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En France, la politique culturelle déployée après la Seconde Guerre mondiale en matière de spectacle vivant a abouti à la création d’un réseau de diffusion du théâtre sur l’ensemble du territoire. Des valeurs de lutte contre les inégalités d’accès à la culture, tenant compte des différences de répartition géographique de l’offre culturelle, ont inspiré le ministère de la Culture depuis sa création. Elles ont joué un rôle déterminant dans la mise en place d’une politique de l’offre, caractérisée par la construction d’équipements culturels sur le territoire (Friedberg et Urfalino, 1984). Sous l’impulsion du Ministère, les collectivités territoriales, et principalement les villes, ont amplifié cette politique en s’attachant, à chaque échelon, à créer, elles aussi, de nombreux lieux spécifiques pour produire et accueillir le spectacle vivant en pleine expansion (Saez, 2004). Parfois labellisés en retour par le ministère de la Culture sous forme de scènes nationales, de scènes conventionnées, et plus récemment, de Centres nationaux des arts de la rue (CNAR) ou encore de pôles nationaux des arts du cirque, ces lieux sont venus compléter le réseau des Théâtres nationaux, des Centres dramatiques nationaux (CDN) et régionaux (CDR), puis des Centres chorégraphiques nationaux (CCN) et des Centres de développement chorégraphique (CDC)[1].

À ce « réseau primaire », essentiellement centré sur le théâtre et la danse et reposant sur des scènes labellisées, s’adjoint un « réseau secondaire » (Sinigaglia, 2013) prenant appui sur l’initiative de collectivités locales ou sur l’engagement d’acteurs privés (souvent sous forme associative) et bénéficiant de financements publics[2]. La création de ces réseaux de diffusion du théâtre en France a conduit au développement d’un champ professionnel augmentant la spécialisation et la différenciation des professions artistiques, techniques et administratives (Dubois, 1999). En atteste la multiplication des formations spécialisées pour tous les métiers du spectacle, en particulier administratifs (Martin, 2008).

Mais tous les lieux de spectacles n’ont pas exactement les mêmes missions ni la même économie. Les CDN notamment, dirigés par un metteur en scène, sont conçus de façon explicite comme des outils au service des créateurs et constituent « des opérateurs clés du financement des spectacles » (Barbéris et Poirson, 2013 : 55)[3]. Alors que les scènes nationales et scènes conventionnées sont davantage orientées vers la diffusion. Il reste toutefois que chaque structure labellisée doit remplir un double objectif qui consiste d’une part, à favoriser la création en participant à la production des oeuvres, en accueillant les équipes artistiques en résidence et en prospectant de nouveaux créateurs, et d’autre part, à permettre la rencontre entre ces oeuvres et un public, le plus nombreux possible et le plus diversifié.

Les récentes recherches ont exploré avec minutie l’organisation des théâtres, en s’intéressant à la division du travail entre différents corps de métier (Bense Ferreira Alves, 2006), à la tête desquels siègent les programmateurs (Dutheil-Pessin et Ribac, 2017). Elles ont aussi accordé toute leur attention aux trajectoires professionnelles des artistes les fréquentant — comédiens (Menger, 1997 ; Paradeise, 1998), danseurs (Rannou et Roharik, 2006 ; Sorignet, 2010) — aux acteurs centraux du théâtre public que sont les compagnies et les metteurs en scène (Proust, 2006) ou encore aux transformations des relations d’emploi (Menger, 2005 ; Pilmis, 2013) en montrant comment a triomphé l’organisation flexible par projet. Toutefois, aucune étude ne porte intérêt à la manière dont les artistes, amenés à fréquenter ces lieux de création, de production et de diffusion de leurs oeuvres, évaluent — attribuent de la valeur à — un théâtre. Autrement dit, quels sont les dimensions et les critères mis en avant par les professionnels pour évaluer ces lieux ? Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que l’approche de la dimension du travail artistique ignore généralement le lien que les artistes entretiennent avec les théâtres en tant qu’outil de travail et acteur de sa valorisation. Dans une conception pragmatique des valeurs (Dewey, 2011), prendre au sérieux l’expérience des artistes invite à considérer leur jugement sur les lieux, non pas comme pure subjectivité, mais comme étant articulé à des situations et des contextes sociaux.

À l’appui d’une enquête qualitative, il s’agit de saisir ce qu’est, pour les artistes, un « bon » théâtre. Les 38 artistes interviewés entre 2009 et 2012 ont traversé ces lieux, entendus au sens large comme espaces de création, de production et de diffusion de spectacles (voir Annexe méthodologique). L’enquête entendait donner la priorité aux metteurs en scène et aux chorégraphes, c’est-à-dire aux créateurs porteurs de projets et à la direction de compagnies, ainsi qu’à leur hétérogénéité socioprofessionnelle. Ils sont ainsi parfois également comédiens, danseurs, auteurs, mais peuvent aussi être ou avoir été directeurs de lieux relevant de réseaux différenciés (lieux associatifs ou scènes labellisées). Ils appartiennent à des générations différentes : certains, en fin de carrière incarnent les figures de la décentralisation dramatique (Abirached, 2005 ; Glas, 2016), d’autres, commencent leur carrière dans un contexte où le soutien du Ministère est plus difficile à obtenir et surtout à conserver. Nous avons choisi d’interroger essentiellement des artistes dont la trajectoire est liée aux théâtres subventionnés, mais leur parcours professionnel peut parfois avoir croisé de manière plus ponctuelle le théâtre privé. De la même manière, si tous les artistes sont engagés dans un travail professionnel, leur niveau de reconnaissance au moment de l’étude reflète les inégalités spectaculaires du secteur (Menger, 2002). Autrement dit, si certains relèvent de « l’élite », pour reprendre les termes de D. Layder (1984), et sont programmés dans des lieux réputés sur le plan national, voire international, d’autres font partie de « la masse » et fréquentent surtout des lieux très polyvalents et techniquement peu équipés[4].

Ainsi, cet article se propose d’éclairer le rôle joué par les théâtres dans l’organisation de la profession, en tant qu’acteur engagé dans un « système d’intermédiation » (Jeanpierre et Roueff, 2014). En effet, les théâtres contribuent à la valorisation et à la sélection sociales des créateurs et de leurs oeuvres sur le marché du travail artistique. En ce sens, ils sont bel et bien le « creuset de la professionnalisation » et le « centre de gravité du marché de l’emploi » (Menger, 1997 : 207). Si le nombre de lieux de diffusion a augmenté, le nombre de compagnies et de spectacles créés a lui aussi connu un essor important. Ce marché administré peut être caractérisé de structurellement déséquilibré, par une organisation en « goulet d’étranglement » (Urrutiaguer et al., 2011 : 9) avec de très nombreuses compagnies en amont de la filière et seulement une minorité d’entreprises, en particulier, de diffusion en aval de la filière[5]. En ce sens, les théâtres constituent un outil important de régulation de l’activité artistique, sans que ne soient suffisamment interrogé son mode et sa diversité d’action, ainsi que son impact sur les modalités de l’activité et des carrières artistiques. Privilégier cette entrée analytique permet d’aborder les modes de collaboration qui s’instaurent entre artistes et théâtres, les représentations et les modes d’organisation du travail qui les lient. Elle promet surtout de renouveler la lecture qu’il convient d’avoir de la responsabilité sociale des théâtres. Celle-ci ne se réduit pas à une responsabilité en termes de fabrication des publics, ou encore de renouvellement de la création, mais embrasse aussi les conditions de production des oeuvres et des artistes ainsi que la valorisation de leur travail et de leurs carrières, à même de renseigner sur la structuration du secteur. Tout d’abord, nous dégagerons les trois grandes dimensions que révèle l’évaluation des théâtres par les artistes : jugés tour à tour, en tant qu’outil de travail au service de la création et de la production, partenaire d’une carrière incertaine favorisant l’intégration professionnelle et intermédiaire maintenant l’accès à un réseau propice à l’accélération d’une carrière. Puis nous montrerons que ces trois dimensions ne sont pas exclusives les unes des autres et ne dessinent pas une hiérarchie verticale parfaite entre les théâtres. Au contraire, le rôle d’un théâtre varie en fonction de l’étape du processus de production d’une oeuvre mais aussi des contingences inhérentes à des carrières artistiques discontinues.

