Corps de l’article

De la nécessité matérielle naissent certaines idées salvatrices. Comme celle de placer l’annonce suivante :

Weekend de séminaire S/M
(théorie seulement ! ! !)

Étonnamment, elle suscita un grand intérêt. La plupart de ceux qui ont appelé pour s’informer ne savaient toutefois pas de quoi il s’agissait. Plusieurs s’imaginaient une offre toute spéciale derrière le texte « codé ». Leur curiosité s’évaporait instantanément lorsque je leur disais qu’il s’agissait vraiment de simples conversations. Comme prévu, seuls des hommes se sont manifestés. Plusieurs étaient probablement des masochistes, fétichistes ou sadistes aguerris et pratiquants. Avec eux, ça se réglait très vite : lorsqu’ils entendaient que le prix s’élevait à 120 marks et qu’aucune femme ne serait présente, ils mettaient fin à la conversation téléphonique avec plus ou moins de courtoisie.

À la fin, seuls cinq hommes décidèrent de participer. Avec eux aussi, il fallut éclaircir quelques malentendus. Celui qui s’était présenté comme fétichiste du caoutchouc demanda par exemple s’il pouvait venir « en tenue ». Je ne compris qu’après un moment de confusion le sens de sa question, et lui demandai de se présenter dans des habits plus conventionnels. Un autre, masochiste, informaticien et neveu d’un philosophe fameux, s’enquit avec prévenance s’il devait apporter des films ou si nous disposions d’assez de matériel. Informé que le programme ne prévoyait aucun film, il remercia poliment et promit de venir quand même.

Mes connaissances de l’objet étaient hautement superficielles et de nature plutôt littéraro-philosophique. Je m’étais donc, du moins c’est ce que je pensais, préparée avec soin et avais non seulement lu de la littérature scientifique, mais aussi regardé quelques produits de l’industrie pornographique. Avec cette formation, je me croyais relativement à la hauteur de la rencontre imminente ; je comblerais les creux grâce à mon talent d’improvisation.

Le samedi matin, ils sont tous arrivés à l’heure au rendez-vous, donc en même temps, ce qui sembla les embarrasser un peu. Ils s’assemblèrent autour de la grande table. Chacun choisit une des six places — la moins prisée s’avérant être celle qui me faisait face, de l’autre côté de la table. Ils étaient silencieux et, comme si ça avait été convenu d’avance, commencèrent à mettre sur la table la somme exacte demandée. Pendant que je laissais circuler une enveloppe pour l’argent, il m’est apparu que cette façon de payer à l’avance correspond aux pratiques des studios et des bordels. Je laissai glisser l’enveloppe pleine dans le tiroir de mon bureau le plus discrètement possible.

En contrepartie, après quelques mots de bienvenue et d’introduction sur l’objectif du séminaire, je me lançai dans un discours. Il y était question de la problématique de la violence, de phantasmes de soumission, de marginaux sexuels, de révolution et de fascisme. Au milieu de mon monologue, je remarquai soudain que j’étais passée à côté du sujet — ou du moins des attentes du public. Le plus discrètement possible, je délaissai donc les grandes théories et en vins au concret : que chacun parle un peu de soi, de ses expériences et de ses problèmes. Il était plus qu’évident que tous brûlaient d’envie à la fois de se raconter et d’entendre les révélations des autres. Il semble que cette passion entraîne un certain isolement. L’ambiance était maintenant vivante, on distribua des tasses, on se versa du café ou du thé, et on ne parvenait pas à décider de qui commencerait à parler. Tandis qu’ils agitaient leurs cuillères dans leurs tasses, je demandai à mon voisin de droite de commencer.

Konrad, 56 ans, était le plus vieux du groupe. Il était maigre, grand, marié, sans enfant et pâtissier de métier. Il portait un pull trop grand de ce vert bleu que les roux affectionnent, assorti d’un pantalon de velours côtelé ocre et de chaussures de suède brunes. Tandis qu’il commençait à parler, la tête penchée, il pétrissait son sac. Très lentement, doucement, de façon à peine audible et alambiquée, il exposa les difficultés de son travail dans sa pâtisserie, sa vie maritale routinière et les possibilités limitées d’avoir une vie sexuelle qui doit de plus rester clandestine. Il était masochiste depuis maintenant plus de 25 ans et fréquentait depuis un certain temps presque exclusivement des homosexuels fétichistes du cuir, quoique plus par nécessité que par penchant homosexuel. Ils savaient au moins lui donner à peu près ce qu’il désirait, dans la mesure où c’était de quelque façon réalisable. Il ne voulait pas en dire davantage pour le moment, peut-être plus tard. Après, il se tut et regarda avec circonspection ses paumes mouillées.

