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i. avant-propos. le réveil de la grande peur[1]

Entre juillet et août 1789, des révoltes paysannes sans précédent sont suscitées par la rumeur d’un « complot des aristocrates », qui tenteraient de fuir hors de France avec tout l’or du royaume afin d’engager des mercenaires sanguinaires et les envoyer raser les villages, démolir les récoltes « du tiers état » et rétablir la monarchie absolue (Lefebvre, [1988] 1932). En déclenchant les émeutes dites de la « Grande Peur » dans tout le pays, cette gigantesque « fausse nouvelle » incite les paysans à rejoindre le mouvement révolutionnaire plus citadin initié par la réunion des États généraux. Le pouvoir phénoménal de cette rumeur, qui va susciter le pillage et la destruction des châteaux, des abbayes ou des prieurés par des paysans apeurés munis de pelles et de fourches, nous invite à réfléchir à plusieurs éléments, trop souvent délaissés dans les réflexions sur les complots. D’une part, les rumeurs de complot ne peuvent guère être expliquées par des traits de personnalité ou des déterminants cognitifs internes, en l’occurrence la violence archaïque des paysans. En effet, elles manifestent d’abord et avant tout un rapport social, celui de la soumission politique et de l’exploitation économique des « petits » par les « grands » dont ils attendent respect, protection et subsistance. D’autre part, les rumeurs de complots se diffusent d’autant mieux dans des sociétés fracturées ; à la fois symptômes et sources de la division sociale, elles tendent alors à exprimer les émotions de peur ou de défiance que le Nous des petits, des travailleurs et des exploités nourrissent à l’égard de Eux, les riches et les nantis, qui multiplieraient les stratégies occultes, les mensonges et les manipulations pour Nous faire taire.

Entre mars 2020 et mars 2021, c’est aussi la « grande peur » de la trahison des puissants qui semble balayer les réseaux sociaux. En pleine pandémie, les rumeurs de complot et les fausses nouvelles, rebaptisées « théories du complot » et « fake news », semblent envahir un espace public dépeuplé et une vie politique exsangue. Les appels à l’éveil et à la résistance se multiplient, ainsi que la dénonciation d’une « manipulation » à grande échelle des élites, qui cherchent à « soumettre l’humanité à un nouvel ordre mondial ». Comme le met en scène le pseudo-documentaire Hold Up[2], la crise sanitaire pousserait à son paroxysme le combat sans merci entre les « dieux », qui maîtrisent les technologies transhumanistes, et les « losers », les « inutiles », dont ils voudraient se débarrasser. C’est une « guerre de classe », une « troisième guerre mondiale », un « holocauste » qui vise à se débarrasser des « 3 milliards de gens dont les riches n’ont plus besoin ». Si « nous ne réagissons pas tout de suite », suggère Hold Up, « nous sommes foutus ».

On le voit, à plus de 200 ans d’intervalle, les rumeurs de complots ont un dénominateur commun : elles manifestent non la vérité des faits mais la réalité d’un rapport social qui revêt la forme archaïque d’un combat, sinon d’une lutte à mort, entre les forces du bien et du mal[3]. Malgré leurs similitudes, ces deux rumeurs de complot se distinguent néanmoins par un trait essentiel. Les rumeurs de la Grande Peur sont survenues dans un contexte dans lequel l’espace public au sens moderne du terme est encore en voie de constitution. En revanche, les rumeurs autour de la pandémie prennent place dans des espaces publics en principe démocratiques dans lesquels l’enquête collective sur les problèmes à résoudre et les réponses à adopter devrait permettre à un public de se constituer et de développer sa capacité d’action (Dewey, 2003 [1927] ; Cefaï et Terzi, 2012). Une telle enquête est, en principe, guidée par la vérité, conçue non comme une « propriété substantielle » mais comme l’horizon normatif vers lequel tend toute exploration fondée en raison (Tiercelin, 2021 : 66). Or, c’est justement la revendication d’une enquête qui lance ou justifie la plupart des rumeurs ou des « théories du complot » contemporaines. C’est le cas de Hold Up, qui débute par ces mots :

