Corps de l’article

Les big data, le datamining et le profilage, avec l’ensemble des applications d’aide à l’action individuelle et collective qui en découle, suscitent à juste titre des inquiétudes en ce qui concerne la protection de la vie privée dans un environnement capteur d’un nombre grandissant des faits et gestes de chacun, tout comme les formes de gouvernance de plus en plus informées par des algorithmes prédictifs. La captation numérique des attentes et des désirs singuliers afin d’y répondre sous la forme de recommandations de consommation, le couplage d’une transparence des individus et d’une prévision algorithmique du réel et la monopolisation privée d’une connaissance panoptique des comportements sont autant de formes prises par la structuration numérique grandissante des cadres de l’expérience du quotidien. Elles interpellent évidemment la sociologie. Dénonçant les dangers auxquels peuvent mener une accélération numérique non discutée (politiquement et éthiquement) et laissée aux mains de quelques grandes entreprises privées mues par des intérêts de puissance et de contrôle de marchés, une sociologie critique, reprenant les concepts de surveillance et de manipulation, de réification et d’aliénation, de domination et de servitude volontaire, a fort opportunément lancé un certain nombre d’alertes.

Ces avertissements étant posés et, sans les négliger, une position presque inverse sera ici défendue : loin d’entraîner le déclin de l’autonomie individuelle, de soi comme personne singulière capable de réflexivité et en position de faire des choix autonomes et raisonnés, la confrontation renouvelée à une image personnelle purement quantitative et utilitaire (par exemple par des recommandations afin de se distraire ou de consommer davantage, de conseils pour être plus en forme ou en sécurité, de suggestions pour être plus conforme ou performant) peut conduire à une réaction, à une prise de conscience, à un ressaisissement de soi visant à ce que les choix soient non plus seulement guidés par une logique narcissique, utilitaire et quantitative, mais tout autant par des principes de cohérence individuelle, éthiques et moraux qui, in fine, donnent du sens à la vie. Dit autrement : l’expérience de plus en plus fréquente et précise de soi comme simple objet social situé, mesuré et évalué à partir du traitement algorithmique de traces numériques provoque une aspiration nouvelle au décalage et à l’écart vécu comme espace de non-coïncidence et de non-recouvrement du soi-sujet par un soi-objet. De la même façon et sur le plan collectif, on peut penser que la gestion de plus en plus fine et au fil de l’eau à partir de scénarios rentrant dans les clous du probable (issu de la computation prudente d’un maximum de données) ne dispense pas de réflexions sur le souhaitable et le moralement fondé, et donc de délibérations citoyennes et de choix éthiques et politiques.

Il s’agit là, on en a parfaitement conscience, d’une hypothèse optimiste qui a sans doute peu de chances d’être vérifiée en l’état, tant le poids des dangers signalés plus haut laisse d’ores et déjà de fortes empreintes sur nos sociétés, et tant les inégalités dans la distribution des capacités de distanciation, de ressources économiques et sociales, de compétences technologiques et d’appuis à l’action sont importantes. Mais elle a le mérite de réintroduire la figure d’un acteur social pensé comme sujet capable de réflexivité et de discernement dans un environnement visant, convenons-en, à le rabattre sur sa seule condition d’objet social ou de pur consommateur. Elle relève en cela d’un héritage intellectuel et professionnel qui a fondé et forgé la sociologie non seulement comme instrument de mesure et de connaissance des sociétés modernes, mais aussi et tout autant comme conscience de la fragilité des conditions sociales nécessaires à l’exercice des libertés individuelles et collectives. Selon cette perspective, la sociologie est elle-même soumise à une éthique de responsabilité historique qui met son savoir au service de la défense des libertés afin qu’elles puissent s’exercer dans le cadre d’institutions justes et ouvertes.

Méthodologiquement, l’hypothèse proposée repose sur les acquis d’une sociologie de l’expérience et plus particulièrement des usages des technologies de la communication que nous pratiquons depuis plus de vingt ans. Cette sociologie se veut interventionniste en ce qu’elle observe très empiriquement des pratiques, recueille des témoignages, comptabilise des attitudes et repère des logiques d’action, mais conçoit aussi et dans le même temps des stratégies de recherche visant à inciter et encourager les acteurs étudiés à faire preuve de réflexivité et à analyser leur propre expérience. L’extrême individualisation des pratiques numériques fait oublier ce qui, au-delà de leurs singularités, leur est commun. Il faut donc bien évidemment partir de ces pratiques, les capter, les mesurer et les recouper (et les outils numériques peuvent ici être d’une redoutable efficacité), mais tout autant recueillir et discuter ce qu’elles suscitent comme réflexions, conscience et tensions chez ceux qui les portent (et ici seule une approche qualitative et compréhensive permet de le faire). Le mirage d’une computation automatique des comportements comme étant directement sensé (grâce au traitement algorithmique des big data, point qui sera abondamment traité dans cet article) ne doit pas égarer. Aucune méthodologie n’est neutre, toutes relèvent en amont de prises de position épistémologiques. Celle qui pose l’existence d’un sujet social capable de réflexivité et de décision autonomes au-delà de sa pure insertion statutaire comme objet social ou de sa simple condition de consommateur implique que l’on soit attentif non seulement à ce qu’il fait mais aussi à ce qu’il pense, craint ou espère. Observations, entretiens approfondis et enquêtes qualitatives nous apparaissent ici incontournables. Mais des expérimentations, en particulier celles qui visent à confronter les pratiques numériques effectives et les représentations dont elles font l’objet, doivent aussi être imaginées et menées[1]. Les groupes de discussion réitérés (deux ou trois réunions) et, mieux encore, la méthode d’intervention sociologique, nous paraissent les méthodes les plus efficaces, tant pour repérer et décrire les expériences inédites auxquelles certaines pratiques numériques conduisent que pour cerner et nommer les enjeux sociaux auxquels elles renvoient[2].

Réintroduire la notion de sujet revient enfin à prendre position dans le débat portant sur le dépassement ou pas de la modernité. En sciences sociales, le développement de la notion de postmodernité accompagne la crise du modernisme et du progressisme à travers lesquels la modernité avait massivement été vécue pendant près de deux siècles : la rationalisation du monde, les découvertes scientifiques et leurs applications technologiques devaient ipso facto conduire à un monde meilleur. La prise de conscience des « dégâts du progrès » relativise cette vision prométhéenne et suffisante d’elle-même. Mais elle n’oblitère en rien un des fondements de la modernité qui est celui de la raison appliquée à la compréhension du monde. Au contraire pourrait-on dire, en se débarrassant de son idéologie agressive (modernisme), la modernité se révèle pleinement dans son projet de comprendre de façon critique et responsable le monde. Loin de s’épuiser (post), elle se renforce au contraire (hyper). Mais c’est surtout à partir de l’affaiblissement des structures institutionnelles d’encadrement social et de la chute des catégories de l’espoir, partout observables dans les années 1980, que la postmodernité a été pensée. La difficulté à désormais pouvoir s’identifier à la figure d’un sujet collectif synonyme d’émancipation, de liberté, de principes moraux ou politiques, n’est pas vécue par les postmodernes comme une perte, comme un déficit ou un manque, mais comme une chance. Il ne s’agit pas pour eux d’une panne historique, mais d’un arrêt : d’où le qualificatif de « post », qui se refuse de nommer ce qui viendra après, puisque rien n’est attendu. Il est vain d’imaginer autre chose. Il n’y a rien à souhaiter de mieux que le présent. Et ici réside le caractère à la fois pétillant, jouissif et parfois brillant des postmodernes : la description d’un individu libéré du poids d’une conscience historique, de classe ou d’appartenance. À la place apparaît un individu non pas à la recherche d’un monde meilleur, mais du meilleur dans ce monde. Mais il n’y a rien de postmoderne là-dedans, si ce n’est l’attitude qui consisterait à ramasser toute sa vie sur cette attitude opportuniste et consommatoire. Tout d’abord, la modernité pose en effet cette extériorité intéressée au monde. Sur le plan de l’individu, elle renvoie à sa capacité réflexive et à son pouvoir stratégique. Ce que l’on observe n’est donc pas le dépassement de la modernité, mais bien plutôt son approfondissement, son exacerbation et l’extension des problèmes qu’elle pose à des couches de plus en plus nombreuses de la population. Ce mouvement ne vient pas après la modernité : il fait partie de la modernité même. La nouveauté est dans la radicalisation et l’extension de ce qu’elle offrait déjà il y a plus d’un siècle : le mouvement, le choix, l’inédit, la capacité instrumentale à agir rationnellement sur le réel et la faculté culturelle à porter un regard réflexif sur soi-même. Radicalisation et approfondissement au point de devenir « hyper » : hyper mobilité, hyper choix, hyper instrumentalisation, mais aussi et surtout hyper réflexivité[3].

