-même et comme argent ; ainsi l’acte de l’échange se divise en deux actes indépendants l’un de l’autre : échange du produit contre l’argent, échange de l’argent contre le produit ; achat et vente. Comme ceux-ci maintenant ont acquis une forme d’existence séparée et indifférente l’un par rapport à l’autre — d’un point de vue spatial et temporel —, leur immédiate identité est suspendue. Ils peuvent se correspondre et ne se correspondre pas ; ils peuvent ou non se recouvrir ; ils peuvent entrer en désaccord l’un contre l’autre. Ils vont en effet chercher continuellement à s’équivaloir ; mais à la place de l’équivalence immédiate d’antan, on en arrive maintenant à une valence constante en vue de l’équivalence, laquelle n’instaure comme constance que l’inéquivalence. La consonance ne peut peut-être désormais s’accomplir que par le truchement de la dissonance extérieure en cours[3].

Simmel s’est montré sensible aux questions d’écart entre les faits de valeur et les modalités conventionnelles d’évaluation. Mais il se distinguera du philosophe matérialiste par l’attention portée aux conséquences notamment psychologiques que comporte une culture ainsi dominée par le symbole fétiche de l’argent. Simmel redoute que l’argent ne soit perverti, c’est-à-dire qu’il passe lui-même pour le fait suprême de la valeur plutôt qu’un simple média de faits de valeurs entre eux. Comme le capital, mais cette fois sur un plan psychologique, l’argent, lorsque perverti, devient lui-même historiquement un sujet objectivé. Il pervertit à son tour. Et rend fou. Au sens de pathologies que Simmel passe en revue au chapitre III de son oeuvre, en balayant du regard une série de pathologies qui suggère une galerie de personnages caractérologiques selon un renouveau moliéresque. L’étiologie à laquelle il procède fait apparaître à l’esprit les figures types de l’avare, du dilapidateur, du cupide, du blasé ou du cynique, notamment. Tous se définissent respectivement tels en raison de cette faculté qu’a l’argent de cliver l’esprit des réalités empiriques de l’économie, au profit de modalités comptables désincarnées. L’économie fait écran. Ce fut vrai sur le plan psychique jusqu’à ce que cette représentation imagée se matérialise à la Bourse et se dissémine dans l’étendue infinie d’un réseau informatique mondial. Les données que fournissent les écrans font désormais la loi. On ne trouve plus que dans les bilans aseptisés, défilant sur d’immaculés tableaux ou tenant droit dans d’imparables colonnes comptables, les justifications pour traduire à soi-même les termes d’une économie qu’on ne sait plus voir (autrement). Cela rend malade d’être à ce point clivé d’opérations économiques qui furent jadis sensibles : elles consistaient alors à élaborer des stratégies occurrentes pour réduire l’écart nous séparant comme sujets des objets que l’on convoite. Là, la transposition des stratégies d’acquisition sur le palier monétaire nous fait faire l’économie de la vitalité. On s’en ressent, de ce refoulement général, et l’époque n’en est pas indemne.

Culture de l’argent et pathologies : une galerie de personnages conceptuels

Le troisième chapitre de la Philosophie de l’argent, qui traite des stratégies de moyens et de buts (Zweckreihen, que Cornille et Ivernel traduisent par séries téléologiques), s’emploie à expliquer comment il a pu y avoir de façon générale, dans nos civilisations, un transfert de valeur allant du but au moyen qu’est l’argent. Comment l’argent, de strict moyen qu’il était, a pu devenir lui-même le plus grand objet de prédilection qui soit, au point de se substituer aux buts tangibles ?

Le fondement de ce « transfert de valeur » (Wertübertragung) relève autant de problèmes d’économie psychique que matérielle[4]. Il tient de ce que l’esprit tend à confondre les fins et moyens qu’un théoricien jugera bon de distinguer. L’esprit en acte fait rejaillir sur les moyens mêmes les vertus du fruit de la conquête qu’il espère effectuer par leur entremise. Le découpage que réalise une pensée structurée pour isoler les parties médiatiques et les finalités d’un processus reste factice. Concevoir une telle série téléologique, trier ce qui tient de moyens et ce qui existe en tant que fin, implique un sens aigu de la distinction qui ne correspond pas aux vicissitudes effectives de la vie psychique. La vie psychique n’est pas si chirurgicale et croit bien aimer toute une personne, bien que son lien affectif reste tributaire d’une ou deux facettes ; et elle croit bien prendre goût à un événement dans sa globalité bien que seul le fait d’arriver à telle satisfaction précise confère à cet événement son intérêt général.

