Corps de l’article

Montrimond, vendredi 13 décembre 2013, 17 h 30. Dans le quartier du Belvédère, les jeunes prennent leur dernier café à la terrasse de l’établissement le plus fréquenté, en raison de la visibilité qu’il offre sur le dédale piéton de la « cité ». Des parents passent avec leurs enfants, des étudiants s’arrêtent, des consommateurs font leurs derniers achats au tabac, ou prennent encore un verre. Quelques civilités s’échangent de temps à autre avec les jeunes, reconnus comme les « mecs du coin de la rue ». À 17 h 45, l’effroi. Le bruit de pneus qui crissent, des cris au loin et des moteurs qui vrombissent. Les « mecs de Flanc-la-Duchêre » font une « descente ». Les voitures manquent de peu de renverser les trois jeunes pourchassés. Dans la précipitation, elles s’immobilisent en travers de la route. Des hommes cagoulés surgissent, une bombe lacrymogène dans une main et une arme blanche dans l’autre (batte de base-ball, couteau, machette et sabre). Muhamad, à leur tête, n’est pas masqué. Malgré la réprobation et la honte qu’appelle le recours à des personnes de l’extérieur pour régler ses comptes, Muhamad s’est acoquiné avec les « mecs d’une autre cité », où il travaille comme dealer (go-fast), pour régler ses comptes avec Nourredine. Muhamad hurle à ses acolytes : « C’est eux, c’est eux, faut pécho (attraper) Nourredine, Rachid et Marc. » Un type assène un coup de batte à Nourredine, manquant de l’assommer. Il vacille mais parvient jusqu’à la terrasse du café où il trouve refuge derrière ses amis. Il est extirpé de force. Il s’enfuit vers le carrefour, juste en face du café. Un cri terrible saisit tout le monde — certains parleront d’un « cri qui glace le sang ». Nourredine vient de se faire taillader l’artère fémorale sous la fesse droite. Il court en direction du bistrot avec un assaillant à ses trousses, qui lui porte deux coups de couteau dans le dos. Nourredine s’effondre au seuil du café où Rachid et Marc se sont mis à l’abri. Une flaque de sang noircit le sol. Nourredine se vide de son sang en moins de cinq minutes. Il décède avant l’arrivée des pompiers.

Le deuil est très souvent une affaire privée, à moins que la mort ait une force d’ébranlement dépassant les frontières de l’intimité. Parfois, le tragique ébranle une communauté au point qu’elle se sente investie de la mission de conjurer collectivement l’effroi. Certaines morts ne trouvent qu’un repos public, sinon elles ne s’encaissent pas (Stavo-Debauge, 2012a). Pourtant, la désorientation collective produite par la sidération n’embraye pas forcément sur une attitude réflexive : le trouble peut demeurer à jamais latent (Cefaï et Terzi, 2012 : 32), incapable de s’ouvrir vers une expérience publique. Toutes les obsèques médiatiques ne sont donc pas forcément publiques au sens pragmatiste. Un travail de mise en sens et de mise en scène de l’événement doit se saisir de la brutalité et de l’horreur pour transformer le choc existentiel en problème public. Mais cette réparation portée vers la constitution d’un public peut être concurrencée par des résolutions alternatives. Certains groupes restent attachés à la vengeance. Dans les banlieues françaises, le « monde des bandes ne tolère guère la judiciarisation de ses conflits » (Mohammed, 2009 : 174).

Lorsque Nourredine est mortellement poignardé, la commune de Montrimond tombe sous le choc de ce qui va devenir un événement d’une ampleur inédite. L’homicide a lieu à une heure de forte affluence, un début de soirée de l’hiver 2013, au pied du quartier HLM du Belvédère. Les témoins sont donc nombreux. L’onde de choc traverse les frontières de divers mondes sociaux : le sang, les cris et les larmes jettent la rue dans une ambiance de mort (Boukir, 2018) qui propulse « l’embrouille de cité » hors du giron des jeunes qui voudraient la régler entre eux. Ces jeunes sont insérés dans le tissu social. La propagation de l’effroi s’appuie sur ces réseaux de communication et d’échange pour toucher des communautés de sidération. Ceux qui se sentent touchés par le drame ne connaissent pas tous les tenants et aboutissants de l’homicide. La mort ouvre alors une temporalité asymétrique. Les jeunes inscrivent l’homicide dans un script de vengeance (Jacobs et Wright, 2006), ourdie dans leur coin. Ils sont tournés vers le futur, ce qu’il faut faire pour venger Nourredine. Pour les autres, la mort appelle un récit tourné vers le passé : que s’est-il précisément passé ? La justice, dans son verdict, et la police, dans l’instruction, inscrivent l’événement en droit, qualifient les faits selon des contraintes procédurales routinières. En juillet 2019, le jury d’assises condamne Muhammad à six ans de réclusion criminelle. Il est entre-temps sorti de sa détention préventive après deux ans d’enfermement. Le temps de la justice dilate la temporalité du deuil. L’instruction policière est plus proche de la temporalité des justiciables puisqu’elle recueille les témoignages des proches et de la famille dans les jours qui suivent l’homicide. Quant aux journalistes, saisis au vif d’une information à relater en temps réel, ils médiatisent l’événement au prisme des rumeurs qui circulent parmi le tout-venant. Ce sera un « crime raciste » ou une « attaque qui a mal tourné » après la demande d’une cigarette. La famille et les proches, tout en voulant savoir ce qui s’est passé, sont aussi tournés vers la cérémonie d’inhumation et les rituels islamiques de la prière du mort (salat djenaza).

Ces moments narratifs sont nécessaires. Ils procèdent d’une montée en généralité pour inscrire le drame dans une intelligibilité partagée. Mais elle est secondaire. Guenfoud (2002 : 95) a mis en évidence l’importance de ce second temps. Lorsque le défunt est notoirement connu pour ses activités déviantes, la famille l’« habille » de la « meilleure réputation possible » « afin de rendre à la mort un visage acceptable ». Or, en amont de la carrière narrative de l’homicide, il y a un moment émotionnel, celui du choc de la mort. Cette étape est très souvent mal documentée car le chercheur est tributaire des « récits de bagarre » (Mohammed, 2009 : 177) depuis lesquels il reconstruit a posteriori les cycles de représailles. L’anthropologie des sociétés à vendetta a mis en exergue cet angle mort. Les travaux de Mahé, décisifs en la matière, insistent sur la différence analytique entre l’injonction normative à venger le sang par le sang et le « sentiment vindicatif et haineux » au coeur de l’économie affective qui précipite le vengeur à le faire (2001 : 116). L’analyse rétrospective déroule un récit de cycles de représailles, manque les impasses, les hésitations et les errements de ceux qui voudraient donner la mort mais savent aussi se dérober et temporiser. On ne tue pas froidement en banlieue française, contrairement à d’autres contextes où les membres de gangs « vivent à l’ombre de la mort » (Auyero, Bourgois et Scheper-Hughes, 2015 : 25). Pour donner la mort, il faut s’émanciper de freins moraux qui ancrent les jeunes au monde ordinaire. Il faut encore surmonter les hurlements, le sang et la peur, savoir canaliser l’adrénaline et la passion de la haine. Les récits apaisent ou attisent les rancoeurs, mais cette communication verbale est consécutive de la mort, qu’elle accompagnera ensuite par scansions. Au départ, c’est une expérience d’effroi, face au corps sans vie de son ami gisant dans une flaque de sang noirci. Pour cette raison, ce texte focalise son attention sur les « jeunes de cité » car ils ont été témoins de l’événement traumatique avant sa mise en mots. On verra que cette expérience est ensuite réfractée au contact des proches et de la famille de Nourredine, des édiles (maire, adjoints au maire, membres de partis politiques), des médias (traditionnels, réseaux sociaux), des riverains (voisins, commerçants) et des enquêteurs (police, justice). Cette introduction à la première personne est essentielle à la compréhension du passage de la sidération à la réflexivité, de l’émotion au langage et de la réponse stéréotypée à l’enquête. Il est incontournable au regard de la place qu’y occupe le corps sensible. À cet égard, mon ancrage biographique demande à être explicité. Après le divorce de mes parents en 1995, j’ai fréquenté la ville de Montrimond durant les week-ends et les vacances scolaires. Située en périphérie parisienne, la commune est réputée avoir deux « quartiers sensibles ». Aucun label des politiques de la ville ni allocation de moyens n’est venu les distinguer. Ils sont néanmoins typiques des lieux de sociabilité des jeunes vivant dans les ensembles HLM. La vie sociale se déroule au pied des immeubles. En vivant chez mes cousins le temps de l’ethnographie, j’ai vécu au rythme des événements qui scandaient la vie du quartier[1]. Je participais ainsi à la vie sociale le jour et la nuit.