1. le théâtre comme outil de travail : la dimension matérielle et technique du lieu

Lorsque les artistes s’expriment sur ce qu’est un « bon » théâtre, ils l’envisagent d’abord sous l’angle d’un outil de travail. Le théâtre constitue donc un lieu de création ou de production, c’est-à-dire un espace de travail adapté (qu’il s’agisse de la scène, de la salle, ou de l’équipement matériel du plateau), capable de mobiliser tous les acteurs (personnels technique et administratif) nécessaires à la réussite de l’oeuvre. Ce qui apparaît essentiel aux artistes est la mise à disposition d’un instrument technique performant, mais aussi d’une compétence humaine qui garantit son efficacité pour la production et la diffusion de l’oeuvre, soit « un théâtre en ordre de marche », pour reprendre l’expression du directeur du théâtre indépendant de l’Aventure[6].

En tant qu’espace de travail, le théâtre est apprécié pour sa capacité à accueillir « confortablement » et « dignement » l’artiste et à préserver ainsi son investissement dans la création artistique. L’appréciation des conditions matérielles et techniques est d’autant plus importante que les artistes sont associés ou en résidence dans le théâtre, peu de compagnies de théâtre disposant d’un lieu propre. La phase de création représente en effet « un moment de fragilité », l’activité de création étant par nature incertaine, l’entourage dont l’artiste dispose est alors un élément déterminant de l’élaboration de l’oeuvre.

Au contraire, de « mauvaises conditions de travail » influent en retour sur la qualité du spectacle : « tu fais mal ton travail », insiste Élizabeth, metteure en scène (40 ans). Car l’activité de création ne peut jamais être totalement détachée du lieu dans lequel elle se déroule. Les conditions techniques du lieu doivent pouvoir servir le spectacle, qu’il s’agisse des qualités d’acoustique ou des contraintes d’un plateau, par exemple, mais aussi du personnel dédié à l’accueil de l’artiste qui, par sa présence et sa compétence, s’avère plus ou moins facilitateur. Ainsi, Arthur, jeune danseur de 24 ans qui a connu un début de carrière fulgurant et qui aujourd’hui expérimente les représentations à une échelle plus locale, explique :

Danser dans un théâtre, c’est plus agréable que de danser dans une salle communale parce que […] tu te retrouves à danser sur un espèce de parquet hyper dur, donc ça fait mal parce que ce n’est pas fait pour danser […] il n’y a aucun accueil technique, […] et donc toi, tu es livré à toi-même, vraiment tu dois te débrouiller pour tout faire […]. Pas de loges, rien du tout, […] d’habitude, on t’accueille dans un lieu, là, on le met à disposition.

L’aménagement culturel du territoire, impulsé par André Malraux, et qui s’est accentué avec la décentralisation, a permis d’organiser un maillage de lieux techniquement performants et a conduit à une augmentation des exigences techniques des artistes (et sans doute du public), mais aussi à une forte spécialisation et division des tâches dans les métiers du spectacle, composante essentielle de la montée en professionnalisme. Ces critères sont particulièrement intériorisés par ces artistes qui ont souvent une idée précise de ce que peut offrir un « vrai » théâtre, un « bel équipement ». Il est ainsi acquis, pour la plupart d’entre eux, qu’aujourd’hui, on ne fait plus du théâtre dans une salle polyvalente « parce que ce n’est pas marrant de jouer dans une salle des fêtes où on n’entend rien, où on ne voit rien… […] ces fameuses salles polyvalentes qui sont des espèces de fours sans âme, à l’acoustique dégueulasse », explique Gérard, 60 ans, metteur en scène, qui dispose de son propre théâtre.

À l’inverse, un théâtre labellisé est considéré comme « plus confortable que le privé », « un outil de travail incroyable puisque c’est une des plus grosses scènes du territoire », « un lieu à la disposition de l’artiste » lui permettant de se consacrer à sa création ; plus encore, lorsqu’il s’agit d’une production déléguée, qui se traduit par la prise en charge de l’administration de la production. En particulier, dans une économie de redistribution des subventions publiques, l’un des enjeux cruciaux pour le développement des compagnies est leur accès aux subventionnements indirects par, notamment, des apports en coproduction (qui relèvent des missions des CDN et des scènes nationales) et des achats en diffusion, voire les préachats de représentations. Toutes ces formes de contrats, avec des niveaux différents d’engagement, permettent le financement du montage du spectacle et compensent certains coûts d’investissement. Ces transactions d’achat ou de coproduction tendent à refléter les positions respectives des parties dans des échelles de réputation. Surtout, on observe une fragmentation des coproductions visant à réduire le risque et des logiques d’appariements territoriaux. Dès lors, il n’est pas rare que certains artistes/certaines compagnies souffrant d’une faible notoriété se voient dans l’obligation d’investir personnellement, voire de s’endetter, pour aller à la rencontre des diffuseurs (le OFF d’Avignon en est l’exemple même).

De ce point de vue, les théâtres labellisés, mieux équipés et mieux dotés financièrement sont les lieux les plus prisés. Ils représentent pour l’artiste un confort de travail incontestable, d’autant plus que leur engagement n’est jamais seulement technique mais s’accompagne également d’une participation financière à la production, à une hauteur que seules les structures labellisées peuvent atteindre.

Seules des grosses structures peuvent me porter financièrement. Donc en fait, si j’avais le choix artistiquement parlant, je ne choisirais pas toujours de travailler avec des CDN. Je trouve qu’il y a une politique artistique qui est un peu frileuse, donc c’est un peu chiant. Mais en même temps un théâtre municipal ne peut porter un spectacle comme le mien.

Élizabeth, 40 ans, metteure en scène, auteure

En ce sens, le réseau de production/diffusion influence le processus de création comme en témoigne le développement de la production de spectacles de petite forme, aux effectifs restreints. Car les productions qui mobilisent des équipes de comédiens plus nombreuses et avec plus d’emplois secondaires, telles qu’elles se développent surtout dans le théâtre de répertoire, ne peuvent être portées que par des théâtres nationaux ou des CDN.

Les conditions techniques et matérielles mises à la disposition par le lieu n’ont de valeur que si le personnel technique et administratif est compétent, composé d’« une équipe et de moyens exceptionnels ». Là encore, les structures labellisées offrent souvent aux artistes les meilleures conditions d’accompagnement. Cette compétence est appréciée à l’aune de son adaptabilité, sa souplesse, sa qualification, c’est-à-dire de sa capacité à favoriser l’acte de création afin de décharger l’artiste « d’une grosse pression technique ». Le « personnel de renfort » (Becker, 1982) doit donc favoriser les conditions « optimales » de réalisation de l’oeuvre. Il doit se convertir à la forme artistique, permettre qu’elle se développe, afin que la création reste un facteur d’épanouissement artistique, esthétique, scénographique. Disposer immédiatement de professionnels capables de répondre à leurs exigences constitue une condition sine qua non pour la création et le bon déroulement du spectacle. L’artiste doit pouvoir créer et se « déconnecter de tout autre souci », « n’être là que pour la création » ou encore pour jouer, « dans un monde qui fixe les modalités de la coopération du personnel de renfort sur la convention première de leur subordination au personnel défini comme “artistique” » (Bense Ferreira Alves et Poulard, 2007 : 25).

