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La perspective des parcours de vie a connu un développement majeur dans la recherche sociale au cours des dernières décennies. On soupçonnait les premières études dans ce champ sociologique d’avoir accordé beaucoup d’importance aux narrations ou descriptions pures et simples des séquences et étapes de la vie. Depuis, la recherche dans ce domaine a innové et évolué tant sur le plan théorique, conceptuel que méthodologique. La perspective de parcours de vie s’inscrit maintenant dans de nouveaux contextes de recherche en sciences sociales. Les articles publiés dans ce numéro en fournissent plusieurs illustrations très enrichissantes et complémentaires. Les auteurs ont développé de nouveaux instruments pour mieux comprendre les problèmes sociaux et les inégalités ainsi que les enjeux politiques pour les réduire. Leurs travaux portent sur des questions d’intérêt public comme la pauvreté, la dynamique dans les rapports entre les aidants et les bénéficiaires des soins de santé, la fécondité, les trajectoires professionnelles, les aspirations au travail et à la retraite, la crise de la participation sociale, les solidarités familiales. Cela démontre que la perspective des parcours de vie s’applique à une variété de champs sociologiques et offre un terrain propice au développement des diverses disciplines des sciences sociales.

1. Perspective des parcours de vie et pratique sociologique

Apparue il y a près d’un demi-siècle avec des auteurs comme Matilda White Riley (1979 et 1968) et Glen Elder (1974), l’approche des parcours de vie a modifié en profondeur la façon d’étudier les phénomènes sociaux. Elle a fait passer le centre d’attention de la structure à la dynamique et la perception de la réalité centrée sur les entités à une perception centrée sur les processus. Cette approche se veut une perspective générale permettant de concevoir les questions de recherche de façon systématique en regroupant dans un cadre cohérent de nombreuses dimensions de la vie sociale.

Ces dimensions peuvent être saisies à travers les quatre grands principes sur lesquels se fonde l’approche des parcours de vie (McDaniel et Bernard, 2011 ; Bernard et McDaniel, 2009). Le premier stipule que la vie se déroule dans le temps. Tout au long de leur vie, les individus, comme acteurs humains, construisent leur futur sur la base des contraintes et des opportunités qui se présentent. Ils peuvent prendre des décisions par rapport à des circonstances, occasions, opportunités, etc. qui vont avoir des effets cumulatifs ou différés sur leur trajectoire de vie. Le deuxième principe énonce que la vie est faite de multiples aspects intégrés. Les individus vivent simultanément des expériences dans différentes sphères de la vie. Ils sont à la fois des travailleurs, des membres d’une famille, des amis, ils vivent des épisodes de maladie. Les expériences vécues dans chaque sphère s’influencent mutuellement. Le troisième principe considère que les vies sont interreliées. Les trajectoires des individus peuvent être étroitement liées aux trajectoires d’autres personnes avec lesquelles ils ont des relations familiales, amicales, professionnelles. Les trajectoires peuvent ainsi s’influencer aussi, ce qui arrive dans la vie d’un individu étant susceptible de perturber la vie d’un proche. Le dernier principe indique quant à lui que les vies se déroulent dans des milieux socialement construits. Les contextes sociétaux influencent largement les décisions prises dans la vie et l’orientation des trajectoires, que ce soit localement (quartiers et régions) ou sur le plan sociétal (en particulier leur rattachement à divers régimes providentiels).

Les individus se construisent et se développent à même les occasions et les contraintes issues de leur passé, remettant constamment en question leur identité. Ils entretiennent des échanges réguliers avec les différentes composantes de leur environnement social. Selon la perspective des parcours de vie, les trajectoires individuelles ne peuvent pas être dissociées des structures sociales dans lesquelles elles s’inscrivent (Mayer et Muller, 1986). Les individus, en tant que producteurs et reproducteurs, ont des attentes et prennent des décisions selon le contexte social et communautaire dans lequel ils se trouvent. Plusieurs articles présentés dans ce numéro en témoignent d’ailleurs de façon éloquente. Pour leur part, les institutions définissent des règles sociales de solidarité correspondant à des régimes providentiels qui contribuent à la production et à la reproduction de certains styles de vie sociale. Aussi, existe-t-il une forte relation entre les types institutionnels des structures publiques et les choix que peuvent faire les individus. C’est dans ces interactions qu’il est possible de comprendre les problèmes sociaux dans toutes leurs dimensions.