L’article tente d’articuler ces deux moments pour restituer la dynamique de réflexivité qui fait passer de l’émotion infraverbale au discours. Le drame ouvre un dilemme de réflexivité éthique : l’accusation publique ou la vengeance ? Cet article ne contribue pas à une sociologie de la déviance et des bandes. J’ai ailleurs (Boukir, 2018a) insisté sur la vengeance comme cas limite pour éprouver la validité des thèses qui invoquent un « capital guerrier » (Sauvadet, 2006) et une « logique guerrière » (Boucher, 2010) au fondement des « embrouilles de cité ». Ici, je veux m’atteler à une sociologie des émotions et des problèmes publics au regard de ce que l’homicide peut nous dire de l’ancrage esthétique des jugements moraux. La dimension esthétique est coextensive de la ressaisie de l’effroi dans des formes qui opèrent la métamorphose de la foule sidérée en une « communauté d’ébranlés » (Patočka, 1999). L’avènement d’une communauté d’ébranlés se donne dans la forme sensible que prennent les passions collectives (Quéré et Terzi, 2015). À ce titre, le pragmatisme s’avère aussi bien une théorie sociologique qu’une sensibilité morale que les protagonistes peuvent mettre en oeuvre dans leur façon de mener des enquêtes (Dewey, 1927/2010).

Mon point de départ pragmatiste est donc sémiotique : comment les émotions communiquent-elles une évaluation morale (Dewey, 1934) ? J’ai montré que la mort violente d’un jeune homme plonge dans une atmosphère (Boukir, 2018a) où les émotions relèvent de transactions avec l’environnement selon des continuums d’expériences vécues immédiatement (Dewey, 1939), c’est-à-dire sans détour par des raisonnements cognitifs, de sorte que la texture de l’expérience s’appréhende mieux sous les registres de l’arrière-plan infrasémiotique (Gil, 2000), de la propagation émotionnelle et de la présence diffuse d’intuitions (Ingold, 2013 : 29). Le corps sensible n’est plus ce wagon à la traîne du règne cognitif des controverses argumentatives, comme l’évacue la sociologie de la justification (Boltanski et Thévenot, 1991), mais le véhicule de l’action morale (Csordas, 1994). L’emprise de la violence renvoie à son pouvoir de séduction (Katz, 1988). La vengeance épouse une esthétique de la violence qui plonge les protagonistes dans des états diffus de sidération, de colère, de haine, de répulsion et d’attraction.

Ce faisant, les jugements moraux sont en relation de continuité émergente avec les émotions que les ambiances de la mort travaillent en générant une unité de situation (Amphoux, Thibaud et Chelkoff, 2004). La fulgurance de l’homicide a une puissance de polarisation de l’attention « qui tient de la suggestion et de l’immersion » (Claveyrolas, 2003 : 229). Cette dynamique de génération réciproque entre corps sensible, émotions et évaluations repose sur une spontanéité de la vie morale qu’a soulignée Peirce (1896) afin de se déprendre d’un modèle représentationnel des jugements moraux. Les « toiles morales » (Kohn, 2017 : 181) qui nous enveloppent sont des matrices d’incertitude où l’alternative éthique (se venger ou s’en remettre à la justice) émerge dans le flot d’une improvisation sans cesse renouvelée selon le tempo des interactions. Dans le credo pragmatiste (James, 1896/2005 : 29), le doute, l’incertitude et l’indétermination sont des composantes des définitions du monde qui dotent la vie morale de sa texture imprévisible et ouverte. Cet article s’inscrit dans le sillage des travaux qui tirent le pragmatisme vers une interprétation conciliant éthique et esthétique (Shusterman, 2010 ; Kohn, 2017). Le corps y devient le véhicule d’une réflexivité incarnée.

La sidération affecte d’abord les façons de faire corps. Quand Nourredine décède, son sort ne relève plus que d’une « embrouille de cité ». Tout tend à faire accéder ce qui est vécu en privé, la violence infligée et subie, la douleur des proches, au rang d’événement public qui agrège des protagonistes touchés à distance, ce qui caractérise le public selon Dewey (1927/2010). La couverture médiatique, l’instruction judiciaire, l’enquête policière, la marche blanche, la mobilisation des élus locaux et la prière du mort pourraient bien être les prémisses de la publicisation de ce qui s’esquisse sous l’angle d’une affaire. Or, dans le tempo de l’action en cours, la justice, la police, la mairie, les médias, la famille et le voisinage sont orientés vers leur propre fin : chacun de ces groupes ressaisit la problématicité de l’homicide sous un angle singulier. Dans son moment liminal, la situation de sidération est « informe et décousue » (Dewey, 1934/2010). Ce n’est que progressivement que des récits vont peu à peu l’installer dans un paysage d’imputations causales destinées à réduire l’inconnu et l’indéterminé.

Une démarche pragmatiste permet de dégager en temps réel la dynamique des sous-communautés d’enquête qui, dans leur travail de documentation, de figuration, de mise en scène et de mise en sens de l’événement, font advenir des collectivités aux frontières poreuses. L’un des résultats de notre ethnographie est que la métamorphose de la sidération en expérience publique requiert plus qu’un esprit public. L’orientation en vue du bien commun et la translation de l’événement dans une grammaire du public ne sont pas les garants ultimes de l’avènement de ce dernier. L’enquête est par contre constitutive d’une expérience publique. Quand certains groupes restent englués dans la sidération, incapables de faire accéder l’effroi à une expérience éthique qui la transcende, il n’y a pas de public. Je me concentrerai sur l’examen de ces dimensions éthique et esthétique de l’expérience publique. Les plus animés par l’esprit public, édiles municipaux, médias et riverains, seront si enferrés par l’angoisse de l’indétermination des faits (ce qui s’est passé), que leur façon de restaurer un monde commun se fera par le biais de la paix publique au détriment de la vérité. En suivant pas à pas l’avènement incertain de publics dans la forme sensible d’un apparaître ébranlé, on sera amené à distinguer esprit public, enquête publique et expérience publique.

le temps inaugural de la mort : de la sidération à l’ébranlement

Mon approche pragmatiste passe par la restitution des dynamiques de transaction (Dewey, 1925/2012) entre ceux qui sont affectés par la mort et les écologies perceptives que soutiennent des formes de vie éthique. Face au corps étendu de Nourredine, dont Mirko me dit qu’il a « vu la vie le quitter », lorsque ses yeux se sont révulsés pour devenir blancs et vitreux, les mots peinent à décrire l’irreprésentable, qui ne peut alors se figurer qu’avec des actes symboliques qui adhèrent à leur référent, des cris ou des somatisations affectives (Shusterman, 2008). Ces transactions esthétiques relèvent de la priméité chez Peirce (1978) : l’opérativité communicationnelle procède d’une immédiateté qui condense ce que le signe exhibe et ce à quoi il renvoie. Le signe véhicule sa signification dans une fulgurance de l’apparaître (Peirce, ibid. : 22). Quand Marc étreint son ami Nourredine qui gît à terre dans une flaque de sang et laisse échapper un cri sorti des tripes, la tristesse insondable et la colère noire circulent à même le cri comme une « qualité du sentiment » (Peirce, ibid.). Le corps est la surface d’exhibition d’un apparaître ébranlé, un « vecteur direct, une incarnation concrète, vitale » (Dewey, 1934/2010 : 104) des émotions qui sont vécues collectivement par ceux qui voient Nourredine mourir sous leurs yeux. La puissance de propagation de l’inexprimé se loge dans la « densité sémiotique » (Kohn, 2017 :  120) du cri qui offre un canal à l’ébranlement affectif, pour être « réancré dans un réel partageable » (Kohn, ibid. : 97). Au coeur de cet « alignement indiciel » (ibid.) entre les personnes, les passions et les sentiments moraux se joue l’avènement d’une expérience collective de déroute. Slimane reste figé sous l’abribus très longtemps après que les pompiers évacuent les lieux. Arezki, tout juste arrivé en voiture, est incapable de faire avancer ses jambes car il se sent « paralysé par le visage des autres » sur lequel se lit le « bain de sang ». Jérôme, parti chercher son médecin généraliste pour prodiguer les premiers soins, dépasse le cabinet de plusieurs dizaines de mètres alors qu’il connaît l’endroit depuis l’enfance. Il doit se ressaisir en arrêtant sa course, se concentrer pour rassembler ses esprits avant de retrouver le chemin qui mène à l’interphone. Mirko, pour freiner les assaillants, se revoit essayer de « soulever bêtement » des tables tellement lourdes que personne ne pourrait les arracher du sol. Le sens de l’ordinaire où sont arrimés les habitudes, les routines et les gestes du quotidien se dérobe.

