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Les sociétés sont devenues des manufactures de risques

Bruno Latour

Dans la société du risque globalisé, il s’agit de l’obsession de simuler le contrôle de l’incontrôlable à tous les niveaux, dans la politique, dans le droit, dans la science, dans l’économie, dans la vie quotidienne.

Ulrich Beck

Depuis une trentaine d’années, la recherche en sciences sociales et humaines est confrontée à de nouveaux paramètres d’acceptabilité éthique qui deviennent à la fois de plus en plus restrictifs et de plus en plus naturalisés. Les comités d’éthique de la recherche (CER) qui siègent de manière institutionnelle dans les universités imposent des critères maximalistes mettant en lumière les risques que les sujets humains de la recherche pourraient éventuellement subir, les bénéfices qu’ils devraient pouvoir tirer de la recherche proposée ou encore les droits de participation (ou de regard) dont ils pourraient (ou devraient) se prévaloir. Les nouveaux fonctionnaires de l’éthique de la recherche (FER) sont chargés de faire respecter ces critères par la formulation des demandes de modification aux projets de recherche qui leur sont soumis. Les FER deviennent ainsi les porte-parole officiels des sujets humains qui demeurent encore abstraits à ce stade. Il s’agit pour l’essentiel de réussir à mobiliser efficacement le registre de l’éventuel en leur nom : risques à imaginer, droits à activer, bénéfices à tirer, dédommagements à exiger, etc.

Au-delà des débats sur l’identification des acteurs, intérêts ou institutions qui sont implicitement (ou ouvertement) protégés par les CER par le biais de précautions prises envers les sujets humains de la recherche, un autre thème de fond nous apparaît essentiel à discuter : l’émergence sociétale d’un cynisme éthique comme contrepartie des exigences maximalistes qui se déploient à l’échelle du social. En effet, outre les analyses des logiques d’intérêts (économiques, institutionnelles, disciplinaires, etc.) ou de la nature même (morale, politique, juridique, corporative, etc.) des comportements des acteurs concernés dans les processus décisionnels des CER, il nous semble qu’autant le maximalisme moral[1] des uns (fonctionnaires de l’éthique de la recherche au sens large du terme[2]) que les réponses « stratégiques » des autres (chercheur.es et étudiant.es qui soumettent leurs protocoles de recherche) gagnent à être analysés à partir d’une perspective sociologique plus large. Et ce, moins pour « éviter le maintien des deux solitudes » (Grou, 2011) que pour comprendre le socle sociétal qui les tient ensemble dans un simulacre de tension entre positions éthiques concurrentes.

À plusieurs égards, la démarche de demande et d’obtention d’un certificat d’approbation éthique devient de plus en plus un rituel où les stratégies méthodologiques, la rhétorique humaniste et les ruses administratives se substituent à la discussion éthique des dilemmes de fond qui suscitent les enjeux actuels de la recherche avec des sujets humains. Et si trop d’éthique (formelle, administrative et rhétorique) était en train de tuer l’éthique (l’analyse des dilemmes de fond) au sens de l’adage populaire « le mieux est l’ennemi du bien » ? Pour tenter de répondre à cette question-hypothèse et surtout d’analyser ses racines sociologiques, nous procéderons en six étapes.

Tout d’abord, nous évoquerons très rapidement un ensemble de travaux qui balisent l’institutionnalisation de la gouvernance éthique de la recherche et discutent les tensions les plus courantes entre les chercheur.es et les CER. En second lieu, en nous inspirant des travaux de Luhmann, nous analyserons les transformations des conditions sociétales de la confiance systémique en matière d’éthique en général qui dessinent la nouvelle scène normative expliquant la diminution des contestations et l’acceptation tranquille des nouvelles contraintes éthiques pour les nouvelles générations de chercheur.es. Dans un troisième temps, nous proposerons une analyse sociologique de certains aspects de la société du risque, telle qu’imaginée par Beck, qui sont en résonance intime avec la montée du maximalisme moral, le dessinant terme à terme, pour ainsi dire, en creux. Dans un quatrième temps, nous mettrons en avant que la montée de la « raison cynique » comme rapport ordinaire au monde contemporain est l’attitude stratégique banalisée que les acteurs mobilisent dans un contexte normatif marqué par le maximalisme moral. Dans un cinquième temps, nous tenterons de montrer de quelle manière le maximalisme moral s’oppose au minimaliste éthique non pas au sens de la controverse philosophique de fond dans laquelle ils s’engagent, mais plutôt comme l’effet sociétal des conditions normatives de confiance antagoniques qui les sous-tendent. Enfin, sixièmement, nous avancerons qu’au coeur des trois phénomènes sociologiquement solidaires précédemment évoqués (risque, cynisme, maximalisme) se trouve le paradoxe de la place que l’autonomie des acteurs occupe dans les sociétés contemporaines : jamais on l’a autant valorisée comme vertu cardinale de l’individualité ordinaire (un vrai individu ne peut qu’être autonome) et jamais on n’a autant pratiqué le précautionnisme bureaucratique et le providentialisme moral à son égard. Comme si on ne croyait pas vraiment à l’autonomie, voire comme si elle était le véritable risque innommable camouflé par l’étalage formel des risques dérisoires.

1. l’institutionnalisation de la gouvernance « éthique » de la recherche : les cer et les fer à la rescousse des sujets humains

L’extension du registre d’intervention en matière d’éthique (Fassin, 2008) et la multiplication des dispositifs éthiques de gouvernance de la recherche (Braun et al., 2010) s’incarnent de manière emblématique dans l’institutionnalisation des CER non seulement dans les milieux académiques, mais aussi dans d’autres milieux (santé, services sociaux, etc.). Depuis 1974, les universités étasuniennes se dotent de comités d’éthique en matière de recherche biomédicale et, à partir de 1981, cette pratique s’étend également aux sciences sociales et humaines (Vassy et Keller, 2008). Lorsque Dyer et Demeritt (2009) évoquent l’histoire du développement des CER aux États-Unis[3] et Tschudin (2001) rappelle les différentes politiques en la matière pour l’Europe[4], on constate qu’on est en présence d’un mouvement de fond qui se consolide et s’étend même en imposant un jargon technique spécifique. Au Canada, c’est à partir de 1998 que l’Énoncé de politique des trois conseils (EPTC) rend officielle et obligatoire l’instauration des CER dans tous les établissements académiques (Haggerty, 2004)[5].

La plupart des recherches documentées sur le fonctionnement effectif des CER et sur les tensions, conflits et malentendus entre chercheur.es et FER en sciences sociales et humaines appartiennent au domaine de la recherche qualitative (entre autres : Qualitative Inquiry, 2004, vol. 10, nos 1 et 2 ; Felices-Luna, 2014). On trouve également de nombreux travaux plus circonscrits dans des domaines de recherche spécifiques (travail social, géographie, sexologie, éducation, anthropologie, criminologie, etc.) la plupart du temps sous forme d’analyse de cas de figure touchant l’expérience d’un.e chercheur.e, d’un département, d’une école ou d’une université, etc. (entre autres : Allen, 2009 ; Mondain et Sabourin, 2009 ; Gaudet, 2010 ; Gentelet, 2010 ; Townsend, 2006 ; Felices-Luna, 2016).

L’étude pancanadienne de Legault, Patenaude et Parent (2009) auprès des chercheur.es appartenant à des domaines différents (sciences sociales, humaines, de la santé, génie, sciences naturelles, etc.) est l’une des seules études comparatives disponibles. Les auteur.es s’entretiennent avec des chercheur.es ayant soumis un protocole de recherche à un CER afin de documenter leurs expériences de satisfaction ou insatisfaction. L’une des principales conclusions est l’inadéquation profonde entre la normativité juridique mobilisée par les CER et les enjeux éthiques concrets rencontrés dans la recherche empirique par les chercheur.es dans leur quotidien. Toutefois, ce problème de fond qui semble sous-tendre les tensions, conflits et malentendus entre chercheur.es et FER est interprété tantôt comme le résultat des problèmes individuels des uns et des autres, tantôt comme la conséquence des désajustements du fonctionnement de tel ou tel CER. Les auteur.es parviennent à la conclusion que « la gouvernance déontologique en recherche n’est plus une référence suffisante pour garantir l’éthique de la recherche » (Patenaude et Parent, 2009 : 405). Dans le même sens, dans un numéro spécial consacré à l’éthique de la recherche et dans la recherche, Mondain et Sabourin (2009) font état du « malaise croissant de nombreux chercheurs en sciences sociales face à la non-correspondance entre les règlements éthiques de la recherche et l’engagement éthique sur le terrain ». Les auteur.es se demandant si « le fait d’avoir suivi les règles imposées par les CER suffit à rendre la recherche compréhensible (consentement éclairé), pertinente (bienfaits) et accessible (restitution, diffusion) » (p. 5-6).