Ce film avait pour objectif de répondre à une absence manifeste d’informations sur la pandémie, comme aux incohérences nombreuses et inquiétantes des personnes chargées de gérer cette crise.
Aucune enquête sur l’origine du virus.
Aucune enquête sur le scandale de l’étude frauduleuse du Lancet, destinée à « couler » l’hydroxychloroquine. (…)
Aucune enquête sur les dégâts causés par des mesures pourtant historiques (confinements, masques obligatoires, distanciation sociale, couvre-feu, etc.) (…)
Pourquoi ? Face à ce silence médiatique, nous avons décidé d’arrêter nos productions en cours pour tenter de répondre à des questions.

C’est dire que l’appel à enquêter, loin d’être monopolisé par les « anticomplotistes », est explicitement revendiqué par leurs adversaires. Cette observation est rarement faite par les sociologues. Elle rend pourtant problématique le maniement tranché et surtout a priori de l’opposition entre rationalité et irrationalité — rappelons qu’un front quasi uni de défenseurs des institutions politiques, médiatiques et scientifiques a reproché aux « énergumènes », aux « exaltés » et aux « hurluberlus » qui ont fait le film leur défiance, leur mépris et leur haine « toxiques » envers les autorités[4]. D’où le parti pris épistémologique sur lequel s’adosse notre propre enquête : nous ne nous engouffrerons pas dans cette opposition, qui nous semble délétère, et nous n’y choisirons pas notre camp. Nous nous proposons plutôt d’appréhender cette montée en symétrie comme une caractéristique propre à la constitution du « complotisme » en tant qu’enjeu politique, et donc comme un phénomène à analyser. Plus précisément, en adoptant une démarche de sociologie herméneutique, nous nous efforcerons de comprendre les effets de cette montée en symétrie sur les médiations narratives de l’expérience publique. Pour ce faire, il nous faut brièvement revenir sur la configuration normative des espaces publics démocratiques. Une telle configuration est censée pacifier, on va le voir, l’affrontement brutal entre les « petits » et les « grands » en le transformant en une relation conflictuelle mais néanmoins délibérative.

ii. introduction. retour sur l’espace public

La dissolution des repères de la certitude

Si toute collectivité, qu’elle soit nationale, transnationale ou internationale, fixe ses repères du réel et de l’imaginaire, du vrai et du faux, du bien et du mal, du possible et de l’impossible, du normal et du pathologique, ou encore du juste et de l’injuste, c’est uniquement dans les sociétés démocratiques que ces repères deviennent l’objet d’une délibération collective (Lefort, 1986). En rejetant les « garants méta-sociaux » qui étaient au principe du pouvoir monarchique, la démocratie, dit Lefort (1986 : 29), « s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude ». En dissociant le Pouvoir, la Loi et le Savoir, la politique démocratique ouvre l’espace d’une indétermination illimitée, celle des fondements ultimes de la légitimité, de la justice et de la vérité.

Tout collectif implique une part d’« imagination instituante », celle qui permet à des individus hétérogènes et séparés les uns des autres de se représenter en tant que membres d’un même collectif (Castoriadis, 1975). Cela étant, les collectifs modernes sont encore plus imaginés que les autres. Contrairement aux collectifs d’interconnaissance qui consistent en des liens personnels et des relations en face à face, ils reposent sur des rassemblements à distance et des relations indirectes que seuls des discours, des récits et des images partagés peuvent constituer et maintenir (Anderson, 1983). Sans de telles médiations, les sociétés modernes ne pourraient pas relever le pari, improbable mais nécessaire, qui leur est constitutif : construire un monde commun entre des « égaux » et ouvrir un espace de réciprocité dans lequel des êtres dissemblables peuvent agir ensemble et trouver la juste distance qui, tout à la fois, les lie et les sépare (Arendt, 1972 [1954]).