Après avoir succinctement rappelé ce que sont les big data et les critiques qui ont accompagné leur développement, l’accent sera mis sur leurs limites, mais surtout sur l’idée qu’ils n’épuisent en rien la capacité de l’individu hypermoderne à se penser en décalage avec sa métabolisation en profils numériques, pas plus que celle de nos sociétés à délibérer sur leur avenir.

Big data, datamining et profilage : de quoi parle-t-on ?

À la base de l’immense processus de sous-titrage numérique du monde auquel on assiste et auquel on ne cesse désormais de contribuer souvent sans le savoir, réside l’extension asymptotique de ce qui, dans notre quotidien, est digitalisé au moyen des ordinateurs, tablettes, smartphones, capteurs, puces RFID, caméras, senseurs, cartes de crédit, etc. En fait, tout comportement semble digitalisable et des actions, attitudes, consommations, trajets qui jusqu’alors tombaient pour la plupart dans l’oubli sont désormais enregistrés comme traces. Une part grandissante de nos vies est ainsi en voie d’être numériquement stockée (datawarehousing). Pour l’heure, seule une faible partie de cet immense stock est ponctionnée (datamining) et traitée par des algorithmes visant « à les faire parler » sous forme de recoupements significatifs (profiling). L’attribution de propensions à agir de telle ou telle manière en fonction de son appartenance à une grappe de corrélations provenant du datamining ne concerne pour l’instant qu’une infime partie de ce qui est communément appelé big data, mais c’est uniquement des conséquences de ce processus dont il sera ici question[4].

Afin d’illustrer de la façon la plus simple possible ce que l’on appelle les algorithmes prédictifs liés aux big data, voici un exemple (caricatural et imaginaire) appliqué au ciblage publicitaire : soit A = 12 500 personnes ayant acheté des chaussettes rouges le mois dernier en France, B = 22 500 personnes ayant visionné une vidéo relative à la plongée sous-marine sur YouTube, C = 15 500 personnes ayant fait une recherche sur Google en croisant les mots Méditerranée et pollution, et, enfin, D = 12 600 personnes ayant cherché un hôtel pour le début de septembre en Grèce. Un algorithme extrêmement simple détermine que 2200 personnes ont en commun A+B+C et que 1800 ont en commun A+B+C+D. L’algorithme sera prédictif en ce qu’il induira qu’il y a de fortes chances pour que les 2200 – 1800 = 400 personnes n’ayant pas cherché un hôtel en Grèce pour le début de septembre ne soient pas insensibles à une publicité visant précisément à partir en voyage en Grèce. Si l’on remplace D par « ayant commis un délit », alors et d’un point de vue sécuritaire, il y aura tout intérêt à suivre de plus près ces 400 personnes (qui n’ont donc « pas encore » commis de délit…).

Les derniers calculateurs (machine learning) vont plus loin : l’algorithme s’implémente lui-même au gré de ses découvertes, ce qui est un peu rapidement appelé intelligence artificielle (Han et Kamberh, 2011). Pour reprendre l’exemple développé ci-dessus, sur les 400 personnes ciblées comme « probablement intéressées » par une information (pour ne pas dire publicité) sur un voyage en Grèce, il y aura un crash test auprès de 20 de ces personnes en associant une donnée particulière à l’information sur la Grèce et un autre test sur 20 autres personnes avec une autre association. Le score obtenu (feed-back positif : clic sur la publicité, l’alerte ou la notification) sera automatiquement traduit par une distribution du contenu du test gagnant vers les 380 personnes restantes et surtout le calculateur tiendra compte de ce résultat sous forme de donnée discriminante lors d’un prochain calcul. Les profils de plus en plus fins qui découlent de ces apprentissages algorithmiques sont évidemment précieux et à la base de pratiques marketing nouvelles. Des centaines d’entreprises, dont le modèle économique est basé sur le traitement de demandes concrètes (en termes de marchés potentiels ou de renseignement) à partir de données achetées à des data brokers, apparaissent chaque mois.

À ce stade purement descriptif, trois points méritent d’être soulignés. Le premier a trait à l’ampleur du phénomène et à la rapidité de son extension. Dominique Cardon donne une illustration saisissante de l’accélération dans l’accumulation de données : « Si l’on numérisait toutes les communications et les écrits depuis l’aube de l’humanité jusqu’en 2003, il faudrait 5 milliards de gigabits pour les mettre en mémoire. Aujourd’hui, nous générons ce volume d’informations numériques en deux jours » (2015 : 11). Tout le problème a été de mettre au point des calculateurs suffisamment puissants pour traiter ces mêmes données. D’abord orienté (avec une singulière accélération après les attentats de 2001 et la promulgation du Patriot Act) vers le dégagement de « profils à risque » en vue de prévenir des conduites criminelles et des actes de terrorisme, le datamining s’est très vite développé dans le secteur commercial afin de cerner au plus près des profils de potentiels acheteurs, puis par les villes et institutions qui sont massivement en train de mettre en place des outils de traitement algorithmiques afin de réguler des flux et d’anticiper des dysfonctionnements.

Le deuxième point concerne le caractère automatique de la récolte des données. L’essentiel des traces que nous laissons l’est par défaut, « à l’insu de notre plein gré » : rares sont les données que nous fournissons de façon volontaire. Elles sont le plus souvent captées, « aspirées » et extirpées de leur contexte pour rejoindre d’autres millions de données en attente d’être traitées. Ainsi, combien d’abonnés à tel opérateur savent-ils que leur géolocalisation est vendue à telle firme GPS afin que celle-ci puisse commercialiser ses recommandations de parcours (en fonction des densités de carte SIM couplées aux axes de circulation) ? Combien de visiteurs de tel ou tel site savent-ils, qu’en autorisant l’importation d’un cookie afin de profiter des facilités de ce site, ils viennent d’installer un cookie tiers qui pistera leurs activités sur d’autres sites associés ? Combien d’utilisateurs de telle ou telle application ont effectivement lu ce que renferment les quatre ou cinq pages du contrat écrit en un langage juridique difficile d’accès avant de la télécharger ? Les applications pour smartphones sont souvent de très efficaces chevaux de Troie permettant de ponctionner des données qui n’ont rien à voir avec ce pour quoi elles sont faites. C’est par exemple le cas de l’application Brightest Flashlight Free qui permet de faire fonctionner son smartphone comme une lampe de poche en allumant le flash de la caméra. Apparemment inoffensive, cette application a besoin, pour fonctionner, de la localisation du smartphone par GPS, de l’accès aux photos et documents stockés, de l’identité du smartphone et de l’accès à Internet. Comme le note Tristan Nitot (2016 : 98) qui rapporte le fait, on aurait pu penser que, « sachant que ces précisions sont affichées avant d’installer l’application, toute personne raisonnable refuserait d’installer un espion pareil. Pourtant, l’application a été chargée plus de 50 millions de fois. »

Jusqu’à peu, les contextes particuliers et toujours socialement bien définis dans lesquels il était demandé de décliner des informations de nature privée, voire intime, amenaient les usagers à le faire ou pas. Déclarer ses revenus au fisc, parler de ses problèmes cardiaques ou de sommeil à son médecin, montrer ses photos personnelles à ses amis étaient autant d’actions volontaires menées en connaissance de cause. Désormais, ces mêmes données, par exemple son poids ou son rythme cardiaque, peuvent être directement aspirées par des applications associées aux capteurs connectés. Les données semblent inscrites seulement sur son smartphone ; elles sont dans les faits accumulées dans des datawarehouses en attente d’une sollicitation à être croisées avec, par exemple, telle ou telle habitude alimentaire afin de déterminer si une publicité pour un produit anticholestérol ne serait pas la bienvenue. Le problème principal ne réside pas, comme on peut le lire, en ce que des données jusqu’alors considérées comme privées et qui n’étaient déclinées que dans des contextes précis et sous certaines conditions deviennent publiques, mais que leur dévoilement ne soit plus associé à une finalité identifiée (Rouvroy et Berns, 2013). La donnée risque ainsi d’échapper au contrôle de celui qui la produit. Relativement au flou qui entoure le traitement des données et au peu d’inquiétudes que cela suscite, il semble urgent que le droit traite de cette question au même rythme que celui avec lequel les firmes lancent de nouvelles procédures de captation[5].