Michael, le fétichiste du caoutchouc, se porta volontaire pour continuer. Il avait suivi mes consignes vestimentaires et portait un étroit pantalon de cuir noir avec une discrète chemise à carreaux rouge. Confiant et animé, il parla en dialecte berlinois de son travail de magasinier. En tant que cariste, il avait assez de temps pour laisser cours à ses phantasmes pendant le travail. Il aimait ce travail et gagnait assez pour rendre visite à une domina de temps à autre. Mais comme il avait maintenant déjà 31 ans, il souhaitait lentement fonder une famille, cherchait une femme à qui il pourrait tout raconter, qui le comprendrait, voire partagerait ses penchants. Sa conjointe actuelle le considérait comme un pervers, et ça n’allait pas du tout. Il se portait cependant, tout bien considéré, très bien.

Ensuite, Martin, un homme athlétique, d’apparence jeune, qui avait l’air d’avoir 20 ans, mais qui en avait en réalité 33, prit le relais. Il était venu en vélo de course, portait un legging de ballet soyeux et brillant, des chaussures chinoises de satin noir pour dames et une camisole moulante jaune serin aux bretelles étroites. Tout cela renforçait l’impression de force et de vigueur qu’il voulait de toute évidence projeter. Lorsqu’il commença à parler, il leva ses bras en l’air comme pour s’étirer, mais les croisa ensuite derrière la tête, présenta une abondante touffe de poils sous les bras et avança la tête. Il travaillait comme livreur de journaux à Wedding, commençait tous les jours à 3 heures, « monte, descends », à 7 heures, il avait la plupart du temps déjà fini son travail de la journée. Alors qu’il parlait, ses joues étaient brûlantes et ses oreilles rouge vif. Pendant la journée, après avoir dormi un peu, il avait assez de temps pour faire ce dont il avait envie en ce moment. La plupart du temps, il se promenait à vélo aux alentours. Il vivait de façon totalement spartiate, son loyer était bas, si bien qu’il pouvait dépenser presque l’entièreté du peu qu’il gagnait dans des visites au bordel. En ce moment, il ne se portait pas très bien, sa vieille amie l’avait laissé tomber.

Il était cependant masochiste jusqu’à la moelle. À tel point que, lorsque l’argent venait à lui manquer, il sortait pour provoquer des bagarres, et cela même s’il n’aimait pas réellement être maîtrisé et roué de coups par des hommes. Et déjà là son problème était devenu apparent : il aimait et souhaitait ardemment être empoigné et malmené par de grandes et fortes femmes. Mais il était lui-même si fort qu’il ne trouvait presque jamais de partenaire idéale. Et la retenue n’était pas faite pour lui puisqu’il s’agissait justement de le dompter, le jeter par terre, le ligoter, le torturer, l’étrangler. Il n’avait besoin de rien de plus au monde que d’être maîtrisé et immobilisé. Le sexe ne l’intéressait pas ; les coups de poings et de pieds, à peine non plus. Seul comptait ce moment précis où il devait capituler face à une force plus grande.

Eberhard, qui s’était présenté au téléphone comme professeur d’université et qui avait « en fait plus un penchant pour le S que le M », manifestait déjà depuis un certain temps, par des toussotements et des craquements de doigts, ennui et irritation. Il avait 43 ans, une barbe, des cheveux clairsemés, portait un complet gris souris, une cravate rouge vin et introduisait ses étudiants à la physique des solides. Il tambourinait avec nervosité sur la surface de la table et lança qu’il était confus. J’ai cru, et c’était naïf de ma part, que le moment était venu pour l’expertise universitaire d’intervenir. Toutefois, il poursuivit : il ne pouvait pas comprendre ce qui avait été dit jusque-là puisqu’il ne partageait pas ces problèmes. Sa vie sexuelle n’était pas l’épicentre de son existence. Il était en ménage heureux avec une collègue, toujours sans enfant, et le M/S n’était qu’une pratique sexuelle parmi bien d’autres. Ni plus ni moins importante. Ce qui comptait, c’était de conserver plaisir et distraction. Lui, par exemple — et il ne pouvait que le recommander —, s’était aménagé une petite pièce à la maison. C’était tout à fait unique. Tout y était insonorisé, capitonné et recouvert de satin noir. Le conduit d’aération passait par une climatisation. Il s’était même construit un pilori, en suivant avec exactitude le modèle d’une vieille gravure. Il avait fait forger quelques ferrures dans le sud de la France d’après ses propres plans ; on ne trouvait rien de tel dans toute la ville. Il ne voulait mettre l’eau à la bouche de personne, mais on ne pouvait avoir un espace et des objets de qualité que si l’on prenait soi-même les choses en main.