Ainsi, ce ne sont pas seulement les qualités techniques du lieu qui sont appréciées ni même ses seules capacités de financement. La présence de personnel compétent, de techniciens capables d’accompagner le projet joue aussi pour beaucoup. « Ici c’est une équipe technique qui connaît très bien le lieu, qui est au service du projet, le théâtre nous a permis de travailler avec un régisseur lumière-son qui va nous accompagner sur la tournée », explique Dominique, metteur en scène, 40 ans. Les compétences propres au personnel participent de la valeur d’un théâtre, surtout dans un contexte où s’accroissent, depuis les années 1960, la spécialisation des métiers et la division des tâches entre travail artistique et métiers complémentaires (Proust, 2006 ; Bense Ferreira Alves, 2006).

[À la Comédie-Française], j’y ai passé des années épouvantables, difficiles politiquement mais j’adore y retravailler parce que c’est là où il y a le plus de professionnalisme, c’est-à-dire que c’est le meilleur des théâtres professionnellement parlant du côté des acteurs, du côté des techniciens, du côté des tapissiers, c’est formidable.

Jean-Claude, 70 ans, metteur en scène, ancien directeur de théâtres nationaux

L’utilisation des nouvelles technologies dans le spectacle vivant, et notamment l’apparition du numérique, accroît encore ces dernières années l’hyperspécialisation des métiers du spectacle et sans doute aussi les coûts de production. Elle participe encore un peu plus à creuser l’écart entre les lieux.

Du point de vue de cette première dimension matérielle et technique liée à l’outil de travail, une forte hiérarchisation s’opère entre quelques structures concentrant les moyens techniques, financiers et humains — le réseau primaire — et les autres. Elle participe en retour à la hiérarchisation des artistes et au renforcement des inégalités dans les carrières. Toutefois, les théâtres sont aussi évalués au regard des valeurs artistiques et des conceptions de la création, lesquelles peuvent remettre en question la valeur accordée aux structures labellisées, voire renverser et inverser leur position hiérarchique.

2. le théâtre comme partenaire : la dimension identitaire et artistique du lieu

La dimension symbolique liée à l’implantation, l’architecture, l’histoire du lieu, constitue autant d’éléments qui se combinent pour offrir un ensemble de ressources et de contraintes différentes aux artistes, influant largement sur le processus de création. Qu’il s’agisse d’une friche industrielle reconvertie, d’un théâtre « de poche », d’un lieu polyvalent en zone rurale ou d’un théâtre labellisé, chaque lieu porte en lui-même une manière d’envisager l’activité de création.

[Ce qui me plaît dans ce lieu], c’est aussi énormément l’architecture, cette espèce de faux squat désaffecté, qui n’est pas organisé, qui ne ressemble pas à une médiathèque, qui ne ressemble pas au CDN, qui ne ressemble pas à autre chose, qui est comme une espèce d’usine. On a envie de l’occuper d’une certaine manière. La couleur du lieu, c’est à la fois bien sûr Antoine [directeur] et son équipe, une programmation superbe aussi, mais c’est l’architecture qui donne ça, les petites maisons, le jardin […] enfin tout ça en tant qu’artiste : on y est sensible.

Cyril, 36 ans, metteur en scène

Les caractéristiques « physiques » du lieu sont sous-tendues aussi par des choix artistiques, des engagements et des valeurs, parfois des idéologies, qui s’incarnent dans une équipe et dans les relations qu’elle va créer avec l’artiste (Bense Ferreira Alves, 2006).

La densité des interactions et des échanges, liée au caractère vivant de la représentation, explique que les liens noués entre les artistes et les théâtres dépassent le strict cadre technique et matériel. Ainsi les artistes attendent-ils d’un lieu qu’il soit proche d’eux, « chaleureux », « accueillant », « convivial ». Le lieu de travail est ainsi dénommé tour à tour : « lieu de la rencontre », « lieu de la déclaration d’amour » ou encore « chambre nuptiale ». « Quelque part, vous êtes chez vous quand vous rentrez dans un théâtre et que vous jouez le soir, explique Gérard (metteur en scène, 60 ans), vous êtes chez vous et vous attendez que toutes les autres personnes qui sont là soient dans la reconnaissance de cette chose-là. » Cette métaphore du théâtre comme « maison » laisse entrevoir l’intimité que les artistes souhaitent construire avec les lieux au plus près de leur création artistique. La relation optimale au théâtre se construit ainsi sur le mode affectif, communautaire et familial (Menger, 1997 ; Proust, 2006). Cet idéal de la communauté peut être analysé comme la recherche d’une protection. Dans un contexte où l’activité artistique engage la personne tout entière de l’artiste, les moments de création sont vécus comme des moments à la fois très forts et parfois très fragilisants, du fait de la nécessité de renouvellement du travail artistique qui demande à l’artiste de se remettre en question de manière permanente.

De plus, le secteur artistique est aujourd’hui très concurrentiel, les réputations s’y font et s’y défont très vite, ce qui soumet l’artiste à une pression importante. Un « bon » théâtre est perçu comme un allié qui protège l’artiste, qui l’accompagne dans la prise de risque, qui le soutient. Tous sont attentifs au « travail de médiation et d’accompagnement » opéré par le théâtre, à sa capacité à défendre le projet auprès de potentiels diffuseurs et de ses publics. Mais la relation idéale au théâtre n’est pas ponctuelle et ne se résume pas au moment de la diffusion. Au contraire, elle se crée sur le long terme, elle est faite de fidélité et d’engagement. Les artistes recherchent un « compagnon artistique », un « port d’attache » « une assise », « un point de repère », « un point d’accroche ». Dès lors, ils mettent en avant la volonté d’être immergés sur un temps long. « Moi j’aime bien que tout le monde dorme sur place », explique Élizabeth, 40 ans, metteure en scène. « Je travaille toujours dans un esprit de troupe », ajoute-t-elle. Les résidences, les compagnonnages, qui associent très étroitement l’artiste à un lieu, dans la durée, sont fortement valorisés en ce qu’ils permettent la symbiose et la réciprocité dans la relation au théâtre. Le « théâtre qui donne ses clés » à l’artiste, qui accepte aussi que l’artiste soit associé à la programmation et qui participe également par l’échange au processus de création, est profondément valorisé. Les relations de travail se muent en relation de confiance (Lorenz, 1996 ; Karpik, 1996), fondées sur certaines routines et conventions (Becker, 1982). Édifiée dans la durée, cette fidélisation contribue à la construction progressive d’une sécurité professionnelle pour l’artiste, constituée par un « noyau dur » d’employeurs (Pilmis, 2007) réduisant l’incertitude et la concurrence. À l’inverse, le manque de relations humaines réduit la relation aux théâtres à un échange marchand, une prestation de service, lorsque la représentation vient combler « un trou dans la programmation » et qu’il s’agit pour le diffuseur de « caser un spectacle », explique Paul (45 ans, comédien très réputé). Tous rejettent le théâtre « fantôme », dans lequel « on arrive un soir, on ne voit personne », explique Gérard, 60 ans, metteur en scène et directeur de théâtre.