Stéphanie Gaudet (2010) décrit clairement le rôle des CER qui consiste « à étudier les propositions de recherche ainsi que tous les instruments et toute la documentation remise aux participants afin de relever les risques d’entorse au code d’éthique » (Gaudet, 2010 : 102), en respectant l’Énoncé de politique des trois conseils (EPTC). En ce qui concerne leur composition, l’article 1.3 de l’ÉPTC stipule que les CER[6] doivent compter au moins « cinq membres dont deux doivent avoir une connaissance étendue des méthodes et des disciplines relevant du CER, une personne doit être formée en éthique et une autre en droit et, finalement, au moins un membre doit provenir de la collectivité servie par l’université sans y être affilié » (Gaudet, 2010 : 102-103). De ce fait, une marge de manoeuvre importante est laissée aux institutions, ce qui explique la diversité de leurs configurations actuelles. En effet, la composition des CER des universités au Québec[7] est variable sur plusieurs plans et elle n’est pas toujours disponible, complète ou mise à jour dans les pages web officielles des institutions. D’abord, les politiques internes, même si elles semblent respecter les exigences minimales de l’EPTC, sont variables en termes de : procédure de nomination des membres (conseil d’administration, comité exécutif, sous recommandation des doyens et doyennes des facultés, etc.), critères de sélection des membres (compétences, disciplines, formations, expérience en recherche, etc.), nombre total de membres votants (entre 7 et 17 selon les institutions), nombre des membres représentant la communauté (entre 1 et 4 selon les institutions), nombre de membres du corps professoral (entre 14 et 3 selon les institutions), procédure d’élection du président et définition de son rôle, critères d’octroi du droit de vote et/ou de parole, formes de dédommagement ou dégrèvements, ajout des conseillers spéciaux, règles de quorum, durées des mandats, remplacement et renouvellement des membres, procédures selon le type de projet analysé (étudiants, professeurs, chargés de cours, chercheurs postdoctoraux, etc.), type de support logistique (secrétariat, ressources, etc.), critères d’exclusion de certains membres (conflits d’intérêts, influences indues, rapports hiérarchiques, etc.), proportion hommes-femmes (entre 86 % et 33 % des femmes selon les institutions), nombre et caractéristiques des séances, formes de suivi et conservation des données, etc. (Labarge-Huot et Otero, 2020).

Plus largement, le milieu scientifique semble de plus en plus conscient que « le CER est un organe de gouvernance universitaire qui permet de réguler les activités professionnelles. De manière tacite, il devient garant de la réputation de l’institution en matière de recherche. Ses rôles explicites et tacites entrent parfois en conflit et il arrive que la réputation de l’institution devienne un objectif qui prime la protection des participants » (Gaudet, 2010 : 102). Enfin, Gaudet, comme on le remarque souvent dans la littérature, souligne encore une fois « le fossé entre les prescriptions des CER et les enjeux éthiques réels que rencontrent les chercheur·es » (ibid. : 102) et parvient à la conclusion que « l’Énoncé de politique des trois conseils a conduit à la technocratisation du savoir éthique et de son application » (ibid. : 109).

Parmi les rares travaux comparatifs du fonctionnement des différents CER, on trouve le rapport de Christine Grou (2011)[8] portant sur les sept CER des milieux hospitaliers affiliés à l’Université de Montréal (CHUM, Sacré-Coeur, Sainte-Justine, Rivière-des-Prairies, Louis-H. Lafontaine, Institut de Cardiologie, Institut universitaire de gériatrie). L’auteure recense et compare systématiquement de multiples aspects des nombreux projets qui y sont étudiés chaque année, tels leur nature, le type d’organisation et les modalités de support que comptent les CER, le rôle et la formation des président.es, les modalités d’évaluation scientifique et éthique, la préparation et le fonctionnement des réunions, le suivi des projets, la variété des sources de financement, la perception des chercheur.es du CER par un questionnaire, les modalités de registre des activités et de conservation des dossiers, etc. L’analyse comparative menée sur plusieurs aspects de l’univers de cet ensemble de CER permet d’identifier autant les éléments communs que leurs spécificités respectives.

L’auteure propose une foule de recommandations constructives dans le but d’améliorer le fonctionnement des CER et « d’éviter le maintien des deux solitudes », celle des FER et celle des chercheur.es. Même si cette recherche porte spécifiquement sur des milieux hospitaliers, elle demeure éclairante pour les enjeux qui concernent les CER des milieux académiques dont les missions, compositions et modalités de fonctionnement se recoupent largement. J’attirerai l’attention sur deux recommandations qui, à notre avis, sont à l’origine de nombreux malentendus entre FER et chercheur.es à l’heure de statuer sur « ce qui pose problème » dans un protocole de recherche et d’évaluer la gravité des problèmes soulevés, à savoir : maintenir une claire distinction entre les éléments de l’évaluation éthique et ceux de l’évaluation scientifique, et garder à l’esprit que la sévérité de l’évaluation éthique doit être proportionnelle aux risques encourus par les sujets humains de la recherche. En effet, bien des tensions, malentendus, voire conflits, entre les FER et les chercheur.es découlent de la confusion des registres d’intervention des CER qui mélangent les dimensions scientifique et éthique lorsqu’on demande des modifications aux protocoles appartenant à des cultures scientifiques différentes. Aussi, parfois, on comprend mal le trop grand investissement des FER dans des enjeux mineurs formels et l’absence de débats sur des dilemmes éthiques de fond.

Enfin, dans la littérature portant sur l’institutionnalisation de la gouvernance éthique de la recherche, les articles qui laissent encore une place à la possibilité d’une recherche « libre » en sciences sociales et humaines se font de plus en plus rares. En effet, Vassy et Keller (2009) sont parmi les derniers à analyser les arguments des partisans de la recherche « libre » en sciences sociales qui mettent en avant leur faible possibilité de nuisance et la multiplication des effets pervers issus de l’interférence des intérêts institutionnels souvent travestis en préoccupations éthiques (Van den Hoonaard, 2002). On est en effet entrés dans une nouvelle phase en matière de gouvernance éthique de la recherche qui semble irréversible, mais qui doit être expliquée selon nous par les transformations sociétales de fond qui la sous-tendent, notamment le passage sociétal de la confiance systémique à la méfiance systémique.

2. de la confiance systémique à la méfiance systémique : le « succès sociétal » des cer et des fer

Il peut sembler paradoxal de rappeler que le 86e congrès de l’ACFAS (2018) s’est organisé sous le thème « Célébrer la pensée libre » définie comme la « valeur cardinale de la recherche scientifique ». Dans l’argumentaire général proposé, on pouvait lire ceci : « Du savant comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer. » Ces propos nous rappellent la célèbre préface d’Asiles (1961) qu’Erving Goffman a rédigée il y a presque soixante ans et dans laquelle il livre ce témoignage de reconnaissance :

Je voudrais souligner que cette liberté de mener une recherche désintéressée me fut accordée pour étudier une institution gouvernementale et fut financée par une autre institution gouvernementale […]. À cet égard, il me faut remercier les psychiatres et les sociologues attachés au gouvernement pour leur ouverture d’esprit et leur bienveillance.

Goffman, 1961 : 39-40, nous soulignons

Dans ce dernier paragraphe de la préface, on constate deux attitudes éthiques qui se complètent l’une l’autre sur un fond normatif de confiance mutuelle. D’une part, l’ouverture d’esprit des responsables institutionnels et, de l’autre, la pensée désintéressée des chercheur.es au sens de l’incertitude ouvertement avouée quant aux retombées pratiques de la recherche. On pourrait penser que l’ouverture d’esprit des administrateurs institutionnels est indispensable pour rendre possible la pensée désintéressée, cette « valeur cardinale de la recherche scientifique », telle qu’encensée par les organisateurs du récent congrès de l’ACFAS. En effet, la remarquable conclusion d’Asiles (Goffman, 1961 : 357-374) porte bel et bien sur une analyse très large de l’anthropologie générale, qui est pourtant réfléchie à partir d’une recherche empirique concrète sur un cas particulier des interactions entre des sujets humains (patients, employés, psychiatres, etc.) dans un asile psychiatrique.