L’épreuve du tiers

Le projet démocratique, nécessairement « inachevé », est donc celui de l’autodétermination des orientations et des fins collectives dans un espace public de justification et de délibération que déploient « les hommes-désormais-entre-eux » (Habermas, 1978 [1962] ; Baker, 1990). Normativement parlant, l’espace public permet à la collectivité de réfléchir, au double sens de « représenter » et de « discuter », les repères de la vie en commun aussi bien que les conflits qui la divisent. Résorbant la « corporéité du social » qu’assurait le mode de totalisation théologico-politique propre à l’Ancien Régime, l’invention de la démocratie fait du pouvoir « un lieu vide », qui ne peut être ni incorporé ni approprié par des individus ou des groupes particuliers (Lefort, 1986). C’est à partir de ce lieu vide que se développent les conflits sociaux, les désaccords irréductibles et les intérêts divergents.

Si l’on suit Lefort, la vie démocratique implique l’« institutionnalisation du conflit », ainsi que sa mise en forme narrative et politique dans un espace public ouvert au jugement. Pour ne pas dégénérer en purs rapports de force, les conflits doivent se déployer sous un regard tiers, celui du jugement public. C’est grâce à ce regard tiers et à l’épreuve de publicité qu’il implique que le conflit social et politique prend la forme civique et pacifique d’un conflit des interprétations. Une fois homologuées la relativité des institutions et l’autonomie des règles collectives, seul un travail d’interprétation et de configuration narratives est à même d’assurer « l’auto-intelligibilité » de la société. La société moderne a ainsi remplacé, dit Lefort, « la parole du pouvoir » par « le pouvoir de la parole » : c’est cette dernière qui doit pallier l’absence des instances extra-sociales (Dieu, la Nature, etc.) qui assuraient le maintien des sociétés traditionnelles. Grâce à ce travail d’auto-interprétation, la consécration de la société comme étant désormais le seul cadre ontologique de l’existence collective devient psychologiquement et politiquement viable.

Du point de vue normatif, le citoyen démocratique est donc par excellence un homo interpretans, un être potentiellement réflexif qui cherche à donner un sens à ce qui arrive et à ce qui lui arrive en puisant dans le répertoire plus ou moins explicite et pluriel des repères impersonnels dont dispose sa communauté d’appartenance (Michel, 2017). Encore faut-il que ce travail d’auto-interprétation individuel et collectif soit à même de soutenir l’enquête démocratique sur les orientations de la vie en commun. En effet, pour qu’une enquête publique ait lieu, il faut que les dynamiques narratives qui animent l’expérience publique permettent aux membres de la collectivité de s’y rapporter de manière suffisamment distante et réflexive. Pour cela, il faut que l’interprétation des événements qui comptent pour la communauté donne prise à une pluralité de déclinaisons narratives. C’est du moins l’hypothèse que nous allons développer dans les lignes qui suivent.

Intrigue et récit : plaidoyer pour une pensée des médiations

Tout comme l’expérience vécue, ce « mélange d’agir et de pâtir, d’action et de souffrance qui constitue la trame même d’une vie » (Ricoeur, 2008 : 268), l’événement, par exemple celui du 11-Septembre ou de la pandémie, est une histoire à l’état naissant, une histoire qui demande à être racontée, bref une « histoire potentielle » (Ricoeur, 1986). C’est à la ressaisie et à la « mise en intrigue » de ces histoires potentielles que procèdent, pour Ricoeur, les trois mimèsis au cours desquelles événement et récit vont se croiser et se nourrir mutuellement. Le premier moment de « préfiguration » renvoie à la pré-compréhension familière et pratique de l’événement et donc à la saisie de la structure prénarrative, des ressources symboliques et des interprétants internes qui lui confèrent une première lisibilité. Le processus de « configuration » effectue une synthèse des éléments hétérogènes, informes, chaotiques et dissonants, et les réinscrit dans une totalité intelligible qui leur attribue en retour un rôle et une place dans une histoire potentielle. Ce « prendre ensemble » permet de transformer la succession de multiples éléments hétérogènes en une configuration synthétique, tout à la fois schématique et ouverte. Si l’on suit Ricoeur, ce processus de configuration est une « mise en intrigue » : il dessine les places à partir desquelles peuvent être énoncés des paroles, des témoignages et des récits intelligibles, identifie les figures susceptibles de se voir imputer une « responsabilité causale » dans le déroulement d’une situation et délimite les actions qui pourraient être menées ainsi que la « responsabilité politique » qui incombe aux agents qui en sont chargés. Il désigne également le sujet individuel ou collectif que l’événement est susceptible d’affecter ou de concerner et évalue si l’événement est heureux ou malheureux (Quéré, 2006). Enfin, la « refiguration » marque le retour au monde de l’agir et du pâtir, dans lequel elle ouvre un champ de pratiques, esquisse un environnement dans lequel divers publics peuvent se projeter et dans lequel, idéalement, ils pourraient habiter et épanouir, dit Ricoeur (1986), leurs « pouvoirs les plus propres ».

