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La question du gouvernement des villes est sur l’agenda du monde académique comme du monde politique depuis plusieurs décennies. L’arrivée sur le marché des idées — et dans la pratique politique — de la notion de gouvernance a fortement contribué à en bouleverser les cadres de pensée. Pour autant, malgré ou à cause de la prolifération des travaux en la matière, nous nous trouvons toujours dans un environnement scientifique flou et controversé. C’est parce que les termes du débat dépendent fortement de la définition qui est donnée à l’action de gouverner, à l’importance accordée à ce que l’on en attend.

Dans cet article, nous nous référons à une conception forte de ce qu’on entend par gouverner. Pour nous, gouverner signifie d’une part, répondre aux principaux problèmes urbains par des politiques effectives et d’autre part, orienter le développement des villes à travers des activités stratégiques. Gouverner, c’est produire de l’action collective mais une action collective qui résout les problèmes existants et anticipe les défis futurs en définissant des orientations et en les mettant en oeuvre.

Une telle conception prête le flan à la critique car elle induit presque de facto à qualifier d’ingouvernables les villes et a fortiori les métropoles tant il est improbable que puisse se forger dans des sociétés urbaines fragmentées et dans un monde d’incertitudes une telle capacité d’action. La critique vient en effet de ceux qui lui opposent une conception/vision plus « réaliste », plus restreinte, plus « pragmatique », en admettant que tout ne peut pas être gouverné, que si des pans entiers de populations, de territoires, de domaines sont non gouvernés ou faiblement gouvernés (Borraz et Le Galès, 2010), il existe cependant de l’ordre, de l’administration, des politiques publiques, des services qui sont organisés et qui fonctionnent ; ce qui permet de couper court à cette ingouvernabilité des villes.

Finalement tout dépend où l’on place le curseur de la gouvernabilité et il apparaît peu intéressant et utile d’opposer les tenants de l’ingouvernabilité urbaine à ceux qui prônent une gouvernabilité relative. En effet, ceux qui comme l’auteur (Jouve et Lefèvre, 2002 ; Lefèvre, 2009) se placent du côté de l’ingouvernabilité s’accordent avec ceux de la gouvernabilité relative sur un point autrement plus important : celui du rôle crucial de l’action collective et de l’action politique pour transformer les choses. Loin de considérer comme certains néo-marxistes (Brenner, 2004) que les villes ne sont que les réceptacles des forces de la mondialisation capitaliste et qu’à ce titre elles ne disposent que d’une très faible marge de manoeuvre conséquente pour y répondre, en d’autres termes qu’elles n’ont que peu d’autonomie, d’agency, ils leur accordent au contraire une existence propre car elles sont des sociétés, peut-être incomplètes (Le Galès, 2002), mais qui peuvent néanmoins agir sur leur présent et leur futur. Dans ce cadre, le politique reste essentiel et permet de produire des univers de choix pour transformer les villes. En bref, nous considérons la gouvernabilité des villes comme improbable mais non pas impossible, l’ingouvernabilité comme probable mais non forcément inéluctable car l’action politique peut transformer les choses.

C’est pourquoi cet article se développera autour de trois parties. La première vise à clarifier les termes du débat en précisant des notions comme celle de gouvernabilité, de gouvernance et de gouvernement et en précisant de quels espaces urbains nous parlons. La deuxième fait un bilan des expériences de plusieurs décennies de tentatives décevantes de construction d’un agir métropolitain en mettant l’accent sur la permanence des obstacles non résolus, ce qui justifie l’usage du terme d’ « ingouvernabilité probable ». La troisième enfin, s’intéresse à l’action politique comme élément essentiel pouvant permettre de rendre les villes gouvernables.

Une dernière remarque s’impose. Elle est d’humilité. Bien que cet article veuille traiter du gouvernement des villes sur l’ensemble de la planète, il n’est pas possible de faire le point sur l’ensemble des pays qui la composent. Tout d’abord, seuls les pays démocratiques sont ici concernés. En second lieu, même si les analyses qui sont ici exprimées proviennent en grande partie des très nombreuses recherches, travaux empiriques, de la direction et de la participation de l’auteur à de nombreux réseaux de recherche sur le gouvernement des métropoles depuis une vingtaine d’années, avant tout sur l’Europe mais avec aussi avec de nombreuses incursions dans les villes nord-américaines et quelques autres grandes métropoles mondiales comme Tokyo ou Istanbul, un recours à la littérature et aux travaux sur d’autres villes ont été utilisés. Ceci étant, bien souvent les travaux existants sur certains pays ou villes sont parcellaires, voire quasi inexistants. Enfin, l’exhaustivité ne peut être de mise.

I. De quoi parlons-nous quand on parle du gouvernement des villes ?

I.I. Gouvernabilité, gouvernance, gouvernement, gouverner : définitions et clarifications

Pour commencer référons nous à un article qui en son temps a fait date, « Metropolitan governance reconsidered : how to avoid error of the third type », paru en 1990 dans le premier numéro de la revue Governance sous la plume du chercheur italien Bruno Dente. Pour cet auteur, la gouvernabilité, c’est « the capability of producing coherent decisions, developing effective policies of implementing programs ». Par rapport à cette notion, il qualifie de gouvernance « the activity aimed at this end » et de « gouvernement » les arrangements institutionnels correspondants.

Reprenant à notre compte ces définitions, nous pouvons les préciser en qualifiant de gouvernabilité la capacité d’un système d’acteurs à produire de l’action collective pour faire face aux problèmes et défis de la société et orienter son développement économique et social. Dans la continuité, la gouvernance représente l’ensemble des instruments, dispositifs, mécanismes, arrangements permettant la gouvernabilité. Gouvernabilité et gouvernance sont donc intimement liées. Dans un monde fragmenté et incertain, on peut alors faire nôtre la définition que P. Le Galès (1998) donne de la gouvernance : « a process of coordinating actors, social groups and institutions to attain particular goals, discussed and defined collectively in fragmented, uncertain environments ». Dans cette perspective, le gouvernement représente l’ensemble des structures et arrangements institutionnels permettant de conduire à la gouvernabilité.

