Corps de l’article

« Mais la race, ça n’existe pas ! » Cette exclamation d’une étudiante en anthropologie, visiblement choquée en découvrant le plan du cours d’introduction que je proposais à la rentrée 2017, reflète une position majoritaire en Suisse (Michel, 2015). À l’instar du tabou et de l’impensé existant dans d’autres pays francophones (Cretton, 2018 ; Fassin et Fassin, 2009 [2006] ; Mbembé, 2005), l’utilisation du terme race en Suisse est en général interprétée comme une réminiscence des théories nazies et assimilée à l’extrémisme nationaliste (Cretton, 2018). L’absence de référence explicite à la race marque particulièrement l’espace public, l’espace administratif et l’espace académique. En ceci, la situation rejoint celle décrite par Balibar qui rappelle que, indépendamment de l’affirmation selon laquelle les races n’existent pas dans le sens postulé par le scientisme pseudo-biologique, perdure le « mythe raciste fondé sur la croyance subjective de différences naturelles héréditaires (raciales) à l’intérieur de l’espèce humaine » (Balibar, 2007 : 167). Race et racisme sont des éléments intrinsèquement liés : produire un savoir situé et critique sur la race est un instrument qui permet de comprendre, et donc d’agir, sur les inégalités sociales en interrogeant les mécanismes structurels de leur reproduction (Cervulle, 2013).

À ce silence social fait écho un silence institutionnel. Comme l’a martelé Martine Brunschwig-Graf, parlementaire et présidente de la Commission fédérale contre le racisme (CFR), interpellée[1] sur le manque de statistiques quant au nombre de personnes noires en Suisse : « Le Parlement a rejeté sans ambiguïté la possibilité d’avoir des statistiques ethniques [sic] en Suisse. Il n’y en a pas et il n’y en aura jamais ! » Mobilisant l’ethnie plutôt que la race, cette réponse illustre l’euphémisation des phénomènes de racialisation (Essed et Trienekens, 2008 [2007]) sur le plan institutionnel, y compris dans les milieux directement concernés par la lutte contre le racisme. Actuellement, la catégorie officielle utilisée pour parler des Noir·e·s est celle de la nationalité : l’évaluation du nombre de personnes noires en Suisse se fait en comptabilisant les personnes étrangères nées dans des pays d’Afrique subsaharienne. Leur existence est donc activement produite comme résultant de la migration et relevant, administrativement comme politiquement, de la question « des étrangers »[2]. Or, l’importance « des étrangers » dans le débat politique est le pendant, souvent implicite, de celle de la nationalité suisse, de ses contours, de son contenu et de sa transmission.

Finalement, les thèmes politiques de la migration et de la question « des étrangers » semblent avoir colonisé l’espace académique suisse dans lequel ils se sont imposés comme les domaines légitimes pour traiter du racisme. Évacuant, négligeant ou niant le rôle de la race dans la construction des frontières d’appartenance, la majorité des recherches menées dans ces domaines marginalisent la persistance de la colonialité dans la production du savoir académique (Lentin, 2014 ; Gutierrez Rodriguez et al., 2016). L’attention portée sur les étrangers tend à présenter les nationaux comme un groupe homogène, dont les contours seraient clairs et dont les frontières avec « les autres » seraient complètement étanches. Dans cette perspective, le racisme semble résulter de la présence des autres : tout se passe comme si c’est parce qu’il y a des Noir·e·s que les personnes non noir·e·s deviendraient racistes, renforçant ainsi la privatisation et l’individualisation du racisme comme mauvaise conduite (Volpp, 2006). Ainsi, les deux systèmes se renforcent mutuellement, l’omniprésence des « étrangers » dans le programme politique se voit reflétée par le cantonnement du racisme aux études sur les migrations.

Prenant le contrepied de ces positionnements, le présent article postule que la blanchité, en tant que concept des études critiques de la race, est un outil analytique indispensable pour rendre compte des processus d’inclusion et d’exclusion qui structurent la société suisse. Les questions conjointes de la race et du racisme apparaissent donc comme des rapports de domination structurelle, qui seront étudiés ici à partir des pratiques et des discours des officiers d’état civil en Suisse francophone. Responsables de la mise en application de dispositifs légaux visant à contrer les mariages dits de complaisance, ces derniers jouent un rôle décisif dans le contrôle des frontières symboliques et administratives de la nation, tout comme des modalités de sa reproduction. À partir de la catégorie qui se trouve au coeur de la question des mariages de complaisance, celle des couples qualifiés de « mixtes », les questions au coeur de mon article sont les suivantes : quels sont les contours et les définitions de cette mixité ? Qu’est-ce qui se passe lorsque cette catégorie de mariage « mixte » est mobilisée ? Et que révèle son emploi sur les corps en tant qu’objets sociaux genrés, sexués et racialisés ? En effet, dans un contexte comme celui de la Suisse, dans lequel le terme même de race est absent, recourir au vocabulaire de la mixité est l’une des manières de se référer à certaines différences somatiques et aux représentations essentialisées qui y sont liées.

L’objectif de cet article est d’analyser la blanchité pour dévoiler les mécanismes de hiérarchisation racialisée. Si la blanchité est socialement agissante (voir Lopez Haney, 1996 : 9), elle ne l’est qu’en conjonction avec d’autres marqueurs sociaux, et notamment la nationalité, le genre et la sexualité. Pour la comprendre, je postule qu’il est indispensable de considérer le positionnement de la chercheure dans la mesure où son insertion dans ces systèmes est aussi un révélateur de la manière dont la race fonctionne en tant que principe de catégorisation.

Mon propos est structuré en trois parties. La première expose les cadrages épistémologiques et méthodologiques de la recherche, et présente les spécificités du contexte suisse. Dans la deuxième partie, les catégories émiques de mixité et de binationalité sont analysées de manière à montrer comment elles euphémisent la question raciale. La troisième partie est consacrée aux biopolitiques raciales nationales dans leur composante genrée et sexuée.

cadrages : épistémologie et méthodes

De la race à la blanchité : analyser le racisme en Suisse

En tant qu’appareil conceptuel critique, la race se réfère à des processus de catégorisation sociale complexes et dynamiques qui articulent une organisation du pouvoir spécifique avec une lecture de traits somatiques. Parmi ces derniers, certains sont construits comme des marqueurs sociaux porteurs de sens. Ces investissements spécifiques relèvent de hiérarchies raciales et culturelles qui résultent d’une histoire transnationale, voire mondiale, mais qui n’en restent pas moins situées régionalement et nationalement. Les traits somatiques sont donc socialement construits comme étant des marqueurs de l’origine géographique, culturelle, nationale et familiale (Balibar et Wellerstein, 1998 ; Bilge et Forcier, 2016 ; Guillaumin, 1972 ; Ndiaye, 2006).