La perspective des parcours de vie a connu au cours des dernières années un développement considérable sur le plan de l’étude et de l’élaboration des politiques publiques. L’énoncé du développement humain, proposé par Amartya Sen (1999) et adopté depuis le début des années 1990 par divers organismes liés à l’Organisation des Nations Unies, n’est pas étranger à la popularité croissante de cette perspective. Si le développement humain est « la création d’un environnement au sein duquel les gens peuvent se développer pleinement et mener des vies productives et créatives en accord avec leurs besoins et leurs intérêts[1] », il est dès lors directement lié aux principes de l’approche des parcours de vie. Réunies, ces deux perspectives du développement humain et des parcours de vie constituent en fait une passerelle entre l’acteur et la structure sociale et proposent une sorte « d’individualisme social ».

L’innovation majeure de la perspective des parcours de vie (couplée au paradigme du développement humain) est de proposer une nouvelle façon d’aborder les questions d’éducation, de santé, d’emploi, de famille, de réseaux sociaux et autres, en mettant l’accent sur les causalités récursives liant les diverses dimensions de la vie des individus en interaction avec les structures et les effets des politiques. Pour mieux saisir les différences sociétales à cet égard, de nouvelles méthodes comparatives voient le jour et portent entre autres sur les inégalités sociales et les mécanismes sous-jacents à l’élaboration des politiques. C’est ainsi qu’un nouveau cercle de recherche s’est développé depuis plus d’une décennie autour du sociologue Paul Bernard, professeur au Département de sociologie de l’Université de Montréal.

2. L’héritage sociologique de Paul Bernard

Fervent promoteur de la perspective des parcours de vie, Paul Bernard a appliqué les concepts de cette approche pour mieux comprendre la dynamique des inégalités sociales et agir sur les risques auxquels les individus sont confrontés à différents moments de leur vie (McDaniel et Bernard, 2011 ; Bernard et McDaniel, 2009 ; Bernard, 2007 et 2005). Comme le souligne Peter Hicks dans le présent numéro, il a ouvert de nouvelles avenues potentiellement puissantes pour des politiques sociales plus pertinentes et mieux adaptées aux parcours de vie complexes des individus. Le numéro spécial de la revue Canadian Public Policy — Analyse de politiques, qu’il a codirigé avec Susan McDaniel (McDaniel et Bernard, 2011) à la toute fin de sa vie, constitue à cet égard une excellente démonstration de l’efficacité de cette approche pour le développement et l’évaluation des politiques publiques au Canada. Ce numéro, qui réunissait une demi-douzaine d’articles portant sur des thématiques qui n’avaient jamais été pensées dans une perspective de parcours de vie, témoigne du grand potentiel de cette approche pour le développement des politiques publiques, mais également de sa portée pragmatique concernant les prises de décision politique.

Paul Bernard a toujours pris soin d’utiliser un langage aussi peu technique que possible pour rendre sa vision très proche de la réalité des individus et très accessible pour comprendre les enjeux politiques dans la réduction des inégalités sociales. Comme il le disait, « nous sommes intuitivement conscients du fait que notre expérience quotidienne individuelle s’inscrit dans une continuité qui a débuté à la conception et s’étendra jusqu’à la mort. Nous savons que, au cours de notre vie, s’offrent à nous certaines possibilités et nous sont imposées certaines contraintes. Celles-ci sont parfois hors de notre contrôle, comme le fait de naître dans telle ou telle famille, alors qu’en d’autres cas, elles sont les conséquences de nos propres décisions, comme lorsqu’on accepte un emploi ou lorsqu’on se marie. Nous sommes aussi conscients de l’impact des décisions et événements passés non seulement sur le déroulement de notre vie future, mais aussi sur celle des personnes qui nous entourent. Finalement, nous savons que notre environnement social, du quartier où l’on habite jusqu’au pays dans lequel on vit, joue sur ces possibilités et ces contraintes. »