Avant que l’éthique du défi n’ébranle le désir de vengeance, le corps est éprouvé à vif. Dans le tumulte des émotions, la vengeance ne se présente pas comme un commandement normatif (un oeil pour un oeil…). Ce vocabulaire de motifs (Mills, 1940 ; Trom, 2001) viendra dire le code du vengeur après coup (Wieder, 2010). En cours réel d’action, la saturation en émotions est écrasante. À première vue, elle jette les témoins dans une déroute sensorielle. Dans cet acte d’exister (Piette, 2009), les exigences du présent sont écrasantes. Pourtant, face au danger, un élan de solidarité persiste. En dépit de la déroute cognitive — l’un se trouve paralysé, l’autre frappé d’amnésie momentanée, le troisième incapable de proportionner les moyens aux fins —, le sens de l’entraide et de la protection ne s’effondre pas. En outre, Plus d’une dizaine de « mecs de Montrimond » vont au-devant des assaillants pour protéger Nourredine. Ils ne s’inclinent, à reculons, qu’aspergés de gaz poivré, roués de coups ou menacés à l’arme blanche. Reprenant la terminologie de Dewey, il ne s’agit pas d’une « impulsion », mais d’un « acte d’expression », traversé par une « esthétique somatique » (Shusterman, 2008), qui procède déjà d’une valuation incarnée (Dewey, 1939/2011). Il n’y a pas de régression à un état primitif (Boucher, 2010 : 119) où les transactions avec l’environnement seraient de pures extériorisations pulsionnelles. L’orientation de l’action est tendue vers une fin qu’est la protection de Nourredine. Pour passer par des « moyens organiques de communiquer » (Dewey, 2010 : 123), l’appréciation de la situation n’engage pas moins une éthique des relations dont le corps est le réceptacle et le véhicule. La conception que l’on se fait du corps est décisive pour la discussion sur l’émergence des publics en ce qu’elle permet ou interdit de penser le rapport entre esthétique et éthique dans l’avènement d’une expérience réflexive (Dewey, 1927/2010 et 1934/2010). Le corps sensible est l’interface réflexive des allers-retours entre le monde commun et les projets intentionnels à la jointure desquels font symbiose un vivant et un milieu (Dewey, 1925/2012 ; Merleau-Ponty, 1945/2010 : 760). Le corps sensible ne peut jamais être « complètement constitué » en objet extérieur car « il est ce par quoi il y a des objets » dans le monde (ibid. :  771). Le corps sensible est ce lieu où se donne en immédiateté un mode éminent de présence à du collectif toujours-déjà-là. Il est cet « il y a » (Levinas, 1947/2004 : 95), ce dépôt infaillible du familier, où le monde offre des prises pour surmonter la sidération. Le corps sensible est un corps déjà orienté vers un monde de relations, le lieu où se reflète en chiasme (Merleau-Ponty, 1964/2010), la présence incoercible d’autrui comme fond et horizon moral indépassable. Durant notre enquête de terrain, il est arrivé à de nombreuses reprises de ne pas observer de solidarité spontanée, mais plutôt de voir les protagonistes se partager entre le principe du « sauve-qui-peut » (Boukir, 2018b), l’indifférence (Boukir, 2019b), la rage (Boukir, 2019a) ou la collusion bien comprise de ses intérêts (Boukir, 2018a). Ce n’est donc pas par identification mimétique ou par reconnaissance stéréotypée que certains jeunes protègent Nourredine. Mais parce que la démesure de l’acte de Muhamad est, à leurs yeux, excessive. Cette manière de ressaisir, à même la réflexivité corporelle, les dimensions qualitatives de l’expérience esthétique et morale, a quelque chose de virtuose. Les compétences d’observation et de présence à soi, aux autres et à l’environnement sont des leviers évaluatifs qui permettent de proportionner ses actions à une visée éthique : sauver un « petit du quartier ».

Certes, l’horreur rend les témoins captifs des exigences du présent. L’homicide devient le coeur et la périphérie de la situation. Durant une période très brève, tout l’être-au-monde est plongé dans l’instant fatidique où plus aucun autre engagement existentiel ne compte. Cette « absorption esthétique » (Dewey, 1934/2010 : 69) fait converger les actions, les intentions et les émotions dans une communion de douleur qui constitue le choc à encaisser (Stavo-Debauge, 2012). Mais même sous ce régime d’intuition sémiotique, le corps pointe déjà vers une réflexivité antéprédicative. Les valuations éthiques sont coextensives de « l’abandon intense » (Dewey, op. cit.) dans lequel l’horreur plonge les participants. En reprenant une expression de Santayana (1896), John Dewey (ibid. : 53) qualifie ce phénomène de « réverbérations silencieuses ». Cette communication silencieuse repose sur un alignement entre corps sensible et écologie perceptive. Cette dynamique de propagation du sens moral, dans une adhérence aux émotions, ouvre les protagonistes à une présence où les repères de la certitude s’éclipsent. Que faire sous le choc de la mort qui ébranle soudainement ? Au milieu des hurlements, des couteaux, des courses effrénées, de l’adrénaline qui assaille un corps, transi de peur et d’excitation, la haine ne se fraye pas un chemin dans le sensible par le biais de représentations. Elle a sa propre dynamique qui échappe à la « tyrannie des antécédents » (Katz, 1998), ces facteurs de prédictibilité inopérants pour décrire les ressorts moraux avec lesquels les protagonistes doivent improviser pour faire face à l’irruption de l’inattendu qui frappe une collectivité qui ne dispose d’aucun précédent de cette ampleur. Le corps se fait réflexif dans l’accueil d’une incertitude qui ne se rabat pas sur des réponses mimétiques ou stéréotypées. Affronter l’atmosphère de problématicité, et l’abîme éthique que la mort a ouvert, appelle une improvisation éthique. La vie morale répond de cette spontanéité existentielle dont Peirce évoquait l’importance pour se déprendre d’un modèle représentationnel à propos des jugements éthiques. Les « toiles morales » (Kohn, op. cit. : 181) relèvent d’épreuves de vérité dans lesquelles les protagonistes sont en butte à la résistance du réel, à l’inattendu des coups durs, et à l’irréversibilité des actes accomplis. Cet isomorphisme existentiel entre corps sensible, émotions et réflexivité plaide en faveur d’un continuum d’expériences entre les sphères privée et publique (James, 1909 : 152). Les épreuves émotionnelles, loin d’être encapsulées dans des « subjectivités » solipsistes ou surdéterminées en extériorité par des facteurs de prédictibilité, ouvrent déjà la possibilité d’un sens commun et portent au coeur de la vie publique (Cefaï et Terzi, 2012). La notion de corps sensible permet de restituer la vulnérabilité éthique qui préside à l’avènement d’une expérience publique. Le moment d’ébranlement consécutif au trouble jette les protagonistes dans les rets de la sidération, moment liminal, où se joue l’ouverture à la problématicité de l’événement. Mais la mort de Nourredine ne recèle pas en elle-même les prémisses de sa résolution. La saturation émotionnelle peut à tout moment faire perdre aux protagonistes leurs moyens en les plaçant sous l’empire de la fascination qu’exerce la violence. En temporisant la réaction, les « mecs de Montrimond » donnent au trouble une expression et une forme sensible depuis laquelle l’affection en commun sert de point de départ à une discussion sur l’opportunité des actions à entreprendre.