La race permet d’analyser les mécanismes sociaux de racialisation en tant que processus représentationnel qui produit, altérise et minorise des groupes sur une base généralement, mais non exclusivement, somatique (voir Miles in Bilge et Forcier, 2016 : 2). La racialisation ne résulte donc pas de la présence simultanée ou de la coexistence de groupes « réellement » ou « essentiellement » différents en termes somatiques, mais bien de configurations sociales asymétriques, de représentations historiques de ce qui fonde, localement, l’identité et de l’altérité et des lectures phénotypiques qui en résultent. En ceci, et à l’instar de la catégorie de sexe, elle résulte de rapports de pouvoir (Guillaumin, 1992).

Ces considérations impliquent donc que la race est relationnelle, située et dynamique, produite par la sélection de certains marqueurs sociaux construits comme significatifs au cours d’une longue histoire qui a notamment vu intervenir les scientifiques évolutionnistes tels que Tylor, Morgan et Broca. Les caractéristiques somatiques regroupées fragmentent les corps pour en détacher des aspects morcelés qui se voient attribuer la capacité performative de dire l’altérité raciale : la couleur de la peau, la couleur et la texture des cheveux, la forme du nez, celle des lèvres (voir Gilroy, 2000 : 35).

L’entreprise scientifique de classification est intrinsèquement liée aux politiques impérialistes et colonisatrices menées par les pays dits européens (Dorlin, 2006 ; Stoler, 2013). Si les théories de l’existence de races humaines différentes ont été réfutées, les configurations nationales surgies à la même époque, et qu’elles ont contribué à constituer, à naturaliser et donc à légitimer, perdurent. C’est même la persistance de ces grands clivages sociaux (nationaux, religieux, politiques, etc.) qui rend difficile la disparition de l’idée selon laquelle les humains seraient « naturellement » différents, et que ces configurations nationales exprimeraient des divisions naturelles (Guillaumin, 1992 : 215).

En constatant l’émergence de nouvelles formes de racisme conjointement au renforcement d’affirmations nationalistes, Balibar reprend et étaye la théorie de Guillaumin quant à l’imbrication essentielle entre race et nation. Il rappelle que l’utilisation dans le langage courant de termes tels que « les Européens, les Orientaux, les Arabes, les Africains, les Noirs » forme une nomenclature qui « renvoie à la généalogie et à l’idée d’une origine et d’une descendance, auxquelles seraient associées des mentalités ou des aptitudes particulières » (Balibar, 2007 : 163).

Utiliser le concept de race permet de souligner le rôle central, même s’il n’est pas exclusif, des lectures du corps : la blanchité est intrinsèquement liée à la dimension somatique et au marquage chromatique (Ndiaye, 2006) tout en le dépassant pour recouper, notamment, le concept d’ethnicité (Quashié, 2015 ; Leobal, 2018). Dans cette acception, la race est naturalisée par des processus de coproduction avec et par d’autres catégories sociales, politiques et économiques qui permettent de la dire. Pour rendre compte des confluences entre race et ethnicité dans le sens commun, et ainsi désessentialiser la race, Essed suggère d’utiliser l’expression « ethno-racial » (Essed, 1996 ; voir aussi Wade, 2014). L’absence même de reconnaissance de l’importance de la race comme processus structurant l’espace social, politique, administratif et académique suisse appelle à adopter un vocabulaire qui rappelle son importance.

Système contraignant (voir Guillaumin, 1992 : 215-216), la race a commencé par être publiquement dite en Suisse par les personnes qui sont elles-mêmes, « justement », altérisées et minorisées. Des collectifs de personnes noires tels que le CRAN (qui, datant de 2002, est le plus ancien)[3], Afro-Swiss[4] et Bla*She[5], ont été pionniers dans l’ouverture d’un espace de parole où débattre du racisme en rendant visible la quotidienneté des effets de la racialisation en Suisse. Les prises de parole des membres de ces collectifs rencontrent des réactions qui, dans le meilleur des cas, les délégitiment (Purtschert, 2012) mais qui se sont parfois transformées en rappels à l’ordre violents[6].

En Suisse romande spécifiquement, l’appareil conceptuel critique de la race s’est développé en lien avec les études menées dans une perspective postcoloniale[7] et décoloniale (Purtschert et Fischer-Tiné, 2015), notamment à travers le réseau de recherche PostCit[8]. À l’instar des recherches menées en Finlande (Vuorela, 2009), en Islande (Loftsdóttir, 2010), en Norvège (Gullestad, 2004, 2005) et en Suède (Lundström et Twine, 2011), ces études interrogent l’héritage colonial présent dans les configurations contemporaines des relations de pouvoir en Suisse, les mécanismes de reproduction des privilèges et les représentations de l’altérité et de l’identité (Cretton, 2013 ; Elmer, 2012 ; Jain, 2012 ; Lavanchy, 2012 ; Schär, 2012). Elles ont été secondées par un important travail de réévaluation historique critique quant à l’implication de la Suisse dans la traite des esclaves (David et al., 2005), à la représentation de l’altérité africaine durant la colonisation (Minder, 2011) et au mythe de la neutralité comme une politique de pur isolationnisme par rapport aux bouleversements géopolitiques du xxe siècle (Speich Chassé, 2012). Enfin, les travaux de Dos Santos Pinto analysent l’éradication de la mémoire collective de figures publiques de femmes suisses noires ou métisses, comme la parlementaire fédérale Tilo Frei, élue en 1971 (Dos Santos Pinto, 2014) ou l’esclave Pauline Buisson, amenée en 1776 de Saint-Domingue par l’industriel David-Philippe de Treytorrens (Dos Santos Pinto, 2018).

Telle qu’elle est élaborée par les études critiques de la race (Frankenberg, 1993 ; Ware, 1992a), la blanchité est une formation sociale, culturelle et politique co-constitutive de l’africanité. Elle est à la fois un avantage structurel racial, un marqueur de frontière d’appartenance, une catégorie relationnelle et un site de privilèges (Cervulle, 2013 ; Frankenberg, 2004 ; Ware et Back, 2002). Découlant de la réflexion sur le racisme, ce concept permet de renverser le regard pour interroger les frontières auxquelles sont confrontées les minorités racialisées. « Formation hégémonique presque invisible à force d’omniprésence » (Cervulle, 2013 : 15), la blanchité est une idéologie raciste qui associe la blancheur de la peau à la pureté, la neutralité ou l’universalité et qui, par contraste, génère l’altérité (ibid.). Ses frontières ne peuvent être ni mesurées ni trouvées dans la nature car elles sont socialement façonnées par des croyances qui s’étendent au domaine scientifique et légal (Lopez Haney, 1996).