Mais que signifie gouverner ? Et quelles en sont les grandes modalités ?

De manière générale, gouverner, c’est produire de l’action collective permettant la gouvernabilité. Plus concrètement, gouverner c’est produire des décisions, des politiques publiques, lever des impôts, résoudre des conflits, rendre des services, etc. Mais gouverner, c’est bien plus que réguler, cela va bien au-delà de l’administration du changement et de la médiation entre acteurs et intérêts… et c’est ici que la notion de gouvernabilité y apporte toute sa profondeur en y ajoutant l’idée de résolution des problèmes actuels et d’orientation de l’action collective vers le développement futur de la société.

Dans ce registre, la littérature et la pratique politique ont mis l’accent sur au moins trois modalités de « gouverner[1] » : gouverner par les institutions, gouverner par les réseaux techniques et gouverner par la coopération, coordination entre les acteurs. Ces trois modalités ne sont bien entendu pas exclusives les unes des autres et au contraire se combinent.

Gouverner par les institutions. Jusqu’au début des années 1980, il s’agissait là de la forme la plus emblématique et la plus admise du gouvernement des villes, tout au moins en Europe. Renvoyant au débat classique entre les réformateurs (Wood, 1958) et les tenants du « public choice » (Ostrom, Warren, 1961), fort bien analysé par des auteurs comme M. Keating (1995), il opposait — et à bien des égards oppose toujours — les défenseurs de la création de gargantuas institutionnels, sorte de monstres politico-administratifs dont le territoire de juridiction devait épouser celui de la métropole, à ceux qui soutenaient au contraire le maintien de la multiplicité des unités de gouvernements locaux pour la gouverner en jouant sur la coopération et coordination entre acteurs. Ce débat culmine dans les années 1990 avec la publication d’un ouvrage dirigé par L. J. Sharpe : The Government of World Cities : The Future of the Metro Model, où est mis en avant un modèle de gouvernement des villes fondé sur les gargantuas institutionnels des réformateurs (vastes territoires de compétence, nombreuses responsabilités, fortes ressources financières et fiscales, légitimité politique donnée par le suffrage universel).

Un tel modèle est de fait sur l’agenda politique de nombreux gouvernements nationaux dans pratiquement tous les pays du monde, tout au moins jusqu’au début des années 1980 où il est fortement battu en brèche par les gouvernements conservateurs et libéraux, principalement au Royaume-Uni, mais l’idée d’une forme de gouvernement des villes basée sur un tel modèle perdure, ne serait-ce que dans la tête de nombreux technocrates et élus (cf. partie 2).

Gouverner par les réseaux techniques. Plus récemment, les nombreux travaux sur les réseaux techniques, initiés en France par G. Dupuy, notamment dans son ouvrage, l’urbanisme des réseaux (1991), ont mis en relief le rôle de ces éléments dans le fait de gouverner les villes. Partant d’une double reconnaissance, celui du rôle des techniques et des objets techniques dans la constitution de la ville et celui du rôle des opérateurs de réseaux dans l’organisation urbaine, certains auteurs (Le Galès et Lorrain, 2003) estiment que la ville est également un méga-système technique formée de réseaux techniques urbains, de grands systèmes techniques, d’ensembles bâtis. Ils considèrent que les réseaux façonnent doublement la ville moderne, d’une part en introduisant un ordre dans un chaos apparent et d’autre part en participant à l’invention d’institutions (au sens large) qui ont une dimension politique. Ces auteurs concluent que « si gouverner veut bien dire délibérer des choix de la cité, alors le pilotage des réseaux techniques en représente une modalité » (p. 315).

Gouverner par la coopération/coalition entre acteurs. L’insuffisance, voire l’échec (cf. partie 2) d’un gouvernement par les institutions, le développement des échecs de gouvernement (Mayntz, 1993) et la remise en cause par les processus de mondialisation, de décentralisation, de libéralisation économique de systèmes d’acteurs plutôt fermés, fortement hiérarchisés et largement restreints à la sphère publique, a ouvert la porte à des réflexions nouvelles, notamment à partir du début des années 1980 autour de deux approches qui peuvent se combiner.

La première se centre sur l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques publiques. Elle estime qu’il est devenu nécessaire pour gouverner de développer des coopérations entre acteurs en mettant l’accent sur les notions de partenariat, de contrat, de dispositifs et arrangements divers de production de politiques publiques. Aux États-Unis, ces réflexions se sont cristallisées dans l’expression de « new regionalism ». Tout un ensemble d’auteurs, universitaires ou non (Frisken et Norris, 2002 ; Savitch et Vogel, 2000), ont jugé que les grands problèmes des villes américaines exigeaient l’établissement de systèmes de gouvernance qui ne soient plus fondés sur les réformes institutionnelles mais sur la collaboration et la coordination entre les institutions existantes, qu’elles soient publiques ou privées. Le « new regionalism » sous ses diverses formes renvoie à quatre transformations dans la conduite des politiques publiques : i) le passage du « gouvernement » à la « gouvernance », c’est-à-dire une ouverture du système d’acteurs aux forces économiques et sociales ; ii) l’accent mis sur le processus et non pas sur la structure, autrement dit une insistance sur les processus et non pas sur les institutions ; iii) une ouverture territoriale et non pas une fermeture, ce qui signifie que le territoire métropolitain à gouverner ne peut pas être prédéfini mais qu’au contraire il varie selon la nature des problèmes à prendre en compte ; et enfin, iv) une collaboration entre égaux, entre partenaires sur la base d’accords volontaires, de contrats, etc.

La seconde approche s’intéresse plus directement au pouvoir urbain et donc aux acteurs qui contrôlent et dirigent la ville. Considérant le pouvoir comme une capacité d’agir, elle estime que la ville peut être gouvernée par des coalitions d’acteurs et cherche donc à identifier ces coalitions et leur composition. D’origine états-unienne, cette approche apparaît au tournant des années 1980 avec la notion de coalitions de croissance (Molotch, 1976 ; Logan et Molotch, 1987). Il s’agit pour ces auteurs d’identifier les coalitions d’acteurs qui se forment pour produire du développement urbain, c’est-à-dire la construction d’infrastructures, de logements, de bureaux, des services urbains, qui, parce qu’il s’agit là d’un secteur clé, gouvernent la ville de fait.