De surcroît, le problème téléologique inflige au commun des mortels, qui n’en est pas nécessairement féru, des questions philosophiques considérables. Qu’est-ce qu’une fin au regard d’un moyen ? La question peut se faire angoissante, et nécessite des stratégies de représentation qui la dédramatisent.

Il n’est pas du tout prouvé — et [cela] relève d’ailleurs d’une approche très superficielle — que nous parvenions le mieux à nos fins quand nous en sommes le plus clairement conscients. Si délicate et imparfaite que soit la notion de « finalité consciente », elle exprime un fait : nos actes se déroulent dans la conformité la plus étroite avec certaines finalités et sont totalement incompréhensibles sans un effet quelconque de celles-ci, alors qu’il n’y en a pas trace dans notre conscience. Ce fait se reproduit si indéfiniment, jusqu’à déterminer ainsi tout notre mode d’existence, que nous ne pouvons absolument pas nous passer d’un terme particulier pour lui. Simplement, nous ne devrions pas vouloir l’expliquer, mais seulement le désigner, avec le terme de finalité consciente[5].

Les élaborations téléologiques ne coulent pas de source. La mise à jour des visées désirantes et leur mise en application engagent un grand effort psychique. Que « nos actes ne sont jamais causés par une finalité comme par quelque chose qui va être, mais toujours comme par une énergie psychophysique leur préexistant[6] »., ouvre une scène de négociation entre un quantum d’énergie psychosomatique limité et des résistances extérieures[7]. L’intéressé appellera alors finalité l’événement qui lui permettra de concentrer maximalement la décharge de tension psychique dans un événement formel donné. Mais cette dépense ne se laisse pas traduire gratuitement dans la conscience : quant à elle Simmel parle d’un « processus de la conscience » qui « est bien le reflet de ladite concentration d’énergie ». Il conclut alors : « il devient clair que lorsque cette tension continue effectivement à se développer, la finalité peut apparaître en tant que finalité consciente : car justement son fondement réel est en train de se dissoudre, il se transforme peu à peu en actions réelles et ne continue à vivre que dans ses effets[8] ». On en vient donc à conclure à la création de scénarii types d’enchaînements téléologiques, s’autonomisant dans la conscience parce que leur fonctionnement a pu, un jour, s’avérer concluant.

L’entreprise économique au sens matériel du terme devra donc répondre d’une demande pressante de l’appareil psychique, afin de lui faire épargner des moments où il lui incombe d’élaborer sciemment des stratégies téléologiques. Avec l’argent à la clé, elle sera prisée en fonction de son aptitude à réaliser cette économie d’énergie psychique. L’énergie psychique, par définition limitée, doit être mobilisée à propos, en vertu d’un principe d’économie donc, requérant que soient justifiées les occasions où l’on sera contraint d’élaborer de telles stratégies d’acquisition.

La psyché entend donc se dégager de contraintes en s’accordant des moyens récurrents, des moyens qui pourront être recyclés dans de nombreuses circonstances. « Et cela semble rendre enfin transparent ce fait d’expérience : l’élément final de nos séries pratiques, uniquement réalisable à travers des moyens, sera sûrement davantage amené par eux que nos énergies sont plus complètement dirigées et concentrées sur la production de ces moyens. C’est précisément une telle production qui est la véritable tâche pratique : plus on met de soin à l’accomplir, plus le but final pourra se soustraire à l’intervention de la volonté et se présenter comme l’effet obtenu mécaniquement par l’application du moyen[9] ».

On comprend donc que l’activité psychique cherche le moins possible à porter sur elle le but conscient de ses entreprises, mais seulement à se laisser guider de réalisation en réalisation, vers un accomplissement dont l’aspect final différera à l’infini. L’esprit s’épargne ainsi la charge prométhéenne que représenterait une conscience toujours aiguë des attendus de chaînes téléologiques, de buts si éloignés qu’ils paraîtraient chimériques et qu’ils conféreraient à la moindre action journalière une portée quasi insignifiante en rapport au tout. Le processus psychique se distingue de la représentation de pure forme, en ce qu’il inverse le sens du processus téléologique. Son but se confond donc avec la création de moyens qui seront utilisables à tous égards, au point de surmonter la dichotomie conceptuelle.