En tant que fait de pouvoir, la blanchité est une catégorie mentale, une réalité contraignante exerçant de puissants effets sociaux et politiques (voir Guillaumin, 1992 : 215-216). Elle affecte non seulement les groupes minorisés mais aussi le reste de la population, qui perpétue le racisme (voir Cervulle, 2013 : 15-16). Son invisible omniprésence la rend difficile à explorer, et ce, d’autant plus qu’elle est vécue, en Europe, à travers un alliage complexe mobilisant la nationalité — en tant que catégorie légale et symbolique —, l’idée de supériorité de la civilisation occidentale et les marqueurs somatiques (voir Essed et Trienekens, 2008 [2007] : 68 ; Griffin et Baidotti, 2002).

Produire la famille, produire la nation

L’état civil est un espace institutionnel qui incarne parfaitement l’affirmation selon laquelle « tout » — le genre, la race et la nation — se retrouve dans la famille (Collins, 1993). En tant qu’outil permettant à l’État d’ordonner sa population (Scott, 1998), ce service administratif recense chaque naissance, mariage, partenariat, divorce, décès advenant sur le territoire national. Puisqu’il traite tant les Suisses que les non-Suisses, il constitue un site fascinant pour observer la frontière en train de se faire entre « eux » et « nous »[9] à partir des catégories émiques mobilisées dans la fonction publique. Les pratiques administratives sont encadrées par le Code civil (CC) qui distingue entre événements naturels — la naissance et le décès — et événements non naturels — le mariage, le partenariat, le divorce. Cette distinction est importante car elle influence les possibilités de reconnaissance étatique de ces événements : ainsi, « il existe un intérêt public et privé prépondérant à un prompt enregistrement des naissances et des décès » (art. 3.2 CC), même en cas de documents autrement considérés comme insuffisants. Par contre, les unions légales ne peuvent être célébrées qu’à la suite d’une procédure d’identification administrative (art. 3.5. CC).

Au moment où j’y ai fait mon travail de terrain (2009-2011), l’état civil était au centre de divers changements : au terme d’un long processus sanctionné par une votation populaire, la possibilité de conclure un partenariat enregistré est entrée en vigueur le 1er janvier 2008. Le partenariat enregistré est une union légale ouverte exclusivement aux couples de même sexe, réputé calqué sur le mariage, réservé aux couples de sexe opposé. La législation sur le partenariat diffère cependant quant à l’accès à la reproduction médicalement assistée, à l’adoption des enfants du ou de la conjoint·e[10] et à la possibilité d’obtenir la nationalité helvétique. Le mariage permet en effet à toute personne étrangère[11] mariée à une personne suisse de demander la naturalisation après 5 ans, et avec un examen minimal de l’intégration, contrairement à la naturalisation ordinaire qui requérait, du moins avant le 1er janvier 2018, 12 ans de résidence en Suisse[12]. L’existence de conditions allégées pour les conjoint·e·s non suisses participe de l’élargissement du dispositif de surveillance publique, qui voit les contrôles des frontières se déplacer des limites territoriales vers de nouveaux espaces administratifs (Jacot-Descombes et Wendt, 2013). Les débats politiques intenses quant à la « brèche » que le mariage représenterait dans le système de « protection » relativement à l’immigration[13] superposent clairement en Suisse la question de l’accès au territoire avec celle de l’accès à la nationalité.

L’article 97a CC intitulé « Abus liés à la législation sur les étrangers », entré en vigueur le 1er janvier 2009, stipule que les officiers d’état civil doivent refuser leur concours « lorsque l’un des fiancés ne veut manifestement pas fonder une communauté conjugale mais éluder les dispositions sur l’admission et le séjour des étrangers » (Al. 1). Il autorise à procéder à des auditions et à requérir des renseignements auprès d’autres autorités ou de tiers (Al. 2). La mise en application de l’article mène les officiers à évaluer les motivations des fiancés dans la conclusion de l’union légale[14], puisque la volonté de créer une union conjugale doit primer sur les autres motivations. On le verra, l’évaluation des motivations ouvre une boîte de Pandore car elle mobilise, au sein de l’évaluation administrative, des considérations normatives quant à l’amour et à la relation conjugale, elles-mêmes racialisantes. S’inspirant de la littérature scientifique classique et plus récente sur les relations de guichet (Abélès, 1995 ; Crozier et Friedberg, 1977 ; Honig, 2006 ; Hull, 2012 ; Kelly, 2008 ; Lipsky, 1980 ; Merton, 1940 ; Spire, 2007 ; Yanow et al., 2012), ma recherche montre que la production administrative de la famille permet de générer la nation par un système de gouvernance racialisé (Collins, 2001).

(Auto)ethnographies

La recherche ethnographique de terrain s’est déroulée dans les six cantons francophones[15] entre 2009 et 2011. Pour des raisons de faisabilité et de cohérence, j’ai principalement travaillé dans les offices urbains des chefs-lieux. Le terme de terrain recouvre des réalités variables : dans certains cantons, je n’ai passé que quelques jours dans les locaux, alors que dans d’autres, ma présence active s’est étendue sur plusieurs semaines, jusqu’à deux mois dans un même office. Les observations ont été documentées par des prises de notes simultanées, et, parfois, différées, dans des carnets, incluant des croquis des locaux ou des bureaux, des photos des différents lieux. J’ai aussi assisté à la célébration d’une dizaine de mariages. Bien qu’il s’agisse d’événements publics en Suisse, dans tous les cas j’ai demandé à être présentée aux fiancé·e·s comme une chercheure s’intéressant au mariage et je leur ai demandé leur autorisation pour assister, prendre des notes et dans certains cas, enregistrer la cérémonie. Ces données empiriques denses (Geertz, 2000) ont elles aussi été analysées de manière inductive, suivant un principe de va-et-vient entre matériel ethnographique et corpus conceptuel, qui a permis le développement d’une théorie ancrée dans les perspectives émiques des actrices et acteurs du social impliqué·e·s dans la recherche (Charmaz, 2008 ; Corbin et Strauss, 1990).

Depuis 2003, l’état civil relève des cantons, succédant aux communes qui avaient repris les registres paroissiaux depuis 1848. Les pratiques restent pourtant disparates : par exemple, chaque canton a sa propre organisation de l’audition des fiancé·e·s. De plus, dans deux cantons (Genève et Neuchâtel), ce sont toujours les communes qui sont responsables, ce qui entraîne une multiplication des manières de procéder. Ma recherche ne vise cependant pas à mettre en évidence la disparité des procédures cantonales mais à analyser la manière dont les évaluations permettent la production de frontières entre les couples a priori considérés comme suspects et ceux qui sont au-dessus de tout soupçon. Au-delà d’une certaine culture du comparatisme intercantonal (Lavanchy et Garros, à paraître), l’hétérogénéité reste limitée car les pratiques sont encadrées par les directives fédérales, mais surtout techniquement conditionnées par le système informatique commun nommé Infostar. Cette culture du comparatisme, voire même de compétition entre les cantons, a favorisé l’entrée sur les terrains car après avoir obtenu l’accord des autorités dans un premier canton, il a été facile de susciter l’intérêt des autres, soucieux de montrer la pertinence de leurs procédures.