Plus récemment, un nouveau concept, celui de régime politique urbain, a fait florès. Dans son acception première, un régime politique urbain se définit comme « des arrangements informels par lesquels des acteurs publics et des intérêts privés marchent ensemble de manière à pouvoir prendre et mettre en oeuvre des décisions de gouvernement » (Stone, 1989) ou « un groupe informel, mais relativement stable, qui dispose d’un accès à des ressources institutionnelles lui permettant de jouer un rôle durable dans la prise de décision » (Stone, 1993). Il s’agit donc d’un concept qui embrasse plus large que celui de coalition de croissance puisqu’il considère une plus grande diversité d’acteurs pouvant potentiellement prendre part à une telle coalition. À la suite des travaux de C. Stone, de très nombreux auteurs, principalement nord-américains et européens (Stoker et Mossberger, 1994, Harding, 1997 ; Belligni et Ravazzi, 2009 ; Pinson, 2012), se sont mis à la recherche de régimes politiques urbains dans un grand nombre de villes (Amsterdam, Berlin, Christchurch, Londres, Rome, Turin, etc.), ne prenant pas toujours les précautions d’analyse de C. Stone, ce qui a souvent débouché sur des identifications de régimes politiques de très courte durée et donc non stables.

1.2. Villes, métropoles, régions urbaines. De quelle ville parlons-nous ?

Pendant très longtemps, les travaux académiques sur le gouvernement des villes se sont focalisés sur les villes au sens administratif du terme (communes, municipalités) et principalement sur les plus grandes d’entre elles et donc les villes centres. Les travaux des pionniers, comme le pluraliste R. Dahl (1961) ou l’élitiste F. Hunter (1953), se sont effectivement concentrés sur les municipalités de New Haven et d’Atlanta. Les travaux de leurs successeurs américains, comme P. Kantor, H. Savitch, P. Yates et tous ceux qui se sont intéressés aux coalitions de croissance et aux régimes politiques urbains, ont tous porté leur regard sur les municipalités, grandes ou petites. Il en a été de même en Europe (Harding, 1997 ; Le Galès, 2002).

Ce focus sur la ville administrative, et notamment sur les villes centres est d’autant plus surprenant que le phénomène de métropolisation n’est pas nouveau, notamment aux États-Unis, mais il apparaît que ce dernier a été quasiment oublié des sociologues ou des politistes qui s’intéressaient au gouvernement urbain, à l’exception bien entendu de tous ceux qui s’intéressaient à la question institutionnelle et que nous avons présentés ci-dessus. Mais justement, les nombreux travaux qui ont porté sur les gouvernements métropolitains (Norton, 1983 ; Sharpe, 1995 ; Lefèvre, 1998 ; etc.) n’ont considéré que la dimension institutionnelle de la gouvernance et toujours dans le cadre du débat sur l’adéquation entre territoires fonctionnels et territoires institutionnels.

La prise en compte de la métropole, voire de la région urbaine, dans les analyses traitant de la gouvernance urbaine est donc beaucoup plus récente et bien souvent l’oeuvre d’auteurs provenant en partie de la discipline du « planning » ou fortement intéressés par le domaine de l’aménagement (Newman et Thornley, 2005 ; Jouve et Lefèvre, 1999, 2002 et 2004, Kantor et al., 2012)[2]. Cette prise en compte le doit également à un certain nombre de travaux nord-américains comme ceux de N. Brenner (2004) qui considèrent les métropoles comme les nouveaux lieux d’ancrage du capitalisme globalisé et dont la gouvernance apparaît à ce titre comme cruciale. Pour autant, il semble que ces travaux, parce qu’ils mettent l’accent sur les dimensions économiques et géographiques du capitalisme contemporain, envisagent les territoires urbains comme étant principalement de simples réceptacles des forces de la mondialisation. Dans cette perspective, la question de la gouvernance urbaine est appréhendée de manière largement abstraite et générale. Ces travaux se différencient alors de ceux qui traitent la ville, la métropole, comme des sociétés (Le Galès, 2002 ; Kantor et al., 2012) et qui insistent plus sur les éléments sociologiques et politiques, laissant donc une plus grande place aux spécificités territoriales de chaque espace urbain dans la constitution de leur gouvernance.

Quand nous parlons du gouvernement des villes, c’est au territoire métropolitain que nous faisons référence. Celui-ci porte différents noms selon les disciplines ou les pays : aire métropolitaine, région urbaine, méga-cités, mais surtout il se définit de manière fonctionnelle et non administrative à travers une configuration spatiale tirée le plus souvent du territoire composé par les navettes domicile-travail.

2. Gouverner les métropoles : quelques décennies d’expériences décevantes et d’obstacles non résolus

Quel bilan peut-on tirer aujourd’hui des très nombreuses expériences visant à gouverner les métropoles selon les diverses modalités dont nous venons de parler ? Les très nombreux travaux que nous avons effectués sur la question (Lefèvre, 1998, 2001, 2008 ; Lefèvre et Wilder, 2012) concluent à un relatif échec des diverses expériences, notamment parce que les obstacles rencontrés n’ont pas été résolus. C’est d’ailleurs sur la résolution politique de ces obstacles que porte la dernière partie de cet article.

2.1. Des expériences décevantes : les échecs du gouvernement et de la gouvernance

Les nombreuses réformes institutionnelles qui se sont attachées à changer le gouvernement des métropoles se sont en règle générale soit soldées par des échecs, soit ont accouché de souris.