À travers ses idées, Paul Bernard était particulièrement sensible à l’importance de l’approche des parcours de vie pour comprendre les risques sociaux afin de les anticiper et de les prévenir. Même si certains risques peuvent parfois être inévitables, il croyait qu’il fallait au moins en atténuer les conséquences et porter attention au bien-être des citoyens pour qu’ils ne perdent pas tout ce qu’ils ont construit à l’arrivée d’un malheur. Paul Bernard répétait régulièrement cette métaphore selon laquelle la vie est un tricot. Elle se construit lentement sur la base des occasions et des contraintes avec des effets cumulatifs pour arriver à un produit final. En revanche, elle peut se démailler très rapidement. Il ne suffit parfois que d’un accroc pour que tout le travail se défasse. D’où l’importance, croyait-il, de proposer des solutions provisoires, mais également — et surtout — des solutions de soutien à long terme, « pour permettre aux personnes de mener une vie productive et gratifiante, de tricoter lentement leur propre vie, et leurs vies liées, au moyen des ressources fondamentales appropriées » (Bernard et McDaniel, 2009). En outre, il était fortement convaincu que les interventions précoces sont moins coûteuses que les interventions tardives.

Plus qu’un sociologue, Paul Bernard était un grand humaniste épris de justice sociale et soucieux du bien-être des citoyens. Son approche sur les parcours de vie constitue à cet égard un des moyens qu’il a adopté pour rendre compte des risques sociaux qui peuvent toucher n’importe qui parmi nous tout en long de nos trajectoires et de l’importance de penser des sociétés justes et solidaires. Comme l’a souligné Guy Fréchet dans les actes du colloque Statistiques sociales, pauvreté et exclusion sociale qui s’est déroulé à la fin de 2011, Paul Bernard aspirait à un savoir qui puisse être appliqué et qui puisse contribuer à de réels changements sociaux (Fréchet, 2012 : 18). C’est cette volonté qui a motivé son implication dans de nombreux comités et groupes de travail communautaires et gouvernementaux, tels le Conseil canadien de développement social, le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion et le Groupe de travail sur la pauvreté de Centraide. C’est cette même volonté qui l’a incité à travailler avec autant d’énergie, tout au long de sa carrière, au développement des statistiques sociales et des enquêtes longitudinales au Québec et au Canada.

Professeur au Département de sociologie de l’Université de Montréal, Paul Bernard est décédé prématurément en février 2011. Quelques mois avant son décès, il a eu l’initiative de soumettre à la revue Sociologie et sociétés un numéro spécial portant sur les inégalités sociales, les politiques publiques et la perspective des parcours de vie. Bien au fait des différents travaux dans le domaine des parcours de vie, il voyait dans ce numéro une occasion formidable de faire profiter ses pairs des plus récents développements de cette perspective pour la recherche sociologique sur les inégalités, mais également de faire valoir la pertinence de cette approche pour l’élaboration, l’évaluation et la réorientation des politiques publiques. Son décès l’a empêché de mener ce projet à terme. À titre d’anciens étudiants de Paul Bernard, nous avons repris le flambeau, croyant, comme lui, à la pertinence de cette approche pour saisir sociologiquement le monde dans lequel nous vivons. C’est l’occasion pour nous, et pour tous ceux qui ont contribué à ce numéro spécial, de lui rendre hommage et de souligner sa grande contribution au développement de l’approche des parcours de vie.

3. La contribution des divers articles

Ce numéro spécial rassemble une douzaine d’articles témoignant de la pertinence de la perspective des parcours de vie pour saisir la question des inégalités sociales et des politiques publiques. Ces textes s’organisent autour de trois volets : le premier porte sur les causes et les conséquences des inégalités sociales, qui peuvent être déterminées pas le contexte sociétal et naître à n’importe quel moment du parcours des individus. Ces inégalités peuvent perturber différents aspects de la vie des individus. Le deuxième aborde plus directement la question des politiques publiques à travers des analyses s’appuyant sur la perspective des parcours de vie. Enfin, le troisième volet regroupe les textes d’auteurs qui s’intéressent davantage aux fondements de la perspective des parcours de vie et ses implications théoriques et conceptuelles sur le plan analytique. Comme nous allons le voir, ces différentes thématiques se recoupent largement.