Basée sur la démarche anthropologique (Atkinson et al. 2001 ; Emerson, 1981 ; Lavanchy, 2013 ; Lofland et al. 2006), la méthode ethnographique est la plus à même de dévoiler les mécanismes qui contribuent au maintien des inégalités raciales dans un système social qui les tait et les nie (Bourgois, 2000 ; Gunaratnam, 2003). Les méthodes employées combinent l’observation du quotidien professionnel, la participation aux activités routinières ou exceptionnelles, la récolte avec la compilation de divers documents (archives, articles de presse, documents légaux et administratifs), et la conduite d’entretiens formels et informels de type qualitatif et biographique. Dans tous les cantons, j’ai d’abord obtenu un rendez-vous avec les autorités de surveillance, qui m’ont ensuite ouvert les portes des offices locaux. Ces six entretiens, enregistrés puis transcrits, portaient sur des questions générales d’organisation des services, sur les tâches réservées aux autorités cantonales et sur les enjeux et conditions de la mise en application des nouveaux dispositifs légaux. J’ai ensuite effectué 18 entretiens avec des officiers, hommes et femmes d’ancienneté et d’âge divers. Ces entretiens comportaient trois volets : une présentation générale de la personne et de sa trajectoire professionnelle ; une description des principales tâches et de l’organisation locale ; une discussion sur les mariages et partenariats, en réponse à ma demande de décrire « une belle union, une union qui vous a marqué·e », puis de décrire une union qui a suscité un malaise, qui était perçue comme dérangeante. Il s’agissait d’entretiens semi-directifs, préparés en élaborant un guide, mais qui se sont déroulés sous forme de discussion libre. Par conséquent, les trois volets ne se sont pas toujours succédé dans cet ordre puisque j’ai laissé mes interlocutrices et interlocuteurs construire leurs récits, les relançant seulement lorsqu’elles et ils se taisaient. La durée des entretiens a varié d’une à deux heures et demie. Ils ont tous été retranscrits intégralement.

Les retranscriptions ont été analysées en deux étapes : tout d’abord chaque entretien en tant que tel, avec l’identification des termes significatifs, puis leur regroupement par thématiques. Ensuite, une analyse transversale a permis de croiser ces thématiques entre elles et de mettre en évidence tant les convergences que les différences. Les résultats de cette analyse, qui suivent, sont présentés en garantissant l’anonymat des personnes ayant participé à la recherche. Je leur ai attribué des pseudonymes épicènes[16], à l’exception de Marie, dont le genre joue un rôle significatif. Sociologiquement, il y a une majorité de femmes parmi les officiers alors que les positions d’autorité locale ou cantonale sont plutôt occupées par des hommes. Tous sont suisses, puisque c’est une des très rares professions connaissant ce prérequis (cf. note 9). Les informations quant aux profils respectifs des différents officiers restent volontairement succinctes car l’objectif ici n’est pas tant d’esquisser une sociologie de la profession que d’analyser la mise en application du Code dans le cadre des unions légales.

La recherche comportait comme autre spécificité celle d’être menée « chez moi » — à savoir dans le pays dans lequel je suis née, ai grandi et dont je possède, par filiation, la nationalité. Cette spécificité implique la possibilité de bénéficier d’une connaissance en profondeur du contexte social général, mais requiert en contrepartie un travail actif de distanciation et d’objectivation (Kilani, 1992 ; Schulte-Tenckhoff, 1985). Les problématiques abordées relèvent aussi du proche dans la mesure où elles ont fait écho à des expériences personnelles — les miennes et celles de proches ayant entamé, avec plus ou moins de succès, des procédures de mariage, notamment avec des partenaires ou conjoint·e·s non suisses, peu avant ou durant le travail de terrain.

Le terme d’objectivation ne fait pas référence ici à l’idée que le savoir serait absolu et objectif, mais bien qu’il est induit par un positionnement particulier au sein des relations sociales explorées, en l’occurrence les relations de race. Produire un savoir situé et réflexif (Abu-Lughod, 1991 ; Di Leonardo, 1991 ; Harding, 1991) m’a amenée à réfléchir sur ma propre identité de femme blanche, et à mobiliser des données issues de l’autoethnographie, donc de situations vécues durant le terrain, même si elles ne se sont pas nécessairement déroulées au sein des offices. Je reprends ici la définition de Lofstdóttir pour laquelle l’autoethnographie est un processus actif et conscient d’explicitation du positionnement de la chercheure, dont le résultat peut être utilisé comme ressource heuristique (voir Loftsdóttir, 2012 : 33 ; Voloder, 2008).

Le travail de positionnement implique un décentrement par rapport à mes impensés et a priori sur ce qu’est la race en Suisse, ses caractéristiques et ses effets. Conscientiser la place sociale qui m’est attribuée en tant que femme blanche, en rendre explicites les contours et la manière dont elle conditionne mes expériences est une « re-connaissance » : il s’agit de formuler une nouvelle connaissance, nouvelle car elle explicite des mécanismes tacites ; mais aussi de reconnaître les prescriptions et effets de la race sur les personnes blanches (Ware, 1992a, 1992b). Simultanément données et ressources analytiques (Frankenberg, 2004), mes expériences de la blanchité participent à éclairer certains mécanismes racistes et à rendre visibles certaines structures qui les produisent et les reproduisent (Loftsdóttir, 2012), à expliciter le contexte (Lambek, 2005).

mixité, nationalité et race

La catégorie des « couples mixtes » est une notion émique centrale de mon analyse. L’expression n’est pas nouvelle, elle était par exemple utilisée, dans les années 1970, en référence à des couples interconfessionnels protestant-catholique. Sur le terrain, cette catégorie est devenue omniprésente lorsqu’il s’est agi, pour les officiers, de parler de l’article 97a. La procédure standard est la suivante : les fiancé·e·s doivent se présenter dans les bureaux pour remplir le formulaire « ouverture d’exécution d’une procédure préparatoire[17] « de mariage » ou de partenariat, et se voient alors indiquer les documents nécessaires à l’établissement de leur identité, de leur capacité matrimoniale respective (célibat ou veuvage, majorité légale, capacité de discernement) et pour vérifier l’absence d’un lien de parenté empêchant leur union. Ces documents présentés, les fiancé·e·s sont convoqué·e·s pour un entretien préalable, qui consiste à organiser la cérémonie[18] et à en fixer la date. Le mariage ou le partenariat sont ensuite célébrés à la date convenue, dans une salle officielle dite « des mariages ».

L’audition et la recherche d’information prévues par l’article 97a CC s’insèrent dans ce schéma général en ayant lieu avant la célébration de l’union. Leur usage dépend de l’évaluation, par les officiers, des premières informations figurant sur le formulaire d’ouverture de la procédure. Comme elles interviennent en cas de « soupçon » (Art. 97a), j’ai systématiquement demandé aux officiers de me décrire ce qui était à même de susciter ce fameux soupçon. L’interview de Claude (décembre 2009) synthétise plusieurs éléments mentionnés par ses collègues :

Anne : Dans votre travail quotidien, il y a des choses qui vous surprennent ?