Tout d’abord, force est de constater que les gargantuas appelés de leurs voeux par les réformateurs n’ont pas vu le jour, sauf à quelques très rares exceptions près, comme la constitution en 1947 du Tokyo Metropolitan Government (TMG) ou du Greater London Council (GLC) établi en 1963 et aboli en 1986. Les autorités métropolitaines sont plutôt rares dans le monde. Des pans entiers du globe n’en possèdent pratiquement pas comme l’Amérique du Sud ou l’Afrique. Des États où les métropoles sont nombreuses comme les États-Unis, le Brésil, le Royaume-Uni ou l’Allemagne n’en contiennent que très peu (on cite toujours le fameux exemple de Portland [Oregon] justement parce que la très grande majorité des métropoles états-uniennes n’en ont pas), voire pas du tout. Aucune autorité métropolitaine en Italie, Suisse, Espagne. Dans ce panorama, la France fait exception avec ses institutions métropolitaines dans pratiquement toutes les grandes métropoles… sauf Paris-Île de France ! Nous y reviendrons.

Ensuite, quand des autorités métropolitaines ont été constituées (Stuttgart, Lisbonne, Porto, Copenhague, Montréal, Séoul, Londres, Manchester, Portland, etc.), elles sont sans réels pouvoirs (à l’exception là encore du cas français pour les communautés urbaines et plus relativement pour les communautés d’agglomération). Le plus souvent leurs compétences sont restreintes et controversées, leurs ressources financières sont généralement réduites et ne dépendent pas d’elles (subventions des autres niveaux de gouvernements, fiscalité propre limitée), ce qui les conduit à disposer de peu d’autonomie dans la production de politiques publiques à l’échelle de la métropole.

En outre, ces autorités métropolitaines ne couvrent que des territoires modestes par rapport aux espaces fonctionnels que sont les métropoles. Ainsi, dans le cas de gargantuas comme le Tokyo Metropolitan Government, celui-ci n’a de compétences que sur 12 millions d’habitants contre une population de plus de 30 millions pour le Grand Tokyo. On peut en dire tout autant des communautés urbaines ou d’agglomérations françaises dont le territoire de juridiction n’a pas changé pour les premières depuis leur création à la fin des années 1960 et, qui, pour les secondes, épouse des espaces bien plus réduits que l’agglomération ou l’aire urbaine au sens de l’Insee. Cette situation est également vraie pour les autorités métropolitaines plus faibles, comme celles de Lisbonne, Porto, Manchester ou Londres. Pour cette dernière, il s’agit même d’un choix politique pleinement assumé par le gouvernement britannique. En effet, lors de la création de la Greater London Authority (GLA) en 1999, l’État a clairement affirmé qu’il n’était pas question d’ouvrir le dossier du périmètre couvert par la GLA et que celui-ci serait le même que celui de son prédécesseur, le Greater London Council établi en 1963, près de 40 ans plus tôt. Une telle décision a probablement permis une meilleure acceptation de la GLA par les autres collectivités territoriales, mais pose aujourd’hui un problème essentiel à la métropole londonienne, celui de la non-prise en compte de son aire fonctionnelle (grosso modo le Grand Sud-Est) qui renferme près de 19 millions d’habitants alors que la GLA n’en comprend que 7,5 millions. Un tel décalage territorial empêche aujourd’hui la production de politiques publiques adéquates, notamment en termes de logements et de transports puisqu’une grande partie de la population travaillant à Londres habite en dehors de la GLA (Gordon, 2006).

L’échec ou le peu de succès des réformes institutionnelles a été en partie dû à l’opposition des acteurs locaux (cf. ci-dessous) du fait notamment d’une imposition de telles réformes par les gouvernements nationaux. C’est pourquoi, à partir du début des années 1990, l’établissement de nouvelles autorités métropolitaines s’est effectué de manière plus consensuelle, en mettant l’accent sur les processus de leur construction. Pour autant, ces expériences ont été plutôt rares, de nombreux États (au Canada, au Danemark, en Turquie, par exemple) ayant poursuivi des démarches autoritaires (fusion forcée des municipalités à Montréal en 2006, création de l’autorité du Grand Copenhague en 2007 ou de la municipalité métropolitaine du Grand Istanbul en 2004).

L’exemple pionnier d’une réflexion sur la construction institutionnelle d’une autorité métropolitaine en misant sur un processus partagé par la plupart des acteurs, en Europe mais probablement dans le monde entier, est celui de la ville métropolitaine de Bologne (Jouve et Lefèvre, 1996). Cherchant à inverser le processus traditionnel d’une imposition par le haut d’une autorité métropolitaine toute faite (compétences octroyées, ressources financières et fiscales, nature et organisation du système politique), l’expérience de Bologne a considéré la production d’une institution métropolitaine comme le résultat d’un processus, plutôt long, visant à associer tous les acteurs locaux, y compris la société civile. Ce processus a démarré en 1994 avec la création d’une conférence métropolitaine et le lancement de réflexions sur les politiques publiques à mener sur le plan de la métropole. Après plusieurs années, ce processus, sous l’égide de la municipalité de Bologne et de la province éponyme a été stoppé brutalement par les électeurs qui en 1997 ont porté au pouvoir une nouvelle municipalité qui a arrêté l’expérience.

L’expérience de Bologne a été en partie suivie en Italie par la ville de Turin, en Suisse par celle de Zurich, en France par la ville de Paris. Dans toutes ces villes, des conférences métropolitaines ont été lancées. Celle de Turin s’est traduite par un échec (Lefèvre, 2010), celle de Zurich s’enlise et celle de Paris semble marquer le pas (Lefèvre, 2012). Bien qu’aucun bilan sérieux n’ait été fait de toutes ces tentatives, il n’en demeure pas moins qu’elles ont du mal à passer du stade d’un dialogue et d’échanges entre acteurs locaux à une forme plus institutionnalisée permettant la décision politique.

Les expériences de réformes institutionnelles dont nous venons de parler dans le paragraphe précédent empruntent beaucoup au registre de la gouvernance mais elles visent toutes à la création d’une forme institutionnelle, généralement forte, de gouvernement sur le plan métropolitain. Depuis le début des années 1990, plusieurs autres expériences qui ne visent pas explicitement à la construction d’une institution nouvelle, voire qui ne la recherchent pas, ont vu le jour dans un certain nombre de métropoles et se situent elles clairement dans le registre de la gouvernance. Nous porterons notre attention, pour ce bilan rapide, sur trois d’entre elles : la planification stratégique, le New Regionalism nord-américain et les régimes politiques urbains.