Enfin, le troisième point est d’ordre épistémologique. Le datamining et son traitement algorithmique introduisent une rupture avec ce sur quoi la sociologie quantitative classique repose : le choix de causes possibles à travers un certain nombre d’indicateurs pour savoir dans quelle mesure certains agissent sur les comportements ou opinions. À cette recherche de causalités finalement basées sur des hypothèses faites par les chercheurs (par exemple l’âge, le sexe, le métier, déterminant tel type de comportement ou d’opinion) est substituée une mise en corrélation tous azimuts, sans hiérarchie ni hypothèse. Improbables ou même inimaginables par un cerveau sociologique classique, des rapprochements entre données n’ayant a priori rien à voir sont effectués par des calculateurs ultra-puissants, le but étant de repérer des régularités, redondances et accointances. La prédiction algorithmique apparaît à l’issue de ces mises en relations improbables de données jusqu’alors impossibles à récolter en raison de leur dispersion et de leur volume[6]. S’appuyant sur ses comportements passés et présents (les traces), les calculateurs ne s’intéressent pas à ce qu’un individu est en tant qu’objet social pas plus qu’à ce qu’il pourrait déclarer, vouloir ou même désirer pour lui recommander des choses à faire : ils se contentent de lui suggérer les choix les plus probables en fonction de ceux qu’il a déjà faits ou de l’amener à s’intéresser à ce que d’autres individus lui ressemblant beaucoup aiment déjà. Derrière l’apparente indétermination et dispersion des comportements individuels vécus sous la forme de liberté individuelle, l’implacable logique du statistiquement probable l’emporte de loin sur celle du théoriquement possible. Ce n’est donc plus le sociologue qui investit le réel à l’aide d’une hypothèse afin de mesurer, avec une méthodologie adéquate et contrôlée, l’écart entre les deux (la connaissance étant alors le récit et l’interprétation de cet écart), mais le réel lui-même qui semble parler directement de son futur sans que nul ne lui ait demandé quoi que ce soit, les socio-informaticiens (computational social scientists) n’apparaissant que comme de modestes accoucheurs. Plus les données brassées sont importantes et non discriminées, plus les prévisions ont de chance d’être exactes (Ayres, 2007). Et c’est émerveillé par les premiers résultats, au demeurant tout à fait probants sur certains segments commerciaux, que le rédacteur en chef de la revue Wired, Chris Anderson, pouvait prévoir « la fin des théories sur le comportement humain, de la linguistique à la sociologie » : « avec suffisamment de données, les chiffres parlent d’eux-mêmes »[7].

Contrairement à ce qui pourrait spontanément alarmer, il importe peu, à ce stade en tout cas, de savoir de qui (identité réelle) émanent les données, qui les a produites et dans quelles conditions. Ce n’est pas la personne prise dans sa complexité pas plus que les motivations qui l’ont portée à produire tel ou tel acte qui intéresse, mais la trace digitale de chacun d’entre eux. Les profils qui découlent de leurs croisements ne sont eux-mêmes pas fixes, mais dynamiques, sans cesse changeant en fonction de nouvelles informations recueillies. Dans ces conditions, il paraît vain de vouloir remonter d’une donnée délivrée par une personne à un profil, car entre-temps, cette donnée aura peut-être été associée à un autre profil. La façon dont ces profils sont ensuite associés à des publicités ciblées, suggestions ou recommandations real-time bidding (enchère en temps réel) démontre leur caractère volatil. Il est donc difficile d’accuser une compagnie de pister une personne en ponctionnant des données la concernant et donc aussi inexact de dire que les big data cherchent à savoir ce que les gens pensent. Ce n’est pas ce que les individus désirent, espèrent ou craignent qui intéresse, mais ce qui dans leur comportement effectif permet d’encastrer une part d’eux-mêmes dans des profils de voyageur, d’auditeur de musique, d’acheteur de voiture, etc. et, bien évidemment, d’y associer un produit ou un service. Ce n’est que dans un second temps, après profilage dynamique, que la prévision (suggestion d’achat, demande de surveillance, recommandations diverses) redescend vers un individu concret (par l’identité de son ordinateur ou de son portable).

Approche critique : érosion de la vie privée, cocooning numérique et douce imposition de la prévision algorithmique

Il y a quelques années, l’algorithme EdgeRank de Facebook faisait le tri parmi les centaines de posts et contenus qui parvenaient à un usager pour ne lui donner à lire que ce qui, en fonction de quelques critères, était retenu comme « devant attirer son attention ». De moins d’une dizaine au départ, ces « quelques critères » (que Facebook manipule avec un algorithme évidemment tenu secret) sont désormais plusieurs milliers (McGee, 2013). Présentant comme une évidence qu’un usager ayant plusieurs centaines d’amis ne peut matériellement pas lire toutes les informations qu’il reçoit, Facebook « l’aide à faire le tri ». Il s’agit non seulement de retenir le plus d’individus le plus de temps possible sur la plateforme, mais aussi d’être de plus de plus précis sur les thèmes attractifs et polarisants pour chaque individu pris individuellement, le contentement étant comptabilisé en nombre de clics, de likes et de temps passé sur un thème. Facebook limite donc délibérément le volume et conditionne, via son algorithme, la diffusion des contenus. D’une part l’usager voit singulièrement réduit ce qui parvient jusqu’à lui (news feed) sans qu’il n’en ait vraiment conscience, d’autre part son attention ainsi aiguisée peut mieux se porter sur des annonces, particulièrement attractives (puisque sélectionnées en fonction de ses goûts et préférences), mais purement commerciales, insérées parmi les messages de ses amis.

Pour nombre d’entre eux, ces algorithmes de recommandation marchent très bien sur des plateformes et à l’intérieur de sites dédiés. Ainsi, plus d’une commande sur trois sur Amazon est désormais passée en tenant compte d’une recommandation faite « en temps réel » par le site lui-même à partir du profil auquel appartient celui qui est en train de… déjà commander quelque chose. Dans une interview, les responsables du programme de recommandation de Netflix estiment que 75 % des contenus visionnés sur leur plateforme ont été choisis à partir des recommandations faites par le site lui-même (Vanderbilt, 2013). Et il en va de même, par exemple, sur Spotify, Deezer ou YouTube. Il s’agit là d’une offre parfaitement adaptée et calibrée en fonction de l’ensemble des traces récoltées (commandes, temps d’écoute ou de visionnage, clics, likes). Le profilage qui en résulte est une sorte de cartographie sans cesse réactualisée des habitus de chacun en matière de goûts et attitudes, fixant ainsi les pratiques dans une sorte de redondance active de laquelle il est d’autant plus difficile d’échapper qu’elle correspond effectivement à de réelles pratiques. C’est ce qu’Eric Schmidt, alors PDG de Google, énonçait sans détour en 2010 : « Le pouvoir de ciblage individuel grâce à la technologie sera tellement parfait qu’il sera très dur pour les personnes de voir ou de consommer quelque chose qui n’aura pas été, d’une certaine manière, taillé sur mesure pour elles[8]. » Il pourrait en résulter une sorte de « cocooning numérique » dans lequel chacun se prélasserait avec satisfaction et sans effort (Jauréguiberry, 2003).

Le mot cocooning a été forgé à la fin des années 1990 par la consultante américaine Faith Popcorn, spécialiste des styles de vie et de consommation et auteure des deux best-sellers, Clicking et The Popcorn Report. Ce mot désigne pour elle « le plaisir de rester confortablement chez soi », celui-ci étant synonyme de « détente, confort et douceur ». Dans un contexte de désinvestissement des mobilisations collectives, d’individualisation des pratiques et de montée du sentiment d’insécurité, il s’est peu à peu chargé d’une dimension rassurante, à la limite de l’infantilisation et de l’automaternage par une écoute bienveillante de soi et une consommation hédoniste. Avec l’arrivée des algorithmes de recommandation, le cocooning pourrait prendre une tout autre dimension : celui d’un environnement qui nous renverrait constamment à nos penchants, goûts et inclinations sous la forme d’agréables suggestions, recommandations ou incitations (Pariser, 2011). Éric Sadin, critique de la raison algorithmique, y voit un retournement de la norme classique qui imposait un registre prescriptif de codes à respecter : « la recommandation algorithmique renverse ou inverse le schéma, laissant les personnes “librement s’exprimer”, érigeant le désir de chacun comme le topos majeur de nos sociétés administré par des systèmes destinés inlassablement à y répondre » (2015 : 142).

Le danger sur le plan individuel, déjà signalé et bien décrit à la fin du siècle dernier en une période de déclin des catégories de l’espoir à collectivement et positivement transformer le réel, serait celui de l’enfermement hédoniste de chacun sur la reproduction rassurante et non questionnée de son habitus, le coupant ainsi de toute velléité de s’en extraire par une confrontation à l’altérité ou à l’inattendu. Non seulement il y aurait enfermement sur soi, mais aussi éloignement de l’espace public et par là même désinvestissement du social comme oeuvre à réaliser, le confort individuel et la recherche du bonheur privé délestant alors d’autant l’action publique (Hirschman, 1983) et le souci de soi l’emportant sur le bien commun (Bell, 1979). Nous serions dans ce cas au plus loin de la figure d’un sujet capable de s’investir dans des actions au nom de principes généraux (Touraine, 1992). Le repli de l’individu dans sa bulle privée ferait baisser d’autant sa capacité d’écoute, de disponibilité et d’ouverture envers les autres, ceux-ci n’étant plus appréhendés, dans l’espace public, que comme purs objets (de séduction ou de répulsion) ou simples statuts (desquels ne seraient attendus que bénéfices ou services), la rudesse publique étant compensée par la recherche d’une sorte de douceur privée (Sennett, 1979 ; Lasch, 1980). Reprenant le thème de l’aliénation de la sociologie critique, certains y voient un danger pour la conscience et la créativité : « Les systèmes de recommandation et de personnalisation sont des machines à broyer la créativité et l’émancipation. Ils circonscrivent la curiosité dans un enclos, l’assèchent en l’abreuvant, surfent sur nos faiblesses d’individus modernes surmenés cédant plus facilement à la tentation d’une comédie abêtissante qu’à l’envie de creuser la filmographie d’Apichatpong Weerasethakul » (Vion-Dury, 2016 : 76).