Claude : Au niveau des mariages, c’est quand il y a des mariages binationaux[19]. [En cas d’audition] il y a tout un PV, ça va des fois assez loin dans la vie privée des gens. C’est parfois presque ubuesque, les questions [que les responsables d’audition[20]] posent aux gens. Ils font tout un rapport ; nous, on en prend connaissance avant la célébration, pour savoir un peu à qui on a affaire, et des fois, tout le rapport qui s’avère… euh… plutôt… comment dire, négatif, entre guillemets, pour freiner un petit peu le mariage, mais finalement les gens se marient quand même. […] je trouve que là il faudrait […] avoir la force, le courage […] de dire : « Non, on ne rentre pas en matière. » […] Ce que je trouve dommage, […] quand on lit les rapports, on se dit « mais ces gens-là, il ne faudrait pas les marier » et total, on les marie quand même, et très peu de temps après on a la surprise, enfin, quand je dis la surprise, ce n’en est pas une, c’est ce qu’on prévoyait, on apprend que ces gens ne sont déjà plus ensemble. C’est le problème qu’on a, je dirais. […] C’est à nous de dire non dans un premier temps, mais […] il faut avoir des raisons… c’est très très très rare qu’on ait gain de cause. Ce n’est pas pour embêter les gens, c’est pour le mariage, pour voir si les gens sont de bonne foi, sinon on n’est plus crédible.

Anne : C’est pour protéger les autres mariages ?

Claude : Voilà, exactement, et puis il faut aussi dire qu’il y a les autres fiancés, ou les fiancéEs [insistance sur le E], qui sont naïfs, qui se laissent prendre très facilement. Je trouve qu’on pourrait les protéger aussi, protéger d’abord les gens, et puis aussi protéger, sans vouloir être contre les autres nations, protéger aussi le pays, ne pas brader notre pays en permettant des mariages simplement pour les papiers.

Anne : Alors là c’est vraiment pour les unions entre une personne suisse et une personne étrangère, pas pour les unions entre Suisses, ou entre étrangers ?

Claude : Non, enfin, des fois entre étrangers c’est possible […] mais c’est surtout dans les mariages binationaux, quand il y a un intérêt flagrant pour les papiers, pour obtenir le droit d’être en Suisse. Et ça, je trouve que c’est dommage, ça donne une fausse image de notre institution, on brade beaucoup de choses.

Anne : Ce qui donne une fausse image, c’est d’accepter ce type de mariages ?

Claude : Absolument, absolument. À mon avis on a les possibilités, mais […] il faut vraiment avoir les reins bien solides. […] Pour oser dire non […] il faut prouver pourquoi, il faut beaucoup de preuves écrites.

Anne : Et c’est quel type de preuves ?

Claude : C’est clair, si on voit que ce sont des papiers qui ont été truqués, mais ce n’est pas toujours évident, maintenant avec les photocopies couleur, avec les moyens (techniques) qu’on a, si on a la preuve que les papiers ne sont pas conformes, on a […] la preuve que c’est un mariage bidon… honnêtement je dirais qu’on le sent tout de suite, on voit qu’il y a un décalage total entre les gens, notamment la différence d’âge — d’accord, une certaine différence d’âge… mais il y a des cas où il y a 35 ans de différence d’âge. […] je suis sûr que dans 95 % des cas on ne se tromperait pas, que ces gens ne sont pas, ne vont pas ensemble, qu’il y a un décalage, une supercherie là-derrière.

Anne : Et vous avez parfois cette impression que le couple est mal assorti s’il s’agit de deux Suisses ?

Claude : Oui, les Suisses aussi, on a des fois cette sensation qu’il y a un décalage total… mais j’avouerais quand même que cette sensation on l’a plus souvent quand c’est un mariage mixte, vu les grandes grandes différences d’âge. C’est vrai qu’on voit aussi un décalage aussi physique, on se dit franchement, ces gens ne vont pas ensemble… mais il y a aussi l’aspect du coeur, faut pas oublier, il y a des gens qui prennent peu en compte le physique et qui regardent le coeur, Dieu merci, ça existe encore, mais ce n’est pas dans tous les cas.

Cet extrait met en évidence la manière dont la « mixité » est perçue et définie, son articulation avec des dimensions légales et enfin celle avec la lecture des corps. En premier lieu, il montre que Claude hésite entre plusieurs expressions pour qualifier les couples qui génèrent le soupçon : il alterne les expressions « mariages binationaux » et « mariages mixtes », donnant l’impression que toutes deux sont descriptives et factuelles, relevant de catégories légales et donc objectives. Mais les expressions sont précisées. Ainsi les « mariages binationaux » sont mis en relation avec l’idée qu’ils sont conclus « pour les papiers » et « pour le droit de rester en Suisse ». Pour les officiers, il s’agit donc de trouver des « preuves » de ces motivations — or d’un point de vue légal, ces dernières sont difficiles à apporter et à défendre devant un tribunal en cas de recours contre la décision de ne pas célébrer l’union[21]. Celle des « papiers truqués » est irréfutable — mais bien qu’elle ne relève pas directement de l’article 97a, Claude y voit une analogie entre présenter des papiers « truqués » et le fait qu’un mariage ou un couple est « bidon ».

La difficulté de prouver selon les termes juridiques est en porte-à-faux avec le ressenti des officiers : comme nombre de ses collègues, Claude affirme que « ça se voit ». Pour lui, un mariage mixte, dans lequel il y a un « décalage physique », un couple dont les membres « ne vont pas ensemble », signale une « supercherie ». Le recours à la dimension visuelle est particulièrement intéressant ici. En effet, la réalité suisse est caractérisée par l’absence de mise en mots de la race et des catégories qui en découlent. Ce silence ne signifie cependant pas une absence des catégories visuelles et esthétiques : les corps sont lus en termes racialisés, dans des lectures qui ne sont pas des mesures objectives de variation entre humains, mais des projections de croyances sociales (voir Gilroy, 2000 : 35). Comme l’a montré Pollock (2005), taire la race n’est pas le reflet d’une absence factuelle mais un processus actif, une stratégie d’occultation de la présence des personnes afro-descendantes ou non blanches dans l’espace public (Dos Santos, 2018 ; Honegger et Michel, 2010). Si la dimension performative de ce vocabulaire peut renforcer les contours de la racialisation, le refus de le mobiliser a des conséquences similaires sur les groupes racialisés, produits comme naturels par leurs relations d’interdépendance et d’exploitation (voir Guillaumin, 1972 : 175). La mutité, en tant que processus de silenciation[22], n’efface donc pas les productions quotidiennes de la race au cours des interactions, des pratiques et des discours.