Grosso modo, la planification stratégique est une démarche qui d’une part vise à produire une vision du monde et de la place que la métropole peut être amenée à y jouer et d’autre part qui décline cette vision à travers des politiques publiques, sectorielles, plurisectorielles et pour certaines spatialisées. Mais au-delà du contenu que la planification stratégique peut revêtir, elle a été présentée par plusieurs auteurs, mais aussi par les acteurs eux-mêmes comme une modalité de gouvernement des métropoles. En effet, en développant un grand nombre d’activités d’échanges, de dialogue entre les acteurs, de réflexions sur l’avenir de la ville et en construisant des dispositifs et des arrangements pour ces activités-là, la planification stratégique permettrait de produire des politiques publiques partagées répondant aux problèmes actuels de la ville et anticipant sur son avenir. Dans une telle perspective, la ville qui a su se montrer la plus innovatrice et la plus dynamique est bien Barcelone (Masboungi, 2011), même s’il faut éviter une adhésion à un discours propagandiste des acteurs barcelonais par rapport à une réalité probablement moins positive. À partir d’un processus qui a conduit les acteurs à passer d’un plan stratégique municipal en 1990 à un premier puis un second plan métropolitain en 2002 et 2010, la métropole barcelonaise a pu élaborer un certain nombre de politiques publiques qui lui ont permis de se développer et d’apparaître comme l’une des villes les plus attractives d’Europe pour diverses catégories de sa population mais aussi pour les étrangers.

L’expérience de Barcelone a servi de modèle à plusieurs villes dans le monde mais celle qui s’y est référée le plus est Turin avec ces deux plans stratégiques de 2000 et de 2006. Pour autant, si Turin a su, notamment par le plan stratégique, transformer son espace urbain et son mode de développement territorial, ces actions se sont bornées à la ville centre, ce qui demeure une grande limite de son succès. Par ailleurs, de telles expériences, souvent décevantes en termes de réalisations concrètes, ne sont pas légion et apparaissent plus comme des exceptions que la règle.

Les expériences que l’on peut ranger sous le terme de « new regionalism », tel qu’il est défini ci-dessus aux États-Unis, donnent à voir une image similaire. Malgré des avancées dans certaines métropoles, l’action de gouverner s’arrête bien souvent en chemin et les « succès » avancés par les tenants de cette approche se limitent souvent au mieux à quelques secteurs de politiques publiques et se heurtent toujours à la difficulté de la décision politique.

Nous avons vu que l’approche par les régimes politiques urbains identifie ces derniers comme une coalition d’acteurs qui permet de gouverner la ville. Les travaux de C. Stone sur Atlanta montrent qu’un régime politique urbain dont les principaux protagonistes ont été l’élite noire et certaines firmes, dont Coca-Cola, a effectivement gouverné la ville car cette coalition a pu se maintenir sur une période longue d’environ 40 années (1946-1988) et a su intégrer des forces nouvelles (comme les mouvements écologistes). La plupart des recherches qui ont suivi les travaux de C. Stone n’ont jamais identifié de tels régimes sur une aussi longue période.

Disons-le d’emblée : il existe très peu de villes où de tels régimes ont été mis en relief. Quelques travaux sur Londres ont permis d’identifier ce qu’on pourrait appeler un régime politique associant la GLA avec les grandes firmes globalisées, notamment avec la City Corporation, London First et le CBI London durant la décennie 2000 (Hall, 2006). À Turin, l’équipe de chercheurs autour de Belligni a identifié trois régimes fonctionnant en parallèle et parfois imbriqués qui ont produit la plus grande partie des politiques publiques dans trois domaines : l’aménagement urbain, la culture et le tourisme, la recherche scientifique et technologique (Belligni et al., 2009). Ces trois régimes ont oeuvré au travers d’une « méta-coalition ample et hétérogène » qui a fonctionné sur une quinzaine d’années (1995-2010) et a ainsi permis de gouverner la transformation de la ville. D’autres exemples de telles coalitions d’acteurs peuvent également être trouvés de manière peut-être moins explicite dans des villes comme New York ou Rome (d’Albergo et Moini, 2013). Cependant toutes ont comme point commun de n’être pas métropolitaines. En effet, le territoire d’élaboration et de mise en oeuvre des actions et des politiques produites se confine à la ville centre, y compris dans le cas londonien où le coeur de la GLA, l’ « inner London », a bien souvent été la cible de leurs actions.

2.2. Permanence des obstacles : les systèmes sociopolitiques contre les métropoles

L’échec, ou le très relatif succès, de certaines expériences s’explique largement par des obstacles inhérents aux systèmes sociopolitiques dans lesquels ces expériences s’insèrent et qui n’ont pu être complètement levés malgré leur reconnaissance par les acteurs eux-mêmes. Sans viser l’exhaustivité, nous pouvons avancer cinq obstacles qui perdurent aujourd’hui.

2.2.1. Des États peu favorables à l’émergence de formes de gouvernement et de gouvernance métropolitains qu’ils ne contrôlent pas

Si l’on considère l’attitude de la plupart des États vis-à-vis de la question du gouvernement des métropoles au cours des dernières décennies, force est de constater qu’ils ont généralement manifesté une grande prudence, voire une hostilité à la constitution de métropoles pouvant posséder des compétences, des ressources et une légitimité politique significative.

Tout d’abord cette attitude s’explique par la crainte de voir émerger des autorités métropolitaines qui pourraient devenir des rivales ou en tout cas disposer de ressources suffisantes pour contrecarrer ou s’opposer aux politiques nationales. Cette crainte est d’autant plus forte s’il s’agit de métropoles économiquement et/ou politiquement puissantes comme le sont la plupart des capitales. Une illustration emblématique de cette situation est la lutte qui a opposé dans les années 1980 le Greater London Council au gouvernement conservateur de M. Thatcher.