Cette douleur irreprésentable ne trouve à se frayer un chemin dans le monde des devoirs et des obligations morales et n’accède à une pleine réflexivité que par la médiation de l’échange de paroles. Pour que la douleur pénètre le monde de l’obligation, et puisse s’en remettre à la « justice de la rue », selon l’expression de Massi et Mirko, il faut faire accéder la violence nue au iustus dolor (Thomas, 2017 : 17). En se plaçant sous l’égide de la « justice de la rue », ils s’autorisent de leur pouvoir de faire corps pour revendiquer une puissance privée, garante du renversement de la douleur infligée, contrepartie nécessaire à l’équilibre des morts : du sang versé pour du sang coulé. En voulant se convaincre eux-mêmes de la nécessité de se venger, ils se lancent dans des opérations d’enquête qui vont progressivement les rendre réceptifs à d’autres perspectives éthiques qu’ils n’avaient pas imaginées. Et, ce faisant, se laisser bouleverser par leur expérience devenue publique entre-temps. L’éthique privée de la vengeance et l’éthique publique de la justice ont beau dessiner des ordres distincts de grandeur morale, elles ne s’en trouvent pas moins imbriquées dans les faits.

« J’suis encore dans l’milieu » : garder le secret ou rendre public ?

20 décembre, parking du funérarium :

Massi : Parce que c’jour-là, quand l’médecin y part, j’prends la p’tite Myriam ; après y’a les méd’cins qui disent : « Ouais, Nourredine, il est mort Nourredine et tout. » La soeur qui crie, après elle nous dit : « Ouais faut aller l’dire au père. » On va voir le père, le père il est à la maison, elle lui dit une fois, il lui dit : « De quoi tu m’parles et tout ? » Bah, ouais, j’lui dis : « Ouais, Nourredine est mort. » BOOM ! C’est toujours cette histoire de cris, tu vois, après t’essayes d’le soulager MAIS, j’étais avec Ilhan, j’lui dis : « Vas-y, reste-là, j’vais aller chercher les condés (policiers) pour leur donner des réponses. » C’est pas à peine j’descends par l’ascenseur, boom, la porte elle s’ouvre, j’me dis : « J’espère qu’c’est pas la daronne (mère). » Frère, la porte elle s’ouvre, c’est la daronne. Moi j’suis rempli d’sang. Ça s’ouvre, la daronne elle crie, j’la prends dans mes bras, j’la ramène à la maison. Quand j’vais dehors, j’vais ram’ner les condés, j’dis aux condés : « Allez-y. » Tu vois au moins avec un condé qui t’explique, quoi tu vois, juste à peu près pour leur dire qu’est-ce qui s’passe. Tu vois, moi, j’ai pas d’réponse à leur donner, tu vois.

Dans cette parole qui annonce la mort aux proches, Massi introduit l’alternative éthique qui pondère l’impératif de vengeance. En faisant une place à la police, il amorce un horizon de médiation institutionnelle. Certes cantonnée à la sphère parentale, mais légitime au demeurant. À mesure que les « mecs de cité » se confrontent aux médiations institutionnelles dans la prise en charge du mort, ils se trouvent pris dans un régime de délégation vis-à-vis de la justice publique, au détriment de la puissance privée qu’ils revendiquent. Au départ, c’est le désir de vengeance qui prédomine. Mais l’emprise des activités réparatrices est telle que les « mecs de Montrimond » se laissent porter par la médiation des secours et du soutien portés en urgence. Lorsque les pompiers annoncent que Nourredine est mort, Massi console sa soeur Myriam. Il la prend dans ses bras pour l’empêcher de voir son frère qui gît dans son propre sang. Puis il annonce aux parents la mort de leur fils. Tenir la famille à distance des raisons qui ont présidé à la mort de leur fils vise à enclore le monde des « mecs de cité » dans le partage du secret du crime. Massi dramatise le dilemme qui fait jouer la dette de sens effrayante qu’ouvre la mort entre un rapport de puissance privée (se venger) et un rapport de médiation publique (s’en remettre à la police et la justice).

Massi : Eh, les gens ils veulent le faire. Après, t’as vu, les condés ils ont gardé Rachid quatre heures, ils ont failli l’mettre en GAV [garde à vue]. Ils connaissaient tout. S’il a pas dit, c’est parce que dans sa tête, il veut l’faire [Muhamad].

Moi : Tu peux l’faire, soit, mais ça va rien changer si tu verrouilles l’affaire du côté d’la justice, comme ça, s’il se fait sauter par les condés avant, ça favorise la résolution d’ce côté-là, non ?

Massi : Moi j’comprends, j’y ai pensé. Mais c’est vrai qu’là j’ai vu dans Le Parisien qu’ils recherchaient des mecs pour un crime raciste et tout. Donc, c’est des oufs. Mais t’inquiète, parce que les condés en audition, ils disent qu’y’a un mec en cavale, donc ça veut dire qu’ils savent. Bon, d’façon, les condés ils font r’monter des infos aux parents, donc ça aussi on le sait de ce côté. Et j’vais t’dire quand t’as une histoire de quartier, c’est une histoire de quartier tu vois.

Moi : Mais la moralité du quartier, c’est quand tous les mecs la respectent, sinon ça fonctionne pas votre truc ?

Massi : Eh, tu peux pas cracher sur les condés toute l’année, toute ta vie, après, j’sais pas comment t’dire ? C’est pas comme si, tu vois, comme si y’a un truc banal dans la rue, toi tu traînes pas, boom tu t’fais coffrer, bon tu comprends c’que j’veux t’dire ? Là, c’est un truc de quartier entre quartiers, et c’est encore dans l’milieu, j’sais pas comment t’dire ? Moi j’comprends ton point d’vue Kamel, moi aussi, j’comprends. Eh, même moi ça m’démange, j’vais m’faire auditionner, j’ai envie de leur expliquer à peu près de A à Z c’qui s’est passé, mais, après t’as vu quand tu commences à en dire, ils en veulent plus. C’est pas comme si tu savais, tu pouvais dire un mot et ça y est. Non, eux, ils en veulent plus, encore plus, encore plus, tu vois c’que j’veux dire. T’sais, c’est dans un milieu, j’sais pas comment t’dire. Moi, d’l’autre côté, si c’est mon frère qui s’fait tu… (il ne termine pas le mot « tuer »), eh, je tue les gens, eh, j’veux pas de justice de police ou quoi, j’cherche pas à savoir. J’veux la justice de la rue, mon vieux. Mais après, j’te jure qu’c’est vraiment très complexe. J’te jure qu’c’est très complexe, tu peux pas toute l’année, toute ta vie cracher sur les condés, et d’un coup, « S’il vous plaît ». Après c’qu’ils ont fait les condés à Rachid, c’est : « Ah bon, tu veux pas dire c’est qui ? » Eh gros, ils ont appelé l’père de Nourredine devant Rachid. La vie d’ma mère ! C’est des fils de pute. Ils l’ont travaillé mentalement pour lui dire quoi : « Ouais t’as pas honte ? » T’sais l’autre (Rachid), c’est son meilleur ami, eh gros, il avait plus d’çefor (force), t’as vu dans quel état il est. Tu sais c’est des moments difficiles, mais ils jouent un sale jeu. Parce que faut pas croire, mais eux, pour eux, ils en rigolent, j’sais pas comment t’dire, t’sais ils s’en battent les couilles, pour eux c’est leur boulot, mais ils savent pas l’histoire. Alors qu’ils devraient être affectés, tu sais pourquoi ? Quand y’en a un d’eux qui fait une boucherie, ils se couvrent entre eux ou pas ? Rien, pas au juge, même si y’a la victime, rien, même si y’a ton père, la mère, ils s’couvrent eux aussi. Ça veut dire qu’c’est des trucs où, tu sais c’est des mondes où j’sais pas comment t’dire.

Moi : Ce sont des mondes hermétiques quoi ?

Massi : Après y’a la façon aussi, gros, parce que ça m’démange parfois, ça m’démange. J’ai envie d’aller les péter [faire arrêter Muhamad et ses complices], j’ai envie d’aller tout leur dire (aux condés), mais moi j’suis dans l’milieu, j’suis encore dans l’milieu, j’fais encore des trucs, tu vois. Mais lui s’il a des couilles… Parce qu’il a appelé Abdou pour dire : « Désolé, désolé, désolé, j’voulais pas faire ça, dis-le à Massi qu’j’suis désolé, ça ça ça, j’voulais pas. » Mais gros, c’qui est fait est fait. La moindre des choses si tu veux qu’y ait un peu d’honneur, vient t’rendre, on va pas t’courir après.