Ainsi pour les artistes la relation au théâtre doit-elle reposer sur « un désir commun » et une réciprocité. Cette dimension apparaît comme étant d’autant plus importante que « les compagnies critiquent particulièrement la tendance à une industrialisation de leurs rapports avec les établissements artistiques ou culturels, sous la forme d’une uniformisation des programmations et d’une marchandisation de la diffusion dans leurs rapports au public » (Urrutiaguer et al., 2012 : 9). L’engagement dans la relation (Becker, 2006) minimise l’incertitude liée au statut du créateur et à l’activité de création, le théâtre apparaît comme une organisation pouvant parer aux aléas du métier. La figure du théâtre partenaire se dessine alors. Elle repose à la fois sur la capacité du théâtre à s’engager, « à prendre des risques » sur une création encore à venir (logique du préachat) et sur la capacité du lieu à être pour l’artiste un interlocuteur dans l’acte de création, voire l’initiateur d’une expérimentation professionnelle, à l’image de Jane, danseuse chorégraphe de 40 ans, sollicitée par un théâtre pour la création d’un spectacle en appartement.

À tout point de vue, cette expérience nécessite une complicité esthétique, mais aussi éthique pour libérer la création de toute contrainte extérieure. C’est le partage d’une même réalité symbolique qui crée la confiance mutuelle. Ainsi, les choix de programmation entrent particulièrement en compte dans le jugement que les artistes portent sur les lieux, car il s’agit d’un élément fort de leur identité artistique. La programmation constitue un point de repère important pour l’artiste qui se voit associé à une histoire, à une conception du théâtre dont il se sent partie prenante. La qualité de celle-ci est jugée en fonction de sa cohérence, mais aussi de sa capacité à se distinguer et à assumer des orientations spécifiques. « Une programmation avec une ligne, quelque chose qui se tienne, qu’on sente une certaine volonté qui ne soit pas que l’air du temps, qu’il y ait quelque chose de marqué à un moment donné, qui donne une couleur » (Emma, 40 ans, vidéaste performeuse). C’est elle qui donne sa visibilité au lieu, elle est le point d’ancrage des critiques et le premier élément qui, pour les acteurs culturels, définit sa valeur (Dutheil-Pessin et Ribac, 2017).

Dans le spectacle vivant, les choix artistiques sont fortement personnalisés et directement associés au directeur du lieu. C’est sur lui que reposent les prises de risque, les engagements, qu’ils soient artistiques ou éthiques. Ainsi, bien souvent, les artistes estiment non seulement un théâtre et sa programmation, mais aussi la personne qui le dirige et avec laquelle ils entendent construire une proximité artistique qui peut trouver à s’épanouir dans une proximité affective. En effet, dans ce milieu, « le travail dépasse largement la sphère professionnelle pour investir la sphère privée » (Langeard, 2013 : 48).

Alors de coeur, c’est plus vers le théâtre de l’Aventure que j’irai […] en plus [le directeur], c’est un copain d’il y a longtemps, c’est un type qui a un engagement, une rigueur, une honnêteté, une ouverture, une disponibilité exemplaire. Pour moi, c’est un grand nom du théâtre régional, c’est une belle personne. Je suis moins à l’aise quand je vais au CDN.

Gérard, 60 ans, metteur en scène, directeur de théâtre

Les lieux ne sont pas seulement des équipements techniques avec du personnel qualifié et compétent, mais ce sont aussi des lieux « habités » dotés d’une « pensée » et d’une « identité ». Les artistes se préoccupent ainsi de s’associer à un théâtre en adéquation avec leur démarche artistique, qui s’en fera l’écho et avec lequel celle-ci résonnera et trouvera à s’épanouir. De ce point de vue, les artistes opposent facilement les « petites maisons », « comme si le théâtre, c’était quelqu’un de vivant », aux « grandes machines » très « clean » mais où « il n’y a pas beaucoup d’humanité », explique Arthur, jeune danseur.

Cependant, ce n’est pas tant la taille du théâtre qui semble déterminante que les manières d’envisager la création qui se dégagent à travers les jugements des artistes. Le théâtre, en effet, est perçu bien souvent comme partie prenante du processus de création.

« Le lieu, c’est comme la marée, explique Gérard (60 ans, metteur en scène, directeur de théâtre), le lieu vous tire, il y a un courant dans le lieu qui vous tire à faire des spectacles pour ce lieu, il est très difficile quand on est en résidence dans un CDN de ne pas faire un spectacle pour CDN. »

Emblème d’une esthétique théâtrale, le lieu contribue à modifier la forme artistique et en ce sens, détermine en partie le formatage de la production. Le cas le plus emblématique est celui des friches industrielles reconverties en lieux culturels (Henry, 2014). Ces lieux, souvent modulables, portent encore les stigmates de leur passé industriel et offrent aux artistes des possibilités de sortir des conventions théâtrales les plus classiques et d’expérimenter d’autres façons d’envisager le théâtre dans ce qui apparaît à de nombreux artistes comme une liberté nécessaire à l’exercice de leur métier[7]. Au contraire, les lieux labellisés semblent plus souvent enchâssés dans des conceptions classiques de la représentation théâtrale et soumis à des règles intransigeantes : fauteuils confortables mais inamovibles, consignes de sécurité extrêmement strictes, horaires de travail rigoureux mais aussi habitudes de travail et manières de faire qui n’ont pas toujours la souplesse suffisante pour satisfaire au besoin d’expérimentation artistique.

Par exemple, vous avez le son en façade, explique un artiste, et vous dites : « Non, moi je voudrais que le son vienne de l’intérieur du plateau comme s’il naissait organiquement du spectacle ! » « Ah c’est pas possible, on ne peut pas transporter les baffles, elles ont été faites de telle sorte qu’on ne peut pas ! » […] c’est pour ça que le rapport à la technicité, à la performance telle qu’elle peut être vécue par les institutions est à la fois un bien parce que ça facilite la vie quand même en grande partie mais à la fois, c’est le diable qui est dans la boîte.

Gérard, 60 ans, metteur en scène

Ainsi, la division du travail, plus marquée dans ces lieux, si elle répond aux besoins de production et de diffusion du projet artistique peut devenir un obstacle, dès lors que le contexte est appréhendé par l’artiste comme un élément constitutif de sa création. Dans ce cas, d’autres lieux, telles les friches, seront valorisés. Ce sont ici des conceptions de la création théâtrale qui s’opposent entre un lieu perçu comme un écrin pour l’oeuvre ou un lieu partie prenante de l’oeuvre.

