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Les rapports entre les univers culturels et les groupes sociaux ont été au centre d’un nombre conséquent de travaux après la publication en anglais (1984) de l’ouvrage de P. Bourdieu La Distinction (1979). Référence obligée des recherches tant européennes qu’américaines, la thèse de l’homologie structurale entre l’espace des positions sociales et l’espace des préférences esthétiques suppose l’existence d’une hiérarchie des valeurs culturelles reconnue par tous (Bourdieu, 1971 et Coulangeon, 2003 : 5) et d’une culture légitime ajustée aux goûts et au style de vie des classes supérieures. Selon ce paradigme, les différentes fractions de classe se caractérisent par des proportions variables de capital économique et de capital culturel qui définissent autant de conditions sociales dans le cadre desquelles s’exercent les dispositions que les individus doivent à leur socialisation initiale et à leur trajectoire. « Opérateur pratique » de la conversion des conditions d’existence en « choix » de styles de vie, le goût est au principe des traits distinctifs qui participent à l’identification symbolique des positions sociales (Bourdieu, 1979 : 194-195) par la formulation de classements qui classent leurs auteurs.

Au centre de cette théorie, le principe de l’homologie et l’image d’une culture dominante unifiée par les productions artistiques et intellectuelles savantes ont cependant été confrontés à certaines « évidences empiriques » (Coulangeon, 2004 : 60). La mise en question de ce paradigme s’est affirmée en particulier avec la thèse de l’omnivorité culturelle avancée par R. A. Peterson (1992). Interprétée comme capacité à intégrer et à redéfinir les genres populaires, l’omnivorité s’est imposée, dès lors, comme le critère de distinction à rechercher au sein des catégories cultivées et l’opposition omnivore/univore comme le modèle alternatif à la théorie légitimiste[1], jugée obsolète. En France, la mutation des relations entre univers culturels et groupes sociaux a été principalement conceptualisée en termes d’éclectisme (Donnat, 2009 ; Coulangeon, 2003, 2004, 2011) et de dissonance (Lahire, 2004).

Deux remarques méritent d’être faites sur ce modèle pour situer le niveau d’analyse et la perspective adoptés dans les développements qui suivent. La première consiste à souligner qu’il a, depuis un certain temps déjà, montré ses limites. Insistant dès 1992, sur le caractère historique et évolutif de ce phénomène, R. A. Peterson portait en 2005 un regard sans complaisance sur les lacunes qui ont émaillé ses exploitations successives des enquêtes américaines (1982, 1992, 2002) Survey of Public Participation in the Arts. Remise en question par différents travaux, la notion d’omnivorité tendit ultérieurement à se dissoudre dans les spécifications produites par les analyses quantitatives, sans que les sous-types dégagés débouchent sur aucun modèle récurrent (Peterson, 2005 : 264 ; Rimmer, 2012 : 301).

La seconde remarque découle de la première. L’instabilité des types et des sous-types avancés à partir des configurations de pratiques, de goûts ou de dégoûts déclarés (patterns), montre les insuffisances des approches fondées sur une représentation substantialiste des rapports à la culture. Si les différentes enquêtes ne peuvent échapper à la désignation générique des formes ou des contenus culturels pour saisir les goûts et les pratiques, la recherche des attitudes — entendues comme constructions psychologiques durables (cf. infra) — permet de dépasser les difficultés induites par la volatilité des rapports entre les configurations de pratiques et les données sociographiques. Certains auteurs français (Coulangeon, 2004 : 67 ; Octobre et al., 2011 : 75) ont évoqué cette voie à l’issue d’analyses centrées sur les indicateurs classiques. Plus opératoires, les rapports à la culture distingués par O. Donnat (Donnat, 1994 : 182-207 ; Donnat, 2009 : 219-224) décrivent essentiellement des configurations de pratiques[2]. Pour avoir apporté des éclairages utiles sur les relations entre tolérance culturelle, perception des antagonismes sociaux et niveau d’éducation, le travail souvent cité de B. Bryson (1996) assumes (p. 897) l’assimilation des attitudes aux conduites. Enfin, l’analyse fine des liens entre rapports à la culture, sens des pratiques et compétences produite par A. Warde et al. (2007) ne peut malheureusement prétendre à une représentativité statistique.

Pour tenter de combler, au moins en partie, cette lacune, la présente contribution s’est appuyée sur une enquête par questionnaires réalisée à la demande de l’Université Paris-Dauphine, afin de connaître les pratiques culturelles des étudiants. L’enquête de 2008 du ministère français de la Culture a servi de modèle à cette investigation, moyennant la suppression d’un certain nombre d’items et l’ajout de questions sur le sens attribué aux activités et sur la représentation de la posture en situation (e. g. : visite de musée ou d’exposition). Dans ce cadre, le déplacement conceptuel décrit précédemment s’articule à une problématique plus générale. Car un établissement au recrutement sélectif et qui a essentiellement pour objectif de former des étudiants à la gestion financière et au management (71,8 % des interrogés) pose prioritairement la question de la place du théâtre, de la littérature, des arts plastiques, etc. relativement à une culture des affaires. Au regard des humanités traditionnelles et de l’adhésion aux valeurs de la culture que P. Bourdieu et J. C. Passeron (voir 1964 : 66) voyaient comme la fonction dernière de l’université des années 1960, le cas de Paris-Dauphine conduit à interroger la persistance d’une hiérarchie des valeurs culturelles et les attitudes qu’elle suscite, dans un contexte d’enseignement principalement voué à la reproduction du capital économique. Ce qui, s’agissant d’interrogés n’appartenant pas encore à la population active, renvoie cette notion et celle de position sociale aux milieux d’origine.

Comme on le verra, la conceptualisation en termes de capital économique ou culturel permet de caractériser socialement des attitudes opposées qui relativisent l’idée d’un basculement des élites vers le pôle de la rationalité économique et financière (Coulangeon, 2004). Plus avant, la recherche des influences familiales rencontre les problématiques de la transmission (Djakouane, 2010 ; Mercklé, 2010a et b ; Michaudon, 2001 ; Octobre, 2005, 2008 et 2009a et b ; Octobre et Jouneau, 2008) et la question de l’évolution des héritages culturels (Octobre et al., 2011 : 72) à « l’ère numérique ».