C’est dans cette perspective que l’argent se présente à l’esprit comme un support confortable. Il constitue un instrument de choix afin de lui épargner un travail d’entendement sur la marche à suivre pour l’obtention d’objets convoités les plus divers, en ce qu’il concentre en lui, en même temps qu’il les abolit, les différences qualitatives et temporelles de la valeur. L’argent comme le moyen de comptabilité de la valeur a infiniment de valeur comme moyen ; « Tandis que sa valeur comme moyen grandit, sa valeur grandit aussi en tant que moyen, au point qu’il passe pour valeur en soi et que la conscience téléologique s’arrête définitivement à lui[10] ».

L’argent comporte ces deux avantages pour l’organisation psychique : il réduit le temps et abolit les différences qualitatives, donc l’inépuisable éventail de choix qui lui était rattaché. Il affiche, écrit Simmel, la faculté de comprimer la chaîne téléologique en vertu de la virtualité de promesses qu’il comporte (Vordatierung des Endzwecks, il antidate l’avènement de la finalité). Si une expression populaire mille fois rabâchée nous a indiqué que le temps, c’est de l’argent, la tournure adéquate pour expliquer la façon dont on se plaît à rappeler cet adage consisterait à dire que l’argent, lui, n’est précisément plus le temps, il est le signe de l’abolition du temps, grâce auquel l’esprit se relâche et se satisfait de ne plus avoir à considérer les stratégies de moyens et de fins inhérentes à sa condition.

Une telle caractéristique est prêtée au signe pécuniaire en ce qu’il promet en lui, de façon indéterminée, et « restlost », sans avatars, tous les possibles en tant qu’ils n’ont même plus à être imaginés, évoqués ou éprouvés ; « On a pu dire que le seul absolu était la relativité des choses : l’argent, assurément, en est le plus fort symbole, et le plus direct[11] ». Ce caractère fait de l’argent un concurrent des représentations religieuses, en ce qu’il prétend s’élever (erheben) au-dessus de toutes les convoitises en cause dans l’élaboration de stratégies téléologiques. « L’argent se pose bien trop facilement en finalité ; chez bien trop de gens, il clôt définitivement les séries téléologiques, leur fournissant une mesure pour un faisceau unifié d’intérêts de niveau abstrait, soudainement placé au-dessus des détails de l’existence, qui affaiblit en eux le besoin de rechercher la progression de ces satisfactions-là dans l’instance religieuse[12] ».

L’argent servant de prothèse à l’esprit, en lui permettant à la fois de traverser les situations isolées, indépendamment de toute chaîne téléologique réfléchie, tout en promettant posément des enchaînements illimités, se trouve, « ironiquement », précise Simmel, si ce n’est de façon bizarre (wunderlich genug), à se substituer à l’esprit, à le suppléer, à le relever —, ce à quoi la philosophie idéaliste ne nous avait pas préparés. Sur une scène qu’il instaure lui-même au moment où il y fait son entrée, l’argent met en évidence une « Sinnbild » de la valeur absolue, en ce qu’il est le moyen absolu pour arriver au but absolu, au but erhoben. À travers ce processus « l’âme façonne sa relation à la vie, et elle trouve de façon passablement étrange une sorte de réalisation ironique dans l’argent, cette création de l’esprit la plus extérieure, parce qu’au-delà de toutes qualités et intensités[13] ».

Les cas de pathologie relatifs à l’argent recensés par Simmel affichent cette même velléité régressive : économiser l’effort de pensée relatif aux chaînes téléologiques, désirer l’immédiat et le désirer immédiatement. L’argent alimente la foi en la possibilité d’expressions dégagées des contraintes d’organisation et de temps, et se fait en cela l’instrument permettant d’échapper politiquement aux contraintes de la politique. Il est l’instrument toujours social qui dégage celui qui en use des contraintes qui pèsent sur l’être socialisé qu’il demeure.