Sans aller jusque-là, on peut raisonnablement poser la question des effets d’une mise en correspondance de plus en plus étroite entre attentes individuelles et suggestions algorithmiques. Moins sans doute, comme les tenants d’une approche critique frontale, en termes de perte de discernement et d’autonomie, de menace et d’enfermement, qu’en ceux de nouveaux comportements cognitifs qui anticipent les feed-back algorithmiques et les intègrent dans le choix des possibles. L’individu hypermoderne s’attend à être conseillé, n’est plus étonné par la réception des recommandations qu’il reçoit sur son smartphone, des suggestions de restaurant se trouvant alentour en fonction de ses goûts, et trouve tout à fait normal qu’un itinéraire de délestage lui soit proposé sur son GPS. La nouveauté réside en ce qu’il intègre désormais une connaissance de plus en plus fine de ces probables dans le choix des possibles. Cela peut certes diminuer ses capacités à se débrouiller de lui-même dans la nature ou en cas d’avarie des dispositifs techniques (Carr, 2014), mais n’est pas exclusif, on le verra, d’autres types d’informations qui parviennent à lui.

Les limites des big data : saturation, importance du contexte et résilience

À partir du moment où les recherches d’efficacité, de performance, de gain, de bénéfice, mais aussi de reconnaissance, de distraction et de sécurité sont si bien servies par ces technologies et les calculateurs qui sont derrière, qu’est-ce qui peut conduire à s’en distancier ? Car, qui se plaint de se voir immédiatement proposer une chambre d’hôtel correspondant exactement au type de celle qui est cherchée, d’être redirigé en temps réel vers un parcours moins embouteillé, de recevoir une notification informant du retard d’un avion ? Qui se plaint de ne plus avoir à remplir de fastidieux formulaires grâce à d’astucieux cookies, de ne plus être obligé de supporter des heures d’attente pour obtenir certains documents grâce à leur mise en ligne, de ne plus avoir à se déplacer pour acheter certains produits ? Nous nous habituons à être secondés, assistés, guidés par d’agréables suggestions toujours synonymes d’économie de temps, de déplacement, d’efforts et d’aléas. Cette extension d’assistance embarquée (pour l’instant sur les smarphones, mais bientôt par l’intermédiaire de lunettes, bracelets, bijoux et vêtements intelligents) touche désormais des secteurs de plus en plus personnels de notre vie. C’est ainsi que des restaurants nous sont conseillés en fonction de nos goûts culinaires sans que nous ayons eu à explicitement les décliner, qu’une suggestion de destination de vacances « tombe à pic », qu’une cure de vitamines recommandée fait « spontanément écho » à une certaine lassitude physique, que tel morceau de musique, livre ou film correspondant « tellement bien » à nos attentes nous est signalé. Par l’intermédiaire de ces technologies, nous rentrons dans un monde bavard, séduisant et surtout terriblement efficace[9]. Hormis les critiques très intellectuelles qui viennent d’être signalées, force est de reconnaître le peu de mobilisations critiques sur ce thème. Chacun semble s’accommoder de la nouvelle réalité hybride et augmentée qui devient la sienne.

Pourtant, des signes d’exaspération et des conduites de retrait sont perceptibles relativement à des recommandations trop insistantes, des suggestions trop pressantes et des notifications trop fréquentes produites par des algorithmes trop indiscrets. De la même façon qu’il y a toujours un moment où l’on débranche son GPS en voyage pour avoir le plaisir d’errer ou de se perdre (Jauréguiberry et Lachance, 2015), il y a des situations et des circonstances où les incitations reçues sous forme d’alertes sur son smartphone ou bracelet biométrique « à faire encore 5600 pas aujourd’hui pour être en forme », « à vous coucher ce soir à 23 h 40 si vous ne voulez pas rater votre cycle de sommeil », « à ne plus manger de beurre jusqu’à lundi », à lire tel ouvrage ou à visionner tel film, tombent non seulement très mal, mais apparaissent comme intrusives. Il a fallu plus de quinze ans pour que les premières plaintes individuelles relativement à la surcharge informationnelle non maîtrisée générée par les TIC ne débouchent sur un débat collectif sur le droit à la déconnexion. Il y a fort à parier que les actuelles réticences à être guidé de façon un peu trop étroite et pressante par des algorithmes prédictifs suivent le même chemin.

Les premières études menées sur des pratiques de mise à distance sous la forme de déconnexions volontaires aux TIC ont elles aussi, et à leur origine, été confrontées à une apparente contradiction. Massivement vécues comme synonymes d’immédiateté, de sécurité, de connaissances et de relations à portée de clics, d’ouverture et d’évasion, les TIC et en particulier le téléphone portable se trouvaient en même temps être de plus en plus souvent objets de plaintes, de critiques et d’attitudes visant à les mettre à distance. L’hypothèse de la surcharge informationnelle a permis de dépasser cette contradiction. C’est parce qu’il y avait trop de branchements, trop de connexions, trop d’interpellations, trop de simultanéité, trop de bruits et trop d’informations qu’un désir de déconnexion apparaissait. La déconnexion relevait alors d’une volonté de ne pas se laisser aspirer par un tourbillon non maîtrisé d’informations et de communications. Cette hypothèse a largement été vérifiée : le désir de déconnexion apparaît toujours dans des situations de saturation, de trop-plein informationnel, de débordement cognitif, de harcèlement ou de surveillance dans lequel l’individu se sent dépassé ou soumis (Venin, 2015 ; De Gaulejac et Hanique, 2015 ; Felio, 2013). Les déconnexions volontaires apparaissent à partir du moment où le désir de déconnexion va au-delà d’une plainte ou d’une fatigue (« Je suis débordé », « Je n’en peux plus », « Je suis assailli par les appels », « Je croule sous les e-mails ») et se traduit par des actions, des conduites et des tactiques effectives (Jauréguiberry, 2014). Il s’agit par exemple de mettre sur off son téléphone portable dans certaines circonstances ou plages horaires, de déconnecter son logiciel de courrier électronique en choisissant de ne l’interroger que de façon sporadique, d’accepter de ne pas être constamment branché sur ses réseaux sociaux ou de refuser d’être géolocalisable où que l’on soit. Il semble que nos contemporains fassent en la matière preuve d’un savoir-faire de plus en plus original à mesure que les TIC se complexifient. Chacun puise dans son expérience quotidienne pour instaurer des formes de déconnexion adaptées aux situations rencontrées. Toutes relèvent d’une économie de l’attention et mobilisent à la fois un ensemble de règles quasi techniques (par exemple connaissance des potentialités de son smartphone et de ses applications), un art de l’évaluation (en termes stratégiques ou de bienséance) et une capacité d’action (choix). Il s’agit d’articuler différents types d’engagements sous la forme soit de successions (connexion-déconnexion) soit de modulation (déconnexion e-mails, mais pas téléphone, ou déconnexion totale sauf trois numéros entrants, ou filtre visuel, etc.), tout devenant une question de choix et de priorité.

Le même type de comportement est en train d’apparaître pour échapper non plus à un trop-plein communicationnel, mais à un environnement sans imprévus, toujours à l’image de soi et redondant. Les réactions peuvent être passives, en particulier sous la forme d’une habituation cognitive aux alertes, suggestions ou publicités. À force d’apparaître à tout bout de champ, celles-ci perdent de leur pouvoir attractif : leur impact potentiel est désamorcé par effet de saturation. Par exemple, quiconque a visité le site Booking pour chercher une chambre d’hôtel dans une ville sans pour cela faire de réservation sait d’expérience qu’il recevra pendant quelques jours des annonces toutes plus alléchantes les unes que les autres pour séjourner dans un des hôtels de cette même ville. Et il en va de même pour à peu près tout : suggestion de destinations, spectacles, restaurants, achats, recommandations d’activités, de relations, d’amis, etc. Tout cela à la fois interpelle et fatigue. Trop d’insistance produit une érosion de l’attention, une lassitude blasée et, finalement, des conduites de rejet désabusé[10].