I. Mode opératoire et échantillon

Assez ingrate pour les interrogés[3], cette enquête a été rendue possible grâce au volontariat des enseignants, le questionnaire étant passé en début ou en fin de cours en présence de l’enquêteur et peu ou prou présenté comme obligatoire[4]. L’échantillon (N = 728) a été construit comme un sondage au 1/10e, sur la base des effectifs de 2010-2011. Seuls les présents pouvant répondre, les étudiants Erasmus ont été retranchés de la population de référence. De même, les candidats à une Habilitation à diriger les recherches et les personnes en formation permanente ont-ils été écartés suivant l’idée que seuls ceux qui étaient étudiants à l’âge où l’on fait généralement des études intéressaient l’enquête. Sur cette base, trois critères simples ont été appliqués : la spécialité, le nombre d’années d’études et le sexe. Sur le premier, il convient de préciser que les départements de l’Université

Paris-Dauphine, établissement principalement voué à l’enseignement de la gestion, comptabilité, management, économie appliquée et marketing, ne permettaient qu’une distinction binaire entre un bloc « Sciences des organisations » et un bloc « Mathématiques, informatique, décision et organisation ». Aussi, pour assurer une certaine représentativité à d’autres profils, toutes les formations susceptibles d’attirer des étudiants aux parcours et aux projets professionnels différents[5] ont été regroupées dans un ensemble distinct (soit 11 % de l’ensemble)[6].

Comme sa population de référence, cet échantillon se distingue par des origines sociales plus élevées que dans les autres universités françaises. Si l’on considère la profession du père, la catégorie regroupée « professions libérales et cadres supérieurs » concerne 58,8 % des étudiants de Dauphine contre 30,6 % dans l’ensemble des universités[7], soit près du double. Malgré 20 % de femmes sans profession et 10 % de non-réponses à la question, les mères appartenant à cette catégorie atteignent néanmoins une proportion de 33 %, supérieure à celle des pères parmi les étudiants français. L’attrait des « sciences de gestion » est également marqué au sein des indépendants tels que les agriculteurs (5 cas), artisans, commerçants et chefs d’entreprise de plus de 10 salariés. Pris ensemble, leurs fils et filles sont sensiblement plus nombreux que dans les statistiques nationales, soit 15,3 % contre 9,2 % en 2011-2012 et en proportion équivalente à celle que connaissent les écoles de commerce : 14,9 %[8]. Inversement, les enfants de pères « professions intermédiaires » représentent seulement 7 % de l’échantillon contre 12,7 % des inscrits universitaires. Ce qui n’est pas le cas des mères, qui occupent tendanciellement des positions moins élevées que les pères et dont 19,2 % appartiennent aux professions intermédiaires[9]. Dans ce contexte, la part des origines populaires est difficile à apprécier en raison des non-réponses (10 %) à la question de la profession du père. La sous-représentation nette des fils et filles d’employés et d’ouvriers, soit respectivement 3,4 % contre 12,2 % à l’échelle nationale, et 3 % contre 10 %, masque vraisemblablement des pourcentages plus importants. Pour autant, même en additionnant les non-réponses, la proportion obtenue reste nettement inférieure à la somme des enfants d’employés et d’ouvriers dans la totalité des universités françaises : 16,7 % contre 22,6 %.

Bien que l’on manque de données nationales sur le niveau d’études des parents d’étudiants, le plus haut diplôme possédé corrobore les indications précédentes. Alors que seulement 11 % de la génération née entre 1961 et 1965[10], c’est-à-dire globalement celle des parents des interrogés, possédait un diplôme égal ou supérieur à la licence, les pères des étudiants dauphinois sont 51,8 % dans ce cas[11]. Avec un score de 45,9 %, les mères apparaissent à peine moins diplômées et totalisent une proportion supérieure de licences et maîtrises (soit 29,4 % contre 22,9 % des pères).

II. Des profils minoritaires

Pour imposer des limites cognitives à l’analyse des comportements culturels, la recherche de systèmes de choix, de configurations ou de modèles de pratiques n’en représente pas moins une étape nécessaire des analyses quantitatives. Dans le cas présent, elle constitue la base à partir de laquelle les réponses sur le sens des activités permettent de rechercher des cohérences et d’identifier des attitudes[12].

À cette fin, il convient d’indiquer préalablement les pourcentages de fréquentation enregistrés sur la totalité de l’échantillon. Ces derniers révèlent en effet des taux sur douze mois supérieurs à ceux constatés en France en 2008[13], mais qui reproduisent les mêmes disparités selon les genres. Conformément au déclin qu’ils connaissent au fil des générations (Donnat, 2009 : 180-181), les concerts de musique classique (12,9 % contre 7 % sur le plan national) et plus encore ceux de jazz (10,4 % contre 6 %) apparaissent comme les sorties culturellement les plus exigeantes. Les spectacles de danse (20,7 % contre 8 %), les galeries d’art (29,8 % contre 15 %) et les expositions de photographies (33,5 % contre 15 %) occupent une position intermédiaire tandis que les expositions de peinture ou de sculpture (50 % contre 24 %), les représentations théâtrales (50,4 % contre 23 % parmi les 20-24 ans sur le plan national) et surtout les musées (69,6 % contre 34 % parmi les 20-24 ans)[14] s’imposent comme les activités les plus attractives.

Ces taux et les différences entre genres pourraient justifier une foule d’hypothèses qui sortent du cadre du présent article. De fait, les variables à mettre en oeuvre pour dégager des profils associant les goûts, les pratiques et leurs significations pour les interrogés sont à rechercher ailleurs que parmi les pratiques traditionnelles, malgré les fréquences atteintes par certaines d’entre elles. Voir des amis (78,3 % des cas), se promener (65 %), aller au cinéma (68,7 %) ou au restaurant (57,4 %) constituent les sorties les plus souvent déclarées[15] et les chiffres précédents montrent que les activités consacrées sont globalement minoritaires.