Cela, Simmel le dépeint sous plusieurs facettes, passant en revue différentes pathologies suggérant à l’esprit les personnages d’une galerie imaginaire : l’avare, le prodigue, le cynique, le blasé, le pauvre, l’ascète, le pieux… Ces distinctions caractérologiques ne sont pas du goût même de Simmel, et c’est par commodité qu’il distingue aussi rigoureusement les types, s’assurant toujours au passage de les confondre et de mettre en garde contre le caractère figé de catégories qui risqueraient, sans ces précautions, de n’alimenter rien de mieux que des procès d’intention. Ayant avancé plus tôt que d’importantes décharges pulsionnelles sourdent de topoï inconscients, Simmel ne pouvait en effet fonder en théorie des faits de désir et de volonté sur une caractérologie subjective et consciente.

Distinguons alors en connaissance de cause deux grandes tendances ainsi que deux dimensions générales de l’expression pulsionnelle par le truchement de la monnaie.

Deux tendances. L’« avare » (Geiz) et le « dilapidateur » (Verschwender), insiste Simmel, se rejoignent en ce que tous deux exultent de concevoir l’argent comme la synthèse de toutes les possessions. Dans un cas, il s’agit de contempler la fortune virtuelle promise par le signe pécuniaire, dans l’autre, de s’en livrer fougueusement à l’expérience. Nous distinguerons cependant plus loin quelles conséquences divergentes nous semblent découler de ces deux modalités.

L’avare se distingue en ceci qu’il confie au signe monétaire non seulement le soin de le dispenser de responsabilités qui incombent au réel, mais encore exige-t-il de lui qu’il lui procure toute la jouissance qu’il promet sans que soit nécessairement engagée une épreuve effective de la jouissance. L’avare veut éprouver « la forme abstraite de jouissances dont on ne jouit cependant pas » (« die abstrakte Form von Genüssen, die man dennoch nicht genießt »), il demande à l’argent de jouir pour lui. Parce qu’il est en mesure, ainsi doté, de « tout » pouvoir, ce détenteur de capitaux se dispense ainsi de pouvoir vraiment, et reste par conséquent à l’abri de toute déception inhérente à l’épreuve. L’argent confère une légitimité aux fantasmes infinis de possibles et laisse miroiter le pouvoir de tout concrétiser sans résistance.

Cette attitude requiert que l’argent soit caractérisé de façon précise, qu’il soit à la fois sensible et inquiétant (fühlbar, unheimlich), dérangeant, aucunement familier, qu’il passe culturellement pour signe absolu et abstrait de la valeur, qu’en cela il frappe les imaginations comme une énergie pure (« als reine Energie »). Aucune forme de responsabilité ne sera toutefois engagée quant à ce quantum d’énergie pure et peu familière, sensuelle et étrange, valeur ultime aussi bien que virtuelle. Par l’argent, les forces psychiques minimisent le travail de l’instance préconsciente[14], en se laissant transposer comme abstractions, comme strictes puissances, dans les sphères de visibilité et de représentation de la conscience. L’argent « entre en scène » (tritt auf), non seulement pour incarner le processus aléatoire enchaînant les fins et les moyens, mais en ce qu’il « agit, pour ainsi dire, rétroactivement de manière perverse, puisque la valorisation en soi, soustraite aux finalités (an sich nicht-zweckmäßige Wertung), est réalisée directement à travers un processus non téléologique (unzweckmäßiges Verfahren) [15] ».

Le dilapidateur, au contraire, n’a cure de tous ces symboles et cherche, lui, à goûter coûte que coûte au fruit même de la promesse. Peut-on dire pour autant que l’avare et le dilapidateur vivent sur un même régime, l’un procédant « à l’inverse » de l’autre ? Sans nier les affinités entre l’un et l’autre, on signalera toutefois une différence qualitative qui rend difficile tout discours instaurant exclusivement les choses en termes de « niveau » ou d’échelle. Elle tient de ce que, d’une part, l’avare se crispe sur les institutions monétaires, les consolide et requiert leur rigueur impitoyable, au point de succomber à des délires de grandeur faisant valoir l’argent comme unique critère d’accessibilité au pouvoir (cf. Les Illusions perdues de Balzac). L’attitude prodigue, elle, consiste à dénier souverainement (vernichten) toutes les institutions s’appliquant à faire reconnaître la valeur de l’impératif monétaire. Tous les termes privatifs ne suffisent pas à Simmel pour définir l’insouciance et la désinvolture sociale du dilapidateur, évoquant ses pertes de repères complètes en ce qui regarde les relations, les mesures, les limites (Beziehungslosigkeit, Maßlosigkeit, Grenzenlosigkeit), ses exigences ne trouvant aucun motif de restriction (« keinen Grund zu ihrer Beschränkung »), lui qui demeure absolument dé-formé (« ganz formlos »). Tout cela se déploie dans la violence la plus débridée (in wachsender Heftigkeit).