L’échange avec Claude le souligne, la question de la « preuve » échappe au domaine légal pour devenir une confirmation a posteriori des soupçons des officiers lorsque le couple se sépare, « une surprise qui n’en est pas une ». Comme lui, les officiers interrogés ont souvent évoqué la séparation comme le signe irréfutable que s’appuyer sur leurs sentiments, leur « feeling » (Hertz et al., 2004) est bien fondé. Ce faisant, ils mobilisent des représentations romantiques de l’amour conjugal — durable, authentique, sincère et désintéressé (d’Aoust, 2013 ; Geoffrion, 2018 ; Lavanchy, 2012 ; Maskens, 2013) — qui permettraient de distinguer les vrais couples de ceux qui s’engagent par complaisance. L’apparition de l’amour comme élément participant de l’évaluation administrative entre en contradiction avec les réactions que j’ai rencontrées en entrant dans les différents offices. À ma question de décrire leur travail, les officiers donnaient des réponses standardisées, comme celle d’Alex : « Il n’y a pas grand-chose que je peux vous dire. Ça ne va pas vous intéresser. En fait, on ne fait que suivre la loi, c’est un travail purement administratif. On s’occupe des papiers ici, pas des sentiments, c’est de l’administratif, on doit rassembler les documents. On ne fait qu’appliquer la loi » (Alex, janvier 2010).

Le vocabulaire a priori interchangeable oscillant entre couples binationaux et couples mixtes révèle que la compréhension de la nationalité par le personnel administratif va au-delà d’une distinction purement légale entre nationaux et non-nationaux. Elle convoque explicitement la lecture des « décalages » physiques. Nationalité et mixité se révèlent ainsi des catégories dicibles pour inscrire les lectures des corps dans des narrations acceptables. La présentation de Sasha des dossiers de couples binationaux étaye cette compréhension racialisée de ce que recouvrent tant la nationalité que la mixité. En passant en revue, avec une mémoire époustouflante, tous les dossiers « de couples mixtes » examinés durant une année — une quarantaine —, Sasha commente :

Ici, j’ai un homme suisse, né en [19]85, et une dame des Philippines. Mais bon, lui, sa mère vient des Philippines, alors je pense que c’est normal, il a un lien avec le pays […]. Et ça, c’était un très joli couple. Elle, elle est vietnamienne, lui, il est suisse. Mais il est adopté, donc en fait il vient aussi de là-bas. C’est normal pour lui de chercher quelqu’un de la même origine, c’est compréhensible. Ses parents à elle, ils n’étaient pas très contents car il approche de la cinquantaine et elle, elle a la vingtaine, mais bon, moi je ne vois aucun problème ici.

Sasha, novembre 2010

Responsable des auditions pour tout l’office, Sasha se réfère à son « instinct » pour expliquer « qu’à ses yeux », ces deux couples binationaux restent au-dessus de tout soupçon. La dimension visuelle se retrouve dans son affirmation de « ne voir ici aucun problème ». Ces deux exemples de couples considérés comme authentiques malgré les disparités de statut légal et d’affiliation nationale indiquent que la mixité se réfère à autre chose qu’au simple statut légal. Sasha souligne que ces couples ne sont pas réellement mixtes car les origines « communes » des conjoint·e·s en font des unions « normales », en soulignant ce qui les rassemble, inscrit dans l’apparence physique. Les personnes adoptées ou celles qui sont issues de familles dites métisses, avec un parent suisse et un autre « d’ailleurs », sont perçues comme venant de cet ailleurs, et donc échappent au soupçon. Leur attraction mutuelle est naturalisée et devient ainsi compréhensible et acceptable puisque ces personnes sont perçues comme étant similaires, de même origine. Le fait que pareils couples binationaux échappent à la suspicion en dépit de la présence des marqueurs autrement considérés comme signalant des mariages potentiellement de complaisance — une grande différence d’âge par exemple — est un indicateur sérieux de la prédominance de la race sur la nationalité en tant que catégorie purement légale.

biopolitiques raciales, genrées et sexuées

La perception du potentiel danger de la mixité pour la nation est profondément genrée. En tant que gestion des corps et de la nation, les biopolitiques ne se limitent pas à des relations co-substantielles entre étrangers et Suisses, mais régulent aussi, à travers des mesures eugénistes, les nationaux en fonction de leur genre et de leur sexualité (Mottier, 2006, 2012).

Cette femme [suisse], elle veut épouser un Africain, mais c’est déjà la deuxième fois. Elle a déjà divorcé d’un Africain avant. Alors je me demande, je me demande vraiment, mais pourquoi est-ce qu’elle choisit toujours des Africains ? Si elle n’arrive pas à trouver un mari ici, elle devrait aller vivre là-bas.

Dominique, décembre 2009

Ce commentaire de Dominique illustre un type de couple mixte particulièrement problématique aux yeux des officiers, les femmes suisses qui épousent des « Africains ». Le terme l’indique, ce n’est pas la binationalité qu’il remet en question mais bien la relation entre une femme « suisse » blanche, et un homme « africain », noir. Ce choix est interprété comme suscitant un doute sur la légitimité de la présence de l’épouse sur le territoire suisse : pourquoi ne va-t-elle pas directement « là-bas » ?

Dominique associe les fiancés « africains » à un ailleurs, alors même que les rencontres amoureuses de la fiancée en question ont eu lieu en Suisse. Purement rhétorique, son interrogation illustre, mais aussi renforce, l’imaginaire dominant selon lequel il n’y aurait pas « naturellement » de personnes noires « chez nous ». J’utilise à dessein l’adverbe « naturellement » en référence à la distinction du CC entre événements naturels et non naturels : contrairement à la naissance, le mariage n’est pas un événement réputé naturel. Il est donc perçu comme un vecteur permettant « d’introduire » des autres — occultant le fait que ces « autres » sont déjà présents. Ainsi, ces fiancés « africains » continuent d’incarner le paradigme de l’éloignement inassimilable, de l’exotisme lointain, catégories assimilées à l’impureté et à la saleté (Cretton, 2013), représentant par conséquent une menace pour la blanchité helvétique.

Il s’agit donc de discipliner ces femmes déviantes par des pratiques administratives (Studer, 2001). L’article 97a sur les mariages de complaisance est alors réinterprété en termes de mariages qualifiés de « gris » : l’expression désigne les couples considérés comme mixtes dans lesquels un·e conjoint·e suisse serait berné·e par son ou sa fiancé·e étranger, étrangère. L’exemple de mariage gris le plus fréquemment cité est celui d’une femme d’un certain âge, l’une de ces femmes naïves dont parle Claude, tombant amoureuse d’un jeune homme sur des plages gambiennes, tunisiennes, sénégalaises, ce dernier n’étant « amoureux que de leurs papiers » (Ange). Nombre d’officiers font preuve d’un zèle appuyé pour lutter contre ce qu’ils considèrent être une escroquerie aux sentiments. Ainsi Alex a choisi de punaiser à côté de la porte de son bureau, à hauteur d’yeux, un article de magazine féminin dénonçant le « Baiseness de l’amour » pratiqué par de jeunes Tunisiens avides de mettre le grappin sur des femmes européennes vieillissantes en vacances balnéaires[23]. L’intention explicite d’Alex est de mettre en garde les femmes qui viennent en entretien, pour leur « ouvrir les yeux sur la réalité ».