À ces attitudes certes passives, mais déjà constitutives d’une distanciation, s’ajoutent, de manière plus active et décidée, des mouvements de réactions exaspérées devant trop d’interpellations, trop d’insistances ou trop de réitérations intrusives. Les gestes rageurs accomplis sur les smarphones, tablettes ou montres connectés en disent alors long sur la dissonance entre les situations vécues et les recommandations reçues. Couper une alerte, gommer une notification, désactiver une suggestion automatique, autant de micro-actions qui se renouvellent de plus en plus souvent et la plupart du temps dans la précipitation. Il y a des moments où des recommandations veulent s’imposer à un individu en fonction de l’un de ses profils activés par sa géolocalisation, la plateforme qu’il visite ou l’application qu’il utilise. Pourtant, elles tombent à plat, car d’autres parts de lui-même sont à ce même moment plus prégnantes pour lui et entrent en conflit ou en tension avec elles. Et ça, l’algorithme ne le sait pas puisqu’il ne s’adresse qu’à un seul profil qui fait fi de la complexité de l’individu qui ne saurait, précisément, être résumé à l’un de ses profils. Les réactions sont alors presque instinctives, de défense d’une intégrité de soi capable de reprendre « en pilotage manuel » la conduite de ses affaires dans une situation complexe et (pour reprendre l’expression très éloquente d’un de nos interviewés) de « couper le clapet de (son) alter ego [numérique] ». La multiplication de ces situations se traduit par une prise de conscience diffuse de la nécessité de maîtriser les flux de données afférentes à l’individu et de relativiser la prétention des algorithmes à constamment guider les vies.

Pour l’heure, force est de reconnaître que ces moments de distanciations pratiques sont plutôt passifs ou de type réactionnel. Si une volonté de contrôle, un droit de regard et de traçage sur ses propres données existent bien, si une maîtrise des outils et dispositifs de captage est souhaitée, il s’agit pour l’instant davantage d’une aspiration que de conduites effectives, d’un désir que d’actions décidées. La raison principale réside dans la difficulté de l’entreprise. Tout simplement, les individus cherchant à se protéger de la surveillance et du traçage ne savent pas vraiment comment faire. Après avoir essayé deux ou trois choses, ils se rendent vite compte que leurs données continuent à fuir par ailleurs et que les recommandations sont toujours aussi présentes. Une sorte de « à quoi bon », de « au fond, ce n’est pas si grave », de « je n’ai pas grand-chose à cacher » et finalement de défaitisme s’installe. Et la seule chose qui reste alors en dehors des sautes d’exaspération est un désir de déconnexion : la pression transitant par les technologies, il y a comme un espoir diffus qu’en bridant celles-ci, celle-là s’en trouvera diminuée. Dans les cas extrêmes de burn-out, le rejet des TIC fait partie intégrante d’attitudes de défenses ultimes qui permettent à l’individu de survivre quand il ne peut plus lutter. Ces cas sont heureusement rares et relèvent moins d’une déconnexion volontaire cherchant à maîtriser des flux télécommunicationnels que d’une déconnexion mécanique visant à ne pas se laisser emporter par un mouvement incontrôlable. À l’image d’un disjoncteur qui saute lorsque l’intensité électrique devient trop importante, la déconnexion est ici purement réactive.

Pourtant des conduites volontaires et raisonnées commencent à se développer. Le Guide d’autodéfense numérique (2014, mais sans cesse réactualisé en ligne) recèle par exemple une multitude de micro-solutions ; Tristan Nitot (2016 : 115-136) décrit sept principes visant à, autant que faire se peut, « reprendre le contrôle » de ses données ; des groupes de hackers s’épaulent pour inventer des détournements ingénieux ; des fonctionnalités de navigateurs visant à contrôler les cookies, à bloquer les publicités et à crypter les échanges connaissent un succès sans précédent. Des extensions et applications d’obfuscation telles que TrackMeNot ou AdNauseam (visiblement trop performante pour Chrome puisque Google a décidé de la bloquer…), consistant à créer un flou systématique rendant le profilage impossible, et des applications comme Privacy Badger ou Random Agent Spoofer, visant à brouiller la récolte des données personnelles, connaissent un certain succès[11].

Mais la plupart du temps, ces mesures sont assez compliquées à mettre en oeuvre et non instinctives. Sans pour cela être seulement accessibles à quelques geeks, elles demeurent très partielles et presque jamais systématiques. On pourrait qualifier ces conduites de résilientes : elles cherchent à « faire avec » sans périr, elles relèvent plus de tactiques adaptatives que de stratégies planifiées.

Enfin, et il aurait peut-être fallu commencer par cela dans ce paragraphe sur les limites des big data, il ne faut pas négliger le fait que les algorithmes peuvent aussi se tromper ou en tout cas se montrer totalement incapables de prévoir certains enchaînements de circonstances. Contre des descriptions alarmantes qu’il qualifie comme « relevant plus de la science-fiction que de la réalité », Dominique Cardon (2015 : 71) rappelle que les algorithmes prédictifs « ne marchent que dans des conditions bien particulières », lorsque « la boucle de rétroaction entre l’information et l’action qui la valide est extrêmement courte : proposer des livres, les acheter ; classer des liens, les cliquer ; indiquer un parcours, le suivre. Lorsque le couplage est plus long, plus incertain, lorsqu’il donne plus de place à une réflexion distante de l’utilisateur, les calculs prédictifs sont à la peine. » Les algorithmes prédictifs connaissent régulièrement des ratés, incapables qu’ils sont de pouvoir improviser en dehors des données qu’ils brassent. Ils sont surtout bien incapables de répondre à ce besoin de curiosité, à cette attente à être surpris, étonné, séduit par la nouveauté et l’inattendu qui caractérise si bien l’individu hypermoderne. Et c’est paradoxalement ce désir d’imprévu, de distraction et de surprise que le fait de rester continuellement branché révèle : l’individu hypermoderne est convaincu que se déconnecter serait synonyme de la perte d’une éventualité, d’une bonne occasion. Les Américains ont créé un acronyme pour désigner cette crainte : FOMO (Fear Of Missing Out). Or, l’advenance s’impose comme un des principes centraux guidant celui qui, délaissant les chemins tout tracés des algorithmes, erre et se perd parfois sur Internet. Par « advenance », il faut entendre ce qui surgit de façon inattendue, un événement qui étonne et qui s’impose sous la forme d’une surprise ou d’une nouveauté. Ce terme est ici chargé d’une connotation positive : contrairement au destin qui peut conduire au malheur, l’advenance n’est jamais suffocante. Elle se contente de surprendre et d’étonner. C’est dans cet affrontement à des contextes inattendus et inimaginables, à des situations extraordinaires que s’exprime l’attraction de l’advenance au détriment du confort de la routine. L’individu se libère provisoirement des contraintes de son environnement premier, immédiat, et remplace pour un temps les lieux rassurants de son quotidien par l’espace éphémère et sans fin de l’espace Internet.

Rappeler ainsi que la volonté de connexion est aussi et peut-être surtout un désir d’évasion, une attente diffuse d’altérité et une espérance de surprise, nous éloigne de la vision totalisante du Web dont le parcours serait par avance balisé. Les chemins de traverse, l’errance, la sérendipité et l’advenance réintroduisent la notion de liberté là où l’aliénation menace, celle de distance et de tension là où l’écrasement sur le même et le programmé ne laisse plus aucune latitude. L’hypothèse ici défendue — optimiste et qui ne demande qu’à être confirmée ou nuancée par des travaux empiriques — consiste à poser que les big data ne parviennent pas à clore l’individu sur lui-même. Ils ne combleront jamais le fossé que la modernité a creusé chez l’individu entre son désir d’être et ce qu’il est ou, dit autrement, entre sa subjectivité et son existence sociale, ce qui conduit à interroger la notion de soi comme sujet.

Soi comme sujet

La notion de soi comme sujet renvoie à la capacité pour un individu de se regarder de l’extérieur et de concevoir sa vie non seulement comme déterminée par son héritage et par son insertion dans un système d’interdépendance et d’assignation, mais aussi comme le produit de sa réflexivité et de sa liberté individuelle.

L’objectivation du monde qu’opère la modernité à partir de la Renaissance (grandes découvertes, sciences et techniques, systèmes politiques sécularisés) concerne aussi l’individu en lui donnant une définition rationnelle de ce qu’il est (statut, rôles qu’il doit jouer, ressources dont il dispose pour agir). La définition de soi comme agent social objectivé, situé, socialisé, doté de capitaux culturels et financiers différenciés n’a cessé d’être approfondie, en particulier par la sociologie dont un point d’aboutissement est sans doute l’oeuvre de Pierre Bourdieu. Or, ce que nous montre de manière particulièrement saisissante toute l’oeuvre de Georg Simmel, c’est que l’individu moderne ne parvient jamais à totalement coïncider avec cette objectivité-là. Certes, il est cela : les structures et organisations sociales ne cessent de l’y renvoyer. Mais il se sent aussi être autre chose ou autrement : une partie de son identité se dérobe, sans cesse rétive à être cernée par une quelconque objectivité. Ce « reste de soi profond » est vécu par l’individu comme intrinsèquement personnel, intérieur, irrécupérable. Il ne s’agit pas d’une nature intérieure (qui pourrait dans ce cas être cernée, nommée et pourquoi pas quantifiée), mais d’un mouvement insaisissable qui lui permet d’expérimenter sa liberté et son autonomie. Dédoublement et réflexivité sont au coeur de la modernité (Touraine, 1992 ; Taylor, 1998). L’individu moderne se « regarde de l’extérieur » pour se penser dans son autonomie comme la société moderne est capable de se « mettre à distance » pour se concevoir comme oeuvre à accomplir. Cette distance critique est précisément la condition d’existence du sujet moderne. Celui-ci n’existe que dans le décalage par rapport à des déterminants extérieurs qui le fondent, que ceux-ci soient liés au corps (ADN et pulsions) ou à la société (normes et rôles). C’est en résistant à ces déterminismes que l’individu, d’objet et d’agent social, devient sujet.