Ses rôles sexuels ou ceux de sa femme n’étaient pas fixes. Parfois, il était actif, parfois c’était elle. Ils s’amusaient bien dans la « chambre noire »[2] ; ils y passaient plus de temps au début, et aussi pendant la semaine, mais là ils avaient un peu exagéré. Il pouvait encore recommander un nouveau magasin de cuir ; ce n’était pas donné, mais on y tenait de beaux fouets anglais de qualité, des vrais bâtons espagnols et des trucs de ce genre. Après cet exposé, il s’est penché en arrière avec satisfaction, a tiré le pli de son pantalon et s’est croisé les jambes.

Martin lui demanda d’un ton sec pourquoi un monsieur équipé de la sorte, qui ne souhaitait pas révéler son métier, mais qui était riche et satisfait, sans compter qu’il n’était même pas masochiste, participait à un weekend de séminaire pour S/M.

« Par pur intérêt. Cela doit suffire pour le moment », répondit l’universitaire en affichant un air agacé.

Stephan, le spécialiste de l’informatique et le neveu du philosophe, prit la parole en dernier. Nerveux et apeuré, il était déjà en nage. En dépit d’un embonpoint considérable, il s’était forcé dans un étroit pantalon de lin et une chemise de soie cintrée dont les boutons menaçaient de sauter d’un moment à l’autre. Des taches de sueur s’étendaient à ses aisselles, il gardait les mains cachées sous la table. Avec ses yeux exorbités et effrayés, ses lunettes épaisses et ses boucles noires brillantes et serrées, il détonnait dans le groupe, comme une représentation caricaturée de la physionomie juive des préjugés.

Il avait 50 ans et vivait avec une femme septuagénaire qu’il présentait comme sa mère, avoua-t-il. Il vivait avec cette femme depuis 20 ans, et elle était réellement une mère pour lui : s’occupait de lui, le bichonnait et le punissait. Elle était maintenant malade et il devait plus s’occuper d’elle qu’elle de lui. Il travaillait pour une firme internationale, avait son propre bureau en ville et pouvait organiser son temps comme il l’entendait. Sa situation financière était si bonne qu’il pouvait fréquenter des studios plusieurs fois par semaine. La plupart du temps, il éprouvait cependant peu de plaisir. Il aimait les dames sévères auxquelles il pouvait se soumettre et se dévouer entièrement. Il avait jadis fait la très agréable connaissance d’une dame énergique, veuve de médecin avec une belle propriété à Grunewald, pour qui il avait été femme de chambre, servante, esclave et femme de ménage. Mais maintenant, depuis qu’elle avait déménagé en Allemagne de l’Ouest, il avait perdu tout espoir.

Pendant qu’il parlait, Stephan n’avait pas une fois levé le regard, c’est seulement quand il eût terminé son exposé qu’il me regarda d’un air interrogateur. Avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, une discussion entre les autres participants s’engagea sur les prostitués, les studios, les services, les prix, les équipements, les préférences et les expériences. Le professeur d’université intervint : il y avait aussi des événements privés. Il avait une fois été à Wannsee à un de ces fameux partys de cuir qu’un entrepreneur organisait dans sa villa. On ne pouvait, il est vrai, y accéder que sur invitation et vêtu de cuir noir, mais cela en valait vraiment le coup.

Du « cuir », cria le fétichiste du caoutchouc, « c’est seulement une piètre imitation du caoutchouc ! »

« Ça, c’est trop fort ! Le cuir comme imitation du caoutchouc… », dit le professeur d’université, qui ricana avec un amusement exagéré.

À ce moment, j’ai découvert dans ce brouhaha de voix et de thèmes quelque chose comme un fil rouge. Tout tournait finalement autour du « vrai », du « pur ». Plus que des prix élevés, des arnaques et des fausses séances, c’était de la mise en scène dépourvue de fantaisie, du déroulement sans âme de la duperie à laquelle ils étaient contraints de participer qu’ils se plaignaient. Ils désiraient une illusion la plus parfaite possible. Mais de quoi ? Je pouvais difficilement le demander. Pour le découvrir, je suggérai que chacun relate des expériences frustrantes, et ce qui chaque fois avait échoué.