3.1 Parcours de vie et inégalités

Dans ce premier volet, Luc Cloutier-Villeneuve propose d’étudier les trajectoires des travailleuses et des travailleurs québécois à l’égard de la retraite. Il met en lumière le fait que, malgré d’importants progrès en matière de participation au marché du travail, les trajectoires des femmes s’avèrent très différentes de celles des hommes. Son étude montre qu’en dépit de conditions financières nettement moins bonnes que les hommes, les femmes ont l’intention de quitter le marché du travail plus tôt et envisagent moins de le réintégrer par la suite. La qualité de leur emploi (conditions psychologiques et physiques de travail) de même que leur situation personnelle (état de santé) figurent parmi les facteurs qui créent une stratification de genre et entraînent des trajectoires différentes entre les hommes et les femmes. L’auteur observe que pour les hommes, le revenu demeure un facteur déterminant pour expliquer leur intention de rester ou non sur le marché du travail. Cloutier-Villeneuve nous amène à comprendre que la phase de la retraite dans le parcours de vie des individus découle des trajectoires de vie particulières des individus et peut être vécue différemment selon plusieurs facteurs, dont le genre.

Pour conforter cette idée, Susan A. McDaniel, Amber Gazso, Hugh McCague et Ryan Barnhart abordent les inégalités liées au vieillissement, en mettant l’accent sur les conséquences sur la santé des individus. Cet article, qui fait état du vieillissement différentiel des individus, examine de manière plus particulière les relations entre le statut socioéconomique, les inégalités de revenu et la santé chez les premiers baby-boomers (1947-1951) et les pré-baby-boomers (1932-1936) canadiens. Les auteurs montrent comment l’état de santé autodéclaré (ESAD) évolue du milieu à la fin de l’existence, et la façon dont les contextes, en particulier le statut socioéconomique et les inégalités, influencent cette évolution selon l’époque où naît une personne. Les résultats présentés dans cet article indiquent qu’il existe une association positive entre le revenu, la participation au marché du travail et la scolarité d’une part et l’état de santé d’autre part. Les auteurs révèlent toutefois que ce ne sont là que des facteurs parmi d’autres et que, en outre, de fortes augmentations des inégalités de revenu peuvent avoir des conséquences importantes et directes sur la santé selon les différentes cohortes. Constatant l’accroissement des inégalités au cours des dernières décennies, les auteurs concluent que les baby-boomers et les cohortes qui suivront pourraient bien ne pas vieillir comme leurs prédécesseurs. Cet article nous rappelle que, comme le soulignait Paul Bernard, tout aspect important dans la vie ne fera défaut de s’inscrire dans la trajectoire des individus pour le reste de leur vie. Ceux qui ont connu un faible niveau socio-économique pendant de longues années auront probablement de grandes difficultés à se débarrasser des effets des inégalités vécues sur le long terme.

Les inégalités sociales demeurent un des facteurs majeurs qui influencent considérablement les trajectoires des personnes et de leurs familles. Pour le démontrer, Hicham Raïq et Charles Plante explorent une nouvelle approche longitudinale dans une étude sur la pauvreté des familles. Un des événements qui peut affecter le parcours des familles et les entraîner en pauvreté est le divorce qui mène à la monoparentalité. Dans une étude dynamique sur une cohorte de six années, les auteurs montrent que les familles monoparentales sont beaucoup plus nombreuses à vivre de longues périodes de pauvreté comparativement aux familles biparentales. Leurs trajectoires sont plus précaires et moins stables avec plusieurs moments de va-et-vient entre la pauvreté et la non-pauvreté. Pris isolément, tomber en pauvreté peut être dramatique aussi bien chez les familles monoparentales que les familles biparentales. Le temps nécessaire pour remonter la pente peut prendre plusieurs années. Dans leur perspective de parcours de vie, les auteurs montrent par ailleurs que les trajectoires de pauvreté peuvent être influencées par des milieux socialement construits. La société québécoise par exemple présente des trajectoires avec certaines caractéristiques différentes des autres provinces canadiennes. Les familles monoparentales ne sont pas aussi touchées par la pauvreté que dans d’autres provinces, même si le fait de tomber en pauvreté demeure un événement pénalisant dans les trajectoires.