En distinguant l’identité-mêmeté (idem) et l’identité-ipséité (ipse), Paul Ricoeur (1990) se place en continuité de cette approche. Par mêmeté, il se réfère à « l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît une personne » (Ricoeur, 1999 : 146) : ce qu’une sociologie strictement qualifiante pourrait désigner comme statut, rôles et surtout habitus. De son côté, l’ipséité est décrite comme ce qui déborde de la mêmeté, ce qui lui échappe, lui résiste, ce que l’individu éprouve, mais que la mêmeté s’avère incapable d’entièrement recouvrir. L’ipséité prend du champ devant les déterminismes qui fondent le personnage social et renvoie, finalement, à l’inattendu, à l’errance, à la spontanéité et à la créativité. Un des apports principaux de Ricoeur est de montrer que le récit biographique est la seule façon pour l’individu de rendre compte de cette complexité changeante et de faire tenir ensemble mêmeté et ipséité. « Ce que l’on (se) dit de sa vie » est la seule façon de pleinement l’habiter, de l’assumer et de lui donner un sens. Là où Bourdieu (1986) ne voyait qu’« illusion » dans la manière dont les gens « se racontent des histoires » sur eux-mêmes, Ricoeur pose que la narration implique une décentration, un décalage avec soi-même et un espace d’énonciation prenant sa place (au moins en partie) en dehors du même. Le qui parle implique un soi qui ne peut être réduit au même. Le qui est le sujet qui ne peut exister qu’en ce qu’une part de lui-même échappe au même.

Le sujet moderne existe donc dans sa capacité à se penser comme potentiellement autre, en plus ou en moins de ses rôles et statuts, de ses appartenances et assignations. C’est dans ce décalage, dans cette capacité de se situer non pas nécessairement contre (opposé à), mais le plus souvent contre (à côté de) son personnage fait de statuts, d’habitudes et d’appartenances que le sujet se déploie dans sa capacité d’ouverture et d’imprévisibilité, et qu’il prend pleinement conscience de son irréductible liberté intérieure. Ce dialogue de soi à soi conduit immanquablement vers un questionnement éthique : qu’est-ce qui, finalement, rend ma vie, au-delà d’une reconnaissance et d’une réussite sociale, bonne, juste et vraie ? Qu’est-ce qui, dans la succession de mes choix préférentiels paraît non seulement justifié dans l’économie de mes pratiques, mais bon ? Qu’est-ce qui, dans la tension entre l’évaluation de mes actions et l’interprétation de moi-même permet de parvenir à une authentique estime de moi ? On le voit, le questionnement est bien d’ordre éthique. L’estime de soi dépend à la fois de la capacité du sujet à se décentrer dans un effort réflexif sur lui-même, mais tout autant des références à partir desquelles il juge une vie bonne, ce dernier point conduisant à la construction de valeurs universelles et d’institutions justes. L’ouverture dont il est ici question n’est pas seulement celle à soi comme un autre potentiel capable de porter des gestes inédits dans des élans de vie synonymes d’authenticité et de vérité à ses propres yeux. Elle est aussi, rappelle Ricoeur, ouverture aux autres dans leur dimension à porter le même type d’intériorité, d’interrogation et de tension. Elle est la reconnaissance, dans une attitude de sympathie vraie et de spontanéité bienveillante, de la recherche chez l’autre aussi d’estime de lui-même, reconnaissance productrice de sollicitude lorsque celui-ci en est freiné ou empêché. Elle renvoie donc aussi à la responsabilité envers autrui (Lévinas, 1976). C’est dans la reconnaissance réciproque des sujets à se situer au-delà des assignations et des avoirs qui les ancrent dans la distribution sociale qu’apparaît leur possibilité de s’identifier à quelque chose qui les dépasse et qui peut ensuite donner lieu à des engagements collectifs autour de valeurs ou de principes allant au-delà des intérêts individuels ou de la reproduction culturelle.

Hypermodernite, sujet et big data

Que devient à l’heure des big data cette dimension fondamentale de l’individu moderne comme sujet ? L’hypothèse ici posée est qu’elle se renforce tout autant que la dimension instrumentale et utilitaire de ses actions. Et que l’objectivation de soi comme un agent social (que la « mise en chiffre de soi » des big data capte de plus en plus précisément), loin de définitivement rabattre l’individu sur sa mêmeté (pour reprendre le vocabulaire de Ricoeur), l’interpelle au contraire et l’amène à se positionner relativement à cette fidèle description d’une part de lui-même. La notion d’hypermodernité renvoie à la double radicalisation de ce sur quoi repose la modernité : la capacité instrumentale à agir rationnellement et efficacement sur le réel, et la faculté culturelle à porter un regard réflexif sur soi-même.

C’est avant tout par la prise en compte des effets pervers engendrés par la radicalisation de la modernité que l’hypermodernité a été abordée (Aubert, 2003). Par exemple, l’accélération temporelle qui conduit à des situations d’urgence répétées, débouchant à l’échelle collective sur des dysfonctionnements organisationnels ou, à l’échelle individuelle, sur du stress ou des épuisements professionnels. L’accent a été mis sur l’approfondissement de la rationalité instrumentale, sur les capacités décuplées de l’action humaine vers plus d’efficacité, sur la généralisation du mouvement et sur l’accélération du temps. Efficience, efficacité, rentabilité, rapidité, densité et intensité sont recherchées avec obsession et il est certain que les technologies de communication jouent ici un grand rôle. Toutefois, s’en tenir à cette unique vision de l’hypermodernité serait une erreur, car la radicalisation de la modernité concerne tout autant l’autre grand pan qui la constitue : la capacité réflexive qu’elle offre aux individus de pouvoir se penser en extériorité à eux-mêmes.

L’individu hypermoderne est quotidiennement confronté à son personnage social pisté, calibré et métabolisé par les technologies en un ensemble d’indicateurs qu’il lui est demandé de gérer au mieux en fonction d’une vision rentabiliste de lui-même. Celle-ci l’encourage à réussir sa vie, à tout instant et en tous lieux, dans un souci de performance, d’efficacité et de reconnaissance. Démiurge de lui-même, gestionnaire de ses propres ressources, il mesure la valeur de son existence à l’aune de l’intensité que cette même existence lui procure et que des indicateurs évaluent de plus en plus précisément. L’apparente obsession des amateurs de réseaux sociaux à mesurer leur audience semble aller dans ce sens. Ce qui (en partie seulement) est recherché, c’est une visibilité et une attestation extérieure et positive de soi. Le recours quasi systématique à des instruments permettant de comptabiliser et de localiser les visites trahit bien ce désir d’audience : combien de personnes m’ont lu, vu, écouté, « liké » ? Et si le chiffre d’audience n’est pas trop mauvais, alors démonstration est faite : j’existe bien aux yeux de tous ces visiteurs et je suis donc, finalement, célèbre.

Le succès exponentiel des instruments de mesure de soi (quantified self) est un autre bon indicateur de ce phénomène visant à se mesurer pour se rassurer ou s’évaluer dans un souci de performance. Les fabricants d’appareils de captation biométrique et d’applications associées surfent sur ce souci, comme dans l’exemple de ce bracelet connecté : « Les pas, la course, la nage, les calories et le sommeil, le Withings Go mesure tout ce qui compte. Il reconnaît automatiquement toutes vos activités sportives et déclenche l’analyse du sommeil dès que vous vous mettez au lit. Tout ce qu’il vous reste à faire, c’est de le porter. » En véritable coach, l’application propose « récompenses et conseils personnalisés pour mieux progresser et rester motivé » (extrait d’une publicité en ligne sur ce produit). La même chose est déclinée avec les trackers d’activité physique, de poids, de sommeil, d’autres marques comme Fitbit, Jawbone ou Garmin.