À mon étonnement, Stephan se proposa immédiatement pour raconter une visite au studio deux jours plus tôt.

« C’était un fiasco. Je n’avais encore rien expérimenté de la sorte. Mais on doit faire attention avec les nouvelles adresses. L’homme m’avait été recommandé, un certain Klaus — peut-être que quelqu’un le connaît —, il avait supposément été légionnaire. À en juger par l’apparence et la voix, c’est peut-être même vrai. En tous les cas, le studio est tout récent, il vient juste de l’ouvrir avec sa femme. Ils ont probablement besoin de clients. J’aurais dû me méfier quand il m’a tout de suite donné un rendez-vous. Au lieu de la vieille dame promise, une fille jeune, délicate, vietnamienne, m’a promptement ouvert la porte et m’a accueilli. Même à ce moment, j’aurais encore pu partir, mais je suis resté dans l’espoir que tout prenne un tournant positif. Elle m’a amené dans un studio de torture bricolé de façon incroyablement grossière, une pièce assez froide au fond d’un appartement privé. Une odeur de nourriture était dans l’air. Je me suis tout de suite fendu la cuisse au sang en montant sur le cheval d’arçons dont la finition avait été bâclée, les clous avaient été enfoncés n’importe comment. Je savais déjà que la chose n’aurait rien de bon et souhaitais seulement en finir au plus vite. Pour faire court, la Vietnamienne, sous les indications simplistes du légionnaire, s’est mise au travail, hésitante et sans expérience, et comme ça ne menait à rien, ce Klaus m’a encore offert de fouetter, ligoter et violer la Vietnamienne pour 200 marks de plus. On ne m’a jamais proposé une chose aussi répugnante. Bredouille, je me suis tout de suite précipité hors de ce studio. Je ne peux que vous mettre en garde contre cette adresse. »

Martin hochait la tête avec vigueur : « Il m’est arrivé un truc semblable, peut-être pas aussi pire… » Il regarda le groupe pour mesurer l’intérêt. Le fétichiste du caoutchouc et le pâtissier hochaient la tête pour l’encourager, et il commença :

« Bon, je lis dans la BZ l’annonce Vieux modèle de Rubens. Très forte ! et je flippe presque, cours au téléphone et m’informe[3]. Et la voix est prometteuse. Je demande encore une fois : oui, oui, je peux passer en après-midi. C’était dans une maison située dans une arrière-cour à Kreuzberg, deuxième aile ; au début, je ne la trouve pas. Sur la porte, rien, que le nom Becker, comme elle me l’avait dit. Je sonne et une mamie en tablier m’ouvre. Je me dis : c’est quoi ce truc ? Je rentre à la maison ou quoi ? Je lui demande si elle est le modèle de Rubens et elle dit, dieu soit loué, non. Elle m’amène dans un vrai salon et me dit d’attendre un moment. Je glande sur le sofa devant la télé jusqu’à ce qu’une femme entre, petite et vraiment obèse. Elle porte des bas noirs, un soutien-gorge noir et des genres de gants de soirée, balance les hanches et demande gentiment ce qu’on peut m’offrir.

Je dis : Nooon, c’est inutile… Ça veut dire quoi fort ? Et elle demande si je ne comprends pas l’allemand, que fort ça veut dire « gras ». C’est ma faute, je me dis, mais comme toi Stephan, je suis resté. Je lui ai tout expliqué et j’ai laissé les choses suivre leur cours. Mais il manquait de tout, de tout ! Elle avait à peine deux colliers à chien derrière un rideau, une tapette à tapis cassée, et c’était tout. Et, vous savez quoi, elle me dit : nous ne sommes pas encore bien installés.

Je fais une dernière tentative, lui demande de me jeter par terre et de s’asseoir sur moi parce que le poids aurait quand même un effet, mais après trois tentatives, nous avons abandonné, nous étions encore debout l’un à côté de l’autre, et elle était complètement défaite, elle pleurait presque. J’ai encore eu pitié. Bon, je dis, faisons une toute dernière tentative, je m’étends de plein gré sur le sol et lui demande de me ligoter. Elle est d’accord et va chercher quelque chose pour me ligoter. Pendant ce temps, je me déshabille et m’étends sur le tapis, attends que ça commence, mais elle ne revient pas avant un long moment et lorsqu’elle revient enfin, elle a un mouchoir de poche bleu et un rouleau de ficelles enroulées, des grosses et des fines, tout emmêlées. Je ne regarde même plus, je ferme les yeux. Elle m’enfonce le mouchoir qui remplit à peine une partie de ma bouche, et m’attache toute la ficelle déroulée autour des poignets et des chevilles. Elle tire bien fort et ça rentre quand même bien dans la peau. Elle s’assoit sur mon dos et commence à sautiller un peu, lorsqu’on sonne à la porte, la mamie entre et annonce : clients !