Toujours par rapport aux inégalités dans les trajectoires familiales, Charles Fleury examine la problématique liée à l’exercice de la solidarité financière intergénérationnelle dans un contexte migratoire. L’auteur étudie plus particulièrement le cas des immigrants portugais vivant au Luxembourg. Il montre comment l’effet inégalitaire des solidarités familiales ne découle pas uniquement des ressources financières inégales dont disposent les familles, mais provient également de leur passé, de leur composition, de l’interdépendance de leurs membres et des contextes sociaux dans lesquels se déroulent les solidarités. L’auteur montre en fait que, dans le jeu des solidarités financières, les immigrants portugais se trouvent doublement désavantagés, disposant de ressources financières limitées et étant confrontés à des obligations financières spécifiques à l’égard de leurs parents âgés. Cet article met à contribution la perspective des parcours de vie pour saisir les solidarités intergénérationnelles, et débouche sur quelques réflexions concernant les réformes des systèmes de sécurité sociale et les efforts d’harmonisation de ces systèmes qui existent actuellement en Europe. Il soulève également quelques interrogations concernant les politiques d’intégration des immigrants.

Le dernier article du premier volet porte également sur la question des inégalités à travers le prisme de la solidarité. Stéphanie Gaudet et Martin Turcotte cherchent à savoir jusqu’à quel point les Canadiens sont égaux devant l’injonction à la participation du nouveau management public et de la réflexion sur la démocratie. Les auteurs répondent à la question en examinant, dans une perspective de parcours de vie, les facteurs qui peuvent influencer inégalement l’accès à la participation, tels les relations sociales et les contextes sociaux qui évoluent avec l’âge. Ils montrent notamment que ce sont les personnes avec des réseaux de grandes tailles et diversifiés, possédant déjà des capitaux sociaux importants comme une scolarisation élevée, qui participent davantage aux activités sociales. En revanche, les personnes déjà « à risque » d’exclusion sociale comme les jeunes, les chômeurs et les immigrants, les personnes faiblement scolarisées et celles ayant des réseaux de petites tailles sont plus susceptibles d’être exclues des pratiques de participation sociale formelle et informelle. Selon les auteurs, ces groupes ont moins d’opportunités pour fabriquer leur citoyenneté sociale et prendre part au vivre-ensemble. Ils concluent que, dans un contexte politique où la démocratie participative appelle à davantage de participation individuelle, ces facteurs d’inégalités et d’exclusion doivent être mieux pris en compte. Les auteurs nous amènent à mieux comprendre que les vies sont interreliées. Ceux qui ont des occasions de s’inscrire dans des réseaux importants ont probablement plus de chances de développer des opportunités et profiter de ressources plus importantes pour améliorer leurs conditions de vie loin de l’exclusion sociale. Les réseaux liés à la participation sociale présentent des capitaux qui se fructifient et se développent tout au long de la vie des individus.

3.2 Parcours de vie et politiques publiques

Le deuxième volet de ce numéro débute avec un texte d’Alex Grey qui examine les liens possibles entre l’approche par les capabilités d’Amartya Sen et la perspective des parcours de vie. L’auteur montre en quoi cette perspective permet de cerner deux des principaux défis analytiques inhérents à l’approche par les capabilités, à savoir la multidimensionnalité et la longitudinalité. Pour ce faire, l’auteur procède à l’analyse de trois niveaux clés de la politique sociale, soit le niveau conceptuel, la gestion des données probantes et l’évaluation de l’efficacité des programmes et des politiques. Cet article illustre de manière éloquente la contribution potentielle de la perspective des parcours de vie à la détermination de la causalité et à la prise en compte des effets multiples et à long terme des politiques sur les diverses dimensions de la vie.