Poussée à son extrême, cette logique instrumentale de soi peut conduire à deux issues négatives. Soit la vie se referme sur elle-même en une série d’habitudes et d’attitudes à la fois conformistes et insouciantes que seul le sentiment de sécurité, de performance ou de jouissance éphémère peut amener à apprécier, soit la recherche du mieux se révèle en définitive décevante, car l’écart vécu entre l’idéal visé (qui procède toujours d’une injonction sociale, en l’occurrence « être bien, reconnu et performant ») et la réalité constatée est trop important : rares sont en effet ceux qui possèdent les ressources à la hauteur de leurs espérances et les capacités nécessaires à la réalisation des performances escomptées. C’est parce que ces deux perspectives extrêmes menacent l’individu hypermoderne dans ses capacités à se penser autrement que selon une pure logique instrumentale, utilitaire ou hédoniste que des réactions apparaissent. Devant trop de conseils avisés, de suggestions à agir de telle ou telle façon, d’incitations à être plus efficace, d’alertes et de notifications, devant une sorte d’assistance continue à la performance, des mouvements de lassitude, d’exaspération ou d’inquiétude sont observables. Tous visent à réintroduire une extériorité à partir de laquelle l’individu peut se penser autrement que comme une simple cible. À la radicalisation de la rationalité dans sa traduction instrumentale et manipulatoire répond celle de la conscience du sujet dans son exigence de liberté et d’autonomie.

Pour continuer avec le même exemple : dans le pire des cas, le quantified self peut conduire à un enfermement sur une quête obsédante soit de normalité soit de performance. Mais il n’est nullement exclusif d’une réflexivité critique. Ainsi, dans une enquête auprès de pratiquants du quantified self, Anne-Sylvie Pharabod, Véra Nikolski et Fabien Granjon (2013 : 115) observent que, « loin d’opposer une culture du chiffre à celle du sens (…), notre terrain montre une hybridation entre les deux logiques, une intrication forte entre mouvement d’objectivation et appuis subjectifs : la mesure d’états ou d’activité par des instruments ou des outils d’enregistrement s’articule avec la mobilisation d’une connaissance subjective de soi plutôt qu’elle ne s’y oppose ». Bien plus, c’est parfois l’écart entre la mesure (objective) et l’éprouvé (subjectif et sensitif) qui questionne, convoquant par là même une attitude réflexive. De nombreux actes de déconnexion (toujours éphémères, partiels et situés) aux TIC relèvent de ce type de réaction (Jauréguiberry, 2014). Lorsque la mesure de soi est vécue comme trop contraignante, lorsque le sentiment de n’être plus qu’un agent devant sans cesse tendre vers la performance l’emporte sur le projet initial de simplement s’améliorer, lorsque les suggestions, conseils et recommandations « sur mesure » renvoient sans surprise à du déjà-attendu, des réactions visant toutes à se « ressaisir de soi-même » apparaissent. Elles impliquent toujours une prise de distance et une mise à l’écart souvent expliquées par la défense d’un temps à soi dans un contexte de mise en synchronie généralisée, par la préservation de ses propres rythmes dans un monde poussant à l’accélération et à la performance, par le droit de ne pas être dérangé dans un environnent télécommunicationnel intrusif, et par la volonté d’être tout à ce que l’on fait dans un entourage portant au zapping et à la dispersion. L’attente, l’isolement et le silence, longtemps combattus, car synonymes de pauvreté, d’enfermement ou de solitude réapparaissent dans ce cadre, non plus comme quelque chose de subi, mais de choisi. S’ouvre alors un moment ou une période de dialogue de soi à soi, de réflexivité, de confrontation avec le sens de sa vie et de retrouvailles avec son intériorité.

Moments de subjectivation et éthique

Cette expérience de l’intériorité et de dialogue de soi à soi n’est jamais simple. Elle se pose en tension avec les logiques de reconnaissance et de gain qui motivent la connexion et la quantification de soi. Dans ces moments de prise de distance, il n’y a en effet plus d’e-mails, plus d’appels ou plus de réseaux sociaux pour attester de son existence aux yeux des autres, plus de tweets ou d’Internet pour informer de la marche de ce monde ! Plus de capteurs et plus de senseurs pour connaître l’état de son corps, plus de likes sur Facebook, plus de followers sur Twitter, plus de compteurs sur YouTube pour mesurer sa notoriété. Il n’y a plus de stimulations extérieures, plus de notifications, plus de distractions et d’occupations immédiates. Il n’y a plus rien en dehors des seules empreintes que tout cela a laissées sur soi et qu’il s’agit justement d’ordonner afin de leur donner du sens. Dans cette mise en extériorité de soi-même, plus aucun système expert, plus aucun algorithme, ne peut nous venir en aide. La dimension hypermoderne de cette démarche réside en ce qu’elle est vécue sous la forme d’une épreuve : celle de se retrouver seul, vide, sans ressource ou sans but, car, contrairement à la situation historique dans laquelle la modernité s’est développée, l’individu hypermoderne ne peut plus compter sur une instance immédiatement pourvoyeuse de sens ou sur des catégories de l’espoir immédiatement mobilisables (les « grands récits » : Lyotard, 1979). Ces moments de subjectivation ne sont pas de tout repos, car devoir faire face au sens de son existence est toujours périlleux et implacablement angoissant quant à son issue. Ce n’est en effet pas seulement la curiosité ou l’espoir d’advenance qui motive ceux qui, dès qu’ils ont cinq minutes, pianotent sur leur clavier. Et ce n’est pas seulement l’ennui qu’ils fuient ainsi, mais aussi et tout autant la béance de questions existentielles et l’angoisse qu’elles suscitent. Les TIC sont d’incroyables machines à occuper son temps, à combler tout temps mort en stimulant, informant, instruisant ou distrayant. Mais dans une perspective pascalienne, il est aussi possible de dire qu’elles sont à la mesure de la soif de divertissement de l’homme qui fuit ainsi des questions existentielles ou plus simplement celle du sens de sa vie[12]. Autant le cocooning numérique peut s’avérer rassurant, mais au prix du recouvrement de soi par l’ensemble de ses profils et donc du renoncement à s’éprouver comme autre que soi-même, autant les moments de déconnexion sont potentiellement inquiétants, mais au bénéfice d’une pure liberté à questionner sa vie et à lui chercher un sens.

C’est toutefois moins de cette introspection fondamentale liée à la condition humaine et débouchant sur une quête existentielle ou spirituelle dont il est ici question que d’une mise en réflexivité peut-être plus banale, mais beaucoup plus pressante. Celle dictée par l’impératif intérieur de « faire un peu d’ordre » dans sa vie, d’y « voir un peu plus clair », de « faire le point » et de se poser la question, tout simplement, de savoir qu’est-ce qui, in fine, donne du sens à ce que nous faisons. En l’absence de règles morales immédiatement mobilisables pour guider ses actions et sa réflexion (le seul mot d’ordre de nos sociétés oscillant entre « soyez efficace et faites-vous plaisir » ou entre « montrez-vous performant et profitez-en »), quiconque se place dans cet espace réflexif se pose immanquablement des questions d’ordre éthique : ma vie est-elle bonne, juste, vraie ? Il ne s’agit pas de réflexions sur les conditions de réussite de l’action, mais sur son sens. Ces questions apparaissent avec d’autant plus de force qu’elles placent brusquement des pratiques qui occupent en général une grande partie du temps en porte-à-faux : sans justification ultime, elles risquent de s’écrouler.

Ces moments de pensée distanciée n’ont rien d’habituel ou de banal. Il ne s’agit pas d’un état, mais d’un mouvement de dégagement la plupart du temps provoqué par des événements déclencheurs ou des situations qui interpellent. L’hypothèse ici défendue est que la condition de l’individu hypermoderne qui le renvoie de plus en plus précisément et selon des registres de plus en plus divers à une définition de lui-même comme objet, simple agent ou cible, augmente d’autant ces moments. Les big data ne classent plus les individus selon des catégories sociales « classiques » (âge, sexe, statut, etc.), mais les désignent dans leurs spécificités idiosyncrasiques. L’interpellation est individuelle et repose sur une mesure exacte de comportements singuliers. La mise en miroir de ces comportements ne cesse d’interroger l’individu sur l’efficience de ses actions d’un point de vue pratique, mais aussi éthique. La prise de distance du sujet moderne l’amenait déjà à questionner son insertion sociale, ses rôles et ses statuts, cette mise en réflexivité produisant à son tour conformité ou au contraire révolte (individuelle ou collective) contre un destin vécu comme une injustice ou comme une forme d’exploitation. C’est beaucoup moins aux catégories sociales auxquelles il appartient qu’est désormais renvoyé l’individu hypermoderne qu’à une définition éclatée de lui-même dans ce qu’il fait et consomme. En somme, son existence se trouve rabattue sur son habitus décliné en de multiples profils dont les recommandations et suggestions attestent la pertinence. C’est relativement à l’enfermement de soi sur ces profils pour en proposer une meilleure efficience selon une pure logique instrumentale (et la plupart du temps marchande) qu’une réaction apparaît.