Parmi toutes les combinaisons soumises à une classification ascendante hiérarchique[16], des items tels que l’usage d’internet durant le temps libre, les sorties fréquentes au restaurant, la préférence pour les films policiers ou d’espionnage, la présence à un concert de musique rock et la visite d’une exposition de peinture ou de sculpture durant l’année écoulée font apparaître six groupes d’importance inégale, dont trois (profils 1, 4 et 5) manifestent un rapport à la culture relativement plus favorable aux pratiques consacrées. Représentant un peu plus d’un tiers (34 %) de l’échantillon, les membres de ces trois groupes ont aux trois quarts déclaré surfer sur internet ou participer à des réseaux sociaux durant leur temps libre. Ils ont en commun certains taux de pratique qui les distinguent des autres étudiants par des scores nettement supérieurs. Au moins 50 % de leurs membres ont à la fois visité une exposition de peinture ou de sculpture durant les douze mois précédents, vu une pièce de théâtre jouée par des professionnels et déclaré lire le plus souvent des oeuvres de la littérature classique française ou étrangère. Au moins 80 % d’entre eux ont en outre visité un musée et au moins 60 % un monument historique. Ils ont aussi plus souvent (Tableau 1) visité une galerie d’art dans l’année (41 % des réponses en moyenne contre 22,7 % pour les autres profils) ou une exposition de photographies (46,4 % contre 24,8 %) et se sentent plus souvent en accord avec les habitudes culturelles de leur famille et connaissances (36 % contre 22,5 %)[17].

Tableau 1

Principaux taux de fréquentation des différents profils[18]

Principaux taux de fréquentation des différents profils18

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Comme le montre la projection des six classes sur la distribution factorielle (Graphique 1) des principales pratiques (variables actives), celles notées Pr1, Pr4 et Pr5 s’inscrivent dans les valeurs positives de l’axe 1 (horizontal), que les plus fortes contributions définissent sans ambiguïté comme celui des activités nécessitant la plus forte adhésion aux valeurs consacrées[19]. Inversement, les autres profils (c.-à-d. : Pr2, Pr3 et Pr6) se situent dans la partie négative de l’axe 1, sans pour autant se distinguer par des positions supérieures sur l’axe 2. Avec des contributions qui placent la préférence pour les concerts, le théâtre et les spectacles en premières places, ce second vecteur[20] peut être interprété comme l’axe d’une culture de sortie. Si l’on ajoute que la modalité négative de la variable théâtre, à savoir ceux qui n’y vont jamais, y compte autant que la modalité positive et qu’une forte majorité (62,2 %) de ceux qui ont déclaré aller le plus souvent au concert est allée à au moins un concert rock au cours des douze mois précédents[21], tout porte à penser que les comportements concourant à l’axe 2 oscillent entre divertissement et indifférence culturelle. En ce sens, la proximité des profils 2, 3 et 6 avec le centre du plan et dans un secteur quasi vide montre la faiblesse des attractions qui s’exercent sur les deux tiers de l’échantillon. Ce qui n’exclut pas que certains d’entre eux, en particulier le profil 2, présentent des caractéristiques ponctuellement cohérentes avec les précédents[22].

Graphique 1

Profils et pratiques culturelles

Profils et pratiques culturelles

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III. Les figures de l’éclectisme étudiant

Bien qu’il soit d’un emploi courant, le concept d’attitude cristallise un siècle de réflexions et de débats (Boudon, 2014) dont on ne retiendra que certains aspects. Variables inférées parce que non observables, les attitudes seront appréhendées ici comme des dispositions internes acquises par socialisation et définissant des modes de réaction relativement à telle ou telle classe d’objets ou de situations, à la fois durables et susceptibles d’adaptation suivant les contextes auxquels les individus doivent faire face.

Hédonisme, volontarisme ou conformisme

Les positions relatives (Graphique 1) des groupes qui manifestent un intérêt pour les activités consacrées (Pr1, Pr4 et Pr5) recouvrent des « appétences différentielles » (Octobre et al., 2011 : 75) et des nuances qui suggèrent autant de formes d’éclectisme à élucider. Il convient cependant de signaler que leurs parts respectives dans l’ensemble des interrogés (Pr1 = 17,58 %, Pr4 = 7 %, Pr5 = 9,47 %) ne confèrent aux pratiques ou représentations susceptibles de les caractériser — elles-mêmes souvent minoritaires au sein de chacun d’eux — qu’une fonction analytique. Les scores les plus élevés permettent de faire ressortir des différences entre rapports à la culture, sachant qu’à l’exemple des types idéaux, aucun interrogé ne réunit tous les traits pertinents du sous-ensemble dans lequel il a été classé.

En position intermédiaire sur le Graphique 1, les membres du profil 1, qui sont majoritairement des filles (54,7 %), tendent vers ce qu’on pourrait appeler un éclectisme hédoniste. Figurant parmi les plus enclins à la lecture avec un quart de moyens et forts lecteurs (c.-à-d. : de 5 à plus de 10 livres par an), ils se distinguent par la proportion des étudiants qui ont déclaré aller le plus souvent au concert (33,6 %) quand ils sortent, y compris dans un petit quart des cas (23,4 %) pour y écouter des oeuvres du répertoire classique. Surreprésentés (61,7 %) parmi les spectateurs de théâtre (Tableau 1), ils partagent avec les membres du profil 4 un goût notablement plus marqué pour le cinéma d’auteur (près de 40 % des cas)[23]. Mais à la différence de ceux-là, on relève que les visites fréquentes de musées, pratique plus ascétique et physiquement plus éprouvante, ne font que marginalement partie de leurs habitudes (11,7 % des cas contre 19,6 % pour le Pr4).

Ce rapport à la culture va de pair avec une fréquence relativement plus élevée du sentiment d’être en accord avec les habitudes culturelles de ses parents et amis (38,3 % des cas contre 27,4 % en moyenne pour les autres profils). Comparé aux autres profils « cultivés », il compte corrélativement une proportion sensiblement plus faible d’étudiants qui ont l’impression de marquer leur différence (11 % contre Pr4 = 23,5 %) quand ils visitent une exposition. De même sont-ils moins nombreux à penser que la culture ne concerne que leur propre développement intellectuel (36,7 % contre Pr4 = 60,8 %)[24]. Enfin, la dimension hédoniste de cette attitude se marque également par la part des interrogés qui considèrent le théâtre, les musées ou les concerts comme des loisirs (36 % contre Pr4 = 31 % et Pr5 = 27,5 %) et que seul surpasse le groupe culturellement le plus démuni (cf. infra, Pr6 = 46,6 %).