Que cette générosité d’apparence ne soit pas sans impliquer une grande dose de violence n’aura pas échappé à Shakespeare. Dans son Timon d’Athènes, il flanquait le versant philanthrope de son protagoniste d’un second versant radicalement destructeur. Avec le dilapidateur se trouve déniée « l’estimation adéquate de l’argent[16] », mais se trouve affirmée en revanche, par cette levée des ressorts de l’argent, celle très violente de toute contrainte psychique. Dépenser de l’argent, tout son argent tout le temps, c’est déclarer la guerre à la bien contraignante responsabilité immunitaire que toute réalité commande à la psyché, c’est dénier le poids et la lenteur des exécutions de désir. On expliquera ainsi la visée des potlatchs somptuaires d’ordre concurrentiel[17] ; ils ont pour fin d’affirmer l’arrogante capacité du seigneur qui s’y livre à bafouer au plus loin les contraintes psychiques de sa condition ainsi que toute nécessité de calcul téléologique, et d’attester par cela, autant que faire se peut, de qualités démiurgiques le situant au-dessus des êtres de sa race[18].

D’un point de vue politique, la menace pathologique tient moins de ce que font respectivement l’avare et le prodigue, que de leur possible fusion. Celle-ci provoque alors l’interruption de l’argent comme gage de civisme. Issu de cette synthèse, l’argent pourra passer pour ce qui agit comme instance transcendantale concentrant sans écart et sans délai le sens de toutes les valeurs, sans même que soit requis, pour les éprouver, d’en jouir effectivement, de même qu’il agira, selon qu’il est accumulé de façon gigantesque (banques, mafias, entreprises) ou selon qu’il se trouve dépensé en petite monnaie dans les vastes réseaux commerciaux pilotés par ces derniers (services pétroliers, consommation alimentaire de masse, marché de l’électronique…) comme passe-partout de toutes les compromissions personnelles et sociales imaginables. Le problème se concentre dans ce passage irréfléchi que l’argent autorise, et célèbre, entre une magnificence transcendante et une inscription tout immanente, radicalement irréfléchie, violemment narcissique et régressive. L’argent se fait le trait d’union des chimères avaricieuses et de la cécité accaparante.

Là-dessus se fonde l’essence de l’avarice et de la dilapidation, parce que toutes deux, fondamentalement, refusent la mesure de la valeur, qui seule peut apporter à la série téléologique un arrêt et une limite, à savoir celle qu’apporte la jouissance finale des objets. […] L’avare est, des deux, le plus abstrait ; sa conscience téléologique s’arrête à une plus grande distance encore de l’objet final ; le dilapidateur se rapproche des choses en toute circonstance, il quitte le mouvement axé sur une fin rationnelle à une station ultérieure, pour s’y installer comme si elle était elle-même la finalité. Il y a, d’une part, cette égalité dans la forme, alors que les résultats visibles sont totalement opposés, et d’autre part, cette absence de toute finalité substantielle régulatrice qui, dans l’égale déraison des deux tendances, suggère un jeu capricieux de l’une à l’autre : cela explique qu’avarice et dilapidation se rencontrent souvent dans la même personne, soit réparties sur différents champs d’intérêt, soit en rapport avec des états d’âme variables, dont la contraction et l’expansion s’expriment dans l’avarice et la dilapidation, comme étant un seul et même mouvement, simplement sous un autre signe[19].