Ce que mériterait Muhamad, c’est le même sort que Nourredine, la mort. La dimension tragique de la vengeance réside dans la dévotion servile qui enchaîne à la violence. Massi, et d’autres avec lui, envisagent bien la possibilité de s’en remettre finalement à la justice, tandis que d’autres, plus rares, font prévaloir le pardon selon une éthique du retrait devant le « jugement dernier ». L’action morale s’enracine à une esthétique des passions. L’esprit de corps de la vengeance conjure la perte par une fusion émotionnelle dans le partage d’une fureur, là où l’esprit public de la justice appelle d’autres façons de se rapporter à la mort : se tourner vers un lieu transcendant les querelles, déléguer à autrui la résolution du conflit, s’en remettre à une autorité pour trancher et différer en un autre temps l’immanence de la douleur.

La mort de Nourredine s’inscrit dans un cycle de représailles dont le terme est incertain : faut-il faire une « descente » pour « canarder » dans le tas les « mecs de Flanc-la-Duchêre » ? Faut-il viser l’instigateur Muhamad ? Les complices ? Mais comment les identifier puisqu’ils étaient cagoulés ? Étant lui-même de Montrimond, Nourredine n’aurait jamais dû en appeler à des « mecs d’une autre cité » pour régler ses comptes. Ni le faire aux yeux et au su de tous. Boukhalfa met en avant la « vie de proie » qu’a vécue Nourredine dans ses derniers instants et Massi souligne la souillure des lieux en relevant que c’est un « bar d’alcoolos ». Il y a des morts honorables. Celle-ci n’en est pas une. La fureur des passions violentes, avec leur démesure, reste acceptable jusqu’à ce qu’elle se retourne en son contraire dans l’excès, ici le recours à des « mecs d’une autre cité », la déloyauté de l’attaque et l’indignité des lieux. L’intention coupable de Muhamad est même questionnée à plusieurs reprises lorsque les uns et les autres se demandent s’il voulait le « piquer », le « marquer » ou le « canner » (tuer). En outre, il est très commun que les représailles à l’arme blanche se fassent en poignardant au niveau des fesses car cette partie charnue est réputée être sans organe vital. On « pique » à la fesse ou on « marque » au visage. En plus, insistent certains : « On ne sait pas qui a donné le coup mortel. » Au final, tous s’accordent sur le fait que Muhamad n’a pas la trempe pour donner la mort. Cette conclusion prendra plusieurs jours à être définitivement entérinée. Les sociétés à vendetta font jouer un principe de responsabilité objective (Mahé, 2001) et ne s’inquiètent pas des intentions coupables pour décréter la nécessité de se venger. En enquêtant sur les intentions coupables de Muhamad et ses complices, les « mecs de Montrimond » s’engagent dans une autre voie, celle d’une enquête destinée à faire la part des responsabilités.

la clôture du cercle d’initiés au secret : démarrer l’enquête entre établissement des faits et recueillement

Dégager des intentions, des responsabilités, des complicités et des desseins, n’est pas chose aisée dans ce magma d’émotions. Le soir de la mort de Nourredine, le poids des émotions est tel que Massi fait un infarctus. Jérôme le conduit en urgence à l’hôpital où on lui pose un stent. D’un coup, le monde de la « cité » est comme éteint, sans le vacarme habituel. Parfois, les langues se délient pour essayer de poser des mots sur l’effroi, sur des émotions insondables qui travaillent la mémoire par flash. Chacun raconte ce dont il se souvient, des versions s’établissent. Jamais vraiment concordantes, elles tissent des résonances avec le passé pour rendre compte de l’irréparable. Personne ne parvient individuellement à proposer une version qui tienne chronologiquement. Les versions se contredisent. Les uns disent peiner à retrouver leurs esprits, les autres s’étonnent que leur propre mémoire leur fasse défaut. Ils ont été témoins, mais ne peuvent pas témoigner. À la saturation des émotions correspond la déchirure des mémoires. Toutes sortes de lacunes ou d’incohérences apparaissent dans la chronologie. De longues périodes sont dédiées à se remémorer ensemble, à recoller des morceaux de souvenirs, pour dresser une mémoire de ce qui s’est passé. Et à ce titre, la mémoire ne se fait pas uniquement par l’ordonnancement de représentations dans des récits. Il faut compter avec des sons, des images, des émotions, des odeurs qui gravent une mémoire qui n’est pas diégétique mais somatique (Appelfeld, 2004 : 109 sq). Ce magma d’émotions transforme l’arc existentiel (Merleau-Ponty, 1945) de notre rapport au monde.

Massi est hanté par le sang. Après sa sortie de l’hôpital, il évoque plusieurs fois ses affaires ensanglantées. De l’odeur âcre du fer qui imprègne les narines longtemps après s’être lavé et relavé. Chaque fois le même dégoût qui appelle la charge morale d’un responsable. Sans se verbaliser, les émotions dessinent en creux un nom honni : Muhamad. Souillés, les vêtements sont jetés. Au moment de l’inhumation, l’achat d’une nouvelle ceinture — l’autre ayant servi à faire le garrot — s’apparente à une petite cérémonie chargée de conjurer ce trop-plein d’émotions. Je m’y rends avec lui, immédiatement après la levée du corps. Là, je le trouve plus relâché, le buste moins bombé. Durant la prière du mort (salat djeneza), « il faut tenir pour les autres », m’assure-t-il avec le sentiment du devoir à remplir. Mais entre nous, le corps s’effondre, les épaules se voûtent. Se laisser aller un peu à soi-même pour dire sa tristesse. Dire sa culpabilité de n’avoir pas assez veillé à ce que « leurs embrouilles dégénèrent pas » et travailler à « calmer l’autre pute [Muhamad] ». Il y a une viscosité des émotions, des reflux de sensations, des flashs visuels et auditifs. Cet affect non représenté (Favret-Saada, 1990) capture l’attention et oriente les évaluations. Malgré tout, ces traces n’ont pas pour seule vocation de recueillir des informations destinées à instruire l’enquête en responsabilité des complices. Ce matériau somatique et mnésique permet aussi d’encaisser la mort dans le recueillement.

Belvédère, samedi 14 décembre 2013, 11 h 00. Nathan est plus loquace que tout le monde. Boubakar est renfermé. […] Ceux qui n’ont pas été témoins pressent les autres de les informer. Nathan est d’une franchise sans fard. Ne s’identifiant plus tout à fait au quartier comme il le dit lui-même, il parle sans ambages. Certes, il dénonce le comportement de Muhamad. Toutefois, son jugement se fait tout de suite critique à l’égard de Nourredine, ce que les autres mettront quelques jours à faire.

Nathan : C’est un p’tit con Muhamad, on l’savait ça, mais en même temps faut pas nier qu’on savait pas qu’ç’allait s’finir comme ça entre eux. Ça fait combien d’années qu’ils traînent ça les p’tits entre eux. On l’sait. C’est malheureux, c’est tombé sur Nourredine. On l’aimait ce p’tit au quartier. Mais voilà, qu’est-ce tu voulais leur dire, combien d’temps j’ai passé à essayer d’lui parler à Nourredine. J’lui disais : « Eh Nourredine, qu’est-ce tu traînes avec une lame sur toi, c’est quoi ton délire ! » J’te jure Kamel, combien d’fois Nourredine j’l’ai pris, et lui, tu l’voyais qu’il était plus mûr qu’les autres, enfin, tu pouvais lui parler parce qu’il était pas bête, tu l’voyais dans ses yeux qu’il pouvait raisonner. C’est pas comme les autres, tu leur parles mais y’a rien, ils comprennent rien. Leur tête, plein de courants d’air mon vieux ! Lui, y’avait comme ça des moments où tu voyais qu’il comprenait c’que tu lui disais. Mais l’lend’main, c’était fini, il repartait dans ces conneries.

Mathieu prend la parole pour faire porter plus directement les torts sur Muhamad. Une dame se pointe juste devant nous, entre moi et Akli. Le ton est pressant, presque impérieux : « Vous êtes au courant de c’qui s’est passé hier ? »

Les regards se figent. L’intervention est vécue comme un manque de tact. Boubakar, Mathieu, Nathan et Akli n’accrochent pas son regard. Akli est de profil. À peine a-t-il jeté un oeil sur la dame qu’il braque les yeux sur les autres pour signer son mépris d’un hochement de tête. Il est reçu par un tic de la bouche et un froncement de sourcils. Je tourne ma tête dans sa direction. La femme capte mon regard. Elle réitère avec les mêmes yeux tout ronds, cette fois avec une voix qui ménage l’auditoire, même si la teneur des propos termine d’agacer Boubakar, Nathan, Mathieu et Akli qui la prennent en grippe :

Résidente : Nan mais c’est invraisemblable c’qui s’est passé hier, le pauvre petit, pourtant Montrimond c’est une ville sans histoire. Vous devez bien savoir c’qui s’est passé, non, vous le connaissiez le jeune ?