En avril 2010, Camille me raconte aussi qu’elle a coutume de téléphoner aux fiancé·e·s suisses qu’elle soupçonne d’être exploité·e·s pour leur demander s’ils et elles ont « bien réfléchi » et leur poser « les bonnes questions, qu’ils ne veulent pas se poser » :

Donc ici [mes questions] ne vis[ent] pas à empêcher le mariage, je [veux] juste m’assurer de leurs intentions, de leurs motivations. Je veux dire, c’est évident que des mariages en particulier sont voués à l’échec. Celui-là [pointant un dossier] va durer, aller, au mieux il va durer 10 ans, puis ensuite il va se briser […]. Ce n’est pas qu’ils ne sont pas sincères, mais elle, elle est habituée à vivre en ville. Et les hivers, c’est rude à la campagne ! […] En fait elle ne le connaît pas très bien, elle a juste peur qu’il change d’avis, peur de le perdre. J’espère que j’ai tort mais je ne pense pas que ce mariage va être une source d’épanouissement personnel. Et aussi, ils sont déjà serrés avec l’argent […] ! c’est une forme supplémentaire de pression qui va mener à l’échec du mariage. […] Donc je me demande, est-ce que leurs sentiments seront assez forts ?

Avec le soutien des mesures prévues par l’article 97a, les officiers investissent beaucoup d’énergie et de temps pour empêcher les unions qui ne leur paraissent pas tant illégales que moralement peu souhaitables. Ces exemples montrent que la blanchité n’est pas un fait naturel mais le résultat de mesures sociopolitiques et historiques actives et concertées, qui articulent la rhétorique de la « protection » des femmes avec celle de la nation en tant que communauté de personnes de peau blanche (Lavanchy, 2015).

Cette rhétorique n’est pas novatrice en Suisse. Jusqu’en 1952, les mécanismes suivants étaient automatiques : les femmes suisses épousant un étranger perdaient leur nationalité, alors que l’épouse étrangère d’un Suisse l’obtenait immédiatement. L’introduction en 1981 d’un article consacré à « l’égalité entre les sexes » (art. 8, al. 3 Cst.) entraîne une double révision de la loi sur la nationalité. La première porte sur la naturalisation facilitée destinée aux enfants de femmes ayant perdu la nationalité suisse par mariage. Il faut attendre 1992 pour que le second volet entre en vigueur : époux et épouses de personnes suisses se voient soumis·e·s au même régime quant à l’acquisition de la nationalité suisse, avec l’introduction de la naturalisation facilitée[24] pour les conjoint·e·s.

Si la différence de traitement légal entre hommes et femmes a été supprimée, une différence similaire est apparue avec l’introduction de la loi sur le partenariat, puisque contrairement au mariage, les partenariats enregistrés ne donnent pas la possibilité aux partenaires non suisses d’accéder à la procédure facilitée[25]. Les procédures de partenariat ne sont que très rarement soumises au soupçon de complaisance. Le seul cas que j’ai trouvé durant mon terrain est celui d’un dossier archivé. Les motivations de ce couple de deux hommes, un Suisse et un Brésilien, plus jeune, sont décrites comme « un simple contrat, sans grande portée juridique », sur la base de l’audition des deux fiancés, qui semblent trop pragmatiques et trop peu amoureux. À ma question de savoir si le soupçon de complaisance concernait aussi les partenariats, Nikita m’a dit que c’était rare, par peur d’essuyer des accusations d’homophobie. S’ensuit le récit suivant :

On a eu le cas d’un monsieur suisse avec un jeune Brésilien qui se prostituait. Il s’est dit : « On fait un partenariat comme ça, je l’ai à la maison. » Au tout début des partenariats, on a eu beaucoup de Brésiliens transsexuels […]. Ça fait toujours drôle de voir le mec normal arriver avec son ami qui est femme [à l’]extérieur et dans son lit il a un homme […] C’est des femmes magnifiques qui ont des seins magnifiques […]. C’est assez pervers […]. Ça fait mal au ventre, c’est écoeurant. Mes amis homosexuels ne trouvent pas cela net.

Nikita, décembre 2010

Le malaise relativement à la « perversion » prend donc le pas sur le besoin potentiel de protéger les Suisses. Paradoxalement, l’inégalité légale qui empêche les couples homosexuels d’accéder à la naturalisation facilitée semble donc les mettre relativement à l’abri du soupçon généralisé qui touche les autres couples « mixtes ».

une proximité qui fait mauvais genre

L’idée selon laquelle choisir un conjoint étranger laisse planer un doute sur les sentiments d’appartenance et de loyauté des femmes suisses est ancienne. Invitées à « y réfléchir à deux fois » avant de contracter un mariage avec un étranger avant 1952 (Studer, 2001), les femmes suisses épousant des « Africains » suscitent des commentaires violents de la part des officiers : « si elles aiment réellement les Africains, elles n’ont qu’à aller se marier là-bas, personne ne les en empêche » (Alex, mars 2010). Elles semblent encore devoir choisir moralement entre un pays et un mari.

La discipline racialisée des femmes s’est aussi manifestée durant mon terrain à l’égard d’une jeune professionnelle. Ayant obtenu son brevet d’officier depuis deux ans, Marie m’a été décrite par ses collègues comme « n’ayant pas le caractère pour faire des auditions » (Andrea). Nikita ajoute que Marie « aime la musique africaine, le week-end elle sort en boîte africaine, elle connaît tous les Africains qui sont ici ». Ainsi, toujours selon Nikita, Marie n’aurait pas suffisamment de distance pour faire des auditions, ce qui la rendrait insuffisamment professionnelle. Marie fait donc preuve d’une proximité suspecte qui la rendrait incapable de maintenir les frontières — entre sphère d’activité et sphère privée, entre nation et personnes étrangères. Quant à elle, Marie a accepté en la légitimant cette limitation de ses tâches professionnelles, me confiant qu’elle se sentait soulagée de ne pas faire d’audition.