Dans un tel contexte, les États qui ont admis qu’il fallait renforcer les économies métropolitaines parce que les métropoles devenaient les lieux d’ancrage de la mondialisation et partant, en formaient l’un des moteurs spatiaux, se sont bien gardés de les renforcer également sur le plan politique. Sur le plan même des politiques de développement économique et de compétitivité, il n’est pas sûr que les métropoles aient été favorisées par les États (d’Albergo, 2010), contrairement donc à ce que supposent des analyses plus globales (Brenner, 2004). Dans tous les cas, il n’y a pas de liens automatiques entre la puissance économique des métropoles et leur puissance politique.

Tout au contraire, les processus de décentralisation initiés et conduits par les États n’ont jamais choisi le territoire métropolitain comme espace de transfert de compétences et de ressources (Lefèvre, 2011a). La décentralisation s’est bien souvent produite à d’autres échelles : sur le plan régional (Italie, Espagne, Japon, Pologne), sur le plan municipal (États-Unis, Angleterre) ou sur tous les plans sauf celui de la métropole (France, Italie). En bref, les métropoles ont été les territoires oubliés des évolutions politico-institutionnelles des dernières décennies.

Ceci s’explique aussi par le fait que dans la plupart des pays, les intérêts métropolitains ne sont généralement pas représentés dans les Parlements et assemblées nationales, les instances qui votent les lois. Y sont au contraire présents, les représentants des petites communes, des provinces, voire des régions, notamment dans les États fédéraux.

Enfin, si les États ne favorisent pas le renforcement politique des métropoles, ils ne s’en désintéressent pas, bien au contraire. Aujourd’hui et quasiment partout, l’État est omniprésent dans les métropoles et singulièrement dans les plus puissantes et dans les capitales, qu’il s’agisse de New York où les États du New Jersey et de New York demeurent des acteurs cruciaux, de Tokyo toujours en grande partie pilotée par l’État central, de Paris, ou encore de Londres (Kantor et al., 2012) ; mais on peut en dire de même d’Istanbul, de Madrid, de Rio, de Santiago, de Séoul, etc.

2.2.2. Des gouvernements locaux toujours réticents

Toutes les analyses réalisées depuis des décennies sur la question du gouvernement des villes mettent en relief l’opposition ou la forte réticence des collectivités locales à l’émergence d’autorités métropolitaines. Les processus de décentralisation qui ont renforcé les collectivités locales leur donnent d’autant plus de ressources pour s’y opposer. Ce rejet s’explique presque naturellement par le refus de perdre une autonomie, parfois récemment et durement gagnée comme c’est le cas dans plusieurs pays d’Europe de l’Est comme la Pologne (Pyka, 2011). La solution presque toujours choisie est alors celle d’une coopération plutôt minimale car les collectivités locales savent qu’elles peuvent mieux la contrôler. Il en est de même en ce qui concerne les modalités de gouvernance où les acteurs publics locaux s’engagent tant que ces formes de gouvernance n’empiètent pas trop sur leur autonomie et leur permettent toujours de contrôler leurs ressources et leur capacité d’action.

Il ressort de tout cela que les collectivités locales demeurent toujours réticentes à s’engager dans des formes de coopération plus fortes et donc plus contraignantes ou a fortiori de laisser se constituer au-dessus d’elles des formes institutionnelles qu’elles ne contrôlent pas comme dans le cas des autorités métropolitaines supracommunales (GLA, Verband Regio Stuttgart, etc.), c’est-à-dire d’autorités ne dépendant pas des communes composant le territoire métropolitain.

2.2.3. Des villes centres qui n’acceptent que des processus de construction métropolitaine qu’elles contrôlent

Mention spéciale doit être faite des villes centres car il s’agit d’un acteur bien spécifique du système politique métropolitain par sa situation géographique dans l’aire urbaine et son grand poids démographique, économique et politique le plus souvent. Or ces villes centres voient ordinairement avec méfiance les processus de construction d’une métropole politique, sauf lorsqu’elles les initient et les contrôlent.

Tout d’abord, nombreuses sont les métropoles où les relations entre la ville centre et les autres collectivités locales ne sont pas bonnes, voire franchement mauvaises. C’est le cas de la municipalité de Madrid qui est en conflit fréquent avec la Communauté autonome (la Région) de Madrid. C’est aussi le cas de la ville de New York avec l’État du même nom, de Paris avec bon nombre de collectivités locales de périphérie, de la commune de Rome avec la région Latium, de Milan avec la province et la région Lombardie, etc.

Pour autant, les villes centres dont certaines mentionnées ci-dessus ont entrepris des processus de dialogue avec les autres collectivités territoriales couvrant la métropole, notamment dans les années récentes. On peut ainsi citer Milan qui, depuis l’élection en 2011 d’une nouvelle municipalité, a engagé un premier dialogue avec sa périphérie, rompant avec des décennies d’isolement. En règle générale, ces processus ont été pilotés par les exécutifs (maires) de ces municipalités, notamment parce qu’elles disposent d’une capacité politique, technique et administrative largement supérieure à celle des autres collectivités locales. C’est le cas de la conférence métropolitaine de Bologne (1994), de celle de Turin (2000-2008), de celle de Paris (2006-2008) et de celle de Milan (lancée en 2012). Dans le même registre, on peut citer le processus qui a conduit à la création de l’autorité métropolitaine de Barcelone en 2010.