Dans ce cas de figure célèbre, on pourrait proposer que la mobilisation explicite d’une éthique commune minimaliste, exprimée par le « face-à-face » de la pensée désintéressée et de l’ouverture d’esprit, se fonde davantage sur un type particulier de confiance systémique que dans le cadre d’une démarche éthique formalisée. En effet, pour étudier la confiance d’un point de vue sociologique, Luhmann propose de retenir une règle méthodologique simple : « il faut nous contenter d’analyser le phénomène de la confiance de manière à ce qu’il puisse être comparé à d’autres mécanismes » [9] (2006 : 18). Selon cette perspective, la confiance systémique est un mécanisme de réduction de la complexité sociale associée à la multiplication des incertitudes. Comprendre le rôle de ce mécanisme élémentaire de la vie ordinaire est indispensable pour comprendre les liens qui unissent normativement la confiance, la suspicion et la socialité. En effet, pour Luhmann (2006) :

la confiance […] constitue une donnée élémentaire de la vie en société. Certes, l’homme a, en de nombreuses situations, le choix d’accorder ou non sa confiance à divers égards. Mais, s’il ne faisait pas confiance de manière courante, il n’arriverait même pas à quitter son lit le matin. Une angoisse indéterminée, une répulsion paralysante, l’assaillirait. Il ne serait même pas en mesure de formuler une méfiance définie et d’en faire le principe à la base des mesures défensives, car cela serait présupposer qu’il accorde sa confiance à d’autres égards.

Luhmann, 2006 : 1

Cette confiance systémique à l’échelle du social est donc la condition d’intelligibilité de toute méfiance locale, dont par exemple celle déployée par les FER des CER à l’égard des projets de recherche qui leur sont soumis, telles une grammaire et une orthographe sans lesquelles les erreurs de langue ne pourraient être repérées. La réduction systémique de la complexité par la confiance sociétale permet non seulement de neutraliser l’incertitude paralysante relativement à un avenir toujours incertain, mais aussi et surtout de définir la partie du réel qui mérite d’être identifiée, étudiée et soumise à des contrôles car elle est censée être une véritable source de risques éventuels. Bref, de ceux dont il faut donc se méfier.

La méfiance grandissante ainsi que le maximalisme moral qui la suit comme son ombre ne produisent pas seulement un rapport précautionneux au monde ; au cours de son processus d’institutionnalisation en tant qu’attitude valorisée (prudence, prévision, planification, humanisme tous azimuts, etc.), elle dégage une pensée pragmatique, voire cynique, comme on le verra plus loin, qui permet de débloquer l’action potentiellement paralysée par la foule des risques éventuels qui la guettent ou, mieux encore, qu’elle produit à son tour. Comme dans le cas célèbre du dispositif de sexualité étudié par Foucault, à force de vouloir détecter des formes suspectes de sexualité partout (de risque, dans notre cas) on les suscite partout et on finit par les créer partout. En un mot, la méfiance systémique, loin d’aboutir à une paralysie de l’action, finit par générer une multitude de stratégies de chasse aux risques éventuels qu’elle produit. En effet, les conséquences éventuelles de l’entrave, voire la panne, de l’action sont, surtout dans des sociétés qui valorisent la performance comme les nôtres, des menaces directes aux positions sociales durement gagnées qu’il s’agit d’éviter[10].

Même si une pensée précautionneuse laisse entendre que le risque zéro, bien entendu empiriquement impossible, est un horizon moral qu’on doit s’efforcer d’atteindre pour sauver des victimes invisibles, les individus concrets passent toujours à l’action en déployant des justifications stratégiques et pragmatiques (Boltansky et Thévenot, 1991). Comme on le sait depuis les origines de la sociologie, les concepts qui ont un « succès social », en l’occurrence ceux de prévision, risque zéro ou précaution,

« ne tirent [pas] uniquement leur autorité de leur valeur objective. Il ne suffit pas qu’ils soient vrais pour être crus. S’ils ne sont pas en harmonie avec les autres croyances, les autres opinions, en un mot avec l’ensemble des représentations collectives, ils seront niés ; les esprits leur seront fermés.

Durkheim, 1985 : 625, nous soulignons

L’ouverture ou la fermeture des esprits, comme le formulait Goffman, dépend des conditions sociétales plus larges qui garantissent le « succès social » de certains concepts, opinions, représentations sociales, etc. Dans les conditions sociétales actuelles de confiance systémique, comment ne pas jouer le « jeu social » en s’appuyant sur des justifications stratégiques s’il semble impossible de changer les règles de jeu « naturalisées » qui ne sont plus à l’heure de la « pensée désintéressée » ? En effet, comment ne pas jouer le « jeu social » proposé par les CER et les FER qui labourent la fine lettre de l’horizon ordinaire de méfiance systémique dans le domaine de la recherche en sciences humaines et sociales ? Comme dans le cadre de toute sociologie de la déviance, lorsqu’une norme s’installe avec succès, la norme de l’éthique de la recherche en l’occurrence, les comportements qui s’en écartent constituent, techniquement parlant, des déviances. Car, ils ne peuvent prétendre désormais devenir des options concurrentes à la normativité ordinaire installée[11], mais seulement des « sous-cultures ». Ainsi, toute « critique héroïque » au sens de contre-paradigmatique sera, comme le montrait Durkheim, « niée » et les « esprits leur seront fermés ». Et, même si elle parvient à se poser comme étant empiriquement « justifiée », elle ne réussirait, tout au plus, qu’à contribuer à « améliorer » la norme établie en la délestant des irritants identifiés par la contestation et qui finiront par assouplir la conformité sans nullement la menacer.

À titre d’exemple, nous avons présenté une communication à l’ACFAS en 2007, qui, ultérieurement, est devenue un article (Otero, 2008) portant sur les péripéties qui conduisaient à l’obtention d’un certificat d’approbation éthique pour démarrer la recherche pour laquelle une subvention a été accordée. Par l’analyse d’un cas empirique réel, on y montrait un certain nombre d’effets pervers portant sur les formulations, sinon fictives, du moins improbables des retombées de la recherche, le bricolage de formulaires de consentement impossibles à utiliser dans la pratique, les recherches amputées de certains de leurs volets empiriques avec des sujets humains à cause de l’impossibilité de suivre les exigences éthiques demandées, les refus corporatifs de terrain sous prétextes humanistes de protection des clientèles, etc.

À cette époque encore, les chercheur.es vivaient, pour ainsi dire, une sorte de blessure narcissique[12] découlant de l’ingérence des FER dans leurs champs de compétence. En même temps, les nouveaux professionnels de l’éthique de la recherche tentaient de définir leur registre d’intervention, de légitimer leur droit de regard et d’institutionnaliser les nouvelles exigences non seulement dans l’éthique de la recherche mais aussi dans la méthodologie et les objectifs scientifiques des chercheur.e.s. Les limites entre les registres scientifiques (objets, méthodologies, retombées, etc.) et éthiques (protection des sujets humains) étaient en train d’être défrichées empiriquement dans un contexte de frictions fréquentes[13].

Bien que ces difficultés (interpénétrations de registres de compétence, exigences éthiques irréalistes, réflexes corporatifs, etc.) existent encore et que l’on continue de les critiquer ponctuellement, elles jouent de plus en plus le rôle de « bavures policières ». Au sens où on les signale, voire on les dénonce, à l’occasion avec véhémence, sans toutefois remettre en question l’existence de la police, ni le besoin auquel elle répond, ni même sa diffusion dans la communauté élargie. On peut ainsi s’attaquer aux « bavures éthiques » en toute sécurité sans ébranler en rien le fond de la procédure, car il s’agit d’erreurs de parcours, de fautes mineures, d’ajustements à apporter[14]. Bref, des déviances d’une norme qui est fermement établie par son institutionnalisation formelle et obligatoire dans les universités, les agences gouvernementales, le système de santé et des services sociaux, etc.

L’étape de la critique « héroïque » de l’éthique de la recherche, voire du rêve abolitionniste des CER que certains ont caressé, est bel et bien révolue. Les CER, et plus largement l’éthique professionnelle de la recherche, sont solidement établis avec leurs agents légitimes, leurs diplômes habilitants, leurs intérêts corporatifs et leur bureaucratisation administrative[15]. En un mot, il s’est mis en place une démarche ouvertement « intéressée » (fonctionnariat éthique) qui surveille une autre démarche également « intéressée » (production scientifique de protocoles) en termes de retombées pratiques, carrières académiques, alliances avec partenaires, recherche de sources de financement, etc.[16] Ce nouveau « face-à-face » s’institue sur un nouveau type de méfiance systémique[17] qui se rapproche davantage, on le verra dans la section suivante, du sens pratique que du sens éthique proclamé par les FER. En effet, le sens pratique s’appuie (ou s’oriente) sur une réflexion explicite quant à la manière de faire aboutir une action (obtenir un certificat d’approbation éthique, par exemple) qui se substitue à la démarche éthique entendue comme réflexion critique sur le sens de l’action propre ou de celles des autres ainsi que leurs conséquences. La généralisation du sens pratique n’est pas à comprendre comme un phénomène moral car elle suppose la consolidation sociétale de la méfiance systémique qui est indissociable de la consolidation du registre de l’éventuel en termes de banalisation et multiplication de risques à l’échelle du social.