Vous ne le croirez pas : elle se lève et se casse ! Je suis étendu là, nu, sur le ventre, le visage dans le tapis poussiéreux, devant la télé en marche et elle s’occupe du client dans une pièce à côté. Il crie toujours : ohhh ! Et elle, c’est bon… bon… comme ça, c’est bon. Je ne suis pas mesquin, mais ça pousse au désespoir… Au bout d’un moment, le type s’en va et tout d’un coup je sens quelque chose d’humide, de froid sur les fesses, c’est un cabot noir, et le modèle de Rubens crie : Asta, arrête ! et elle se confond en excuses et commence avec une mine horrible, maternelle et inquiète à me branler. J’ai fait comme ça et je me suis libéré des ficelles, en une seconde, j’étais habillé, dehors, et pensais je suis impotent pour le reste de ma vie. Au moins, je n’ai dû payer que 70 marks. »

La description de Martin n’avait de toute évidence amusé personne sauf moi ; au contraire, ils avaient tous un air grave et avaient manifestement eu des expériences similaires. Je tentai de rester parfaitement sérieuse ; par chance, c’était le temps d’arrêter. Nous avons convenu de nous retrouver le lendemain à la même heure et j’ai proposé qu’ils apportent peut-être ceci ou cela s’ils en avaient envie. Le pâtissier voulait apporter des photos, Michael, un catalogue d’Angleterre, Stephan, des dessins qu’il avait faits lui-même, Martin, un journal personnel, seul le professeur d’université a dit qu’il n’avait rien à montrer.

Je les ai regardés dehors par la fenêtre. Martin est parti à vélo, le professeur d’université et le pâtissier étaient là avec leur voiture, Stephan et Michael sont montés avec le pâtissier. Soit le professeur d’université était peu apprécié, soit il s’en allait dans une toute autre direction.

Le lendemain matin, ils étaient tous là, à l’heure, à l’exception du professeur d’université. Le pâtissier avait avec lui deux sacs et a déballé des paquets mystérieux contenant des chips et six tartelettes à la pâte d’amandes richement décorées. Tout fait maison. Les chips, c’était sa trouvaille : on pouvait ainsi utiliser à perfection le reste de chaleur du four éteint.

Martin et Michael ont ouvertement manifesté leur joie quant à l’absence du professeur d’université et leur espoir qu’il ne soit pas simplement en retard. Ils se sont entendus sur le surnom « masochiste du dimanche avec chambre de torture d’amateur » et ont beaucoup ri. Seul Stephan a souligné que l’absent n’avait pas dévoilé son opinion sur le véritable problème.

Michael a sorti deux catalogues de mode latex et les a fait circuler. On pouvait y admirer les fruits les plus étranges du commerce post-capitaliste du caoutchouc. Des sous-vêtements de caoutchouc de toutes formes et couleurs, jusqu’à l’imitation de dentelle, y resplendissaient. Il y avait autant de draps en caoutchouc de couleur noire et rouge sanitaire que d’élégants manteaux bien taillés, des complets et des robes du soir qui étaient manifestement conçus pour les sorties. Une section de spécialités donnait à voir des masques, des costumes de chauves-souris, des pèlerines, des dildos surdimensionnés et un étrange, monstrueux, costume gonflable. Tous admiraient cet article, d’autant plus que Michael annonça avec des yeux pétillants qu’il pouvait en raconter davantage. Il connaissait depuis deux ans un homme plus âgé, un vieux garçon, qui possédait ce costume hors de prix pour le salarié moyen et qui requérait de temps en temps son aide, car on ne pouvait rien faire avec sans assistance. L’homme était un riche dentiste, il l’avait rencontré par l’intermédiaire d’une annonce caoutchouc et payait pour son aide 350 marks la fois. D’après le compte rendu de Michael, ses visites s’organisaient ainsi :

Le dentiste a dans le sous-sol de sa maison un laboratoire dentaire, mais aussi, derrière une lourde porte de fer, sa salle de jeux, comme il l’appelle. Cette pièce est, selon la description, complètement recouverte de tapis de velours rouge foncé et éclairée de façon indirecte. À part ça, elle est vide. Ici, le dentiste nu dépose ses lunettes, s’enfonce dans le costume de caoutchouc et prend congé. C’est maintenant le tour de Martin. Il monte la fermeture éclair, la clampe, visse la valve et prépare la pompe à oxygène. Il doit déjà veiller à ce que le dentiste, qui est dans le noir et perd le sens de l’orientation, ne tombe pas.