La décision de la tenir à l’écart d’une partie des tâches professionnelles, mesure prise par ses collègues et non par des supérieurs hiérarchiques, est une des formes de discipline articulant genre et race à laquelle les femmes suisses se heurtent dans les espaces intimes et professionnels, mais aussi dans les espaces publics. C’est ce que j’ai moi-même vécu fin juillet 2010, au sortir d’une journée de terrain dans un office d’état civil. Enceinte de huit mois et accablée de fatigue et de chaleur estivale, je suis arrivée à un arrêt de bus avec comme principale préoccupation celle de trouver un coin de banc ombragé où m’asseoir et poser mes lourds sacs de courses. Ce faisant, je me suis immiscée, sans m’en rendre compte, au sein d’un groupe de trois hommes noirs, conversant à l’ombre. L’un d’eux engagea la conversation, en anglais, avec moi, me questionnant sur la date du terme et me confiant que sa femme était aussi sur le point d’accoucher. Mon interlocuteur me posa des questions sur le père de mon enfant, car tant — à l’entendre — ma manière de me comporter que mon habillement lui faisaient penser que ce dernier était peut-être africain. Après quelques minutes de bavardage, je pris progressivement conscience d’un marmonnement en arrière-fond, où se trouvait une seule autre personne, un homme blanc. Prêtant l’oreille, je saisis à la volée ces mots : « feraient mieux de retourner chez soi ». Imaginant que ces commentaires étaient destinés à mes interlocuteurs noirs, je me suis sentie mal à l’aise « pour eux ». C’est alors que l’un de mes interlocuteurs me glissa en aparté « Don’t answer. Don’t say anything. Don’t react. » Écoutant de manière plus attentive, je pris conscience que c’était de moi qu’il était question, et que cet homme m’enjoignait, entre autres, de « retourner accoucher chez moi ».

Cet épisode éclaire mon argument de deux manières. En premier lieu, la réaction agressive de l’homme blanc étaye l’importance du genre et de la sexualité dans la compréhension des processus de racialisation. Ma proximité avec ces hommes — le fait même de bavarder, et probablement notre usage de l’anglais — l’a amené à considérer que « chez moi », c’est « ailleurs », rejet hors des limites de la nation qui s’étendait à l’enfant à naître. Dans cette constellation relationnelle spécifique, ma blanchité n’était plus au-dessus de tout soupçon, faisant écho aux propos des officiers sur les mariages mixtes.

En second lieu, l’anecdote met en lumière une autre facette de la blanchité. En effet, mon bus est arrivé au moment où j’ai compris que j’étais la cible de ces marmonnements. J’y suis montée abasourdie et en colère, frustrée de ne pouvoir prouver à ce monsieur qu’il avait « tort », jetant rapidement par-dessus mon épaule quelque chose comme « c’est faux, je suis d’ici, je suis suisse ». La sensation la plus durable de cette scène est mon malaise face à ma propre réaction émotionnelle. Dans une perspective d’(auto)ethnographie, la sensation de malaise indique la présence d’un espace de réflexion prolifique (Hume et Mulcock, 2004). Ma réaction indique mon adhésion à la blanchité en tant que frontière structurelle, marqueur idéologique d’appartenance et système relationnel (Cervulle, 2013). Le fait de ne pas aimer me sentir blanche (Essed et Trienekens, 2008 [2007]) participe de la blanchité en tant que structure de domination et puissante expérience d’incorporation. J’ai spontanément tenté de faire comprendre à cet homme raciste qu’il avait tort non dans son postulat raciste — il faut renvoyer « les autres » « chez eux » —, mais dans ce qu’il assumait de mon identité : il avait « tort » car « moi, j’étais chez moi ».

le régime racial suisse : un silence tonitruant

La Suisse se caractérise par l’absence de références explicites à la race dans les espaces publics, politiques et administratifs. Au-delà de cette mutité, l’analyse des catégories émiques — et notamment celles de couples binationaux, de couples mixtes, de mariages gris — montre, par les références constantes à l’évidence, aux apparences, au physique, que l’homogamie joue un rôle central dans la perception des couples comme authentiques ou durables. Processus actif, la mutité n’est pas la trace d’une indifférence à la race comme système de classification et d’inégalités, mais celle d’une légitimation des formes de violence qu’elle suscite (voir Collins, 1993 : 66 ; voir aussi Pollock, 2005 : 2). L’analyse des pratiques institutionnelles montre le rôle décisif des professionnel·le·s des relations de guichet ou responsables du traitement des dossiers dans le contrôle des frontières symboliques et administratives de la nation, et dans les modalités de sa reproduction. Acteurs clés du continuum entre la famille et l’État, ils rendent manifestes les enjeux biopolitiques des pratiques administratives qui imbriquent race, genre et sexualité.

Apparemment factuelle et objective dans cet univers administratif, la nationalité est l’euphémisme par excellence par lequel s’exprime la blanchité. Paradoxalement, l’euphémisation de la race participe activement à reproduire une adhésion (« vous voyez ce que je veux dire ») au système de perception acquis au cours de la socialisation. Cette dernière génère des structures cognitives qui nous apprennent à voir la race même lorsqu’elle n’est pas dite. Pareilles structures sont d’ailleurs d’autant plus prégnantes qu’elles remontent à l’enfance, générée par la littérature enfantine (Purtschert, 2012). Les stratégies d’évitement et d’effacement linguistiques font partie de ces processus de blanchiment qui légitiment les privilèges dont jouissent certains groupes par rapport aux autres (voir Cervulle, 2013 : 83 ; voir également Lopez Haney, 1996 : 9-10).

Les privilèges dessinés par la nationalité ne sont cependant pas distribués de manière homogène parmi les membres de la communauté nationale. Historiquement construites comme susceptibles de changer de loyauté en fonction de leurs liens matrimoniaux, les femmes suisses épousant des étrangers sont d’autant plus suspectes qu’elles sont perçues comme naïves et victimes. La procédure visant à éviter les mariages de complaisance est utilisée comme dispositif de discipline, de surveillance et de rappel à l’ordre des fiancées suisses. Cette institutionnalisation de la défiance est une forme de discipline qui génère différentes stratégies — notamment, comme le montre l’analyse de ma réaction, celle du « clonage culturel » pour affirmer sa légitimité en tant que Suissesse, épousant par là même les termes du discours dominant (Essed et Goldberg, 2010).

Explicitement dirigé contre « les étrangers », l’article 97a distingue donc certains groupes de nationaux, illustrant ainsi des mécanismes de discrimination structurels qui renforcent l’ordre racial, concernant tant les Blanc·he·s que les non-Blanc·he·s. Les données générées par le terrain montrent que l’africanité reste le révélateur par excellence des mécanismes de racialisation (Quashié, 2015) : la proximité (intime, publique ou professionnelle) de femmes suisses avec des hommes noirs, « africains », est perçue comme particulièrement problématique et suscite des rappels à l’ordre. Si le colorisme (Ndiaye, 2006) fragmente les groupes raciaux minorisés, l’analyse de l’imbrication des marqueurs sociaux de race, de sexualité et de genre montre que la blanchité est loin de dessiner un groupe homogène jouissant indistinctement des mêmes privilèges. Ces réflexions indiquent la nécessité d’approfondir l’analyse des dispositifs de racialisation en dépassant l’opposition entre Blanc·he·s et Noir·e·s pour inclure des compréhensions plus fines des altérités colorées au-delà de l’africanité et des formes que prend, localement, le colorisme.