Figure 1

Les registres sociétaux de l’autonomie paradoxale

Les registres sociétaux de l’autonomie paradoxale

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3. la banalité du risque : la consolidation sociétale du registre de l’éventuel

Dans sa conceptualisation aujourd’hui classique, Beck (1986) affirme que dans les sociétés industrielles, les risques étaient calculables tandis qu’ils deviennent à la fois incalculables et imprévisibles dans les sociétés contemporaines. Pour cette raison, elles méritent qu’on les appelle désormais des sociétés du risque[18]. Les effets normatifs de cette transformation ont été soulignés entre autres par Ewald (2001), qui montre la manière dont la multiplication des nouveaux risques se traduit par une socialité de plus en plus fondée sur le principe de la précaution, entrainant le déploiement de politiques de prévention multiples, constantes et continues.

On se souvient de la percutante description de Beck : « On peut résumer la force qui oriente la société de classes par la phrase : j’ai faim ! De l’autre côté, on exprime ce qui est mis en mouvement dans la société du risque par la déclaration : j’ai peur ! La banalité de l’anxiété prend la place de la banalité du besoin » (2001 : 90). Mais, il ne faut pas oublier que Beck est sociologue et non psychologue. Lorsqu’il parle du phénomène de la banalisation de l’anxiété, il ne se réfère pas aux états mentaux, moraux ou d’esprit, qu’ils soient pathologiques ou non, mais à leur capacité sociétale de « faire lien » tout en mettant en lumière les changements de nature des liens en question. Si par l’analyse de la division du travail social moderne, Durkheim soulignait le passage de la solidarité mécanique (liens qui découlent des similitudes) à la solidarité organique (liens qui découlent des différences), on pourrait avancer que Beck illustre par ses analyses du risque le passage contemporain de « la solidarité dans la misère à la solidarité dans la peur » (ibid. : 89).

Toutefois, la peur contemporaine à l’échelle des sociétés réflexives ne pousse pas bêtement à l’irrationalité, au fatalisme ou à l’extrémisme, mais surtout à la planification, à la précaution, à la prévoyance, etc., lesquelles, si elles s’épanouissent sans limites, peuvent devenir en effet une forme d’extrémisme technique. Le précautionnisme à grande échelle est une forme sociétale de gestion de l’anxiété contemporaine illustrée par le réflexe de plus en plus institué de vouloir tout prévenir pour mieux gérer un avenir inéluctable mais incertain. Lorsque Tronto (2012) commente l’hypothèse de Beck, elle met l’accent sur le fait que la société du risque « ne transforme pas seulement les calculs assurantiels et autres formules liées à la gestion typique du risque, mais la totalité des institutions sociales et politiques ». En un mot, pour Bruno Latour, « les sociétés sont devenues des manufactures de risques » (2001 : 5).

Lorsque Beck (2001) parle de modernité réflexive, il ne veut point signifier que les individus contemporains mènent une vie plus consciente et maîtrisée que les modernes qui les ont précédés, mais qu’il existe une conscience plus aiguë du fait que la maîtrise du monde est devenue inatteignable. Dans ce contexte de réflexivité anxieuse, « constater l’existence de risques, voilà la forme que prend l’éthique, et avec elle la philosophie, la culture, la politique […]. Constater l’existence de risques, c’est réaliser la symbiose inconnue […] entre sciences naturelles et humaines, entre rationalité de la vie quotidienne et rationalité des experts, entre intérêts et réalité » (Beck, 2001 : 52). Enfin, « Constater l’existence de risques, c’est se fonder [pour agir] sur les possibilités mathématiques et les intérêts sociaux » (ibid. : 53). Pour cette raison, le conflit, la lutte, l’agonisme social s’organisent de manière nouvelle : « chaque groupe tente de défendre ses intérêts en élaborant des définitions du risque » (ibid. : 55). C’est donc dans ce sens qu’il faut comprendre l’affirmation polémique de Beck voulant que l’analyse des risques remplace à terme celle des conflits sociaux. Les nouvelles tendances en psychiatrie et psychologie développementales ainsi que les avancées les plus remarquées des neurosciences cognitives s’intéressent de moins en moins à des thématiques « déficitaires » telles que la criminalité, l’inadaptation sociale, les contre-performances scolaires, etc., mais plutôt à l’amélioration des capacités générales des individus ordinaires pour affronter la contingence ordinaire (Ehrenberg, 2018 ; Rose 2019), illustrant ainsi l’idée de privilégier l’analyse des risques ordinaires, avant qu’ils ne se traduisent en déficits, défaillances ou conflits, en les neutralisant en amont.

En ce qui concerne l’action, le risque renferme une puissante force performative qui n’a rien d’illusoire puisqu’elle formate le présent en prévoyant un avenir chargé de menaces. Dans cette optique, il importe peu que les risques soient réels ou irréels. Il est évident qu’il existe bel et bien des menaces réelles (catastrophes naturelles, techniques, humaines, etc.) mais la « véritable force sociale du risque » réside dans « le danger que l’on projette dans l’avenir ». En un mot, « dans la société du risque, c’est l’avenir qui détermine le présent » (Beck, 2001 : 61). Contrairement aux dangers des sociétés industrielles, le concept du risque présuppose des décisions humaines qui visent moins la conquête prométhéenne de la nature que la colonisation du futur et le contrôle de l’incontrôlable.

En effet, lorsque Beck parle de « l’universalisation de l’insécurité et des dangers de second ordre, et l’omni-conscience publique de ces risques » (2003 : 31), il fait référence à la naturalisation des gestes de précaution, prévention et planification qui « doivent » être exécutés comme faisant partie d’une réalité ordinaire, courante et banale. Comme lorsqu’on boucle de manière machinale la ceinture de sécurité dans la voiture ou que l’on entend sans vraiment écouter les consignes de sécurité d’un avion en cas d’écrasement, avant le décollage. Il s’agit moins de croire à ces risques que de poser effectivement et machinalement les gestes prescrits.

Dans le cas précis de la recherche, « il ne suffira plus que les responsables d’un programme de recherche ou de développement technique protestent de l’utilité sociale et de l’insignifiance du « risque subsistant » de leur projet » (Beck, 2003 : 32) pour changer quoi que ce soit de fondamental aux procédures instituées. L’héroïsme éthique dont on a parlé plus haut est complètement folklorisé (entendu comme la manière irresponsable d’agir autrefois) relativement à la force de l’évidence prescriptive qu’il faut suivre les consignes, les procédures, les modes d’emploi, etc. Encore dans les mots de Beck : « dans la société du risque globalisé, il s’agit de l’obsession de simuler le contrôle de l’incontrôlable à tous les niveaux, dans la politique, dans le droit, dans la science, dans l’économie, dans la vie quotidienne » (2003 : 31). Tel qu’on le verra dans la section suivante, le cynisme contemporain, sociologiquement parlant, est en quelque sorte l’institutionnalisation de cette simulation ordinaire du contrôle de l’incontrôlable.

Beck ajoute une précision importante, dans les sociétés du risque l’« imagination préventive est libérée de l’inhibition culturelle » (2003 : 33). En d’autres mots, le management éthique du risque devient forcément créatif, voire à l’occasion débridé, car l’une de ses tâches fondamentales est celle d’« imaginer des risques inimaginables » en imposant aux autres l’exigence de s’en protéger en les prévenant. Toutefois, imaginer des risques inimaginables dans le registre de la socialité ordinaire peut bel et bien signifier imaginer des risques auxquels personne ne croit. Qui prend au sérieux les consignes de sécurité infantilisantes et les clauses en petits caractères des contrats des biens de consommation et services en tout genre ? Qui prend au sérieux les avertissements des produits de ménage, les mises en garde détaillées des aliments, les longs formulaires de consentement de médias sociaux, des logiciels, voire des dentistes ? Et que dire du continuum des risques doublement incertains : du « peut contenir des arachides » (une friandise que l’on consomme en marchant dans la rue) au « peut ressentir un malaise » (le sujet humain de la recherche qui passe une entrevue devant un.e chercheur.e). Objets, aliments, services, sujets humains sont assujettis indistinctement au même management éthique imaginatif, désinhibé et banalisé de la vulnérabilité institutionnalisée de la vie ordinaire inscrite solidement dans le registre de l’éventuel.

L’acceptation rhétorique des risques rhétoriques dans l’éthique de la recherche est un cas de figure du fonctionnement du sens pratique qui permet la fluidité de l’action au-delà de toute véritable réflexion critique et encore moins éthique[19]. Dans cet imaginaire pragmatique du maximalisme moral contemporain, mais dépouillé des impératifs grandiloquents qui font appel à Aristote ou à Kant, on se protège virtuellement tous et toutes : institutions, chercheur.es, sujets humains. Mais surtout, il est nécessaire de mettre en avant ces derniers, car ils incarnent la vulnérabilité immanente à leur inscription dans le registre de l’éventuel. En effet, ils sont imaginés comme étant pris dans un monde hostile parsemé des menaces constantes, continues et perpétuelles (mais souvent formelles et rhétoriques) qui pourraient compromettre ce qu’ils ont de plus précieux : leur autonomie. De ce fait, on la leur enlève « préventivement » pour les protéger.