L’article suivant rédigé par Nancy Côté témoigne également de l’utilité de la perspective des parcours de vie pour mieux comprendre et orienter les politiques publiques, notamment celles liées à la gestion du personnel dans le domaine de la santé. Les pénuries de main-d’oeuvre et la rétention des jeunes travailleurs figurent parmi les défis majeurs auxquels le milieu de la santé est actuellement confronté. L’auteure invite les gestionnaires à mieux comprendre les types de rapports que les jeunes travailleurs du secteur de la santé entretiennent avec le travail. S’appuyant sur un corpus de données qualitatives recueillies auprès de jeunes infirmières québécoises, et adoptant la perspective du parcours de vie comme cadre d’analyse, l’auteure montre comment les valeurs à l’égard du travail sont façonnées par le milieu d’origine, la profession et la société dans lesquels elles évoluent, révélant ainsi une grande diversité de rapports au travail chez les jeunes infirmières. Elle rend également compte de la manière dont les conditions concrètes de travail affectent les attentes et les valeurs des individus et comment, en retour, ceux-ci tentent de réduire l’écart entre les deux. L’auteure montre finalement comment la place du travail se redéfinit au fil des différents événements du parcours de vie, faisant référence à la multidimensionnalité des vies individuelles et remettant en question le caractère générationnel et statique du rapport au travail.

La question du travail est centrale pour Stéphane Moulin, Arnaud Dupray et Raphaëlle D’Amour qui contribuent à ce numéro spécial par un article qui traite de l’effet des politiques publiques sur les bifurcations professionnelles au Canada et en France. Ils montrent que les bifurcations professionnelles des diplômés sortant du postsecondaire sont près d’une fois et demie plus nombreuses au Canada qu’en France, ce qui s’explique par des réorientations professionnelles plus fréquentes sur le marché du travail canadien que français. Analysant les ingrédients nationaux de ces bifurcations, les auteurs suggèrent que les individus se saisissent des ressources matérielles et cognitives propres aux politiques publiques des espaces nationaux dans lesquels ils évoluent pour construire leurs changements d’orientation. En outre, les politiques publiques canadiennes en matière d’accès aux études et de régulation de l’emploi conduiraient à davantage de bifurcations que les politiques françaises en favorisant les retours aux études et en protégeant relativement moins les jeunes diplômés sortants. En revanche, les auteurs observent que les formations pour devenir enseignant et le passage par le doctorat accroissent les chances de bifurquer en France alors qu’ils les réduisent au Canada. Ils observent également que certains diplômés français réussissent à tirer parti de leur période de chômage pour entreprendre une réorientation professionnelle. Cet article nous rappelle jusqu’à quel point les individus ont des attentes et prennent des décisions selon le contexte social et communautaire dans lequel ils se trouvent. Il montre de manière convaincante comment les individus s’approprient les possibilités et les contraintes pour « tricoter » leur vie.

Les deux derniers textes de ce volet se penchent sur les contextes sociaux dans lesquels se déroulent les trajectoires de vie des individus, mais cette fois, en mettant l’accent sur la vie reproductive des femmes. C’est ainsi que Laetitia Koenig tente de saisir le cheminement des femmes avant la naissance de leur premier enfant au sein de différents régimes providentiels. Pour ce faire, l’auteure emprunte l’analyse séquentielle proposée par Rajulton, une approche novatrice permettant d’identifier différemment les comportements des individus en tenant compte de l’enchaînement des différentes transitions (départ du foyer parental, entrée sur le marché du travail, etc.). L’article confirme l’existence de cheminements particuliers vers la première maternité suivant le type de régime providentiel. La prise en compte du contexte sociétal s’avère, en effet, essentielle pour comprendre les décisions des femmes en matière de fécondité, sachant que ces contextes ne donnent pas accès aux mêmes ressources.

Enfin, l’article signé par Sophie Mathieu, va dans le même sens. Au moyen d’une revue de la littérature particulièrement détaillée, l’auteure explique qu’il existe des effets hétérogènes, et parfois contradictoires, des différentes politiques familiales sur la fécondité des femmes dans différents contextes sociaux et institutionnels. Elle développe un nouveau concept, celui de « dématernalisation des soins », qui permet de mieux saisir le contexte de la fécondité des femmes. Par ce concept, elle suggère qu’au-delà des politiques de conciliation travail-famille, c’est la marge de liberté que détiennent les mères devant l’obligation d’offrir des soins qui affecte le plus significativement la fécondité. Ce nouvel outil théorique invite à tenir compte, en plus des politiques familiales officielles, des stratégies de conciliation officieuses telles que l’implication du conjoint et des grands-parents pour comprendre les décisions des femmes en matière de fécondité.