Le « cupide » (Geldgier) entre maintenant en scène. Il ne semble, lui, plus même désigner un type, mais il évoque plutôt le trouble moral dans lequel plonge l’état de confusion ici décrit. Le cupide est ce personnage pris de secousses passionnées, toujours empêtré dans des contextes où il ne devient plus possible de statuer sur le sens de l’argent, où l’on ne sait plus ce qu’argent veut dire, lorsque l’argent est hors de ses gonds, qu’il ne représente que la somme de fantasmes qu’il cristallise. Sont en cause alors tant les aspirations les plus abstraites de l’avare que les passions effrénées du dilapidateur, dans une confusion référentielle qui rend tous les coups permis. Simmel pense de façon anecdotique aux déchirantes scènes familiales autour d’un héritage inattendu, au centre desquelles l’argent en jeu n’est rapporté à aucun travail, à aucune réalisation de quelque nature, à aucune formalisation, et qui accueille dès lors les transferts affectifs les plus enlevés. Mais aussi cite-t-il fort à propos les activités spéculatives de la Bourse. La cupidité naît de ce qu’au-delà de nécessités premières, qu’on arrive toujours à quantifier lorsqu’il s’agit de survivre, les échelles du luxe, du superflu et du pouvoir par l’argent sont, elles, sans limites. On peut très bien, rappelle Simmel pensant au cours des céréales, imaginer un frein à la spéculation lorsqu’il s’agit d’en penser le mouvement à la baisse — les cours ne peuvent pas descendre sous un certain seuil critique —, mais le cours à la hausse, lui, draine les imaginations au-delà de toute contrainte, de toute limite.

Deux tendances, disions-nous, mais aussi deux dimensions. La scène psychologique de Simmel, qui nous proposait un théâtre classique dans son premier acte, avec ses personnages, ses types formellement identifiables et ses situations privées, évoquant ensuite plus sourdement le problème des tendances psychiques, celui des modalités d’organisation, des stratégies et des ruses de l’économie pulsionnelle, s’est, sans qu’on s’en aperçoive, déployée à l’échelle de toute une société. Les exemples ne concernent plus tel ou tel caractère, mais le pouvoir dans ses différentes instances autorisées. Interviennent alors des considérations marxiennes : là où il s’agit de relever que ne comptent pour rien des notions telles que la valeur d’usage[20], là où les objets sur le marché ne comptent plus que comme Marktpreis ainsi que les médiatise la Bourse[21], là où les délires d’argent les plus généraux sont déchaînés et forcent la marche du monde.

À ce point interviennent deux figures qui sont davantage des personnifications de dispositions psychiques sociales relatives au problème économique que des sujets clairement repérables. Il s’agit du cynique et du blasé. Tous deux traduisent une époque en ce qu’elle nivelle tout enjeu au facteur financier. Le cynisme relatif à cette période historique convient du fait que toute forme de valeur est jugée exclusivement par le prisme du signe pécuniaire, sans plus de considérations politiques ou éthiques ou écologiques. Le « blasé », lui, témoignera de la Stimmung dépressive d’une civilisation où il ne reste plus qu’à tout éprouver sous la forme unique de l’échange commercial, en devenant les spectateurs passifs d’une richesse qui se fait abstraitement. Dans un tel monde, toutes les formes d’engagement téléologique commencent et se terminent dans la sphère commerciale et monétaire qui seule peut donner accès, mais si peu au fond, aux différentes dimensions de l’existence. La dépression s’ensuit d’une vie où la seule stratégie d’acquisition consiste à abandonner de la monnaie sur des comptoirs qui se ressemblent tous.

Demeurera une question, en miroir : que faire d’une et dans une civilisation qui, ayant élu des représentations abstraites dans lesquelles s’incarnent sourdement les vicissitudes pulsionnelles, et ayant été happée par les signes abstraits ainsi constitués, ne vit plus qu’en quête d’excitations pures, dépourvues de champs d’application, ne vit plus « qu’en fonction de sollicitations et d’excitations, qu’en fonction d’impressions extrêmes et qu’en fonction de leur alternance effrénée[22] ». Que faire des restes de ces processus qui ont pour prétention d’être restlos, mais qui ne font que repousser le moment de l’effort de lecture et de traduction du lieu historique où leurs représentations sommaires et primaires les conduisent ? Comment composer avec des retours de refoulés politiques, écologiques, culturels et psychologiques que le capitalisme et le consumérisme se réservent[23] ?

La pathologie financière tient en ce qu’aucune culture de la représentation n’a été pensée au regard du transfert de forces pulsionnelles sur la scène de l’argent, au point qu’on en est venu à confondre à l’identique les deux économies, et à supprimer la portée sociale et l’aire de négociation nécessaire que l’argent devait constituer. « La maladie a transmis au remède sa propre forme [24] » ; il reste à penser les liaisons politiques entre « la forme abstraite de jouissances dont on ne jouit cependant pas » (« die abstrakte Form von Genüssen, die man dennoch nicht genießt[25] ») et « die Sucht nach bloßen Anregungen als solchen [26] ». Il reste à raconter des figures qui sachent occuper le champ de responsabilité béant entre les modalités d’existence radicales que l’avare et le dilapidateur représentent.