Si la mise en intrigue est le « laboratoire du jugement », dit Ricoeur, c’est parce qu’elle donne une place essentielle au public et à sa faculté de juger : le travail de mise en forme et de mise en sens qu’elle a permis prend vie dans l’acte d’appropriation et de refiguration que lui réserve le public. Cet acte d’appropriation est nécessairement pluriel. Lieu de rencontre entre l’interprétation et l’expérience, l’herméneutique et la phénoménologie, l’événement mis en intrigue a la profondeur de tous les points de vue possibles qu’il pourrait susciter. Vu et interprété à plusieurs, dit Bimbenet (2018 : 424), l’événement est public en son être : il est « gonflé par tout ce que j’aurais pu voir ou qu’un autre aurait pu voir à ma place » et c’est pour cela qu’il peut faire l’objet d’un commentaire ou d’une enquête permanente.

L’effondrement mimétique

Bien que l’expérience individuelle et collective, les événements et les actions humaines soient en principe des « oeuvres ouvertes », plurivoques et en attente d’interprétations nouvelles, elles peuvent néanmoins être étouffées, le cercle de la mimèsis devenant alors un « cercle vicieux » (Ricoeur, 1986). L’imposition univoque d’une seule interprétation, la redondance entre un réel déjà pré-interprété et son explicitation narrative, ou encore l’éclipse de la compréhension par des explications causales sont autant de moyens de court-circuiter le processus ouvert et pluriel de mise en intrigue et d’empêcher toute activité de réappropriation. Dans ce cas, l’imagination interprétative tourne court : elle cède la place à une dynamique mimétique dégradée ou pathologique, synonyme de répétition, de récitation, de rumination, de ressassement ou de ressentiment, qui bloque toute enquête herméneutique. Une fois l’interprétation bridée et les médiations qui la structurent court-circuitées, l’activité interprétative se réduit à la quête soupçonneuse d’un sens latent, caché, qu’il s’agirait de déchiffrer en allant derrière le masque des apparences et les oripeaux mystificateurs du pouvoir (Michel, 2017). Dégringolant ainsi l’arc herméneutique, une telle posture supprime l’écart, l’espace de jeu pluriel qui permet à la mise en intrigue de se déployer en plusieurs versions narratives.

C’est bien la pluralité interprétative que permettent la mise en intrigue et la régulation politique du conflit des interprétations qui est actuellement mise à mal par la polarisation croissante de l’espace public, scindé en deux par un déni des médiations dont le fossé entre « complotistes » et « anti-complotistes » est un symptôme. Lesdits « complotistes » mènent des accusations qui se situent hors des institutions et refusent de valider les distinctions, fondationnelles dans une démocratie, entre le Pouvoir, la Loi et le Savoir. Or, si ces distinctions se confondent et se perdent, le conflit se désinstitutionnalise et se brutalise. Quant à l’« anticomplotisme », il utilise le « complotisme » comme un terme d’accusation qui disqualifie la critique, dissuadant ainsi les citoyens de lancer des enquêtes, de demander des réponses et d’interroger les récits fournis par les institutions politiques, médiatiques ou scientifiques. « Complotisme » et « anticomplotisme » sont ainsi les deux termes symétriques d’un dispositif d’accusation polémique, voire polémologique. La conséquence de ces accusations mutuelles, de cet affrontement manichéen est de dissoudre la position tierce, potentiellement critique, d’un public de citoyens.