À ces traits s’opposent ceux d’une poignée d’étudiants (Pr4) composée de deux tiers de garçons et qui apparaissent comme les tenants d’une attitude plus volontariste. Amateurs de films policiers tout en fréquentant majoritairement les concerts de musique rock (56,8 %), ils sont aussi ceux qui déclarent sortir le plus souvent (82,3 % plus d’une fois par semaine contre Pr1 = 71,9 % et Pr5 = 66,7 %). Corrélativement, ils se distinguent du profil 1 par une proportion plus importante d’interrogés ayant visité une exposition de peinture ou de sculpture durant les douze mois écoulés (80,6 % contre Pr1 = 61,7 %) et par un pourcentage supérieur de moyens et forts lecteurs (29,4 % contre 25 %). Outre un goût plus affirmé pour les essais politiques ou religieux (21,5 % des réponses contre Pr1 = 13,3 %), ils sont davantage attirés par les stations de radio à vocation culturelle, telles que France Musique, Radio Classique et France Culture (27,5 % contre Pr1 = 18 % et Pr5 =13 %). Plus souvent amateurs de jazz et, comme on l’a vu, de films d’auteur (39,2 %), ils apprécient aussi moins les films comiques (33,3 % contre Pr1 = 51,5 %) ou les films d’aventure (15,7 %). Enfin, leur intérêt pour la culture participe d’une revendication d’autonomie que signale leur adhésion majoritaire (60,8 % des cas) à l’idée que leurs activités dans ce domaine ne concernent que leur propre gouverne. De même leur accordent-ils peu d’utilité professionnelle (19,6 % contre Pr1= 30,5 % et Pr5 = 30,4 %). Individualiste sans être totalement fermée aux échanges[25], cette représentation de la culture pour la culture s’inscrit le plus fortement en continuité avec les apprentissages scolaires (39,2 % des cas contre 24 % en moyenne des 5 autres profils), dont elle étend plus souvent le principe au développement des connaissances générales durant le temps libre (45 % contre Pr1 = 37,5 %).

Le dernier profil témoignant d’un intérêt pour les formes culturelles accréditées est lui aussi majoritairement masculin (53,6 %) et très minoritaire (9,47 % de l’échantillon). Éclectique par la palette de ses appétences, il est cependant modérément séduit par la musique rock (33 %). Peu familier des concerts (10 %), le répertoire classique lui est quasiment étranger (7,2 % des cas). Les taux de réponses positives aux différents items illustrent ce qu’on pourrait appeler un conformisme à dominante visuelle, privilégiant les sorties au restaurant (100 %) et au cinéma (76,8 %, voir aussi Graphique 1) et répondant à un sentiment d’obligation culturelle à dimension identitaire[26]. Ainsi, ce profil enregistre-t-il les plus forts taux de visites d’expositions (100 %), de musées (89,8 %) ou de monuments historiques (76,8 %) durant les douze mois précédents. Comptant peu de forts et moyens lecteurs (16 %), ses membres déclarent cependant plus souvent privilégier les prix littéraires (24,6 % des cas contre 16 % en moyenne). Mais le trait qui les différencie le plus nettement et qui fournit, en quelque sorte, la clé de leur attitude, concerne la proportion sensiblement plus forte (43,5 % contre 29,5 % en moyenne des 5 autres profils) de ceux qui considèrent que les musées, les pièces de théâtre, la littérature ou les concerts sont de l’ordre du « devoir » culturel. De même qu’il ressent le plus fortement le manque de références relativement à une exposition (34,8 % de cas), ce conformisme désarmé porte ce groupe à voir moins que les autres la culture comme un loisir (27,5 % des cas contre Pr1 = 36 %) et à déclarer développer sa culture générale durant son temps libre presque aussi souvent (43,5 % des cas) que les étudiants de tendance volontariste. À considérer les pratiques, on peut noter, pour terminer, que ce profil et secondairement le profil 1 se rapprochent sensiblement de la classe 5 obtenue par H. Glevarec et M. Pinet par la même méthode, à partir des données 2008 du ministère français de la Culture (voir 2013 : 489-491). Abstraction faite des différences de problématisation, cette convergence semble indiquer que les comportements analysés ici préfigurent en partie ceux qui peuvent être observés à l’échelon national.

L’indifférence culturelle

La conception de la culture comme loisir évoquée plus haut fournit en quelque sorte un dénominateur commun à l’hédonisme et à l’indifférence. Comme on l’a vu, elle peut s’inscrire dans un rapport de familiarité distanciée avec les formes culturelles consacrées, attitude à laquelle s’apparente le profil 1. Toutefois, les pratiques du profil 6 montrent (Tableau 1) qu’elle peut aussi résulter d’un désintérêt ou d’un refus manifeste, que traduit la proximité de ce groupe avec le centre du plan factoriel. Par exemple, si la majorité de ses membres a déclaré avoir visité un musée ou un monument historique durant l’année écoulée (respectivement 54,5 % et 53,4 %), on relève qu’aucun n’a vu d’exposition. La musique classique (1 % des cas) semble aussi éloignée de leur univers que les grands auteurs étrangers (1 %) et à peine moins que la fréquentation des auteurs français du xxe siècle (9 %). Rarement moyens ou forts lecteurs (10 %), ils ne sont qu’une infime proportion à avoir assisté à une représentation théâtrale (4,8 %)[27] dans l’année ou à écouter les stations de radio culturelles (4,5 %). S’ils vont souvent au cinéma (70,4 % des cas) et affectionnent les films policiers (100 %), l’identité des réalisateurs ne fait que marginalement partie de leurs préoccupations (9 %). Pour autant, il faut considérer que ce groupe, très proche de la classe 1 de Glévarec et Pinet (Glévarec et Pinet, 2013 : 489-491), ne représente qu’une minorité au sein de l’échantillon (12 %). Même si les profils 3 (30 % de l’échantillon) et 2 (24 %) ne se singularisent pas par des ensembles cohérents de pratiques distinctives, le niveau général des fréquentations culturelles apparaît, comme on l’a vu, notablement plus élevé parmi les étudiants[28] que celui constaté sur l plan national en France, dans d’autres pays européens et aux États-Unis[29].