Si cette question a bien à voir avec les « moyens » techniques qu’elle met en oeuvre et s’il n’y a pas lieu de douter de sa sévère influence sur nos modalités d’existence (« l’économie monétaire qui prive toutes les valeurs spécifiques de leur coloration propre, par le biais d’une simple valeur intermédiaire[27] »), on ne saurait borner pour autant l’ensemble de cette problématique aux seules perversions de la structure financière et aux seuls ressorts de réalités sociologiques. Les moyens structurels demeurent le reflet d’enjeux étrangers à la seule technicité.

Il faudra ainsi admettre l’économie politique pour ce qu’elle est, soit le processus fournissant en l’argent « l’exemple le plus grand et le plus parfait de promotion psychologique des moyens au rang des fins[28] ».

Philosophie de la perversion

Une pathologie transcende les autres dans l’analyse de la culture de l’argent que mène Simmel. Quelque chose d’une perversion générale préside à la culture comme culte de l’argent. Aux initiatives sensibles et aux expériences visant à l’atteinte des fins se substitue une culture de l’obstruction : des moyens tout-puissants se présentent comme garants de la satisfaction même.

Ici, non seulement le processus téléologique s’est rigidifié dans l’instance monétaire, mais en outre il agit rétroactivement de manière perverse, puisqu’une valorisation qui en soi ne correspond pas à une finalité se réalise à travers un processus directement contraire à toute finalité.[29]

Qu’il s’agisse de l’avarice, de la cupidité, du blasement ou du cynisme, les pathologies culturelles relatives à l’argent se trouvent conditionnées par cette perversion de l’économie au double sens du génitif, en ce que l’économie est pervertie et qu’elle pervertit. Le participe présent anglais rendrait d’un seul tenant le phénomène historique de cette polysémie : perverting money.

La « perversion » n’apparaît donc pas dans la série de pathologies offertes parmi celles mentionnées par Simmel parce qu’elle y préside sourdement. C’est parce qu’il y a ascension de l’argent au rang de média tout-puissant pour dire le fait de l’économie qu’une perversion générale des modalités culturelles d’interaction survient.

Simmel, fidèle à lui-même, ne donne pas de cette perversion une définition théorique nette. Il reste qu’on reconnaît en elle une rencontre difficile à identifier du point de vue de l’événement historique, mais intuitivement admissible, entre la notion sociologique d’« effet pervers » et le fait psychique de perversions subjectives.

Les effets pervers ont été étudiés principalement par des sociologues conservateurs trop heureux de démontrer par cette notion comment, notamment, des revendications historiques se réclamant du changement, voire du progrès, pouvaient mal tourner, voire contredire la volonté ou les ambitions de ceux qui les portaient (Boudon, 1977 ; Gosselin, 1998). L’argent pourrait entrer dans cette catégorie : de moyen très pratique pour comptabiliser, thésauriser et consigner les effets de valeur qu’il était, il est devenu moyen lui-même au préjudice même de sa fonction d’origine.

Mais ces « effets pervers » en économie contribuent à créer un univers culturel d’allure objective qui a soudainement toutes les caractéristiques de mondes effectivement pervers qu’arrivent à générer par ailleurs des acteurs malintentionnés. Comme si ces derniers donnaient un coup de pouce au sort et infléchissaient le cours historique des effets pervers dans un sens qui leur convient. Ce qu’on continue d’appeler économie devient alors pour eux un jeu qui consiste à transgresser toute norme pour plonger l’espace culturel dans un flou dominé par d’arbitraires rapports de force. On a mentionné l’exemple de la Bourse, que Simmel évoque pour illustrer à son comble le dérèglement d’une économie qui confère de la valeur aux signes pécuniaires eux-mêmes et non plus aux éléments tangibles auxquels, en principe, ils se rapportent. La spéculation a moins trait à la valeur qu’à la durée des périodes pendant lesquelles on escompte vendre plus cher un titre acquis au demeurant à prix exagérément élevé. Ce ne sont plus les faits tangibles, sensibles et particuliers de valeur qui donnent à la structure générale de représentation son gage ; plutôt, les processus de valorisation des biens sensibles et tangibles se trouvent à dépendre de l’institutionnalisation de l’argent par une structure transcendante de pouvoir économique, arbitrairement. La référence monétaire qui se pose comme incarnant la source de la valeur elle-même et les processus spéculatifs qu’elle impose pour attribuer aux faits de valeur leur prix, correspondent à une perversion du pouvoir des peuples à attribuer dans un mouvement collectif une valeur aux choses. « Il ne s’agit pas là de simples analogies formelles entre des évolutions différentes, mais bien de l’unité même du sens profond de la vie qui se réalise dans cette identité extérieure[30] ». Ces biens et contributions qui ont une valeur publique se trouvent ainsi réfléchis et médiatisés par un intermédiaire extérieur totalement étranger à leur fait, l’argent, qui les rend à leur tour étrangers au monde dont ils relèvent afin de les intégrer à son esprit comptable.