Les algorithmes ne sont pas programmés pour être éthiques, mais efficaces. Ils ne se posent pas la question du bien, du bon ou du vrai. Toutefois, leur présence au moment de faire des choix est de plus en plus fréquente. C’est pour cela que plus il y aura d’algorithmes, plus il y aura besoin d’éthique : au nom de quoi fais-je ce choix ? Il ne s’agit pas seulement pour l’individu hypermoderne d’échapper au captage de ce qu’il fait afin de préserver une intimité ou des données personnelles (le droit au secret, à la relative disparition et la défense d’un espace privé étant en la matière essentiels), mais aussi et surtout d’affirmer sa capacité de décentration qui permet justement le déploiement d’une posture éthique. Les conséquences sociales sont directes : les questions de responsabilité et de justice sociales ne peuvent être posées et leurs résolutions débattues que si, au préalable, un espace de doute, d’interrogation et de recherche existe en chacun de nous. Et de façon corolaire, seule une société offrant aux individus des conditions dignes d’autoréalisation peut permettre à chacun d’expérimenter une reconnaissance sociale conduisant à une réelle estime de soi (Honneth, 2006).

Ainsi, et pour ne prendre qu’un seul exemple en continuité de celui déjà abordé du quantified self : la capture de son rythme cardiaque, de son poids ou de son activité physique peut sans doute conduire à une meilleure hygiène de vie. Mais la transmission de ces données pose problème. D’abord celui de son caractère volontaire ou pas. Or, il y a de fortes chances pour que cette transmission soit associée par défaut au chargement de l’application ou du pilote. Même si cet automatisme est légal, le design même de son explicitation (contrat de plusieurs pages dans un langage abscons) questionne la dimension éthique de l’entreprise, surtout si celle-ci revend ces données[13]. Ensuite, le fait de devoir ainsi faire face à sa mesure pose la question de la normalité attendue. Qui la fixe ? Est-ce l’individu en fonction de son seul ressenti et des affects que cette gestion peut susciter en lui ? Ou est-elle suggérée, voire imposée, par un algorithme ? Enfin, si l’on accepte de transmettre nos mesures biomédicales dans un souci individuel de suivi et de conseil, parce qu’il peut paraître amusant et motivant de comparer ses propres mesures à celles d’autres personnes effectuant la même démarche ou encore pour pouvoir bénéficier d’un bonus d’assurance, il faut aussi se poser la question de ceux qui, eux, ne trouveront pas ça amusant du tout, car les désignant comme trop gros, physiquement peu actifs, mangeant trop gras, etc., et les conduisant à payer des malus sur leur assurance. Divulguer ses données personnelles, sous le prétexte que l’on n’a rien à cacher et que tout va bien, revient à désigner ceux qui s’y refusent comme des suspects et donc potentiellement dangereux pour la société. Le problème réside en ce que cette responsabilité n’est pas évidente : le lien entre la transmission de données médicales qui sont excellentes à son assureur et l’augmentation de la police d’assurance de celui dont les mêmes données sont jugées mauvaises n’est pas visible. Seule une prise de conscience y conduit et déclenche un débat, dans ce cas, sur qui supporte le coût des assurances et, en définitive, sur le modèle de solidarité souhaitée.

Ce qui se joue dans ces multiples décalages, c’est le passage d’une réflexion pour soi (sous le regard unique de soi-même) à une réflexion sur soi (sous le regard multiple des autres). Dans la société hypermoderne et face aux big data, ces deux formes de réflexion finissent parfois par se confondre dans des pratiques concrètes. Cela s’explique en grande partie par la mutation récente, mais importante, du rôle de la reconnaissance dans la vie de chacun (Honneth, 2000). Il ne s’agit en effet plus tant, pour l’individu contemporain, d’exister dans le regard des autres qui lui assignent une place, un statut et des rôles. Même s’il demeure indispensable et important, son objectif n’est plus seulement d’obtenir une validation par l’extérieur de son statut social, de ses performances et finalement de son pouvoir. Il s’agit aussi pour lui d’obtenir une reconnaissance et une validation morale de ses actes, pensées et attitudes afin qu’il puisse à la fois considérer sa vie comme non seulement réussie mais bonne, et expérimenter une réelle estime de soi.

Conclusion

D’un côté, l’objectivation du monde, la rationalisation de la vie, l’instrumentalisation du réel. Ici, les big data se révèlent être de très efficaces outils de gestion des contraintes temporelles, spatiales et relationnelles. Leur manipulation permet de mieux utiliser le réel objectivé selon une logique d’action instrumentale et rentabiliste : économie de temps, meilleure coordination des activités, accélération des échanges, gestion des flux, superposition des tâches, contrôle à distance, etc. La dispersion, la complexité et le changement perpétuel qui en découle ne doivent pas être trop hâtivement interprétés comme une crise de la modernité rationalisante et comme une entrée dans une société postmoderne tourbillonnante ou purement adaptative. Il y a certes une accélération des changements, mais ceux-ci sont toujours effectués dans un souci de rationalisation du réel, de rentabilisation des situations et de densification de l’existence de chacun.

D’autre part, la réflexivité individuelle, les moments de subjectivation, la recherche de l’authenticité. Ici encore, les big data entrent en résonance avec les attentes de l’individu contemporain mais d’une manière détournée. En l’obligeant à faire face de plus en plus souvent à des images de lui-même par des mesures, qualifications et recommandations individualisées, ils ne cessent de le mettre en extériorité de lui-même, l’amenant par là même à une recherche de sens. Bien sûr, à force de se mirer dans des écrans réfléchissants, l’individu peut s’y noyer narcissiquement. Mais, nous l’avons vu, ses capacités d’autonomie, de créativité, de sensibilité et de responsabilité éthique peuvent aussi s’en trouver renforcées. Il n’est pas trop optimiste de penser qu’il pourrait en résulter un renouvellement des modes d’expression de soi, un renforcement de pratiques éthiques visant à appréhender les autres sous un angle autre qu’utilitaire, ou encore des mobilisations collectives de défense des principes mêmes d’autonomie et de dignité relativement à des appareils de pouvoir dont le but est le contrôle intéressé des vies.

Si l’on accepte de considérer la sociologie comme le produit de la modernité, on voit bien l’enjeu qui, en filigrane, transparaît : celui d’une sociologie capable de relever le défi d’une radicalisation de la modernité elle-même, celui d’une sociologie de l’hypermodernité. Participant pleinement à la réflexivité de nos sociétés pendant plus d’un siècle, la sociologie s’est à la fois pensée comme un instrument de mesure et de connaissance, et comme conscience de la fragilité des conditions sociales nécessaires à l’exercice des libertés individuelles et collectives. Que deviennent ces deux prétentions à l’heure des big data ? Celle de la mesure et de la connaissance peut s’en trouver singulièrement renforcée : à condition toutefois de ne pas tomber dans le travers de penser que le réel numérique est tout le réel. La sociologie, avec un siècle d’acquis méthodologique et de précautions épistémologiques, doit précisément se situer entre les deux.

C’est sur la seconde prétention qu’il faut mettre l’accent, car moins évidente. Lorsque les big data guident les choix dans le sens d’une seule prise en compte de l’existant, ce sont les notions de projet et d’utopie qui risquent de perdre de leur importance au nom de l’efficacité ou de la facilité. L’hypothèse que nous venons d’exposer sur le renforcement de la réflexivité des acteurs devant le miroir des big data qui ne leur renvoie que le reflet d’eux-mêmes comme objets ou consommateurs est optimiste, nous en convenions dès l’introduction. Car à l’inverse, ils peuvent s’y enfermer, s’y complaire voire s’y perdre. De la même façon, l’absence de ressources, le déficit de liens et « le manque de supports objectifs pour accéder à un minimum d’indépendance, d’autonomie, de reconnaissance sociale qui sont les attributs positifs que l’on reconnaît aux individus dans nos sociétés » (Castel, 2004 : 123) posent la question de ce que Robert Castel appelle « les individus hypermodernes par défaut » (Castel, 2004 : 119-128). Caractérisés par le manque, l’absence et le déficit, ces individus n’ont pas accès à suffisamment d’assise sociale pour leur permettre de se situer dans la société et donc encore moins d’en contester des modes de fonctionnement au nom de valeurs à partir desquelles ils pourraient expérimenter une estime de soi.

Mais cela n’empêche en rien de défendre une sociologie faisant le pari d’une hypermodernité n’ayant pas renoncé à l’espoir d’un monde meilleur et de principes éthiques partagés, et non d’une postmodernité gestionnaire délestée du poids d’une conscience historique ou sociale. Son programme et sa responsabilité sont alors de repérer les zones de l’existence sociale où se noue cet enjeu. Rapportée aux big data, il s’agit, pour cette sociologie, de concrètement déterminer en quoi et comment leur manipulation peut conditionner les cadres de l’expérience sociale des individus et l’étendue des possibles organisationnels afin de prévenir des potentiels dangers et de participer, inlassablement, à la promotion d’institutions ouvertes et justes permettant l’autoréalisation de chacun.