3.3 Les défis théoriques et méthodologiques de la perspective des parcours de vie

Sans se détacher des autres volets de ce numéro, les deux derniers articles mettent davantage l’accent sur la pertinence de la perspective des parcours de vie et ses défis théoriques et méthodologiques. Normand Carpentier et Deena White ont recours à la perspective des parcours de vie pour appréhender la complexité des trajectoires de soins. À partir d’une étude relative au suivi longitudinal d’aidants de personnes atteintes de démence de type Alzheimer, ils montrent comment cette approche permet de mieux saisir les réseaux de soins informels et ce qu’ils nomment « l’autre médecine », c’est-à-dire celle de l’accompagnement et de la négociation entre partenaires. Ils relèvent un certain nombre d’ajustements nécessaires pour que cette perspective soit véritablement fidèle aux principes qu’elle prétend appuyer. Parmi ces ajustements, ils suggèrent un meilleur ancrage théorique, l’utilisation d’une approche méthodologique mixte et une orientation davantage centrée sur l’acteur et les situations de crise.

L’article de Peter Hicks soutient pour sa part que l’influence de la perspective des parcours de vie s’imposera de plus en plus dans l’étude et l’élaboration des politiques sociales au cours des années à venir. Selon l’auteur, le potentiel analytique est toutefois limité par le manque criant d’outils de mesures pratiques. En outre, il fait valoir les limites actuelles des statistiques sociales officielles et des analyses des politiques, fondées principalement sur des enquêtes et des recensements, et axées sur le gouvernement et les actions correctives. Il allègue que, avec l’appui d’un cadre conceptuel d’intégration et un minimum de leadership, la prochaine décennie pourrait être témoin de l’accumulation de données cohérentes à partir du système fiscal, des prestations de l’assurance-emploi, de l’aide sociale, de l’administration des politiques d’intervention sur le marché du travail, des indemnisations des accidentés du travail, mais aussi à partir de nombreux recensements et enquêtes. Selon lui, cette collecte de données permettra de créer de grandes bases de données sociales contenant des renseignements détaillés sur les principales transitions et trajectoires des Canadiens tout au long de leur parcours de vie. Ces données continueront de soutenir les mesures correctives d’un l’État-providence mûr, mais surtout, permettront de soutenir les perspectives fondées sur les parcours de vie et les objectifs de développement humain de la société. Un travail particulièrement intéressant qui offre des outils très simples pour inscrire le récit du quotidien des individus dans un cadre conceptuellement riche pour analyser les politiques sociales.

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Les divers articles de ce numéro démontrent que la perspective des parcours de vie peut s’appliquer à différents champs de la sociologie et des sciences sociales. Les innovations sont nombreuses, tant sur le plan théorique, conceptuel, méthodologique ou empirique. Les auteurs en rendent bien compte. Ils ont en commun de chercher à comprendre les phénomènes sociaux dans leur complexité, en examinant les diverses facettes de la vie des individus et des contextes sociaux dans lesquels ceux-ci se construisent et se développent. À travers ce recueil, le lecteur saisira sans doute un peu mieux les causes de certaines formes d’inégalités sociales, mais percevra plus clairement les conséquences de celles-ci sur le long terme. Le contenu est également utile pour les décideurs politiques qui pourront mieux rendre compte des répercussions des programmes sociaux sur les citoyens et du rôle des institutions dans le bien-être des individus. Les innovations ne s’arrêteront certainement pas là, comme l’ont d’ailleurs suggéré de nombreux auteurs de ce numéro. Grâce à la richesse conceptuelle qu’offre cette perspective, on peut effectivement penser que de nouveaux développements verront le jour dans les années à venir. Paul Bernard en serait certainement très heureux.