Déjà en 1900, Georg Simmel se préoccupait de l’impact de cette comptabilité boursière affranchie des contingences vitales sur le prix des ressources. « Les gains très élevés en Bourse s’obtiennent en général avec des cours extrêmement fluctuants, lorsque prévaut l’élément purement spéculatif. Alors, la production et la consommation de marchandises, sur lesquelles repose l’intérêt social de dernière instance, sont en partie stimulées jusqu’à l’hypertrophie, en partie négligées ; de toute façon, elles sont distraites de l’évolution qui s’accorde aux conditions intrinsèques et aux besoins réels[31]. » À la fin de Philosophie de l’argent, cette illustration : « À la Bourse de New York, chaque année, c’est cinq fois le montant de la récolte de coton qui fait l’objet des spéculations sur le coton et, dès 1887, cette même Bourse vendait 50 fois la production de pétrole de l’année[32]. »

Cette perversion de l’économie s’actualise au terme de la décennie 2000 dans une crise des denrées alimentaires qui affame les peuples. La spéculation sur les matières premières transforme celles-ci non plus en biens vitaux, mais en simples substrats spéculatifs. Des « produits financiers » forts problématiques tels que les « produits dérivés » sont en cause. C’est le constat que dresse la sociologue Esther Vivas : « Selon la FAO [l’instance onusienne Food and Agriculture Organization], cette crise alimentaire a réduit à la famine 925 millions de personnes. […] Car le prix des denrées alimentaires n’a pas cessé de grimper. Selon l’indice des prix des denrées alimentaires de la FAO, ces derniers ont augmenté de 12 % entre 2005 et 2006, de 24 % en 2007 et de près de 50 % entre janvier et juillet 2008. Les données de la Banque mondiale confirment cette hausse : au cours des années 2006-2008, le prix des produits alimentaires s’est accru de 83 %. Les céréales et les autres aliments de base, qui constituent la nourriture de larges secteurs de la population, en particulier dans les pays du Sud (blé, soja, huiles végétales, riz…), ont subi les augmentations les plus importantes. Le coût du blé s’est accru de 130 %, celui du soja de 87 %, du riz de 74 % et du maïs de 31 %. Malgré les prévisions favorables de la production des céréales, la FAO estime que les prix resteront élevés au cours des années à venir et qu’en conséquence la majorité des pays pauvres continueront à souffrir des effets de la crise alimentaire. […] Le problème aujourd’hui, ce n’est pas le manque de nourriture, mais l’impossibilité de l’obtenir. En fait, la production mondiale de céréales a triplé depuis les années 1960, alors que la population mondiale a seulement doublé. Jamais dans l’histoire autant d’aliments n’avaient été produits. […] À mon avis deux facteurs conjoncturels ont joué un rôle déterminant dans le déclenchement de la hausse rapide des prix alimentaires : l’augmentation du prix du pétrole, qui s’est répercutée directement et indirectement, et les investissements spéculatifs croissants dans les matières premières. Ces deux facteurs ont déséquilibré le système agroalimentaire très fragile » (Vivas, 2010).

La perversion ressort donc de ces observations comme un processus historique par lequel les intéressés d’une époque se trouvent à donner une allure objective à des changements brutaux, apparentés à des « crises », qu’ils favorisent sourdement parce que leurs résultats se trouvent à leur convenir.