Plusieurs de ces initiatives n’ont pas abouti ou se sont enlisées parce qu’il y a eu des conflits importants entre la ville centre et les autres collectivités. Ces conflits ont bien souvent eu lieu car la ville centre est apparue comme dominante ou voulant prendre le leadership du processus, notamment parce que ce dernier n’allait pas assez vite (Turin, Paris). Quoi qu’il en soit, la question de la conflictualité du leadership territorial que ces expériences ont mis en relief n’a toujours pas été résolue et le cas londonien souvent cité en exemple n’en est pas un car la métropole londonienne n’a pas de ville centre et les relations entre la GLA et les boroughs ne sont bonnes que tant que l’autorité métropolitaine demeure respectueuse des municipalités la composant, ce qui a conduit à l’élaboration du London City Charter en 2009 (London Councils et Mayor of London). Dans ce registre, force est de constater que nous nous trouvons dans une impasse. Si l’on veut procéder par la force, comme cela a été proposé dans les lois néerlandaise et italienne de 1994 et 1992 qui prévoyaient l’abolition pure et simple des villes centres par leur morcellement en plusieurs communes (Jouve et Lefèvre, 1999), afin justement d’éviter ce conflit de leadership, le processus est refusé par les populations (cf. 2.2.4 ci-dessous) ou lesdites villes centres. Si, au contraire, l’on procède par incrémentalisme en recherchant le consensus, le processus s’enlise.

2.2.4. La démocratie locale contre la métropole

Le développement de la démocratie locale entendue comme toutes les formes d’intervention directe des habitants dans les affaires publiques locales est un leitmotiv dans la plupart des pays démocratiques du globe. Cette démocratie locale s’est fortement développée au cours des dix dernières années par l’introduction des procédures de référendums et d’initiatives dans de très nombreux pays autrefois réticents (Allemagne, France, Italie, Japon, Corée du Sud, etc.) et la multiplication des institutions inframunicipales comme les comités de quartier, les arrondissements (France, Brésil, Argentine, Allemagne, Italie, etc.).

Quels que soient les points de vue que l’on peut développer sur les vertus ou les inconvénients de la démocratie locale, son expression n’a en règle générale pas favorisé l’échelle métropolitaine. La quasi-totalité des référendums sur la création d’autorités métropolitaines qui ont été soumis (États-Unis, Pays-Bas, Allemagne) ont tous été largement négatifs. L’établissement d’un Grand Berlin par la fusion des länder de Berlin et du Brandebourg, l’instauration du Grand Amsterdam ou du Grand Rotterdam par exemple ont été refusés par les populations à une écrasante majorité. Là encore, le seul contre-exemple est celui de Londres en 1999, mais dans une configuration politique bien spécifique car il s’agissait de rétablir une vieille institution, le GLC. Mais plus généralement, le développement de la démocratie locale a mis l’accent sur le renforcement de l’échelon micro, celui du quartier, voire de la commune, mais jamais de la métropole. Il a permis une légitimation accrue des territoires de proximité, de contiguïté qui ne fait pas forcément bon ménage avec l’échelle métropolitaine (Lefèvre, 2009).

2.2.5. Des processus de gouvernance métropolitaine trop sélectifs

Comme nous l’avons vu, les mobilisations d’acteurs que l’on rencontre dans certaines villes s’effectuent généralement sur le territoire des villes centres. Le passage à l’échelle métropolitaine se réalise très rarement, notamment parce que le système d’acteurs devient plus complexe et ces derniers sont plus nombreux. Une autre raison en est que le changement d’échelle exige une perception différente des enjeux, voire l’appréhension d’enjeux nouveaux.

Lorsque ces mobilisations se produisent sur le plan métropolitain, il s’agit le plus souvent de coalitions d’acteurs autour des enjeux de compétitivité sur le plan international (Boudreau et Keil, 2004 ; Jouve et Lefèvre, 2005 ; Lefèvre, 2011b) qui rassemblent certaines collectivités locales et les grandes firmes globalisées. Ce faisant, de telles mobilisations apparaissent sélectives tant du point de vue de leur ciblage territorial que des politiques qu’elles cherchent à mettre en oeuvre. Par ailleurs, elles restent peu démocratiques, notamment parce que les priorités affichées ne sont généralement pas toujours mises en débat public.

3. L’action politique pour gouverner la métropole

Passer de l’échelle de la commune à la métropole dans le gouvernement des villes est un processus éminemment conflictuel comme nous venons de le voir par les nombreux obstacles qui perdurent. Cette conflictualité provient du fait que ce changement d’échelle bouleverse et remet en cause l’organisation des pouvoirs, notamment politiques. C’est donc sur le plan du pouvoir politique que se joue la réussite du passage de la commune à la métropole pour gouverner la ville. Quelques travaux se sont explicitement penchés sur cette question. Nous allons donc voir dans un premier temps ce que signifie en termes de pouvoir politique ce changement d’échelle et nous esquisserons dans un second temps les principaux éléments — très souvent oubliés — sur lesquels l’action politique doit jouer.

3.1. Gouverner les métropoles exige de faire d’elles de nouveaux territoires politiques

Faire des métropoles des territoires politiques apparaît comme l’une des conditions de leur gouvernabilité. En effet, il s’agit ici de produire de la légitimité (de l’action, de la décision) qui fait cruellement défaut à l’échelon métropolitain. Cette légitimité permet que les politiques publiques se fassent plus aisément car elles sont alors moins ou pas contestées, cette contestation étant aujourd’hui l’un des points principaux sur lesquels achoppe la construction de l’acteur collectif métropolitain.

Mais qu’est-ce qu’un territoire politique ? Nous pouvons le définir comme un espace d’implication, d’engagement des acteurs économiques, politiques et sociaux (Cox, 1998) où une action collective légitime est produite, action nécessaire pour traiter les problèmes existants et orienter le futur. C’est donc la construction d’un acteur collectif qui est ici primordiale. Tirant parti des travaux de A. Picchieri, P. Le Galès (2002) identifie cinq éléments de production d’un acteur collectif :

  • un système de décision collective ;

  • des intérêts communs perçus comme tels ;

  • des mécanismes d’intégration ;

  • une représentation interne et externe de l’acteur collectif ;

  • une capacité d’innovation.

Dans le cas des métropoles, ces cinq éléments doivent être produits sur le plan métropolitain, ce qui s’avère plus difficile, notamment du fait de la multiplicité des acteurs.