De chaque côté du costume, à la hauteur des hanches, se trouve une valve. C’est là qu’un tuyau est vissé et qu’on pompe l’air nécessaire pour que la chambre d’air d’un des côtés se gonfle de 15 à 20 centimètres. Avec sa main du côté non gonflé, le dentiste fait signe quand la pression lui suffit. L’art consiste à gonfler l’autre côté de façon similaire. À l’intérieur, le dentiste n’a maintenant plus la possibilité de se faire entendre ; son unique contact avec le monde extérieur passe par un tube en haut du masque de la tête par lequel il peut respirer et émettre des sons inarticulés.

La liberté de mouvement du dentiste est complètement limitée, la pression de la masse d’air le compresse à l’intérieur, il ne peut plus se tenir debout et tombe ainsi à plusieurs reprises pendant le pompage. Les valves sont bien fermées et enfoncées et Martin doit maintenant mobiliser toutes ses forces pour mettre en mouvement ce ballon noir bien gonflé. Le dentiste est roulé de long en large à travers la pièce, soulevé et de nouveau laissé par terre immédiatement après, il roule et rebondit sur le mur.

En dépit de toute cette excitation, Michael doit bien garder un oeil sur l’heure et mettre fin au jeu après 15 minutes. Une fois que l’air s’est échappée en sifflant, que la clampe a été ouverte et la fermeture descendue, le dentiste sort, rouge vif, haletant et en nage, avec une expression faciale complètement hébétée.

C’est tout, nous a assuré Michael. Une expression mitigée se dessinait sur les visages des auditeurs. Pensif, Michael dit qu’il ne voulait pas en fait d’un tel costume, car c’est trop passif pour lui. Le dentiste avait les plans les plus fous, il voulait se faire faire un costume spécial avec lequel il pourrait débouler des montagnes comme une balle. C’était trop fou pour lui, nous assura Michael. Il sortit alors de sa poche une cape de latex gris vert abondamment recouvert de talc et la fit circuler. Ils eurent tous les mains blanches et palpèrent le caoutchouc froid et lisse ; ils étaient encore tout absorbés par l’histoire de la balle du dentiste. J’avais depuis longtemps mis de côté les brides que je semblais tenir. Il n’était ni possible ni nécessaire de diriger quoi que ce soit ; les choses se développaient d’elles-mêmes et cela me rassurait de voir que chacun était surpris par l’histoire de l’autre.

Le pâtissier a demandé, prudent et poli, ce qui était si attirant dans le caoutchouc. Tout étonné, Michael a laissé un pli de sa cape glisser entre ses doigts et est resté silencieux un moment. Il a alors expliqué que c’était peut-être principalement cette douceur froide, la densité et l’élasticité et bien entendu l’odeur qui le fascinaient. Et après un moment de réflexion, il a encore ajouté qu’il était toujours d’une certaine manière un peu inquiet, surtout avec le caoutchouc noir, de cette texture mate qui avalait toute la lumière ; il était vraiment obsédé par toutes surfaces qui étaient à la fois mates et douces ; déjà enfant, il pouvait jouer pendant des heures avec un bout de satin — sa mère était couturière. Il caressait le satin parfois dans une direction, parfois dans l’autre, de sorte que les fibres étaient une fois exposées à la lumière, l’autre fois non. Il ne pouvait pas mieux l’expliquer.

Le pâtissier hocha la tête, et on aurait dit que la réponse l’avait pleinement satisfait ; mais il ne dit rien.

Stephan regardait maintenant le groupe et il ouvrit un petit porte-document dans lequel se trouvaient, entre du papier de soie, ses dessins. On les fit circuler avec précaution. Il avait, avec autant de soin que de dilettantisme, représenté sur du carton gris différentes poses d’humiliation d’un homme nu. Les dessins au crayon accordaient toute l’attention aux accessoires tandis que le corps lui-même était à peine esquissé. Des figures à genoux ou couchées et revêtues de colliers, chaînes, casques d’aigle en cuir, muselières, mors. Son dessin préféré, nous expliqua-t-il, le représente. On y voyait un homme agenouillé, entièrement nu, si ce n’était d’un bonnet et d’un tablier de domestique. Le tablier de domestique était si petit qu’il recouvrait à peine ses parties génitales. Il avait accordé une attention particulière à ce dessin.