3. le théâtre comme intermédiaire : la dimension « réputationnelle » du lieu

Le théâtre « partenaire », complice de l’artiste dans sa création, associé intimement au projet artistique, « fidèle » dans l’accompagnement de sa démarche, est aussi appréhendé au regard de sa réputation et de son intégration dans un réseau. La réputation recoupe le label, la marque et l’image d’un lieu. Elle apparaît comme cardinale en ce qu’elle influe aussi sur la capacité de production et de diffusion de l’oeuvre, et ainsi sur la trajectoire professionnelle de l’artiste. En ce sens, le théâtre est un médiateur qui non seulement offre en lui-même des conditions de travail, mais qui facilite aussi les rencontres avec les autres professionnels du secteur et pas seulement avec un public. On s’éloigne ici d’une conception du théâtre comme seul lieu de diffusion qui ne constitue que la partie visible du travail d’un lieu de spectacle. Le théâtre, au plus près des artistes, est aussi un intermédiaire qui s’interpose entre créateurs, usagers et autres diffuseurs. Il a la capacité de s’engager auprès des artistes et de leurs créations et peut jouer un rôle décisif en donnant une visibilité à l’oeuvre mais en engageant aussi sa réputation et en actionnant son réseau. Pour Stéphane, 50 ans, chorégraphe, aujourd’hui reconnu, le Centre national de la danse est « une institution » qui, parce qu’elle « est la première de France », lui a permis, en subventionnant sa création, de dépasser le jugement « personnel » et plutôt mitigé que le conseiller sectoriel de la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) portait jusqu’alors sur son travail. Sa création a ainsi été non seulement « considérée » par « la DRAC », mais aussi reconnue dans son esthétique comme étant un véritable spectacle de danse, alors qu’il se situe dans une démarche qu’il qualifie de difficilement classable. Ces « très beaux partenaires », pour reprendre l’expression d’Arthur, jeune danseur, jouent le rôle de vitrines en offrant un réseau de tournée important. « En termes de visibilité, la différence est considérable. C’est une très grande chance pour moi d’être auteur associé dans ce théâtre-là [le Domino] », explique Dominique, 40 ans, metteur en scène reconnu. Ainsi un théâtre peut-il jouer le rôle de « passeur » pour entrer dans des réseaux.

Le théâtre, en tant qu’intermédiaire par lequel l’artiste construit son image publique en exposant ses créations ou en s’exposant à travers ses créations, agit comme un « marqueur » social : il sert de référence pour l’artiste comme pour les programmateurs. En ce sens, un « transfert de réputation » (Chauvin, 2013) s’opère entre un lieu et un artiste : le théâtre produit de la différenciation et de la hiérarchisation. Il s’agit alors pour les artistes de jouer dans des théâtres repérés qui se situent « au coeur des villes » et, qui plus est, des grandes villes.

Si on la chance d’être pris dans un théâtre reconnu, labellisé, etc., on se dit qu’on va être vu, donc on va rebondir […] c’est de la reconnaissance tout simplement, c’est ça d’aller jouer dans les labels […] le spectacle a plus de chances d’être vu par ceux qui décident […] si on vous demande où vous jouez et que vous dîtes que c’est [dans un théâtre de « poche » en province], les gens n’entendent pas du tout la même chose que si vous leur dites on joue [dans un CDN] […].

Renaud, 56 ans, comédien

Si les théâtres aux labels nationaux sont particulièrement appréciés de ce point de vue, la concentration des théâtres nationaux en région parisienne mais aussi l’attractivité que continue à jouer la capitale par sa position de centralité restent très présentes dans le processus de reconnaissance que décrivent les artistes. « Une compagnie de province qui ne joue qu’en province, elle ne sera pas repérée », explique Marc, 45 ans, metteur en scène. En ce sens, la décentralisation culturelle, si elle a permis de multiplier les lieux de diffusion et donc d’accroître la visibilité des spectacles, n’a pas en revanche totalement aboli la hiérarchisation Paris/province du point de vue de la construction des carrières artistiques.

Chaque théâtre, selon son label, sa marque, appartient à un réseau identifié par les artistes et, plus généralement, l’ensemble des acteurs culturels. Le partage des conventions qui s’y opère contribue à créer des consensus entre les professionnels autour d’une oeuvre et à accroître en retour la visibilité et la notoriété des artistes. Comme l’explique Gérard, 60 ans, metteur en scène, directeur d’un théâtre de province, lorsque sa compagnie a été identifiée comme « compagnie émergente », « le CDN s’est mis dans la tête de nous aider et c’est comme ça qu’il nous a coproduit à son tour un spectacle, et puis un autre a suivi, etc. Et pendant plusieurs années, pas sans être coproduit systématiquement par le CDN mais entre, disons ici, [la scène nationale], le CDN et [une scène labellisée] pendant une période, ça a été des acquis réguliers. » La coproduction ne représente pas seulement un investissement financier pour l’artiste. Il donne aussi un signal positif aux autres théâtres du réseau permettant donc un effet d’entraînement et, subséquemment, la stabilisation d’une carrière. De fait, une corrélation positive existe entre la cooptation par le réseau des établissements distingués par un label national, la capacité à diffuser en dehors de la région d’origine de la compagnie et la probabilité de bénéficier d’une convention triennale avec la DRAC qui représente la forme de subventionnement la plus pérenne pour les compagnies (Urrutiaguier et al., 2012)[8].

On voit se dessiner ici un univers professionnel segmenté où se créent des habitudes de travail, des prises de risque basées sur des confiances professionnelles et une interconnaissance des acteurs engendrant un effet de convergence entre les professionnels vers certains spectacles ou compagnies qui cumuleront ainsi les aides et multiplieront leurs possibilités de diffusion. L’enjeu de diffusion est d’autant plus important qu’il est un critère de subventionnement et de conventionnement des compagnies pour le ministère de la Culture, mais aussi aujourd’hui pour la majorité des collectivités territoriales. De ce fait, les théâtres inscrits dans des réseaux nationaux sont valorisés, ceux-ci pouvant plus facilement jouer le rôle de prescripteurs auprès des autres théâtres et assurer un nombre important de représentations. Appartenir à un réseau de diffusion est en effet essentiel car la durée d’exploitation de l’oeuvre permet de se faire connaître, « de constituer des mémoires explique Dominique, 40 ans, metteur en scène reconnu et auteur. On a un bon retour du public et on a envie de le faire découvrir à un maximum de gens. […] et évidemment qu’en province de pouvoir jouer 14 fois, c’est rarissime. » En France, seuls les théâtres aux labels nationaux ou les théâtres privés proposent des longues séries de diffusion d’un même spectacle. En effet, le théâtre public se caractérise par l’« organisation de la rareté », laquelle se manifeste par le faible nombre de représentations pour chaque nouveau spectacle, y compris pour ceux qui remportent un grand succès (Proust, 2006 : 479)[9]. Ainsi, la durée de vie des spectacles est-elle souvent très courte, ce qui leur donne peu de temps pour conquérir un public et renforce l’importance des prescripteurs dans la définition de la valeur.

Cette course à la diffusion instaure un véritable rapport de force entre les artistes et les programmateurs relativement à une profusion de spectacles, caractéristique d’une économie de la qualité (Karpik, 1989). Cette « saturation du marché » génère l’accablement des programmateurs devant le nombre grandissant de dossiers de spectacles et l’amertume des compagnies qui ne parviennent plus à les rencontrer, engendrant le sentiment d’une relation hiérarchique et asymétrique en faveur des programmateurs.

Ils sont dans la position de la personne qui choisit, explique Gérard, 60 ans, metteur en scène et directeur d’un théâtre de province, et nous, dans la position de la personne qui a quelque chose. C’est eux qui achètent, c’est nous qui vendons […]. Je suis un peu fatigué de la séduction que nous devons avoir par rapport à ces gens-là, j’en ai marre de séduire.