Moi : Bah, écoutez, euhhh, nan, on sait pas.

Résidente : Allez franchement, vous êtes là tout l’temps, c’était un de vos amis, vous devez bien savoir… Vous voulez pas dire, hein, c’est ça, c’qui s’est passé ?

Elle met un moment à accuser réception de cette fin de non-recevoir. À son départ, Nathan a des propos rêches : « Là, tu peux être sûr qu’tous les corbeaux du quartier ils vont v’nir rôder ici. Elle a pas honte elle, j’te jure aucune pudeur ! Ça vient ragoter pour remuer la merde. Toutes les commères vont ram’ner leur fouine. »

Encaisser l’horreur de la mort de Nourredine mélange à la fois l’expérience publique et privée. Le corps, en tant que réceptacle et véhicule des émotions, devient réflexif lorsqu’il participe à l’unification d’un sujet pluriel où s’éprouve du commun sous la forme d’une « unification de l’expérience, découverte et clarification (l’émotion fait voir), projection imaginative d’un futur, jugement sur les capacités d’une personne et sur son intégrabilité dans un tout, contribution à la résolution d’une situation » (Quéré, 2015 : 16). La complexité d’imbrication du public et du privé est liée au fait que les jeunes font l’épreuve d’une expérience publique sans être toutefois animés par un esprit public.

En faisant l’épreuve du témoignage en audition, ils occupent une position d’énonciation et endossent des rôles participatifs qui recadrent leur expérience et qui échappent à la juridiction souveraine de la vengeance. En revenant au quartier, les éléments factuels glanés dans leurs échanges avec les enquêteurs sont versés aux récits qui resserrent, toujours mieux, la responsabilité de chaque complice. Cette médiation juridictionnelle renverse l’économie morale de la vengeance en désintriquant culpabilité et responsabilité. Dans la vengeance, les membres des groupes belligérants sont solidairement responsables. Tous sont coupables en leur nom collectif, indépendamment de ce dont chacun est responsable en son nom propre, car ils font corps. La confrontation avec la juridiction pénale introduit de la pluralité en les rendant réceptifs à la pertinence des principes de responsabilité individuelle et subjective, ainsi qu’à la proportion distributive des sanctions au lieu de l’équilibre comptable de la vengeance. C’est précisément le moment où s’intensifient les discussions pour déterminer l’identité de ceux qui étaient dissimulés derrière les cagoules, et où chacun se voit attribuer en son nom propre ce qui jusque-là était rabattu sur un nom commun (les « mecs de Flanc-la-Duchêre »). On détaille les armes que les uns et les autres avaient, qui s’en est servi véritablement, pour infliger quel type de blessure, quelle blessure a donné la mort, quelles étaient les intentions initiales des uns et des autres au regard de ce qui dans le drame reste imputable à la mauvaise tournure des événements. L’effet le plus notable de cette médiation est d’inscrire la mort de Nourredine dans un cycle de représailles qui doit trouver un terme. Dans une configuration d’« embrouilles de cité », les cycles de représailles peuvent être potentiellement interminables, une attaque en appelant une autre selon la dynamique de solidarisation collective. Sous l’effet de cette médiation, la colère vengeresse se pare des atours d’une némésis soucieuse d’une juste ligne de partage entre les complices. À chacun selon sa part dans l’homicide.

Néanmoins, la visée qu’il donne à l’enquête est différente de la résidente. Eux veulent se venger. Alors que la résidente est inquiète d’apprendre qu’un « pauvre petit » peut mourir dans « une ville sans histoire ». L’enchevêtrement de cette expérience de la mort publique réside dans le décalage des temporalités. Pour les « mecs de Montrimond », la mort de Nourredine est le dernier soubresaut d’une querelle interpersonnelle qui s’est envenimée dans la démesure revendiquée des deux belligérants. Pour la famille, les résidents, les élus et les médias, la mort ouvre un abyme de non-sens. Le terminus ad quem des « mecs de Montrimond » est le terminus a quo de ceux qui sont émus à distance. La résidente est aux prises avec ce qui est en train de devenir une affaire publique, dont elle cherche à combler le gouffre interprétatif dans lequel la violence plonge la « conscience publique » (Gusfield, 1981/2012 ; Barthélemy, 1992) de la commune. Dans ce processus d’avènement de l’affaire, un script narratif va prendre le dessus pour rendre l’événement familier : le « crime raciste ».

le « crime raciste » : en quête de paix au détriment du vrai

Un certain esprit public anime la marche blanche, organisée par la soeur de Nourredine. Le défilé traverse la commune en passant par les deux quartiers fréquentés par Nourredine. Il est ponctué par une longue station devant le café où il a été poignardé. Un silence profond s’installe pendant quelques minutes. La marche blanche désorbite les Montrimontais du quotidien « paisible » de la commune. Des horizons d’inquiétude s’ouvrent en même temps qu’un recueillement s’opère dans la dimension contemplative et réflexive qu’offre la marche. Les « mecs de Montrimond » y trouvent l’énergie émotionnelle pour temporiser. Ceux qui restent acculés à une sidération trouvent dans l’épanchement émotionnel les ressorts d’une inquiétude stéréotypée que relaye la presse régionale[2] :

Une marche silencieuse (…) a lieu en hommage à Nourredine, 22 ans, tué à coups de couteau. Elle a réuni entre 700 et 900 personnes. Selon les proches de la victime, il s’agirait d’« un crime raciste » (…). D’après les premiers éléments de l’enquête, un groupe de jeunes s’était réuni devant l’établissement vers 19h00. Le ton est rapidement monté. Le jeune homme, défavorablement connu des services de police, a succombé à plusieurs coups de couteau. Il est décédé quelques minutes plus tard dans le bar, sans que les pompiers ne puissent le ranimer. À l’arrivée des policiers, les agresseurs avaient fui.

(Sous-titre : « Un crime horrible »)

La police évoque un « règlement de comptes », mais selon plusieurs participants, il pourrait s’agir d’un « crime raciste ». Une amie de la famille de la victime, Évelyne Chantal, déclare que « c’est un crime abominable qui s’est passé, nous les mères, et surtout les amis proches de Nourredine, savons qu’il s’agit d’un crime raciste ». Le maire de Montrimond, Éric Godillot, a participé à la marche aux côtés de plusieurs élus de tous bords. Il reste plus circonspect quant à l’origine des faits. « Je ne me prononcerai pas. Je suis venu pour exprimer mon indignation par rapport à cette violence. Je tiens simplement, en ce jour de deuil, apporter mon soutien à la famille », a-t-il déclaré. Il soulignera qu’il n’y avait pas de « tension particulière » dans sa ville.

Dès le lendemain de la parution de l’article, les commentaires se font cinglants face à la distorsion de la vérité. Massi a vérifié sur les Pages Blanches l’adresse de cette Évelyne Chantal, confirmant l’idée qu’il se fait de l’identité de la personne. Il est sévère à l’encontre de cette « dame qu’on doit connaître parce qu’elle passe de temps en temps au café. Rien qu’ça donne envie d’aller sonner chez elle et d’lui dire : “Mais qu’est-ce tu racontes d’la merde ?” “Pourquoi tu viens chier d’la bouche sur les gens, c’est quoi ton problème, tu sais pas fermer ta gueule !” » Certes, concède-t-il, elle connaît la famille, mais ça n’explique pas qu’« elle raconte des choses qui n’ont rien à voir ». Le « crime raciste » s’impose comme script naturel de l’histoire au point que les parents en parlent au marché. Le trouble que jette la mort violente de Nourredine produit un paradoxe : l’esprit public qui anime la communauté municipale ne produit pas un public d’enquête. La plupart des protagonistes deviennent simplement les relais d’une angoisse sociale, qui se cristallise dans le script narratif du « crime raciste ». Ainsi, ce que le journaliste dépeint chez le maire comme de la circonspection est appréhendé comme de l’ignorance par Konaté, un animateur de la commune. À la fin de la marche, Konaté me rapporte la conversation qu’il a eue avec Nathalie Kauzer, membre de la liste PS lors du précédent scrutin municipal. D’après lui, celle-ci est non seulement désemparée, mais confrontée à l’événement comme à un choc que rien ne lui permet d’inscrire dans l’histoire locale.