J.-A. Boudreau et R. Keil (2004) spécifient la notion de territoire politique. Pour eux, il comprend nécessairement trois éléments interdépendants : i) une entité politique et institutionnelle ; ii) des politiques publiques et ; iii) des modes de régulation sociale. Pour les métropoles, une entité politique et institutionnelle renvoie à toute structure ou dispositif politico-institutionnel à l’échelle métropolitaine qui possède une légitimité politique et des compétences. En termes de politiques publiques, il s’agit de la production et la mise en oeuvre de politiques permettant de traiter les problèmes de société à l’échelle de la métropole par différents acteurs (l’État, les collectivités locales ou tout autre organisme public). Par modes de régulation sociale, on entend l’existence de structures, de mécanismes, d’instruments à l’échelle métropolitaine capables de produire de la mobilisation d’acteurs, de créer de la médiation entre les acteurs, de mettre en place des processus conduisant à l’action collective sur le plan métropolitain.

La question des métropoles comme territoires politiques n’est pas nouvelle. Déjà dans les années 1960, les réformateurs américains (Wood, 1958), considérant que les villes régions étaient en train de devenir des territoires économiques et sociaux, notamment du fait de l’évolution des technologies de transport et de communication et de la pendularité croissante des populations, estimaient qu’en tant que « communautés » émergentes, elles devaient disposer d’une forme de représentation politique. Mais selon eux, cette représentation politique ne pouvait pas être le résultat naturel de l’évolution de la société et des villes et devait être imposée. L’histoire des réformes métropolitaines aux États-Unis et en Europe prouve que les réformateurs avaient tort. Cependant, ils ne se trompaient pas dans leur diagnostic (la constitution des métropoles comme territoires politiques n’est pas automatique), mais dans les modalités pour y répondre (une imposition par le haut) car la constitution de territoires politiques est en soi un processus conflictuel. C’est fort d’un tel constat que quelques tentatives de construction métropolitaine par le bas ont été faites. Pour autant, nous avons vu qu’en règle générale, elles n’ont pas abouti.

3.2. Les chantiers de l’action politique pour la construction métropolitaine

Sans viser l’exhaustivité, deux chantiers semblent essentiels pour changer l’échelle du gouvernement des villes qui tous les deux dépendent en grande partie de l’action politique. Il s’agit de la construction d’une identité métropolitaine et d’un leadership territorial qui tous les deux contribuent à forger la légitimité de ce niveau territorial.

La question de l’identité métropolitaine est une grande oubliée des débats mais aussi de l’action politique sur le gouvernement des villes. Pour autant, cette question est au coeur de la légitimité métropolitaine car en fabriquant un sentiment d’appartenance à un même territoire, en contribuant à créer une « communauté », l’identité métropolitaine permet de lutter contre le « nymbisme » et favorise la participation des populations aux débats sur les enjeux proprement métropolitains de l’évolution sociétale (Jouve et Booth, 2004 ; Kübler, 2005). Mais cette identité, si elle peut provenir d’une pratique plus vaste de l’espace métropolitain, notamment du fait des migrations pendulaires croissantes, a aussi besoin d’une action politique du fait de la forte conflictualité du processus.

Or sur le plan de l’action politique, les expériences sont rares. Une fois encore, la métropole bolognaise a été précurseur dans les années 1990 en considérant la question de l’identité comme essentielle (Jouve et Lefèvre, 1996). Partant du constat qu’une institution métropolitaine ne pouvait être acceptée par la population que si le territoire métropolitain faisait sens, les responsables du processus métropolitain ont mis l’accent sur les politiques publiques comme participant à la production de l’identité du territoire. Ainsi, en parallèle des débats au sein de la conférence métropolitaine, plusieurs initiatives visant à produire des politiques métropolitaines ont été lancées (dans le domaine administratif, de la planification, de la culture). Plus récemment, nous pouvons citer les tentatives de l’autorité métropolitaine de Stuttgart (Verband Regio Stuttgart) de forger une identité métropolitaine à travers l’organisation d’une journée annuelle de la métropole et l’établissement de plusieurs forums métropolitains (sur les femmes, les religions, les jeunes). En France, de telles actions sont quasi inexistantes même si le thème de l’identité métropolitaine apparaît parfois dans le débat public comme lors des rencontres nationales des agences d’urbanisme depuis quelques années.

La question du leadership territorial est l’autre grand chantier à avancer. En effet, sans leadership politique, le processus de construction de la métropole comme territoire politique ne peut progresser. Quelques travaux récents mettent cette idée en avant (Gordon, 2006 ; Lefèvre, 2009). Pour qu’un acteur devienne un leader politique d’envergure métropolitaine, il faut qu’il soit capable d’exprimer une vision cohérente du devenir de la métropole, qu’il soit capable de réunir les acteurs qui comptent pour soutenir et mettre en oeuvre cette vision, qu’il pilote le processus y conduisant et enfin qu’il la légitime aux yeux du plus grand nombre.

Si ce chantier a déjà été engagé implicitement ou explicitement par la plupart des conférences métropolitaines, ces dernières se sont soit arrêtées en chemin, soit n’ont pas abouti comme nous l’avons vu. De même sur ce plan-là, les processus de planification stratégique n’ont pas permis de dégager un leadership sur le plan de la métropole.

Conclusion : l’improbable gouvernement métropolitain

Au-delà des débats et querelles théoriques sur la question de la gouvernabilité des villes, force est de constater que le passage de l’ère du gouvernement à celle de la gouvernance n’a pas significativement changé les choses. Aux échecs de gouvernement ont succédé, tout au moins dans ce domaine, les échecs de la gouvernance. Les cinq obstacles identifiés pour gouverner les villes demeurent toujours d’actualité après des décennies d’expériences et de tentatives de construction d’un acteur collectif métropolitain.

Si l’action politique peut faire évoluer les choses, elle doit alors s’atteler à au moins deux éléments cruciaux : la construction d’une identité métropolitaine et la production d’un leadership territorial à l’échelle de la métropole. Au vu des expériences en cours, il semble bien que si la métropole fait de plus en plus sens pour un certain nombre d’individus et d’habitants par leur pratique de la ville, l’action politique reste très en deçà par rapport à la fois aux attentes des populations et aux obstacles à franchir pour gouverner les métropoles.