IV. Le poids des origines

L’identification des dispositions les plus favorables aux pratiques consacrées conduit à s’interroger sur la logique sociale capable d’en rendre compte. Suivant leur définition classique, les attitudes sont susceptibles d’évoluer par apprentissage ou modelage selon les situations sociales dont les individus peuvent faire l’expérience. Toutefois, deux raisons empiriques justifient de ne pas examiner ici cette part « extrinsèque ». La première est que les influences et les changements de perception que les étudiants peuvent connaître dans leurs relations avec leurs pairs ou d’autres fréquentations échappent à l’enquête. On ne peut en retrouver la trace qu’en référant synchroniquement les profils précédents à des indicateurs latéraux tels que l’âge ou le nombre d’années d’études. La seconde tient à la faible variabilité des résultats ainsi obtenus qui semble indiquer une relative constance des dispositions culturelles repérables aux différents niveaux des cursus, notamment à partir de la deuxième année.

Différences d’attitudes et différences scolaires

Si ces résultats incitent à privilégier la part héritée des attitudes plutôt que leur part adaptative, ils recouvrent cependant des attributs scolaires et culturels partiellement différents. On observe notamment que les membres de la minorité la plus volontariste sont relativement plus diplômés que ceux des autres groupes (soit 29,4 % de masters 1 contre 15 % en moyenne des autres groupes). Ce qu’on peut assimiler à un volume plus important de capital culturel induit également des différences dans la composition de celui-ci. La matière dominante du plus haut diplôme possédé montre à cet égard que les diplômés d’économie et gestion sont les plus nombreux parmi les représentants de la tendance hédoniste (69,5 %) tandis que les plus volontaristes sont les moins attirés par ce type de formation (51 %)[30]. Inversement, on relève que ces derniers sont légèrement plus souvent diplômés de sciences humaines (soit 7,8 % des cas contre 4 % en moyenne des autres profils). Une observation convergente vaut pour les filières dans lesquelles les interrogés sont inscrits. Tandis que 72,6 % des étudiants hédonistes et 72,4 % des conformistes suivaient les enseignements du département des « sciences des organisations » (c.-à-d. ; économie appliquée, gestion, marketing, etc.), les plus volontaristes n’étaient que 58,8 % dans ce cas. En revanche, 21,6 % d’entre eux fréquentaient les cursus de droit, sciences sociales, gestion publique, etc. regroupés dans un ensemble distinct (cf. supra), contre 14 % pour les interrogés identifiés comme hédonistes et 8,7 % pour les conformistes. Plus avant, il est à noter que les formes de capital culturel associées à ces différences marginales de parcours renvoient l’interprétation aux propriétés des milieux d’origine. De même que le « sérieux » a pu être interprété comme une attitude nécessaire à ceux qui ont des ambitions sans en avoir les moyens (Bourdieu, 1992 : 38), le rapport le plus volontariste aux pratiques consacrées se retrouve chez les étudiants qui ont le moins bénéficié d’éducation artistique (Christin, 2011), qu’il s’agisse de cours de théâtre (soit Pr4 = 7,8 % contre Pr1 = 17,9 % et Pr5 = 13 %) ou d’arts plastiques (soit Pr4 = 9,8 % contre Pr1 = 16,4 % et Pr5 = 17,4 %).

Professions et diplômes des parents

Au centre de la problématique de P. Bourdieu ou des travaux sur la transmission menés pas S. Octobre ou P. Mercklé, les liens entre pratiques culturelles et origines sociales ont été diversement abordés. Mis en question frontalement (Djakouane, 2010) ou réaffirmés à l’issue d’approches généralistes (Lahire, 2004 : 484, Donnat, 2009 : 173), ils ont pu apparaître plus (Lopez Sintas et Garcia Alvarez, 2002 : 365) ou moins déterminants (Coulangeon, 2003 : 21) que le statut socioéconomique, les revenus ou les diplômes.

Dans le contexte de l’Université Paris-Dauphine, l’influence des origines sociales apparaît cependant assez faible si l’on ne retient que les positions supérieures. À considérer la profession du père, les profils qui manifestent le plus fort intérêt pour la culture (1 et 4) regroupent certes des proportions d’origines favorisées[31] plus importantes, soit respectivement 57 % et 56,8 %, mais eu égard aux effectifs concernés, les pourcentages relevés parmi ceux où l’indifférence est la plus forte (Pr6 = 47,7 %, Pr3 = 49 %) ne justifient qu’à la marge le principe d’un déterminisme social. Mais d’autres regroupements permettent de faire ressortir des différences suffisamment nettes pour apprécier la part du capital économique et du capital culturel parmi les origines familiales des différents groupes. À cet égard, il est nécessaire de pointer les limites empiriques de cette conceptualisation dans le cadre d’une enquête telle que celle analysée ici. Malgré la diversité des sources utilisées par Bourdieu, tout un ensemble de catégories (professions libérales, cadres des secteurs privé et public, ingénieurs, membres des services médico-sociaux, techniciens, etc.) occupent des positions médianes dans l’espace des styles de vie et ne se différencient que par des volumes différents de capital (Bourdieu, 1979 : 140-141). La principale distinction opératoire oppose les professeurs, professions artistiques et intermédiaires culturels d’un côté et de l’autre, les positions marquées par la prédominance du capital économique, telles que les patrons de l’industrie et du commerce, les artisans et les commerçants. Aussi, les classes utilisées dans le Tableau 2 s’organisent-elles selon ces polarités, qui réunissent les professeurs, les fonctions scientifiques et les professions des arts et des spectacles sous la bannière des activités intellectuelles (notées « Prof intel »), les « indépendants » (c.-à-d. : artisans, commerçants, exploitants agricoles) et chefs d’entreprise sous celle du capital économique, et les cadres, professions libérales et ingénieurs au sein d’un ensemble médian[32]. Les positions occupées par les mères salariées ont, en outre, nécessité l’adjonction d’une catégorie « professions intermédiaires »[33].