Tous examinaient les cartons en silence, on entendait Stephan respirer, personne ne semblait vouloir dire quoi que ce soit, seul Martin trouva enfin les mots et demanda d’un ton un peu sardonique quelle était la signification du petit tablier. L’artiste a tout de même souri, soulagé, et expliqué que c’était pour lui en quelque sorte le symbole de la servitude et de la soumission ; en plus, il rappelait un peu un tutu, une jupette de ballet, a-t-il ajouté. À huit ans, il s’était souvent enfermé au grenier pour s’entraîner à faire des pointes dans les robes et chaussons de ballet de sa soeur. C’était une douce torture, si incroyablement gracieuse.

Quel était son problème ? Il ne le savait pas, il ne voulait pas le savoir non plus. Trois années de psychanalyse ne lui avaient quasiment rien apporté, car il ne voulait pas être guéri, mais plutôt s’abandonner à sa passion. Dans sa famille, il y avait des suicidaires, des homosexuels, des femmes lesbiennes, des fous ; son oncle s’était consacré à des problèmes philosophiques jusqu’à l’autisme, avec tous les supplices et rituels de l’âme et du corps. Lui, Stephan, était justement une combinaison de toutes ces possibilités de la déviance et il avait bâti son petit monde, peu excitant il en convenait, d’humiliation, d’obéissance et de besoin de punition. Cette passion était certainement conventionnelle, mais il serait déjà heureux s’il pouvait y goûter. Un peu embarrassé, il a ensuite soigneusement rangé ses dessins.

Martin expliqua qu’en relisant ses journaux, il avait presque vomi. Pour cette raison, il ne les avait pas apportés. Cela lui avait paru complètement déplacé de lire ici de quelconques pensées aussi ennuyeuses. Même si cela ne paraissait pas, il était en fait une couille molle, qui ne savait pas quoi faire de sa vie et de sa personne ; peut-être avait-il pour cette raison besoin d’être possédé par une femme puissante, qui s’assied sur lui, lui coupe le souffle jusqu’à l’excès, l’enferme, sans quoi il est complètement vide, ne ressent rien. Mais une telle expérience ne dure pas. À la maison, il se sent bien un moment, mais cette agitation revient, souvent au milieu de la nuit, et il sort, n’importe où. Avec un soupir, il remarqua qu’il était peut-être plus facile d’être aimé et de se laisser aimer. Sur le besoin de punition de Stephan, il voulait encore dire que ce sentiment le dominait en permanence. Il se sentait toujours comme si chaque pas était une erreur. Il cherchait des moyens de changer ; entre-temps, un bon étranglement lui donnait un sentiment provisoire d’expiation. Il ne pouvait rien dire de plus, il voulait maintenant plutôt voir les photos du pâtissier.

Je m’attendais à des photographies extrêmes de gars musculeux en cuir, jouant du fouet en casquettes de cuir, de délinquants ligotés et ensanglantés. Sur les photos noir et blanc en grand format qu’il fit circuler, on ne pouvait voir que des bouts de bois secs, des racines, des arbres morts, des haies d’épines, des os et des motifs de rayures dans le sable des dunes. Tous semblaient avoir anticipé la même chose que moi et fixaient étonnés et perplexes les photos. Avant que quelqu’un ne puisse poser une question, le pâtissier commença à expliquer que ces photographies étaient pour lui très intimes ; il voulait tenter de rendre compte de ce dont il en retournait ; il ne l’avait jamais fait auparavant. Voici l’histoire qu’il nous raconta.

Depuis plus de dix ans, Konrad prend six semaines de vacances par année. Lui et sa femme ferment la pâtisserie et se mettent en route dans un camping-car loué vers le sud, jusqu’en Sicile. Puis, ils prennent le ferry jusqu’à Tunis et continuent leur route jusqu’en Algérie. Leur destination est des contreforts de la chaîne Atlas, le Sahara-Atlas. Konrad se couvre de tout ce qui est nécessaire et passe 14 jours dans le désert. Les premières années, son épouse l’accompagnait toujours, elle était assise en colère dans le car climatisé et attendait. Aujourd’hui, il la dépose dans un hôtel à Oran et continue sa route seul.