C’est ce que nous allons tenter de montrer en procédant en plusieurs étapes. Dans un premier temps, nous reviendrons sur la sociogenèse du « complotisme » comme étant un des problèmes fondamentaux des sociétés modernes, notamment au moment où, avec le 11-Septembre, la critique publique est vue comme une menace pour l’unité collective nécessaire pour ressortir vainqueurs de « la guerre contre le terrorisme ». Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur la conception a-relationnelle du « complotisme » : ce dernier, une fois réifié en une série de « théories du complot », en une addition de croyances et de récits erronés, fait constamment l’objet d’un traitement statistique visant à objectiver les « attributs » cognitifs ou sociologiques desdits « complotistes ». De fait, cette a-relationnalité n’est qu’apparente. La catégorie obscurantiste des « complotistes » émerge grâce à son vis-à-vis, la catégorie éclairée des « anticomplotistes », dans une relation circulaire qui favorise le circuit court de l’accusation mutuelle plutôt que la mise à l’épreuve du tiers. Enfin, dans un troisième temps, nous montrerons que la pandémie et la « guerre contre le virus » ont ravivé une configuration binaire de l’espace public, incitant les médias généralistes à recourir hâtivement au terme de « complotisme » pour discréditer les questions qui n’entrent pas dans leur horizon narratif. En conclusion, nous reviendrons sur la dégradation mimétique qui caractérise l’(anti)complotisme, entendu comme conflit irréductible qui oppose les « complotistes » et les « anticomplotistes ». Dans cet affrontement, l’espace public en tant que lieu pacifié du conflit des interprétations se trouve littéralement désaffecté pendant que les coulisses, elles, sont réinvesties d’un pouvoir occulte et extraordinairement incivil.

iii. retour aux sources

L’horizon de la terreur

Universel quand il revêt la forme morale et archétypale d’un combat entre la lumière et les ténèbres, l’imaginaire du complotisme prolifère néanmoins plus aisément dans certains contextes historiques. C’est tout particulièrement le cas du contexte social et politique dans lequel les sociétés démocratiques modernes ont émergé, un contexte marqué d’emblée par la hantise des complots auxquels les édifices encore fragiles de l’ordre nouveau ne sauraient résister (Münch, 2011). Le régime de la Terreur (1793-1794) qui s’impose peu après la Révolution de 1789 est à cet égard révélateur : il cherche, dans un « retour du refoulé » totalitaire, à éliminer tous conflits et divisions, rétablissant par la force le « régime de l’Un » et les « repères de la certitude » que l’idéal démocratique visait précisément à révoquer (Lefort, 1986). C’est dans ce contexte que naît le terme de « terrorisme », dans sa double acception : celle d’un régime de Terreur, d’un terrorisme d’État qui poursuit sans merci les voix dissidentes, et celle du terrorisme issu de la société civile, qui vise à créer un climat d’insécurité afin de déstabiliser l’ordre établi[5]. Sous ces doubles auspices, la politique se dégrade en polémologie mais aussi en thérapeutique : elle vise à réunir les forces sociales encore saines pour éliminer les éléments corrompus, les « comploteurs » malfaisants qui charrient la désunion et menacent le corps social.

Du point de vue d’une sociologie herméneutique, le fait que l’épisode de la Terreur, l’invention de la notion de terrorisme et la hantise des complots apparaissent en même temps que l’invention de la société démocratique n’est guère étonnant. Après tout, ils prennent place dans une société qui ne dispose pas encore des médiations tierces à même de garantir l’exploration réfléchie de la tension proprement politique entre l’un et le multiple, le tout et ses parties, la cité et ses membres. En septembre 2001, en revanche, la configuration antagoniste de l’espace public que déclenche la « guerre contre le terrorisme » se caractérise par le rejet des médiations — des médiations dont, pourtant, elle dispose bel et bien.