Tableau 2

Distribution des profils selon la profession des parents[34]

Distribution des profils selon la profession des parents34

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Cette distribution montre en particulier, que le groupe manifestant la plus grande bonne volonté culturelle (Pr 4) est plus souvent issu de familles dont le père exerce une profession intellectuelle et moins souvent de familles d’indépendants (1 seul cas) ou de chefs d’entreprise. Cette plus grande fréquence des professions fondées sur la valorisation d’un capital culturel contraste avec les origines des profils les plus indifférents aux pratiques consacrées (c.-à-d. : Pr6 et Pr3) qui, à l’inverse, manifestent les plus faibles taux de professions intellectuelles et les plus fortes proportions de positions dépendant d’un capital économique. Avec le plus petit pourcentage de membres des professions libérales (7,8 %), le profil 4 est principalement originaire de familles dont les pères exercent des fonctions d’encadrement, notamment dans le secteur privé (68,8 % contre une moyenne de 47 % pour les autres profils). De même que le « sérieux » revendiqué par ses membres peut être rapproché de la plus forte présence des fonctions intellectuelles — et donc de l’investissement dans la culture comme nécessité de reproduction sociale face à la faiblesse relative des ressources économiques —, il se relie également au fait que les mères de ces étudiants occupent plus souvent des positions intermédiaires (29,4 %) et qu’elles sont aussi plus fréquemment salariées (66,6 % contre une moyenne de 56,4 %), en particulier dans la fonction publique (33 % contre 21 %). En traçant les contours d’une position dominée au sein de la population étudiée, ces traits éclairent aussi la moindre fréquence de l’éducation artistique (cf. supra), dans le cadre d’un rapport à la culture plutôt conçu sur le mode de l’acquisition intellectuelle que sur celui de la formation du goût.

Si les pères indépendants sont également rares (1 seul cas) parmi les étudiants plus conformistes (Pr5), ceux appartenant à la catégorie médiane du Tableau 2 y sont plus représentés que parmi les autres groupes. Ce à quoi fait écho la proportion des mères en position équivalente (27,5 %). Dans le cas du profil 5, cette catégorie comprend la plus forte proportion de parents membres des professions libérales (soit, 21,7 % des pères et 16 % des mères). Sans atteindre le score du profil 4 (49 %), elle compte également une part significative de pères cadres (42 % contre 33,2 % en moyenne des autres profils). Aussi, pour des origines connaissant une répartition équilibrée des formes de capital en même temps que les volumes globaux les plus élevés (Bourdieu, 1979 : 140-141), la prévalence des pratiques culturelles les plus « visibles » (cf. supra) confère-t-elle une coloration ostentatoire (Coulangeon, 2011 : 44, 149) aux dispositions héritées. Dans ce groupe très parisien[35], attaché à la culture générale tout en lisant peu mais en se faisant un devoir de voir ce qui doit être vu, l’idée d’un rapport instrumental aux pratiques consacrées entre aussi en résonance avec le goût pour les formations professionnelles les plus rentables (72,4 % d’inscrits en « sciences des organisations »).

Non moins attirés par le management et le monde des affaires (72,6 % d’inscrits), les étudiants de tendance hédoniste (Pr1) ne se singularisent pas par leurs origines paternelles. Plus souvent sans profession que les autres (25 % contre Pr4 = 13,7 % et Pr5 = 17,4 %), leurs mères se distinguent néanmoins par la faiblesse du salariat intermédiaire (13,3 % des cas) et par une proportion plus élevée de fonctions intellectuelles (13,3 %). S’agissant d’un groupe majoritairement féminin, s’identifiant le plus fortement aux habitudes de son milieu (cf. supra), l’influence prépondérante de mères (Octobre, 2011 : 45) à la fois très diplômées et dont un quart ne travaille pas constitue une hypothèse vraisemblable. Sortant beaucoup sans pour autant habiter les beaux quartiers, ces étudiants sont en particulier les plus nombreux à être allés au théâtre avec des parents (34,4 % des cas contre Pr4 = 33,3 % et Pr5 = 29 %). Toutefois, les données ne permettent pas de caractériser plus précisément les origines sociales de ce groupe ni d’éclairer ce que son rapport à la culture lui doit.

Au regard des profils « cultivés », les origines paternelles des étudiants les plus indifférents (Pr6) se distinguent comme on l’a vu, par le plus faible taux de professions intellectuelles et par la plus forte proportion de positions dominées par le capital économique, qui figurent parmi les plus éloignées de la culture consacrée (Bourdieu, 1979 : 69-70 et 99). Toutefois, il faut souligner que ces indices ne conduisent à aucune explication simple par le milieu familial dans la population étudiée. À considérer la distribution des diplômes parentaux, on observe que les membres du profil 6 ont aussi plus souvent une mère cadre ou exerçant une profession scientifique non moins diplômée que celles des autres étudiants[36]. En revanche, la logique de transmission culturelle retrouve quelque couleur quand on envisage les titres de deuxième ou troisième cycle[37] possédés par les pères[38] et plus encore, ceux de troisième cycle seuls (soit Pr1 = 32,8 %, Pr2 = 30,2 %, Pr3 = 25,7 %, Pr4 = 33,3 %, Pr5 = 34,8 % et Pr6 = 20,4 %).

Ces différents éléments montrent au total que les attitudes relativement à la culture consacrée renvoient à des contextes familiaux marqués par une distribution inégale du capital économique ou culturel, à l’origine de rapports différenciés au travail, au temps de loisir et à l’argent. Bien que les données analysées ne permettent pas à elles seules de tirer tout le parti de cette conceptualisation — qui supposerait notamment une classification plus fine des professions et des éléments (trajectoires scolaires, origines sociales et géographiques des parents, lieux de résidence, etc. qui façonnent les différentes formes de capital —, elles confèrent néanmoins différents arrière-plans aux postures observées. Elles pointent en particulier un clivage entre les attitudes les plus studieuses (Pr4) et les plus insensibles aux valeurs culturelles traditionnelles (Pr3 et Pr6), qui inverse les parts relatives des positions paternelles à prévalence économique ou culturelle. Parmi les profils les plus enclins aux pratiques consacrées, elles ébauchent par ailleurs une partition entre un pôle à coloration plus culturelle, incarné par les étudiants les plus volontaristes et un pôle à prévalence économique qu’occupent les plus conformistes (Pr5). Le premier, qui compte le moins de pères exerçant à leur compte (13,7 %), apparaît tiré vers les positions moyennes par les professions intellectuelles et le salariat intermédiaire des mères. Le second, qui en compte le plus (37,7 %)[39], tend vers la moyenne bourgeoisie d’affaires. Plus proche de ce dernier, la tendance hédoniste (Pr1 = 31,2 %) trace cependant les limites de cette représentation en raison de l’absence d’activité et des professions intellectuelles des mères.