Quand plus aucune vie humaine n’est en vue, quand le silence règne, le pâtissier se sent enfin arrivé et comblé. Il s’enfonce dans le désert avec des bottes et un chapeau de soleil sur la tête, à travers la chaleur ; il utilise un écran, pour la caméra. Il cherche des trouvailles quelconques, du bois, des plantes, des animaux. Il veut flairer des signes de vie. Il était très heureux de trouver un jour une couleuvre momifiée et jaunie. Ça, c’est une chose, l’autre c’est la lumière. Il photographie et observe les ombres. Les ombres qui sont projetées par le peu de végétation, les ombres de sillons et des montagnes. S’il trouve quelque chose, il essaie — pourvu qu’il ne fasse pas trop chaud — d’immortaliser en photos les différentes phases de la lumière.

Le pâtissier roux erre ainsi, avec un compas et une bouteille d’eau, un appareil photo et un écran, à travers le brasier du désert à des heures où pas même un scorpion ne sortirait de son trou, et cherche et cherche encore, la fusion.

Tout ça a commencé très tôt. Le pâtissier est catholique et était, dans sa jeunesse, un zélateur religieux ; il aimait les histoires de martyres, l’extrême abnégation, les tortures et les tests que les stylites et les ermites s’imposent. Déjà dans l’enfance, l’histoire de Moïse dans le désert, qui doit se nourrir de sauterelles, l’avait terriblement bouleversé. Plus tard, il a cependant été déçu par l’Église et s’en est détourné, a-t-il dit sans autre explication.

Il veut s’abandonner complètement, perdre tout contrôle aux mains d’une force puissante et elle ne peut venir que de la nature. Quand le soleil est à la verticale et que la chaleur crue, scintillante, domine tout, alors Konrad est à un tel point excité qu’il devient véritablement accroc à cet état, à l’impression d’être en transe pour l’éternité. C’est un acte de purification, comme la mort, comme la momification lente. Il sent précisément la peau se rétrécir et se contracter sur le squelette. Il ne peut trouver tout ça que dans le désert.

À la maison, la nostalgie ne se laisse anesthésier qu’au moyen de douleurs intenses. C’est pour ça qu’il va chez les types en cuir qui lui infligent de la douleur avec toute l’intensité dont il a besoin pour que la lumière se déploie derrière ses yeux fermés et que le feu s’empare de tout son corps. Seulement lorsque la douleur se déchaîne comme des flammes, peut-il à nouveau supporter le noir.

Le pâtissier est une victime exigeante. En tant que masochiste, dit-il, on a besoin d’excitations toujours plus grandes, d’une progression, et on doit toujours craindre cette absence de limite, ce dont on sera encore capable. Les contusions aux reins et plaies purulentes sont la moindre des choses. Il a besoin d’aiguilles, de cire, de glace, de lames de rasoir, de pinces en acier, de bâillons, de bandeaux sur les yeux, d’attaches et de fouet. Un être aussi superficiel que lui a besoin de la torture, de l’excès. Entre temps, il se coupe même avec une lame de rasoir des morceaux de chair des mollets, il met des gouttes de cire sur les plaies. Il y a peu de temps, il s’est presque fait couper les tétons, mais l’homme avait refusé.

C’est comme dans le désert, qui nous mènerait aussi à la mort. Ce qui arrive doit arriver dans la torture, la peur qui engloutit, la panique, l’affolement brûlant, des vagues de chaleur, après de froid, le vide, le point mort est l’orgasme. Il ne peut partager sa vie sexuelle avec personne, c’est sec, hostile et désertique.

Le compte rendu du pâtissier provoqua une consternation générale. Tous se taisaient. Personne — moi non plus évidemment — n’avait à en entendre davantage ; le pâtissier lui-même encore moins. L’inquiétante étrangeté était que le pâtissier paraissait complètement bizarre dans sa passion, mais qu’alors qu’il en parlait, la chose ne semblait pas aussi étrange qu’elle aurait dû l’être ; il semblait presque que chacun d’entre nous aurait pu succomber à cette fureur.

À la toute fin, Stephan a encore dit quelque chose sur un parallèle, que j’avais aussi remarqué, sur la signification de la lumière, à la fois pour Michael et Konrad. Et Martin a dit qu’il connaissait ça aussi, quand on ne voyait que de la lumière, quand la douleur brûlait. Au moment du départ, j’ai remercié mes invités, ce que j’avais toutes les raisons de faire. À mon étonnement, ils m’assurèrent qu’ils avaient beaucoup appris au cours des deux derniers jours. Ne restait derrière nous que la tartelette pour le professeur d’université.