4. le cynisme réflexif : un arrangement éclairé avec les contraintes

Les éthiques « fortes » qui prévalent aujourd’hui dans le domaine de l’éthique de la recherche s’inspirent des philosophies morales classiques (Aristote, Kant, etc.) que leurs critiques nomment maximalistes. Le cynisme contemporain peut être associé à l’une des réponses sociétales efficaces au maximalisme moral de l’éthique de la recherche au sens où il s’agit d’une attitude liée au sens pratique : on n’y croit pas, mais on joue le jeu pour rendre l’action fluide. Les clauses en petits caractères des contrats qui n’en finissent plus, les avertissements standardisés que personne ne lit, la protection imaginaire d’un risque imaginaire, au-delà de la fonction primaire de protéger formellement l’une des parties (le plus souvent le fournisseur de services, le fabricant, l’institution, etc.), illustrent dans la vie quotidienne une attitude que le philosophe Peter Sloterdijk[20] (2000) a appelée la « raison cynique ». Davantage qu’une posture morale, il s’agit d’un habitus à la Bourdieu que l’on active en tout temps pour surmonter les « obstacles éthiques » de la vie courante. Il s’agit ainsi de réduire non seulement les « risques réels » liés à la fragilité statutaire généralisée (positions sociales relatives friables) dans laquelle évoluent les individus, mais aussi les « risques irréels » qui peuvent paralyser l’action sociale.

Le cynisme contemporain, tel que théorisé par Sloterdijk, se présente comme l’alternative pratique à l’exigence morale de « dire la vérité », mais sans la nier, ni se justifier, ni entrer en débat avec elle. Il s’agit plutôt d’établir avec celle-ci un « rapport tactique » à la fois de suspicion et de désinhibition, de pragmatisme et d’instrumentalisme. Dans cette optique, la série classique des formes de la fausse conscience (mensonge, erreur et idéologie) doit être complétée par une nouvelle catégorie : le phénomène cynique.

À la différence du cynisme antique, que Sloterdijk renomme par l’appellation grecque kunisme pour éviter les confusions, le cynisme contemporain représente son contraire. En effet, la figure la plus marquante du cynisme classique (kunisme) est incarnée par Diogène de Sinope (413-327 av. J.-C.) dont les provocations aux puissants ainsi que sa manière de vivre sur le fil du rasoir sont devenues célèbres. La notion de parrhêsia[21], mot grec formé par le pronom pan (tout) et le verbe rein (dire), et qu’on peut traduire par « tout dire », « dire vrai » ou « franc-parler », est au centre de la posture morale du cynisme antique. Il y a deux conditions sine qua non au régime de « dire vrai » de la parrhêsia cynique : 1) il faut qu’il (le sujet parlant) se lie à la vérité qu’il dit, il faut que ce qu’il dit soit son opinion ; 2) il faut qu’en disant la vérité s’ouvre un espace de risque avec l’autre individuel ou collectif à qui l’acte de vérédiction est destiné. Pour qu’il y ait parrhêsia, il faut donc mobiliser une forme de courage pour affronter le risque réel d’ébranler la relation à l’autre (groupe ou institution) ou de fragiliser sa position sociale.

Le cynisme actuel opère un virage à 180 degrés par rapport à certaines des caractéristiques du cynisme ancien (kunisme) qui carrément disparaissent, à savoir : le mordant individuel, la mise en spectacle, la provocation sociale, la confrontation des autorités, le défi du pouvoir, le fait de dire la vérité en tout temps sans tenir compte des conséquences. À tel point que la première définition avancée par Sloterdijk du cynisme contemporain est la « fausse conscience éclairée » qui déploie la stratégie du « faux sérieux ». Lorsqu’on dit « éclairé », cela veut dire que l’individu « doit veiller sur lui » pour éviter de devenir « un bouc émissaire » dans une logique ordinaire de « volonté de conservation de soi […] tout en laissant clairement voir qu’il joue le jeu, il n’y croit pas et n’est pas disposé à livrer un combat perdu d’avance » (Sloterdijk 2000 : 30) et à en souffrir les conséquences sociales (déclassement social, perte d’influence, délogement de certaines instances, dégradation statutaire, atteinte à sa réputation, etc.). C’est une manière éclairée et décomplexée de ruser avec la ruse qui se cache sous l’apparence d’une « prudence endurcie et stratégique », dont la maxime catégorique très peu héroïque est « on doit trouver la manière acceptable de fonctionner » dans un monde où les faux pas en matière de rectitude éthique nous guettent en tout temps.

L’analyse du cynisme contemporain conduit Sloterdijk à entreprendre une « critique de la raison subjective » qui l’amène à faire la distinction essentielle entre « être aliéné (agir sans malice) et faire son travail » et « être éclairé (agir de manière tactique) et faire son travail ». Puisqu’autant la fausse conscience éclairée que celle non éclairée font au bout du compte « leur travail », ce qui change au fond est le fondement qu’on se donne de l’action. On passe de l’acteur aliéné qui est piégé malgré lui par des idéologies et injonctions (obéissance, performance, responsabilité, humanisme, etc.) à l’acteur éclairé orienté par une morale pratique de l’action. Par ailleurs, du fait de sa diffusion massive à l’échelle du social, voire de son institutionnalisation, le cynisme contemporain est de mieux en mieux assumé, enseigné et appris et, par conséquent, perd son « vernis éthique négatif ». Il devient moins un sacrifice résigné de convictions intimes qu’une sorte d’adaptation ordinaire aux contraintes entendues comme les conditions environnementales ou systémiques de l’action à la manière de Parsons (1937), pour qui l’action a les propriétés d’un système « qui doit trouver la manière acceptable de fonctionner » suivant des exigences fonctionnelles plutôt que morales. Dans l’arrangement néo-cynique avec les contraintes explicites et formalisées, il n’y a pas de nudité souveraine, ni de voile, ni de biais cognitif. Tout au plus, on assiste encore à des commentaires sarcastiques dévoilés prudemment au passage sans altérer le moindrement l’habitus de survie administrative comme autant d’adaptations secondaires contemporaines.

L’arrangement éclairé avec les contraintes est donc le trait sociologique essentiel du cynisme réflexif contemporain. Dans la foulée des actions quotidiennes (y compris les échanges de plus en plus rodés entre chercheur.es et FER), l’éthique de fond s’avère une sorte de folklore exposé au musée des dilemmes moraux, qui sont étouffés par la bruyante éthique gestionnaire des formes qui est devenue le véritable patrimoine. C’est-à-dire ce qui est vivant, enseigné, partagé et transmis. Bref, opérationnel. L’éthique de la recherche se présente à plusieurs égards comme un mode d’adaptation individuel tel que Merton l’entend : un ritualisme, mais éclairé. En effet, l’individu témoigne par son action d’une conformité éclairée avec les moyens (ce qui ne veut pas dire qu’il y croit) combinée à une indifférence également éclairée à l’égard des objectifs éthiques recherchés. On est bien entendu très loin des discussions de fond entre l’éthique des moyens (en valeur) et des fins (en finalité) de Weber ou de Sartre qui appartiennent à une autre configuration normative, celle de la confiance systémique. Il s’agit plutôt de la recherche des modes d’« arrangement »[22] avec les contraintes environnementales qui sont aussi éloignés de l’« adaptation » (aliénation, assimilation, assujettissement, etc.) que de la « contestation » (critique, opposition, débat, controverse, etc.). La discussion technique éclairée, pragmatique et discrète se substitue largement à la discussion critique, éthique et publique.

Est-ce que les clauses en petits caractères des contrats ou les mises en garde des biens et des services visent à nous protéger ou à protéger le fabricant ? Est-ce que la liste des avertissements de formulaires de consentement vise à protéger les sujets humains ou l’institution ? Discussion dépassée : on s’y plie stratégiquement, on n’y croit pas et on agit. Le « succès social » de l’éthique de la recherche, telle qu’elle se présente aujourd’hui dans l’académie avec ses CER et FER, est impensable sans les transformations sociétales plus larges autour de l’institutionnalisation de l’éventualité risque dans la vie ordinaire et de son revers sociologique : le cynisme réflexif contemporain.