La familiarité native

Au-delà des variations que le contexte familial peut engendrer, en permettant par exemple l’accès à une bibliothèque (soit pour plus de 100 livres possédés : Pr1 = 65,6 % des cas, Pr4 = 68,6 %, Pr5 = 68 %, Pr2 = 55,2 %, Pr3 = 45 %, Pr6 = 51 %), il est cependant un autre aspect qui fait ressortir la « force de rappel » (Coulangeon, 2011 : 107) des socialisations primaires. Car, avec 27 % d’étudiants[40] dont les parents parlaient soit le français et une autre langue, soit une langue étrangère uniquement (4,8 %), soit deux langues étrangères (3,6 %), la recherche des effets intergénérationnels ne peut ignorer cette spécificité importante de la population étudiée. De fait, rares sont les travaux qui se sont intéressés à l’incidence du bilinguisme ou de l’allophonie familiale sur des pratiques telles que la fréquentation de manifestations ou d’équipements culturels[41]. Toutefois, la dévalorisation scolaire des langues minorées et la survalorisation des langues dominantes (Hélot, 2006) portent à penser que les situations de bilinguisme familial ou d’extranéité linguistique rendent difficile la maîtrise des repères et des codes qui ont cours dans l’univers des références d’une langue dominante.

Ainsi, si les chiffres indiquent que le bilinguisme ou l’allophonie des parents n’engendre pas de différence dans les catégories supérieures[42] pour une pratique telle que la sortie au théâtre en famille (32,5 % contre 32 %), la familiarité native avec l’univers culturel francophone conduit à des scores supérieurs dans la plupart des autres domaines. Par exemple, 23,7 % des interrogés dans ce cas ont déclaré lire de 5 à plus de 10 livres par an contre 15,3 % des étudiants qui ont grandi dans un environnement linguistique différent. À cette proportion de forts lecteurs francophones répondent une appétence plus marquée en faveur des grands auteurs français (29 % contre 17 %) et des prix littéraires (21 % contre 12 %). Des écarts du même ordre peuvent être observés parmi ceux qui apprécient les programmes d’Artes (44,8 % contre 29 %) ou le cinéma d’auteur (27 % contre 15,4 %), ainsi que parmi les étudiants qui ont visité un musée de peinture ancienne (55 % contre 44,4 %) ou d’art contemporain dans l’année (54,6 % contre 39,3 %). Inversement, les situations de bilinguisme rendent un peu plus fréquente la lecture des grands auteurs étrangers (17 % contre 14 % pour les étudiants francophones). Cet indice d’ouverture culturelle s’accompagne d’une vision moins distractive des pratiques consacrées (23 % de réponses à la culture comme loisir contre 31,7 %) en même temps qu’elle est plus souvent associée aux relations avec l’entourage (37,6 % contre 33 %).

S’agissant des différences observables au sein d’un ensemble de professions paternelles qui ont en commun d’avoir fait des études supérieures, ces résultats font ressortir la dimension linguistique de la « familiarité statutaire » décrite par Bourdieu (1979 : 68), en apportant ponctuellement des indices sur les conditions de socialisation culturelle parmi les familles de migrants. À cet égard, l’idée de « marque d’origine » (idem : 70) peut être étendue aux situations de bilinguisme ou d’allophonie, comme le produit d’une limitation à la fois objective et subjective des possibilités d’appropriation relativement au flux des connaissances accessibles. Les régressions logistiques permettent de mettre en regard (Tableau 3) les chances de relever d’un profil ou d’un autre en prenant pour référence les étudiants les moins investis dans les activités cultivées (c.-à-d. : Pr6) et comme variables explicatives, les caractéristiques parentales, la langue d’origine ou certaines pratiques familiales[43]. Elles indiquent que l’appartenance au groupe le plus assidu des musées et expositions (Pr5) est deux fois plus probable que l’appartenance au profil 6, quand la langue familiale est le français (plutôt qu’une ou deux langues étrangères). Inversement les chances du groupe qui compte le taux le plus élevé de bilinguisme familial (Pr3 = 25,7 %) sont inférieures à celles de la référence (c.-à-d. : <1)[44]. Autrement dit, les étudiants interrogés ont une probabilité plus faible d’appartenir au groupe 6 (Ref) qu’au groupe 3, pourtant proche sous le rapport des pratiques culturelles, quand le taux de bilinguisme familial atteint le maximum enregistré. Le Tableau 3 montre également que la pratique exclusive du français par les parents confère aux étudiants des chances supérieures à la référence (+ ou –0,5) d’être classés dans les autres groupes cultivés (Pr1 et Pr4). Sur ce point, on peut ajouter qu’en dépit de la faible significativité des résultats, l’effet propre de la langue apparaît relativement indépendant des caractéristiques scolaires et professionnelles des parents. Il varie peu et de manière différentielle selon le degré de corrélation des quatre variables parentales avec l’appartenance aux différents profils.

Tableau 3

Effets de la langue et des pratiques familiales sur l’appartenance aux différents profils (odds ratios)[45]

Effets de la langue et des pratiques familiales sur l’appartenance aux différents profils (odds ratios)45

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Ces derniers portent à penser que les conditions de socialisation dans les familles bilingues ou allophones ne sont pas fondamentalement plus défavorables que dans certaines familles francophones pour ce qui concerne les sorties culturelles partagées. Le profil qui compte un quart de situations linguistiques différentes (Pr3) a des chances équivalant à celles des étudiants qualifiés d’hédonistes (Pr1) d’aller visiter un musée avec un membre de leur famille (plutôt qu’autrement ou pas du tout). Comme semblent l’indiquer les pourcentages sur l’ensemble de l’échantillon (cf. supra), la fréquentation du théâtre en famille est également plus probable au sein de ce groupe que parmi les étudiants conformistes (Pr5). Pour autant et en continuité avec ce qui a été dit plus haut sur la lecture francophone, on relève que l’accès à une bibliothèque familiale est notablement moins probable pour le Pr3 que pour le Pr6 (Ref) et que cet attribut culturel atteint — comme l’usage exclusif du français — sa plus forte valeur parmi les profils cultivés dont l’arrière-plan familial est le plus proche du pôle économique (Pr5). Inversement, la minorité la plus proche du pôle culturel par ses origines (Pr4) enregistre les rapports de cotes les plus significatifs d’un fort investissement parental dans des sorties familiales telles que le théâtre et le musée. Par comparaison, on observe enfin que la visite d’un musée avec un parent, pratique plus scolaire que distractive, ou encore la possession d’une bibliothèque accroissent moins que le théâtre les chances de manifester un intérêt à coloration hédoniste (Pr1) pour la culture consacrée. Ce qui, à la différence de la tendance volontariste, peut être interprété comme l’indice d’attitudes parentales plus orientées vers une culture de sortie.