Les programmateurs constituent un filtre et créent entre les lieux et l’artiste une relation de pouvoir qui peut s’avérer déterminante pour les carrières : « quand un soir vous avez plus de 70 % de la salle qui est constituée de programmateurs, il ne faut pas se planter et, ce soir-là, je me suis raté », explique Stéphane (50 ans, chorégraphe), qui connaissait 10 ans auparavant une ascension rapide dans le réseau primaire. Si l’acquisition d’une certaine notoriété, laquelle dépend de la capacité de l’artiste-producteur à avoir su répondre successivement à des demandes passées, permet de surmonter le risque, le capital de notoriété peut être entamé en cas de contre-performance (Greffe et Simonnet, 2010), en particulier dans les théâtres du réseau primaire. Ce sentiment d’une grande puissance des programmateurs est parfois difficile à supporter pour les artistes lorsque domine le sentiment que le spectacle n’est plus valorisé et apprécié en tant que tel, mais soumis aux compromissions et aux arrangements qui font fi de la valeur artistique.

Le directeur va échanger tel spectacle avec un autre directeur, explique Élizabeth (40 ans, metteure en scène) ; le mec il l’aurait pas pris mais il s’en fout, il prend le sien parce que l’autre, il va prendre le sien […]. Ce n’est pas tellement éthique. J’attends des théâtres un peu plus d’éthique, ça c’est clair, un peu moins d’hypocrisie.

Pour cette raison, le réseau d’un théâtre, s’il est essentiel pour la diffusion, ne remplace pas totalement la constitution par les artistes de leur propre réseau, seul à même de réduire durablement l’incertitude et la « réversibilité » des trajectoires professionnelles (Langeard, 2013).

J’ai un réseau, enfin j’ai des proximités avec Brest, avec Hervieu à Chaillot, avec Chambéry toujours. […] ce sont ces personnes-là que je peux aller voir et on gagne du temps parce qu’on se connaît un peu, ils savent où j’en suis, ils m’ont entendu parler comme je vous parle et ils prennent des risques, ils ont pris des risques.

Stéphane, 50 ans, chorégraphe

Si une création peut bénéficier d’une large diffusion grâce à l’engagement d’un théâtre et même si la réussite d’un spectacle entraîne la confiance des producteurs pour soutenir la prochaine création, il reste que, pour la plupart des artistes, la reconnaissance se rejoue en grande partie à chaque spectacle, d’autant plus que les attentes deviennent plus fortes pour les artistes qui ont vu leur spectacle particulièrement apprécié et diffusé. Pour cette raison, chaque artiste a intérêt à développer des relations professionnelles directes et fortes avec différents théâtres qui pourront accompagner régulièrement ses projets. Les artistes parviennent ainsi à sortir d’un rapport de force et à recréer une relation symétrique à laquelle ils aspirent. Ce constat est valable aussi pour les plus renommés d’entre eux, tel ce metteur en scène, en fin de carrière, ancien directeur de plusieurs théâtres labellisés qui, dans le cadre d’une nouvelle création, avoue avoir plus de « mal » à trouver des partenaires « parce que le titre est moins connu, parce que l’auteur n’est pas connu… Donc moins vendeur. » La stratégie consiste donc à « s’adresser aux vrais amis d’abord pour avoir une base et puis une fois que les mecs se disent : “Ah ! il est déjà dans ce théâtre-là, ce théâtre-là, ce théâtre-là… c’est peut-être que c’est intéressant, j’avais mal lu le projet !” Il le relit, voilà et ça se construit comme ça, mais c’est vrai que sur ce projet-là, on n’aura pas 130 représentations comme sur la dernière pièce » (Jean-Claude, 70 ans, metteur en scène, ancien directeur de théâtres nationaux).

Ainsi le théâtre est-il perçu comme un intermédiaire capable de démultiplier la diffusion d’un spectacle lorsqu’il s’agit d’un lieu reconnu par la profession. Mais un appariement de théâtres complices, proches du projet de création de l’artiste, permet d’assurer une certaine continuité et pérennité à l’activité artistique en lui donnant le sentiment de conserver la maîtrise sur les modalités de production et de diffusion d’un spectacle et ainsi d’échapper aux rapports de pouvoir qui peuvent s’instaurer entre artiste et programmateur. Autrement dit, ces « liens forts » (Granovetter, 1974) sont indispensables aux artistes pour stabiliser leur position sur le marché du travail.

4. hiérarchisation verticale vs différenciation horizontale : la complémentarité des théâtres subventionnés

Si l’organisation du spectacle vivant est segmentée par des conventions qui structurent, à l’intérieur même du secteur, des mondes différents (Becker, op. cit.), ces derniers ne sont pas clos sur eux-mêmes et tendent à évoluer. À l’idéal d’une parfaite symbiose entre un lieu/un directeur et un artiste/une création viennent s’adjoindre des réalités professionnelles qui conduisent les artistes à renoncer parfois à cette complicité avec le lieu pour produire et diffuser leur spectacle dans les meilleures conditions. La concurrence est telle que la relation contractuelle et marchande prévaut parfois sur la relation partenariale. « Un théâtre qui est chiant, je vais essayer de pas être en résidence là-bas, mais je ne vais pas m’empêcher d’aller jouer là-bas », explique Élizabeth, 40 ans, metteure en scène. Plus clairement, il ne semble pas que la fréquentation de tel ou tel théâtre soit exclusive. Autrement dit, les dimensions mobilisées par les artistes pour évaluer les théâtres se déclinent différemment selon d’une part, leur carrière, définie tout autant par la direction qu’ils souhaitent lui donner que par le moment auquel le théâtre intervient dans ce parcours et d’autre part, les conditions d’élaboration de leur oeuvre, c’est-à-dire la particularité du projet artistique qui influe en retour sur l’économie de ce projet.

Les arguments du jugement ne peuvent en définitive se comprendre qu’en prenant en compte les modes de construction des réputations à l’intérieur du milieu du spectacle vivant. Tout d’abord, la reconnaissance et la carrière ne sont pas ascendantes et linéaires, mais plutôt horizontales et discontinues (Paradeise, 1998). Chaque étape de la carrière d’un artiste est l’occasion d’une réévaluation de ses qualités dont dépend son devenir, ainsi son niveau « réputationnel » peut être très fluctuant d’une production à l’autre. Surtout, les positions professionnelles ne peuvent être ordonnées de façon unidimensionnelle : le prestige peut s’accroître auprès du grand public et décroître parmi les pairs, la rémunération issue du projet artistique peut s’accroître alors que le jugement des experts sur ce même projet peut être négatif, etc. (Becker, 1982). De plus, la reconnaissance de l’artiste repose à la fois sur la diffusion du spectacle, mais aussi sur sa capacité à renouveler sa création, c’est-à-dire à ne pas se répéter tout en continuant à susciter l’intérêt des professionnels.

Pour ces raisons, les théâtres seront hiérarchisés en fonction d’un ensemble de nécessités et de choix de l’artiste à différents moments de sa carrière, et ce, toujours dans un contexte de forte incertitude. Ainsi, si pour ce comédien peu habitué à la diffusion dans le réseau labellisé, « c’est de la reconnaissance d’aller jouer dans les labels », Marc, metteur en scène de 45 ans, qui a connu une carrière ascendante grâce au conventionnement de sa compagnie, largement accompagné et diffusé dans le réseau primaire, se dit quant à lui « usé » par l’institution. L’organisation et les exigences du réseau labellisé ne lui conviennent plus et vont « à l’encontre du geste de création » car « aujourd’hui, il faut aller voir les lieux trois ans en avance parce que les lieux sont déjà dans des perspectives qui les mènent trois saisons en avant ». Ce choix est bien sûr contraint par le niveau réputationnel de l’artiste et la capacité acquise à mobiliser le réseau le plus adapté. Ainsi en est-il de ce metteur en scène, ancien directeur de théâtres nationaux, habitué des CDN, et qui, aujourd’hui en fin de carrière, se tourne principalement vers les théâtres municipaux :

On change d’alliance quand il y en a un qui vous fait sentir que ça fait quatre fois qu’il vous achète un spectacle et que celui-là non, alors vous allez faire toc, toc chez l’autre pour voir s’il prend ou s’il ne prend pas d’ailleurs… […] j’étais très Criée et maintenant je suis très Gymnase, j’étais très Villeurbanne et maintenant je suis très Célestin.