5. maximalisme moral et minimalisme éthique : deux modalités de concevoir l’autonomie et de gérer les risques

L’éthique minimaliste telle que défendue par des philosophes comme Ruwen Ogien n’est pas une déclinaison morale du libéralisme économique, mais plutôt la mise en évidence d’une fine sensibilité sociologique qui s’efforce de distinguer la moralité (celle qui est impliquée dans l’action réelle quotidienne) de la morale (maximes rhétoriques, injonctions normatives, codes formels de conduite, etc.). Dans son conte moral La Bégueule (1772), Voltaire fait dire à un sage italien que « le mieux est l’ennemi du bien », pour préciser plus tard que « rien n’est plus périlleux que de quitter le bien pour vouloir être mieux » et, enfin, plus dramatiquement, que « le mieux est le mortel ennemi du bien ». Ce que le philosophe tente de nous livrer dans son conte recoupe les arguments des éthiciens minimalistes contemporains au sens où la recherche effrénée de la perfection morale finit par constituer un piège où les meilleures intentions peuvent s’enliser dans des débats interminables autour d’enjeux éthiques dérisoires[23].

Les maximalismes qui poursuivent le « mieux » et les minimalismes qui poursuivent le « bien » sont des indicateurs du type de confiance systémique qui est à l’oeuvre au sens de Luhmann. Les premiers sont surplombants, envahissants, pastoraux et paternalistes, mais ils doivent toutefois opérationnaliser les maximes générales par des procédures locales qui minorisent souvent l’autre (client, consommateur, usager, sujet humain de la recherche, etc.). Les deuxièmes se donnent comme programme éthique frugal d’éviter de nuire délibérément à autrui, de tenter de respecter l’autonomie de l’autre, en lui reconnaissant la liberté d’assumer des risques au prix d’encourir à l’occasion de véritables dangers.

Nous illustrerons les différences entre ces deux postures afin de mieux comprendre les caractéristiques sociologiques de leur opposition selon quatre critères assez connus : les types de pratique éthique à l’oeuvre (normatif, descriptif, appliqué), les questions morales « typiques » qu’ils mettent en avant ; l’opposition entre les principes de précaution et de non-nuisance et, enfin, la classique (et inépuisable) distinction entre éthique et morale.

Selon le type de pratique favorisé par les différentes écoles éthiques, il est courant de distinguer les éthiques normatives, descriptives et appliquées. En simplifiant le plus possible, l’éthique normative a une vocation explicitement prescriptive : nous dire ce qui est bon, juste, beau, etc. tandis que l’éthique descriptive se consacre à identifier les caractéristiques spécifiques du jugement moral par rapport à d’autres types de jugement (esthétique, factuel, technique, méthodologique, scientifique, etc.). L’éthique appliquée, quant à elle, vise à évaluer les avantages et désavantages qui nous aident à trancher les dilemmes concrets : aide médicale à mourir, peine de mort, xénogreffes, recherches avec des sujets humains, etc.

Les FER ne seraient probablement pas d’accord, mais on peut dire que les CER pratiquent essentiellement une éthique appliquée qui est fortement normative, car elle a force de loi dans des cas spécifiques. En effet, elle habilite ou bloque la réalisation d’un projet, suspend, limite ou autorise la participation des sujets humains à une recherche, etc. L’éthique descriptive joue un rôle moins important bien que le mélange de registres éthiques et scientifiques continue d’être l’un des principaux irritants entre les chercheur·es et les FER lorsqu’on demande des modifications méthodologiques, une reformulation des questionnaires, une redéfinition des retombées, etc.). Dans l’esprit d’une éthique minimaliste, l’éthique descriptive est la démarche première du point de vue chronologique et elle est essentielle du point de vue du contenu pour éviter de légiférer (ou pour faire la morale) sur le comportement des autres dans des registres qui devraient lui être étrangers : esthétique, théorique, méthodologique, etc.[24].

De manière schématique, on distingue trois types de théories morales selon la question morale « typique » qu’elles posent : la déontologie, le conséquentialisme et l’éthique des vertus. La déontologie se demande essentiellement, « Que dois-je faire ? » en fonction d’un certain nombre de règles générales qu’il faut respecter (exercer un métier selon un code, suivre les règles de l’art, etc.), même si elles nuisent à « nos intérêts particuliers » et à « l’état du monde en général ». Le conséquentialisme met au centre de ses préoccupations la question suivante : « Quel est le meilleur état du monde possible ? » Il s’agit alors de viser la promotion du plus grand bien possible pour le plus grand nombre, au détriment tantôt du « respect de certaines règles particulières » (les règles d’une profession, d’un comité, etc.), tantôt de son « intégrité morale » (ne pas mentir, ne pas manipuler, etc.). Enfin, pour l’éthique des vertus, la question morale principale à se poser est : « Comment être vertueux ? » Peu importent alors les conséquences sur le monde (ou sur le plus grand nombre) ou le respect des règles particulières, car le but ici est d’être vertueux en toute circonstance, sans égard aux conséquences éventuelles pour soi-même ou pour les autres.

Quel type de théorie morale correspond le mieux aux pratiques au sein des CER ? Et quelle conduite morale est attendue de la part des chercheur.es qui présentent des projets de recherche ? Essentiellement, il s’agit ici d’une déontologie au sens où les uns (les chercheur.es) doivent suivre un certain nombre de règles[25] et les autres (les FER) les faire respecter. Lorsqu’il est question à l’occasion de l’état du monde, elle peut suggérer certaines retombées de la recherche tantôt globales, tantôt bénéficiant à un groupe particulier. Mais toujours se subordonnant à la déontologie. Quant à l’éthique des vertus, dans un contexte de cynisme réflexif tel qu’on l’a décrit, elle est plus un obstacle qu’un atout aussi bien pour les chercheur.es que pour les FER. Car, d’un côté comme de l’autre, il s’agit de s’arranger de manière éclairée avec les contraintes, c’est-à-dire de suivre et de faire respecter des règles de manière stratégique.

L’opposition entre le principe minimaliste de « non-nuisance » et la promotion maximaliste des « devoirs positifs » est également éclairante. Hannah Arendt définit la première posture[26] avec la clarté et la puissance qu’on lui connaît : « Toute irruption du raisonnement moralisateur qui dépasse le concept d’injustice perpétrée contre autrui constitue toujours une agression contre la liberté » (2005 : 170). Elle l’illustra aussi par un exemple concret : « Tant que le morphinomane ne devient pas un criminel, cela ne regarde personne » (ibid.). La deuxième posture se décline dans trois courants principaux : le moralisme, le paternalisme et le perfectionnisme[27]. Les maximalismes sont de l’avis que les États et leurs agences gouvernementales (dont les organismes subventionnaires, les universités, les CER, etc.) doivent promouvoir la « morale positive » qui caractérise les sociétés dans lesquelles s’inscrivent les phénomènes à analyser, en termes de « nos valeurs », « nos standards éthiques », « nos croyances », « nos moeurs », etc.[28]. Au nom de cette « morale positive », ou des sentiments de réprobation de la majorité de référence qui la dessinent en creux, on doit signaler certains comportements[29] qui sont censés nuire tant aux autres qu’aux personnes qui les pratiquent (écarts de conduite, consommation de drogues, sexualité déviante, mauvaises habitudes alimentaires, etc.).

Les FER des CER peuvent exiger des chercheur.es d’activer certains « devoirs positifs » en les incitant par exemple à poursuivre telle ou telle retombée qui est « bonne » pour la société, à impliquer certains sujets humains « concernés » par les recherches de telle ou telle façon à tel ou tel degré, à ne pas poser telle ou telle question dans un questionnaire qui pourrait « affecter » les sujets humains (souffrance psychique, intrusion dans l’intimité, etc.) selon les « valeurs » qui ont cours. La légitimité de ces demandes dérive du fait que l’on est convaincu que la « majorité morale » pense qu’il faut agir ainsi à l’égard de soi et des autres. Mais cette morale consensuelle (idée de bien général) qui pousse à des « actions positives » (ou proactives) de protection envers des sujets humains de la recherche existe-t-elle vraiment ou s’agit-il d’une escalade précautionneuse creuse propre aux sociétés des risques infinis ? Par quels mécanismes cette morale consensuelle s’établit-elle en délimitant en même temps les contours des « fautes éthiques » qui légitiment la réprobation morale, voire l’intervention[30] ?