Konaté : Si tu veux après nous, c’est, euh, c’est un sentiment copain, p’tit frère, mais eux, c’est plus sentiment parents et en fait elle emmêlait tout en fait, tu vois ?

Moi : C’est-à-dire ?

Konaté [l’imitant] : « Bah qu’est-ce qu’on peut faire ? » T’sais parce qu’eux, elle, elle pensait qu’c’était une plaie, du genre, maint’nant il va y’en avoir plein, mais tu vois eux ils sont pas confrontés, enfin, nous on l’est pas, mais c’est plus notre milieu quoi.

Moi : Ah ok.

Konaté : Eh, Kamel, Nathalie Kauzer, t’as déjà été chez elle ?

Moi : Non !

Konaté : Elle habite là, tu sais quand on était p’tit, avec Akli, t’rappelles pas quand tu v’nais à l’époque, le chemin là, juste là, le chemin des Trèfles.

Moi : Ah, l’allée pavillonnaire.

Konaté : Elle habite là. Tu vois Boukir, Aïth Ali [mes cousins], Diabaté [son patronyme], c’est une autre histoire.

Moi : Et du coup elle disait quoi ?

Konaté : « Il faut faire quelque chose, est-ce que vous pensez qu’il faudra faire une réunion, que euhhh… » Elle, elle connaît l’bureau d’l’opposition : « On va appeler des gens. » J’lui dis : « Non. »

Moi : Mais pour faire quoi ?

Konaté : Bah, en fait’euhhh, parce que, elle, comme j’t’ai dit elle avait, ils ont peur que ce soit une hémorragie.

Moi : Que ça s’arrête pas ?

Konaté : Voilà, tu vois. J’lui dis : « C’est pas, ça concerne pas la ville, ça concerne une minorité d’personnes, après eux, ils sont en difficulté. » J’lui dis : « Peut-être, eux, plus les aider parce qu’eux, ils ont vu le cadavre euhhh par terre quoi. »

Moi : C’était d’la curiosité ?

Konaté : Nan, nan, j’pense qu’elle, elle avait l’air choquée. Attention Kamel, et ça, j’m’en suis rendu compte, moi, en parlant avec les gens, y’a beaucoup de gens qui eux, pensent que Nourredine a été victime, tu sais, eux ils savent pas les antécédents, tu vois c’que je veux te dire, tu vois les gens, ils pensent que Nourredine, tu vois, les mecs ils sont venus, hop, et tout, après moi j’suis pas là pour leur raconter le Schmilblick.

Plus tard, lors d’une conversation par Skype entre Konaté et son frère cadet Mamadou, qui réside à Manchester, il répète cette interprétation sur la séparation des sphères qu’il désigne sous le « sentiment parent » et le « sentiment copain, p’tit frère ».

Appartement de Konaté, avec Mamadou en ligne : Konaté prend l’exemple de la mère Boulard qu’il a rencontrée dans le cortège. Il rapporte ses propos dans un scénario qu’il tient d’elle. Apparemment, Nourredine « était là au mauvais endroit au mauvais moment. Qu’y a des mecs d’une autre cité qui sont v’nus, ils lui ont d’mandé une clope et ça a mal tourné. » Puis il continue : « Mais même Godillot [le maire], tu vois il sait pas. Ils connaissent pas l’passeport. »

Lors d’une conversation, le matin de la marche, avec l’adjoint au sport, Thomas Djacometti, j’ai pu le vérifier. Il engage la conversation sur « le drame qu’y a eu au Belvédère ». Il évoque le souci du maire et la marche de cet après-midi. Il me confie sa surprise. Le sentiment d’irruption d’une nouveauté ébranle tellement les repères de la certitude qu’il ne parvient pas à se figurer « comment on a bien pu en arriver là ». Dans le fil de la conversation, il me dit tout « ignorer » de ce qui a bien pu se passer. D’après lui, le maire n’en sait pas davantage. Puis d’évoquer qu’en la matière, les relations entre les services de police départementaux, à qui est confié « ce genre d’affaires », et les élus sont minces. Ses énoncés sont formulés en se plaçant depuis le point de vue d’un « Autrui généralisé » (Mead, 1934/2006) local, le résident montrimontais. Il déploie le discours d’une ville paisible, calme et agréable à vivre : « d’habitude on est à l’abri de cette violence qui n’frappe pas la commune. On a bien quelques voies de fait, ici ou là, mais franchement Montrimond, c’est plus des actes d’incivilité qu’autre chose. C’est vrai, surtout concentrés dans le Val ou au Belvédère, maint’nant, un peu à rue Vénissard. Mais ça, cette violence avec des armes, nous faut bien l’dire, à Montrimond, on n’a jamais vu ça. »

L’homicide introduit un écart par rapport à l’assomption normative d’une « ville sans histoire ». La marche blanche n’engage pas les riverains et les élus sur les mêmes opérations d’enquête que les jeunes. Il s’agit d’une cérémonie collective de recueillement et de consolation. En outre, la problématicité de l’homicide est ressaisie dans les cadres stéréotypés du fait divers qui n’embraye sur aucune enquête qui se donnerait pour tâche de découvrir autre chose que le « crime raciste ». Bien qu’alarmant, ce script a quelque chose de rassurant. Il permet de résorber le potentiel d’angoisse d’un événement ad hoc dans une occurrence stéréotypique. Une autre possibilité pour réinscrire l’événement dans un fil narratif est de faire l’histoire des crimes de la ville, en l’insérant cette fois dans une série. À cet égard, le blog d’informations tenu par Olivier Broissard, pourtant bien versé dans les affaires municipales, montre cette dynamique de fermeture à l’enquête en inscrivant, sans autre forme de procès, l’homicide dans la série des faits divers montrimontais. M. Broissard est un ancien élu, resté très actif dans la vie communale. Dans son article, il restitue bien la gamme des possibles, le règlement de compte compris, mais le procédé de la montée en épingle dans le sordide pétrifie le problème dans des bornes routinières, à rebours d’une véritable méthode d’enquête publique. Il clôture l’article par le suspense d’un crime irrésolu depuis plusieurs décennies. La mort de Nourredine est l’épilogue qui couronne une ville qui peut elle aussi s’enorgueillir d’avoir son « affaire jamais élucidée ». Restituée ainsi, la mort de Nourredine n’est plus qu’un non-événement sur lequel il n’y a rien à dire ni à chercher. Épiphanie du monde du crime, le choc de l’homicide est enterré dans les faits divers.