Jean-Claude, 70 ans

Cette révision des théâtres partenaires opérée par les artistes tient aussi au renouvellement des directeurs, institué selon le principe des mandats à durée déterminée, dans le cas des scènes labellisées, lequel entraîne un renouvellement des orientations esthétiques. C’est sur ce point qu’insiste Jean-Claude, au regard de sa longue carrière dans le théâtre :

Ça dépend aussi de la sensibilité [des théâtres] et de la façon dont eux-mêmes font évoluer leur programmation parce que chacun fait une programmation et puis il se dit bon j’ai parcouru tel chemin, j’ai fait parcourir tel chemin au public, maintenant on va faire bouger. Donc là, vous n’êtes pas maître de cette autonomie normale de tout un chacun. Alors dès fois, vous tapez à une porte mais la porte a changé de place alors vous tapez dans le mur.

La hiérarchisation des théâtres tient aussi compte des exigences du projet artistique en cours et de ce que celui-ci appelle comme besoins spécifiques, c’est-à-dire comme environnement artistique et technique qui peut conditionner la recherche d’un type particulier de résidence ou faire préférer une friche à un CDN. Car si tous les artistes ne se situent pas dans un désir d’innovation complète, toutefois, la nécessité d’un renouvellement artistique reste bien souvent une constante pour maintenir leur reconnaissance dans un milieu très concurrentiel. Dans ce contexte, beaucoup d’artistes peuvent trouver plus de liberté en dehors des lieux labellisés et se rapprocher ponctuellement de friches culturelles ou de théâtres qui favorisent l’expérimentation. C’est ce dont nous fait part Élizabeth, 40 ans, metteure en scène, qui connaît un déroulement de carrière ascendant, mais qui après avoir expérimenté le réseau labellisé explique qu’elle s’est fait « écraser », « broyer » par « la grosse machine ». Dorénavant, elle « préfère dire non et faire des choses plus simples » pour éviter de porter préjudice à sa création : la « dénaturer ».

Bon nombre de théâtres associatifs interviennent explicitement dans la prise de risque des artistes. Certains se sont même créés sur ce principe pour favoriser l’éclosion de spectacles différents dans une dénonciation explicite des limites des lieux labellisés. En effet, la diversité des lieux offre des contextes de création et des relations au public, chaque fois singulières. Si certains ne peuvent trouver à s’exprimer qu’à l’intérieur de grands théâtres, d’autres, à la recherche d’un lieu plus intimiste ou plus expérimental, trouveront à s’épanouir dans des théâtres plus modestes. À chaque oeuvre, chaque forme esthétique, correspond un type de théâtre. Pour Jacques, comédien qui a fait ses armes dans un théâtre national, « habitué du théâtre subventionné », si le théâtre public est incontournable pour monter de grands classiques comme « Hamlet », il préfère néanmoins jouer un spectacle intimiste, de petite forme, dans les théâtres privés parisiens car « quand ça marche, on joue longtemps ». La relation au public instaurée par le théâtre est donc, elle aussi, une dimension essentielle dans l’appréciation que les artistes portent sur le lieu. Mais celle-ci ne se réduit jamais à une question quantitative. Dans un métier de la représentation, les artistes se préoccupent surtout de la réception de leur travail.

Évidemment qu’il faut remplir les salles ! Qui a du plaisir à jouer devant trois personnes dans sa salle ? Personne ! […] Mais c’est important qu’il y ait aussi des objets singuliers, difficiles et que ça puisse quand même continuer d’exister même s’il y a moins de chiffres, s’il y a moins de personnes dans la salle, mais qu’au plateau il se passe quelque chose.

Dominique, 40 ans, metteur en scène, auteur

Ainsi, le mode de réception et d’appropriation du spectacle est une donnée essentielle dans l’acte de création du spectacle vivant. Car, si « le succès d’un spectacle » est important parce qu’il « draine des gens », si « la durée de vie des spectacles » doit être privilégiée afin d’amener « des gens nouveaux aux théâtres », toutefois, « chaque spectacle est aussi fonction de vers quel public tu veux aller », précise Jacques, comédien reconnu, ancien sociétaire de la Comédie-Française. Ainsi, certains artistes, quel que soit leur niveau de réputation, préfèrent jouer des spectacles intimistes dans des théâtres offrant des petites jauges.

Ça dépend des spectacles. Là on est 9 sur scène, c’est vrai que c’est pas mal de jouer dans une grande salle et puis… comme c’est écrit dans la pièce de Labiche, c’est un jeu en frontal où le public est vraiment partenaire, […] donc une grande salle comme ça s’y prête bien. Mais pour des spectacles plus intimes avec moins d’acteurs, c’est vrai qu’une salle plus petite, pour le spectateur, c’est plus facile.

Frédéric, 55 ans, comédien réputé

Mais cette relation au public est aussi liée au niveau d’expérimentation du spectacle où la forme que prendra la création va parfois conditionner un mode de réception. Ainsi pour des formes plus innovantes, peu de public mais spécialiste « complice du lieu », amateur, qui a « un vrai désir » est plus important qu’un large public.

Au théâtre national, j’ai pris des risques inouïs, c’est-à-dire qu’avec le théâtre national, on a fait un travail d’avant-garde très violent, les deux premières saisons ont été catastrophiques sur le plan du public, il y avait des appels au lynchage dans la presse alsacienne […] à la fin du spectacle tous les soirs, il restait 50 personnes dans la salle. Ces 50 personnes ont constitué une base de public extrêmement solide.

Jean-Claude, 70 ans, metteur en scène, ancien directeur de lieux labellisés

À l’inverse, pour un spectacle plus abouti ou dont la forme reste plus traditionnelle, un large public, « un vrai public », moins expert, est le signe d’un succès et d’une forme de rentabilité du projet qui permettra de développer de nouvelles créations. Le lieu induit donc aussi une relation à un public. Il est un médiateur capable de fidéliser des spectateurs, de façonner leur regard pour in fine les préparer à recevoir une oeuvre. On « sent quand le spectateur est bien au courant de la programmation, des choix éditoriaux, quand il y a une communication entre le théâtre et le public », dit Jacques, un comédien réputé. « Ce que j’attends d’un lieu en premier, c’est une qualité du travail qu’il fait sur les publics », ajoute Gérard, metteur en scène, directeur d’un lieu.