Une scène inaugurale : quand l’indice et le symbole ne font qu’un

Scène inaugurale de la « guerre contre le terrorisme », l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center à New York, le 11 septembre 2001, introduit une configuration binaire de l’espace public, scindé entre « complotistes » et « anticomplotistes ». La retransmission mondiale de cette tragédie par le direct télévisé n’est pas une représentation plus ou moins fidèle d’une réalité qui lui serait extérieure. Elle est irrémédiablement tissée dans la trame de l’événement au déroulement de laquelle elle contribue, que ce soit pour les personnes directement impliquées dans la situation et qui s’y réfèrent immédiatement pour comprendre ce qui leur arrive et agir en conséquence (p. ex., employés pris au piège des tours jumelles, autorités chargées de coordonner les secours, membres du gouvernement), ou pour l’ensemble des spectateurs qui assistent, sidérés, à la catastrophe. Les « mises en visibilité » télévisuelles de l’événement enchaînent et fusionnent les éléments constitutifs de la situation en une configuration compacte, encore renforcée par leur répétition en boucle[6]. S’imposant d’emblée comme tenant lieu de réel, ces mises en visibilité déclinent leur régime identificatoire et fusionnel sur deux axes complémentaires. D’une part, l’effondrement des tours en direct donne prise à l’expérience fusionnelle d’un peuple-uni-comme-victime en incorporant indistinctement les occupants invisibles qu’elles engloutissent et la puissance perdue de la nation américaine. D’autre part, le direct télévisé assure, et cela sans faire de détour par une mise en intrigue, une robuste synthèse ou même une fusion de l’hétérogène, notamment en montrant la continuité sans accroc entre l’impact des avions et la chute des tours, l’intrication de la cause et de son effet, indissociablement unis par un lien indiciel[7].

La mise en (sur)visibilité d’un avion sur le point de percuter les tours jumelles atteste ainsi de la factualité d’un événement proprement indicible aussi bien que du traumatisme collectif qu’il a généré. Progressivement, l’incorporation visuelle de la tragédie s’impose comme le point focal d’une cérémonie au cours de laquelle s’institue une communauté morale et politique fusionnelle « en guerre contre le terrorisme ». Autrement dit, la monstration en boucle de ces mises en visibilité, doublée du rappel constant à l’unité (United we stand), modifie progressivement leur statut sémiotique. Au départ traces indicielles d’une réalité prise sur le vif, elles finissent par tenir lieu de symboles de la violence de l’attaque armée dont l’Amérique est victime. L’effet de présence et de présentification d’un événement impensable fait place à un effet de sens, l’effondrement tragique devient métonymique. Le « voir ensemble » devient un « devoir agir ensemble » au sein d’une communauté morale, voire religieuse, dont les contours sont réitérés par le grand récit de la croisade mondiale qu’il s’agit de mener « contre les forces du mal ».

La force de la préfiguration, saturée de visibilité, et de la refiguration décisionnelle du champ d’action et du type de collectif auxquels elle va donner forme, notamment l’implémentation du Patriot Act et le déploiement des forces armées en Afghanistan puis en Irak, est telle qu’elle court-circuite la médiation d’une véritable configuration narrative. Celle-ci a été entravée par la préfiguration et la refiguration d’un monde en guerre. La puissance identificatoire des mises en visibilité et la performativité de l’action militaire désamorcent toute problématisation et mise en intrigue de la situation. Symbole devenu indice et indice devenu symbole, l’événement parle pour ainsi dire de lui-même. Devant une telle évidence, demander une enquête sur ce que tout un chacun a vu de ses propres yeux paraît incongru. Cela revient d’emblée à se mettre à l’écart de la communauté des « membres de bonne foi » — une communauté unie, indissociablement, dans l’attestation factuelle du déroulement de la tragédie et dans l’identification morale à ses victimes. En pareilles circonstances, la proposition de mettre la situation en intrigue — c’est-à-dire de la configurer en une forme intelligible (accountable) qui permette de repérer les défaillances qui l’ont rendue possible et d’identifier la pluralité des responsabilités qu’elle engage — ne peut qu’apparaître comme menaçante. C’est pourtant une telle mise en intrigue que vont réclamer les « 9/11 Advocates ».