Par delà l’avantage que confère la familiarité native avec l’univers culturel francophone, la mise en regard de ces variables conduit au total à nuancer l’influence de la langue d’origine sur les attitudes relevées. Associées à l’un des plus bas taux de lecture de l’échantillon (soit 14,7 % de lecteurs de 5 à plus de 10 livres hors programme par an, Pr6 = 10,2 %) et à la rareté des bibliothèques familiales (0,39), les chances de sorties partagées d’un profil relativement indifférent à la culture légitime tel que le Pr3 témoignent de l’influence différentielle des attributs et comportements familiaux sur les effets de la langue d’origine. Bien que l’approche statistique laisse échapper le statut des pratiques déclarées (musée d’art contemporain ou musée de l’automobile, théâtre de boulevard ou théâtre d’avant-garde, etc.) et ne dise donc rien de la teneur des activités partagées, les effets de la langue familiale apparaissent ainsi principalement dépendants du profil culturel des parents et de leur rapport aux pratiques consacrées.

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Par sa vocation spécialisée, l’Université Paris-Dauphine ne saurait conférer à l’enquête présentée une représentativité plus large que celle des filières comparables, les écoles supérieures de commerce françaises en particulier. En déplaçant la perspective, l’analyse proposée permet cependant de dépasser les difficultés inhérentes à la recherche de configurations de pratiques propres à tel ou tel groupe social. Plus volontariste, plus conformiste ou plus hédoniste, l’attitude des étudiants les plus « cultivés » de Dauphine renvoie à des distributions différentes des ressources culturelles et économiques dans les milieux d’origine, dont on pourrait vraisemblablement retrouver les effets sur les modes d’adaptation scolaires (sur l’exemple de HEC, voir Y. M. Abraham, 2007). Ces rapports à la culture n’impliquent pas que les étudiants concernés continueront à aller au théâtre ou à visiter des expositions dans les mêmes proportions, ou même tout court. La fermeture de l’éventail des possibles (Lahire, 2004 : 503), les contraintes et les influences liées à l’entrée dans la vie professionnelle (idem : 612) exercent à cet égard des effets notables. Mais, pour autant qu’elles décrivent des modes de réaction durables, ces tendances sont susceptibles de se reporter sur d’autres objets de manière comparable, dans les limites prescrites par leur reconnaissance commune de la culture comme valeur.

Ce dernier aspect justifie sans doute plus que d’autres d’appeler « nouveaux héritiers » ces étudiants qui, bien que plus éclectiques dans leurs choix et participant au basculement culturel des couches supérieures évoqué par Coulangeon (2004), se réfèrent néanmoins à une échelle traditionnelle des légitimités. Cette continuité des valeurs consacrées trouve d’ailleurs d’autres illustrations dans les analyses de l’omnivorité et de la dissonance culturelles. Comme le notaient Warde etal. (Warde etal., 2007 : 154) au sujet d’enquêtés représentatifs des couches moyennes cultivées, l’omnivorité ne signifie pas être ouvert à tout. Le souci de la « qualité » guide les choix de ces catégories comme il suscite la prise de distance des couches supérieures avec les genres les plus populaires (Coulangeon, 2011 : 122). Il corrobore en cela l’existence d’une hiérarchie des valeurs culturelles inscrite dans l’appréciation subjective. Les profils 1, 4 et 5 attestent la même permanence du principe de hiérarchisation qui guide la reconnaissance culturelle. Si l’on peut objecter que ces groupes ne représentent qu’un tiers de l’échantillon, il faut également rappeler les pratiques consacrées dispersées dans l’ensemble des interrogés et les taux très supérieurs aux données nationales qu’elles atteignent.

Enfin, les développements qui précèdent conduisent à mettre en doute les visions post-modernes des années 1990-2000 et leurs avatars ultérieurs. À considérer l’item le plus significatif d’une « individualisation des moeurs » (Galland, 2002), la part des étudiants qui perçoivent la culture comme une affaire personnelle (40,6 %) et qui ont manifesté le souci d’accroître leur culture générale (40 %) ou qui ont visité une exposition dans l’année (59 %), ne permet pas de conclure à la disparition du « respect de principe » (idem) que les générations antérieures lui vouaient.

Des remarques convergentes s’appliquent à la « mutation des identités sociales et de leur construction » (Octobre, 2009b : 2) qu’induiraient les nouveaux supports de communication, thème qui prolonge les variations antérieures sur « l’individualisme contemporain » et la disparition des clivages sociaux (voir Lahire, 2004 : 723-728 et Coulangeon, 2011 : 27-28). Si la modification du rapport au temps, à l’espace et aux objets culturels engendrée par les nouveaux modes de consommation numériques peut vraisemblablement trouver des illustrations parmi les adolescents, les étudiants interrogés — nés eux aussi avec internet — n’appartiennent pas pour autant à la génération de mutants décrite par Octobre. La « porosité croissante des catégories culturelles » et la difficulté grandissante à dire « ce qui fait culture » aujourd’hui (2009b : 2) se heurtent ici au fait qu’un étudiant sur deux est allé au théâtre ou a vu une exposition durant l’année et que presque sept sur dix (69,6 %) ont visité un musée.

Cette relative continuité de la reconnaissance culturelle, dans un contexte d’études pourtant moins favorable aux choix distinctifs que d’autres filières telles que lettres, sciences du langage, art ou architecture[46], infirme également l’idée connexe d’un affaiblissement des transmissions intergénérationnelles. S’il apparaît peu contestable qu’un ensemble de « filtres » « transforment les objets, leurs significations culturelles et leurs usages au fil des générations » (Octobre et al., 2011 : 72), il n’en découle pas nécessairement que les nouvelles technologies imposent, plus qu’avant, une « démarche auto-réflexive » (Octobre, 2009b : 2) aux adolescents en quête d’identité. Rejoignant certaines conclusions de travaux menés en Espagne[47] et en France (voir Lopez Sintas et Garcia Alvarez, 2002 : 365 ; Donnat, 2009 : 173), les indices réunis montrent au contraire que les origines sociales, les pratiques familiales et la langue créent les conditions d’attitudes distinctes relativement à la culture, sans que le principe d’une hiérarchie des valeurs s’en trouve affecté.