Montrimond sous le choc. Tout le quartier du Belvédère est en émoi après la bagarre au café qui a entraîné la mort de Nourredine. Cette marche, sans précédent à Montrimond, est la réponse des 500 Montrimontais qui ont défilé de la place des Draperies jusqu’au pied de l’immeuble où habite sa famille sur le Belvédère. Beaucoup de Montrimontais rentrent du travail ce soir-là. Fernand Blaize, conseiller municipal (PS) a prévenu le maire immédiatement lorsqu’il a vu devant le café cet attroupement, suivi dans la foulée par les gyrophares des véhicules de police […]. Le maire adjoint chargé de la sécurité, Gilles Ferbier, s’est exprimé : « Rien ne peut justifier cette barbarie. La gravité des faits, pratiquement unique à Montrimond, nous bouleverse considérablement. Notre ville n’est que rarement touchée par des actes aussi violents. Je les condamne fermement. Quelle qu’en soit la cause, la mort de Nourredine est inacceptable. Notre seul but est de préserver la sécurité de tous les Montrimontais. » Ce sordide fait divers est au centre de toutes les conversations des Montrimontais comme le retranscrit bien l’article du Parisien. Personne ne comprend qu’un mauvais regard, un règlement de compte ou une rixe puisse donner lieu à une telle violence. Est-ce que la vie d’un jeune homme, connu défavorablement ou pas des services de police, vaut d’être prise ? Dans une ville « calme, tranquille, paisible », cette violence choque les Montrimontais inquiets. D’ailleurs, personne ne remet en cause la sécurité dans la ville. Les élus en pleine campagne ont décidé unanimement de ne pas politiser cette affaire. Les Montrimontais réagissent par l’organisation de cette marche […] pour porter un témoignage à la mère de Nourredine. (…) En dehors d’une simple dispute qui a tragiquement tourné le 24 mai 1999 place du Languedoc, cet événement est très rare ici. Lors d’une embrouille des plus banales, Nicolas (24 ans) poignardait au thorax Cissoko par deux fois. Malgré l’intervention des sapeurs-pompiers, ce trentenaire n’a pas survécu à ses blessures. Là aussi, les locataires de cet immeuble de la place du Languedoc s’étaient étonnés de cette explosion de violence, surtout venant d’un jeune réputé aimable et courtois. […] En janvier 2007, il y a eu l’agression d’un élève du LEP Léonard de Vinci à l’heure du déjeuner […]. Ou encore ce 5 mai 1999, place des Huguenots, où un chauffeur de bus du 77 se fait agresser par un jeune. Avec son pitbull non muselé, il lui assène un coup de poing. […]. Sans compter les rixes entre bandes à renfort de flash-balls et de battes de base-ball, […]. En dehors de ces agressions, Montrimond a aussi son lot de crimes passionnels. Rappelez-vous cette pauvre femme, retrouvée sans vie dans le hall de son immeuble de l’avenue Marcel Sembat l’été 2002, après que son ex-mari l’a assassinée. Ou cette dispute sordide entre des squatters qui se termine tragiquement pour l’un d’entre eux rue Zibeddé (juillet 1998). Poignardé au coeur, il meurt à même la rue. Et ce SDF, blessé par le couteau de son compagnon (août 1995) sans qu’il ne succombe heureusement à ses blessures. Mais pour l’heure, l’affaire criminelle demeure le fameux crime jamais élucidé de Bernard Lhermitte. Cet ex-cuisinier de la place Beauvau tenait alors le restaurant la Tête couronnée lorsqu’il fut brutalement assassiné dans la nuit du 3 au 4 juin 1984, sans qu’on n’en retrouve jamais l’auteur. Cette histoire n’a depuis cessé de faire couler beaucoup d’encre.

Dans leur avènement en public, les collectivités politiques ne doivent pas seulement instituer les conditions de problématicité qui rendent certains troubles comptables d’une grammaire du public, encore doivent-elles être prêtes à accueillir éthiquement l’indétermination des réponses à apporter pour vivre une expérience publique (Quéré et Terzi, 2015). Finalement, les « mecs de Montrimond » ne se vengent pas. Ce sont ceux qui font l’expérience la plus authentique de bouleversement en se dessaisissant de la vengeance. Alors qu’ils ne démarrent pas animés par un esprit public, ils se trouvent pris dans une dynamique d’ouverture à l’enquête. Certes, au départ, la visée de vérité devait servir à proportionner la vengeance. Mais en cours de route, ils se sont trouvés transformés. Leurs méthodes d’enquête, à contre-courant de la croyance dans des réponses stéréotypées, les arment d’une lucidité éthique et les amènent à traquer la vérité, tout en distinguant cette vérité du mensonge, le plausible de l’impensable, la mesure de l’excès, la cause de l’effet, la nécessité de la fatalité, le fait de l’imaginaire.

la réflexivité des morts : de la sidération à la communauté d’ébranlés

La réfraction des médiations qui font accéder le mort à un statut public laisse très souvent de côté la puissance de l’inexprimé qui sourd de la douleur des cercles les plus proches. Quand un être est arraché aux siens par la violence, quelque chose d’irréversible s’immisce d’abord dans les corps. Nous avons vu comment une réflexivité morale s’adosse à une esthétique de la douleur. Son pouvoir d’ébranlement secoue différemment ceux qui viennent à la communauté des ébranlés. Forts d’une éthique de la vengeance, les jeunes se sont d’abord tournés vers cet horizon dans le vif de l’action, avant que les médiations institutionnelles ne les éprouvent, jusqu’à apaiser leur désir de vengeance. En chemin, nous avons établi qu’animés par cette puissance de revanche privée dont ils se font les dépositaires, les jeunes se souciaient dans leur quête de vérité de départager les torts des complices de la bande, et qu’à mesure qu’ils s’efforçaient de rassembler les pièces éparses du récit de l’attaque, la mort de Nourredine n’en devenait pas moins une fatalité qui « devait finir par arriver ». Son frère, incarcéré pour trafic de drogues au Mexique où il a refait sa vie, est dépêché d’urgence pour les obsèques de Nourredine. Lui non plus ne cède pas à la forte pression sociale qui pèse sur lui pour venger son frère cadet. Alors qu’animés par un esprit public, soucieux de la tranquillité d’une ville sans histoire, riverains, commerçants, voisins, édiles municipaux et médias s’arcboutent sur des scripts déjà prêts pour produire de la sympathie (« crime raciste » ou « attaque ayant mal tourné ») sans que la mobilisation ne change leur rapport au monde ici figuré. Le monde des « mecs du coin de la rue » reste hors de portée, englué dans un prêt-à-penser. En général, les « mecs de cité » ne cherchent pas à publiciser leurs « embrouilles ». L’ampleur des « embrouilles » se découvre après coup, quand un point de non-retour est franchi. La différence s’immisce entre ceux qui restent dans la sidération et ceux qui viennent à l’ébranlement. La sidération est un choc qui ne conduit pas à l’enquête, mais qui paralyse la sensibilité et l’intelligence, tandis que l’ébranlement engage vers une éthique par l’enquête et des métamorphoses de soi qu’elle engendre, faisant passer en l’occurrence du désir de vengeance à la pacification.

L’anticipation somme toute raisonnable des conséquences d’une solution alternative, entre vengeance et pacification, qui amène les amis de Nourredine à redéfinir la situation de la mort de leur ami et à faire un choix éthique de réponse à lui donner, requiert de restituer leur parcours d’expérience. L’ethnographie de l’homicide s’avère être une enquête sur des opérations d’enquête. En passant successivement de l’état de choc à la sidération, puis de la perplexité à la réflexivité jusqu’à son prolongement dans une enquête, les « mecs de Montrimond » se sont donné les moyens de ne pas combler le trouble par des certitudes (Dewey, 2014 : 105). En accueillant l’imagination éthique au coeur de la colère, ils sont parvenus à contourner la vengeance tout en laissant vivre leurs émotions. Paradoxalement, ne pas se dérober au devoir de vengeance les a fait cheminer vers son abandon. C’est en se laissant affecter par l’horreur sans y réagir à chaud, puis en temporisant sous l’effet des médiations institutionnelles qu’ils ont réussi à ménager une place à l’attente et à la patience, garantes d’une prise en charge de la contingence qui est au coeur de la logique de l’enquête (Dewey, 1938/1993). Le lieu de formation des valeurs est le « corps sensible » (Merleau-Ponty, 1945 et 1964), cette étendue charnelle de rencontre entre soi et autrui, entre ce qui est vécu là et ce qui est à venir mais encore contingent, entre des désirs et des passions et un environnement de possibles, cet entrelacs entre la nécessité du réel qui oppose une résistance et l’indétermination foncière du futur, où peut se loger la volonté de croire qu’on peut changer les choses (James, 2005). Sans jamais cesser d’être tiraillés par l’alternative éthique entre déléguer à la justice la réparation du mal ou se venger en se faisant justice par soi-même, les « mecs de Montrimond » ont donné cours à l’épreuve d’une vulnérabilité éthique, gage de la métamorphose du sentiment de l’honneur et de l’emprise de la sidération en expérience publique.

Les « mecs de cité » engagent une conception de l’éthique que l’on pourrait qualifier de pragmatiste, en ce sens qu’ils prennent au sérieux les conséquences pratiques de leurs façons d’interpréter et de juger des situations (Dewey et Tufts, 1932). Le refus de se dessaisir de la vengeance, dans un premier temps, les pousse à examiner, avec gravité, les valeurs de la vie et de la mort, à soupeser entre différents cours d’action possibles, et finalement, à temporiser en laissant opérer la médiation de la police et de la justice. L’accueil de l’indétermination de l’histoire dans laquelle ils sont empêtrés stimule leur volonté de croire à un autre futur possible, mettant cette « foi anticipée en un résultat incertain » (James, 2005 : 87) au coeur d’une esthétique optimiste de l’expérience publique de la justice.