Le paternalisme moral vise également à protéger les gens d’eux-mêmes et des autres comme le moralisme le fait, mais il fait appel à des principes généraux contre lesquels il est difficile de s’opposer : la dignité humaine, la nature humaine, le droit à la vie, la santé mentale, l’authenticité, le bien-être, l’autonomie, etc. De toute évidence, les déclinaisons contraires à ces termes s’incriminent elles-mêmes : contre nature, indignité, inhumanité, mal-être, aliénation, souffrance, dépendance, etc.[31]. Prenons le cas de figure de la « dignité humaine » pour illustrer le type d’argumentations qui est mobilisé. Les tenants des positions contraires à la légalisation de l’euthanasie[32] feront appel à la notion de « dignité humaine » pour statuer que la vie humaine est sacrée, que toutes les vies se valent et doivent être protégées en toute circonstance. Dans cet usage paternaliste de la notion de dignité humaine, ce n’est donc pas à nous de juger de la valeur de la vie, car la société l’a déjà fait à notre place. Dans le cas contraire, les tenants de la légalisation de l’euthanasie contestent l’affirmation que « toutes les vies se valent », en argumentant que la valeur de la vie est variable selon les contextes. De ce fait, c’est seulement celui ou celle qui incarne la vie qui est en question qui peut statuer de sa valeur et vouloir y mettre éventuellement un terme en toute connaissance de cause. Il s’agit ici d’un usage non paternaliste de la notion de dignité humaine. Les sujets humains de la recherche (dûment éclairés) peuvent-ils décider de manière autonome de leur participation à une recherche ou doivent-ils se soumettre à leur insu aux cadrages « positifs » des FER qui appliqueront les principes généraux de « dignité » (ou de protection) à leur place ? Car, semble-t-il, de la même manière qu’on doit mourir (et non seulement vivre) dans la dignité, il faut pouvoir participer à une recherche dans la dignité.

Quant au perfectionnisme moral, il est question de mettre en avant l’idée de « vertu » et, de manière moins sentencieuse, de vie riche, achevée ou accomplie[33]. La question cruciale est ici de justifier la légitimité de celui ou celle qui statue sur ce qui est une vie réussie, accomplie ou riche dans les contextes sociétaux contemporains qui sont de plus en plus marqués non seulement par la multiplicité des repères moraux, esthétiques et culturels mais aussi par leur métissage et hybridation. Autrement dit, quelles logiques d’homogénéisation morale, esthétique et culturelle doivent être mobilisées pour qualifier certaines démarches comme étant de « bonnes pratiques » ? Quelle place reste-t-il pour le pluralisme éthique dans des sociétés de plus en plus plurielles et de moins en moins assujetties à des universaux de type kantien ?

À la lumière des argumentations précédentes sur les oppositions entre maximalismes et minimalismes, on peut revenir sur la controverse inépuisable autour des significations à attribuer aux termes éthique et morale. Si on accepte de monter en généralité et de se limiter à leur étymologie plutôt commune (grec ethos, latin moralis), elle réfère au bout du compte à une même signification : ce qui a trait aux moeurs. Dans une perspective sociologique, on peut se poser deux questions au regard du type de relation concernée : 1) S’agit-il de tenir compte des « moeurs de soi-même » dans une optique de « non-nuisance » à l’égard des autres ? ou 2) S’agit-il de tenir compte des « moeurs des autres » dans un but d’observance des « devoirs moraux » en général ? Si on accepte la centralité de la dimension relationnelle que nous proposons dans la distinction entre moral et éthique, on peut affirmer que le terme éthique exprime « avant tout » un « rapport à soi » dans le but explicite de « ne pas nuire aux autres » tandis que le terme moral concerne « avant tout » un « rapport aux autres » dans le but explicite de les « protéger » par rapport à une référence collective surplombante (devoirs moraux, positifs ou sociaux, conscience collective, normativité moyenne, etc.)[34]. Dans l’esprit de cette distinction relationnelle, les maximalismes moraux (rapport aux autres pour les protéger) et les éthiques minimalistes (rapport à soi pour ne pas leur nuire) renvoient à deux définitions distinctes, voire diamétralement opposées, de la notion d’autonomie.

6. les paradoxes de l’autonomie dans les sociétés contemporaines : vertu individuelle ou risque sociétal ?

Le problème sociologique central de la critique de tout moralisme n’est pas tant la question de la légitimité de l’« autorité morale » qu’il prétend incarner, mais les effets performatifs de son opérationnalisation concrète en tant que « police morale » qui articule les pratiques sociales d’intervention les plus diverses. Les effets du rapport d’« autorité morale » que les médecins, les travailleurs sociaux, les psychologues, les éthiciens, etc. entretiennent envers ce qu’on appelle « leurs clientèles » sont un cas de figure classique d’opérationnalisation du maximalisme moral. En effet, il s’agit d’un rapport de « condescendance systémique » qui permet aux premiers de s’autoriser d’eux-mêmes à décider de ce qui est bénéfique ou nuisible pour les seconds. Ce rapport qui dégage une énorme marge de manoeuvre pour intervenir « moralement » dans la vie des autres devient d’autant plus paternaliste lorsque les « sujets humains » sont perçus comme « vulnérables ».

Ogien (2004) et Van den Hoonaard (2001) se demandent si on n’est pas en train d’assister à un nouveau chapitre des « paniques morales » telles qu’on les a connues maintes fois dans l’histoire avec des accents dramatiques différents (des sorcières à la crise informatique appréhendée au tournant du xxe siècle, en passant par l’épidémie de la grippe H1N1 en 2009). Loin d’une perspective sociologique, Ogien analyse en philosophe les réactions morales disproportionnées comme le résultat d’un « ensemble de raisonnements douteux » ou « généralisations abusives ». Les trois principaux raisonnements abusifs souvent évoqués dans la littérature sont : « l’escalade »[35], la « colère de la nature »[36] et l’« amalgame des registres ». Arrêtons-nous sur le cas particulier de l’amalgame qui s’opère entre les registres de la vulnérabilité et de l’autonomie qui mène à la minorisation de l’autre (femmes, étrangers et étrangères, personnes âgées, handicapé.es, enfants, personnes ayant des problèmes de santé mentale, sujets humains de recherche, etc.). Le fait de se trouver en situation de vulnérabilité ne signifie pas automatiquement qu’on perd son autonomie, ses droits citoyens, sa capacité à consentir aux soins, son jugement à participer à une recherche ou à décider sur plusieurs aspects de sa vie privée (consommation, sexualité, fréquentations, etc.)[37]. Cet amalgame est solidaire d’un autre : la confusion très répandue entre le providentialisme moral (intervenir sur le droit des individus à agir dans telle ou telle circonstance, à se définir comme ils l’entendent ou à prendre des risques en en assumant les responsabilités) et les supports sociaux non paternalistes qui consistent à agir sur les « risques objectifs » découlant des positions sociales inégalitaires[38]. Le premier minorise l’autonomie des individus « vulnérables » dans le but de les protéger par le haut, les deuxièmes (à travers des politiques publiques le plus souvent) renfoncent leur autonomie en agissant comme autant de socles structurels à partir desquels l’action des individus « vulnérables » est davantage supportée et soutenue sans être pour autant « encadrée ».

En effet, s’attribuer le devoir et la légitimité, en un mot l’autorité, d’intervenir sur un risque éventuel pouvant affecter l’autre « minorisé » (parce que vulnérable) est un cas particulier de « gouvernement libéral »[39] de l’autonomie des autres en la définissant en amont comme déficitaire ou inadéquate à leur place. Il s’agit de la vieille idée de « police morale » dont on trouve déjà très tôt la critique chez des auteurs libéraux (Stuart Mill, 1859), mais dont les analyses les plus contemporaines suivent les travaux, entre beaucoup d’autres, de Donzelot (1977), Foucault (2001), Castel (2009), Fassin (2010), etc. Cette idée de « police » (des moeurs, des familles, de la santé, de la sexualité, des assurances, du travail, de la consommation, de la recherche, etc.) n’a rien à voir avec une quelconque contrainte ouverte et, encore moins, avec une quelconque forme de répression malveillante. Il s’agit de « vouloir le bien » des individus en le définissant à leur place de manière essentiellement technique (science) plutôt qu’ouvertement morale (codes de conduite).

Au xixe siècle, la « police morale » ainsi comprise prendra de multiples visages : la philanthropie, la moralisation par l’épargne, l’éducation sexuelle, l’hygiénisation des moeurs, la santé publique, etc. Toutes ces pratiques disparates convergent à ce que Donzelot et Deleuze ont appelé l’invention moderne du « secteur social » dont les contenus varieront selon les époques et les lieux. Si, au xixe siècle, l’épicentre du « secteur social » était la famille en tant que lieu stratégique des alliances d’intervention entre sciences appliquées (médecine, travail social, psychiatrie, etc.) et comportements à réguler (sexualité, hygiène, alcoolisme, urbanité, civilité, etc.), aujourd’hui, il s’agit de viser l’individu et son autonomie, car celle-ci est le siège empirique de l’individualité contemporaine (Otero, 2012) dans les sociétés singularistes (Martuccelli, 2010). Si, autrefois, on s’immisçait de manière capillaire dans les dynamiques familiales les plus intimes (sexualité, éducation des enfants, hygiène personnelle, alimentation, etc.) pour « perfuser » la morale de la socialité ordinaire de leur temps, aujourd’hui il s’agit de participer à la constitution de l’individualité contemporaine en termes de pédagogie de l’autonomie et de responsabilisation individuelle.