Enfin, on observe une circulation des artistes à l’intérieur des réseaux théâtraux, voire entre les deux économies théâtrales, laquelle dépend du type de création, de son format, de son montage financier, ou encore des expérimentations professionnelles recherchées. Pour exemple, Jacques, comédien reconnu, qui a fait ses armes à la Comédie-Française, a trouvé dans le réseau du théâtre privé un appui — un ami, metteur en scène très réputé, directeur d’un théâtre privé parisien — pour s’essayer à la mise en scène. Un autre metteur en scène, Gérard, 60 ans, raconte qu’il a été amené à produire un grand classique, diffusable dans le réseau primaire, lequel lui a permis d’« amortir » la prise de risque liée à une « une création maison » diffusée uniquement dans des petits théâtres associatifs de la région. Enfin, Marc, metteur en scène, directeur d’une compagnie conventionnée, qui avance actuellement dans « un travail plus personnel et beaucoup plus difficile à vendre » se félicite de la « confiance » accordée par le Domino, théâtre municipal, à son projet risqué. Son statut d’artiste associé lui a aussi été bénéfique, en ce sens que cette expérience lui a permis d’endosser le rôle de conseiller artistique en accompagnant la directrice dans ses choix artistiques et de se frotter à l’expérience de la direction d’une structure.

Les lieux sont donc hiérarchisés en fonction de la place qu’ils occupent à un moment du parcours de l’artiste mais aussi dans la chaîne de production de l’oeuvre. Plus précisément, le choix d’un théâtre découle de la combinaison entre des éléments relatifs à l’économie globale de la compagnie, soit son niveau de subventionnement, l’esthétique défendue, la nature globale du projet exigeant des moyens techniques différents, la manière dont l’artiste articule ses différents projets artistiques entre expérimentation et maintien dans une diffusion la plus longue possible. On constate ainsi combien les modalités d’« appariements sélectifs[10] » (Menger, 2009), entre artistes et théâtres, varient dans le temps et l’espace (Jeanpierre, 2012). En ce sens, la prise en compte des différentes formes de jugement est cardinale car elles s’inscrivent dans une pluralité d’espaces de valorisation du travail créateur tout autant que dans la temporalité d’une carrière.

conclusion

Par la sélection opérée, parmi une réserve pléthorique de candidats, le théâtre constitue le principal outil de régulation de la profession. Il confère à l’artiste une certaine qualité ou distinction et intervient dans la prescription des classements. Le réseau et la renommée de l’intermédiaire sont ainsi généralement perçus comme indispensables à une bonne diffusion. Plus l’intermédiaire est connu, plus cet appui social sera important, l’artiste pouvant bénéficier d’un transfert de réputation, lequel n’est pas à sens unique, la réputation de l’artiste pouvant renforcer celle d’un théâtre : on parlera alors de transferts croisés. Penser la reconnaissance d’un artiste ne peut donc s’envisager sans prendre en compte le rôle des théâtres, en position de l’accompagner mais aussi d’évaluer ses oeuvres. Le théâtre est d’ailleurs apprécié pour l’élargissement du réseau qu’il permet mais aussi pour son apport critique. Ainsi la carrière par projets de l’artiste ne signe-t-elle pas l’affaiblissement du rapport au collectif (Jouvenet, 2007). Les artistes n’ont de cesse en effet de rappeler l’importance des valeurs et des solidarités professionnelles même si celles-ci sont souvent prises en étau des rationalités professionnelles qui les conduisent à valoriser les structures les plus légitimes.

Il existe une forte hiérarchisation des lieux qui ne disposent pas des mêmes moyens techniques et financiers pour soutenir les projets artistiques et les porter à la reconnaissance, mais aussi une très grande spécialisation des théâtres. Ceci pose la question de la division du travail entre théâtres : les théâtres à forte réputation nationale et internationale, piliers incontournables de la production, les théâtres « de ville » oeuvrant surtout à la diffusion du spectacle et les théâtres qui permettraient principalement l’émergence et l’expérimentation. Cependant, cette hiérarchisation verticale entre réseau primaire et réseau secondaire apparaît trop simpliste car dans un « régime de singularité » (Heinich, 2005), l’expérimentation reste toujours une valeur forte qui conduit les artistes, même les plus reconnus, à valoriser les théâtres moins réputés mais qui prennent des risques. L’inverse est vrai bien sûr, pour des artistes émergents découverts par des théâtres associatifs qui intègrent des lieux de forte renommée leur permettant ainsi une plus large diffusion. Ceci est d’autant plus avéré que la réputation d’un artiste n’est jamais définitivement acquise mais se renégocie en partie à chaque production (en tout cas pour un grand nombre d’artistes). De ce point de vue, si les propos des artistes ne permettent pas de distinguer des hiérarchies clairement identifiables, ils mettent en évidence une différenciation horizontale de ces lieux qui n’interviennent ni de la même manière ni au même moment dans leur parcours professionnel et dans la chaîne de production de l’oeuvre. Les jugements fortement contextualisés que les artistes portent sur les théâtres témoignent d’une hiérarchisation complexe, constat qui invite à creuser plus finement ce que l’on entend par « appariements sélectifs » (Menger, 2009).

En effet, l’étude des diverses dimensions de l’évaluation par les artistes à propos des théâtres a permis de mettre en évidence l’importance de la segmentation statutaire du marché mais surtout l’ancrage spatio-temporel des appariements. Ils se réalisent sur des territoires sociaux de l’évaluation distincts et dépendent des carrières artistiques et de leurs temporalités. Les théâtres associatifs et les petites scènes expérimentales font figure soit de laboratoire, soit de lieu refuge pour accueillir des spectacles hors normes qui sont pourtant fortement prisés dans un secteur où la valeur d’innovation et la convention d’originalité restent dominantes. On assiste alors à une division des tâches liée à une inégale répartition des risques, à l’image du modèle économique des « oligopoles à franges » dans le secteur des industries culturelles (Benhamou, 2011), où le risque de l’innovation est porté par les entités secondaires qui sont pourtant les plus fragiles économiquement. Ces microentreprises assument en effet la prise de risque principale dans les phases de recherche-expérimentation et de production-fabrication, dans un contexte où l’intensification de la concurrence accroît l’incertitude des jugements sur la qualité portée par les divers prescripteurs, privés et publics, et par les publics eux-mêmes. Ce parallèle avec le secteur des industries culturelles appelle pourtant de nombreuses questions. En effet, dans ce secteur où la sphère privée est dominante, c’est le segment subventionné qui supporte le risque de l’émergence artistique. Dans le cas du théâtre, il en va tout autrement dans la mesure où l’ensemble du secteur fait l’objet de subventions publiques. On peut alors s’étonner de constater que la moins grande prise de risque concerne précisément les théâtres les plus dotés financièrement. En effet, ce sont surtout les établissements non labellisés par le ministère de la Culture et de la Communication qui se distinguent par le nombre et par la variété des propositions théâtrales ou chorégraphiques produites et diffusées (Urrutiaguer et al., 2012). On peut faire l’hypothèse que la lourdeur administrative des grosses structures, mais aussi les contraintes qui pèsent sur elles en matière d’évaluation, les conduisent à donner la priorité à la visibilité de leur action et à l’augmentation de la fréquentation au détriment de l’expérimentation artistique. En ce sens, les théâtres pratiquent une politique de « surqualité » (Dupuis, 1983), laquelle s’inscrit dans un processus d’isomorphisme institutionnel (DiMaggio et Powell, 1983), résultant en France avant tout de l’intervention des pouvoirs publics. Ce mouvement témoigne tant du développement des régulations marchandes dans une économie administrée que d’une normalisation de l’action des théâtres par le développement de mécanismes coercitifs d’intervention publique.

Au final, il apparaît que l’une des transformations majeures du secteur théâtral semble reposer sur le renversement de la filière avec la domination croissante des diffuseurs. De fait, le phénomène de concentration en aval de la filière d’une grande partie de la valorisation symbolique et économique, au moment de la diffusion et de l’appropriation des spectacles, crée un rapport d’échange inégal entre les théâtres et les artistes.