Dans le cas de l’« invention du social » (niveau spécifique de la réalité) par la « police des familles », selon le terme popularisé par Donzelot, on déployait des alliances tantôt directes (intervention en face à face) tantôt « médiatisées » (campagnes, consignes, prévention, etc.) entre, par exemple, les médecins hygiénistes et les mères de famille, entre les enseignant.es et les élèves, etc., en contournant l’autorité patriarcale considérée comme anachronique parce qu’elle incarnait des registres normatifs dépassés. Dans le cas de la constitution du social par la « police de l’individualité » (autonomie, responsabilisation, intériorité, authenticité, prise d’initiatives, etc.), on déploie des alliances tantôt directes tantôt « médiatisées » entre les psychologues et les clients, entre les éthiciens et les sujets humains, etc., en transformant l’« autonomie comme aspiration » en « autonomie comme condition ».

En effet, c’est Alain Ehrenberg (2010) qui a longuement analysé le passage, dans les sociétés libérales contemporaines, de l’« autonomie comme aspiration », c’est-à-dire une démarche qui dégageait des marges de manoeuvre inédites (agir autrement), à l’« autonomie comme condition », c’est-à-dire celle qui est inscrite comme exigence ordinaire dans la socialisation. L’autonomie comme aspiration traduisait la possibilité sociale d’être normatif à partir de la norme, par sa remise en question, sa reformulation dans des nouveaux contextes, voire sa contestation ouverte ou refus catégorique, même en courant des risques pour soi-même. L’autonomie comme condition est un ensemble des règles à suivre (contenu normatif), le plus souvent formalisées par des instances qui surplombent les actions des sujets (institutions, politiques, lois, règlements, etc.) ou encore précèdent leur réflexivité (socialisation primaire).

Une véritable autonomie (en tant qu’aspiration) signifie reconnaître à l’individu (vulnérable ou non) la capacité de choisir les risques qui le concernent plutôt que se les faire épargner ou imposer par une instance sur laquelle il n’a aucun contrôle, comme un syndic d’un ordre professionnel agirait ex post ou un CER en amont. La tendance à démultiplier les contrôles non demandés, surtout sur des catégories de personnes « vulnérables », est, on l’a vu, une stratégie providentialiste de régulation de conduites que Robert Castel (1981, 1995, 2009) a souvent critiquée. En ce sens que les politiques providentialistes[40] (ou bienveillantes) prolongent à certains égards les abus moraux des anciennes pratiques philanthropiques (ou charitables) tel le déni de l’autonomie de l’individu (en tant qu’aspiration) face au technocrate social (travailleur social, intervenant, éthicien, etc.), qui semble connaître « ses clientèles » ou « ses sujets humains » mieux que les individus concernés eux-mêmes. Et si les safe spaces virtuels imaginés par les FER pour protéger « leurs sujets humains de la recherche » ne faisaient qu’augmenter leur vulnérabilité en sapant leur autonomie comme aspiration ?

Au coeur des trois phénomènes sociologiquement solidaires précédemment évoqués (risque, cynisme, maximalisme) se trouve le paradoxe de la place que l’autonomie des acteurs occupe dans les sociétés contemporaines : jamais on ne l’a autant valorisée, encouragée, voire prescrite comme vertu cardinale de l’individualité ordinaire, mais jamais on ne l’a autant minorisée en l’entourant de garde-fous bienveillants de toutes sortes. Comme si on ne croyait pas vraiment en celle-ci, voire comme si elle était le véritable risque politique innommable mis à distance « éthiquement » par l’agitation bienveillante autour des risques dérisoires.

conclusion

Dans les conditions normatives des sociétés contemporaines marquées par la banalité du risque, le cynisme réflexif et le maximalisme moral, les rapports entre consentement et autonomie sont condamnés au paradoxe. La signature d’un formulaire de consentement par un sujet humain non seulement ne garantit pas le respect de son autonomie, mais elle véhicule un paternalisme moral[41] qui le minorise en déléguant en sous-traitance son autonomie aux FER. L’ensemble de cette démarche[42] de laquelle le sujet humain est exclu illustre bien la formalisation technique de l’autonomie comme condition. Les paramètres du respect de l’autonomie du sujet humain sont définis ailleurs tantôt par les FER (en amont), tantôt par les intervenants du secteur du social (en temps réel), qui semblent affirmer ensemble : « Vous êtes par définition vulnérable, donc j’assume la gestion de votre autonomie. » En effet, un sujet humain de la recherche peut bien être un citoyen au sens de la loi, mais il ne semble pas assez « versé en éthique » pour départager de lui-même les risques acceptables pour sa propre vie de ceux qui ne le sont pas.

Cette tendance est manifeste lorsqu’on étudie sociologiquement la montée de la souffrance sociale tous azimuts (Otero et Namian, 2011) qu’il faut anticiper, surveiller et protéger à tout prix puisque le psychisme des sujets est devenu constitutivement vulnérable et les risques auxquels ils s’exposent sont par définition infinis et imprévisibles. Tout sujet humain peut en effet « éprouver un malaise ou un inconfort », non pas parce qu’il participe à une recherche, mais du seul fait d’être en vie et de vivre en société et, on le sait, on ne peut pas vivre autrement. À quel moment de la démarche éthique demande-t-on aux sujets humains s’ils sont d’accord avec les précautions prises à leur égard ? On ne le fait évidemment pas, car l’autonomie comme condition exige que les sujets humains de la recherche (ou les sujets humains du « secteur social ») soient assujettis à des règles « bonnes et dignes » qui établissent préalablement leurs rôles, leurs droits, leurs demandes et leurs seuils de tolérance à la souffrance. En un mot, leurs risques acceptables. Si le maximalisme moral est associé au cynisme réflexif contemporain, le minimalisme éthique exige au moins un kunisme modéré au sens du cynisme ancien. Car seulement une éthique minimale prend au sérieux autant l’autonomie des sujets humains que celle des chercheur.es, sans les minoriser préventivement. Autrement dit, en leur reconnaissant la capacité d’assumer les risques, même les vrais risques auxquels on croit et qui comportent certes un danger.

Un véritable individu-acteur évolue dans le cadre d’une autonomie comme aspiration qui lui permet d’avoir la possibilité de devenir le sujet moral de son action, en revanche, un sujet humain de la recherche (ou du secteur du social) se voit définir son autonomie par un comité d’experts « versés en éthique », c’est-à-dire des experts en autonomie comme condition. Le sujet humain contemporain ne se voit pas seulement interdire de rêver en grand d’être un héros à la manière d’Ulysse, mais il lui est même impossible de se penser un banal héros d’anecdotes triviales en prenant des risques minimes. Qui sait quel éclat d’arachide perdu pourrait l’atteindre et l’amener aux urgences ou quelle question trop intrusive l’amènera à un effondrement psychique soudain ?

Tout comme la souffrance sociale contemporaine est devenue un code universel qui légitime le déclenchement d’une intervention sur les sujets, le risque est devenu une sensibilité collective qui mobilise à l’échelle du social des escadrons de la vertu à la poursuite des armées des victimes virtuelles qui patientent sans le savoir dans la « salle d’attente de l’inattendu » (Virilio, 2009 : 61). Comme le dit Hannah Arendt, le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille au sens où Virilio, le penseur contemporain de la catastrophe, dirait « un avion de mille places, c’est mille morts […]. Inventer le navire, c’est inventer le naufrage […] et le train, la catastrophe ferroviaire » (Virilio, 2002). Et si, en paraphrasant Virilio, le maximalisme moral n’était qu’un millénarisme administratif, une sorte de « propagande performative d’un désastre grandissant » (Virilio, 2002 : 77) qui n’arrive jamais ? Dans le registre de l’éventuel, celui de la salle d’attente de l’inattendu, tout semble pouvoir arriver à tout moment. C’est pourquoi l’anxiété, au sens sociologique du terme, est le rapport ordinaire à l’existence dans le monde des risques ordinaires.

Il faudrait comprendre nos arguments sur l’intime solidarité sociologique entre risque, cynisme et maximalisme, dans ce que Didier Fassin (2010) appellerait notre « histoire morale du temps présent », où l’horizon de la catastrophe est décomposé dans un continuum de risques infinis quotidiens qui donnent une vigueur nouvelle à l’action, en balisant les règles de l’autonomie comme condition. Sociologiquement parlant, la société de la banalité du risque total est la société de la banalité de la catastrophe totale, mais si tout est risque, rien ne l’est vraiment. Le cynisme réflexif, largement institutionnalisé, est là pour nous le montrer à tout moment et nous rassurer pragmatiquement.