Des questions sans réponse

C’est dans un univers compact et saturé que prennent pied les familles des victimes du 11-Septembre, en particulier les quatre femmes de traders tués dans les tours jumelles qui se sont fait connaître comme les « 9/11 Advocates ». Pour ces dernières, la nécessité de comprendre ce qui s’est réellement passé n’est pas soluble dans l’exigence de faire corps avec une communauté morale et politique. Pour ces veuves, mettre de l’ordre dans la multitude d’éléments factuels disponibles, faire le tri entre leurs aspects incompatibles et tirer au clair les chaînons manquants qui ont permis un tel désastre sont autant d’activités qui relèvent d’un enjeu existentiel. D’inclination républicaine, dotées d’un fort capital économique, culturel et social, elles vont pourtant devoir se battre pour que le gouvernement de G. Bush accepte l’institution d’une commission indépendante.

En tentant de rassembler les informations éparpillées, elles se rendent vite compte qu’il est impossible de faire tenir ensemble les éléments dont elles disposent, de les mettre bout à bout (connecting the dots). C’est ainsi que prend forme une série de questions, notamment à propos de la vulnérabilité incroyable de la nation américaine au matin des attaques[8]. Du travail des experts, elles n’attendent ni des révélations fracassantes ni l’écriture d’un récit tenant lieu de version officielle et définitive de l’événement. Tout au contraire, elles conçoivent leur revendication de responsabilité (accountability) au double sens de la description et de la moralité, comme un enjeu de « mise en intrigue » : élucider ce qui s’est passé, en mesurer les conséquences et en identifier les responsables[9]. Elles veulent que le détour critique par une enquête indépendante donne à l’histoire du 11-Septembre une forme responsabilisée (accountable) — c’est-à-dire intelligible, compréhensible et disponible pour une pluralité de perspectives et une multitude de récits. Des mères de famille pourraient s’y installer afin de raconter à leurs enfants le déroulement de la tragédie au cours de laquelle leurs pères avaient disparu. Des victimes pourraient s’y référer afin de poursuivre en justice les responsables d’institutions dont les défaillances avaient mis en péril la vie des citoyens états-uniens qu’elles étaient censées protéger. Des journalistes pourraient le déployer afin de mettre en perspective l’actualité de la vie politique intérieure aux États-Unis, mais également leur engagement dans la reconfiguration géopolitique internationale. La liste de ces récits, places et relations possibles pourrait être allongée indéfiniment, redonnant ainsi profondeur et densité à la complémentarité et au conflit des interprétations de l’événement.

Mais l’imaginaire guerrier préfiguré dans une expérience sidérante et aussitôt refigurée par l’engagement de la « guerre contre le terrorisme » a institué un ordre clos sur lui-même. En effet, si les « 9/11 Advocates », à force de ténacité et de conviction, sont parvenues à contraindre le gouvernement à instaurer une commission d’enquête en novembre 2002, elles ont finalement dû se rendre à l’évidence : aussi indépendante soit-elle, une institution ne peut garantir, à elle seule, un espace public pluraliste. Le récit lisse et compact que publie la commission en 2004 ne répond aucunement aux questions qui étaient à l’origine de l’enquête. Interrompant, de guerre lasse, leurs activités en janvier 2005, les « 9/11 Advocates » laissent derrière elles un site internet en jachère autour d’une rubrique centrale : « Questions sans réponses » (traduction libre)[10].

Une mythologie manichéenne

La clôture de l’enquête publique sur le 11-Septembre n’est pas seulement une fin de non-recevoir. Elle manifeste le processus au cours duquel la demande citoyenne d’une enquête va progressivement être ressaisie comme le signe d’une défaillance morale ou cognitive, celle d’une posture « complotiste » — une posture qui consiste à se mettre en retrait par rapport à la collectivité politique et à se défier de ses institutions. C’est bien cette disqualification infamante qui va jeter de l’ombre sur les questions posées par les « 9/11 Advocates » — des questions restées sans réponse et vainement réitérées par les membres des familles assistant aux auditions de la commission. Dans bien des cas, l’énoncé est resté le même ; en revanche, l’énonciation et sa portée pragmatique ont été profondément modifiées. D’une part, pour les « 9/11 Advocates », la réitération des mêmes questions, restées lettre morte, a généré une perte de confiance dans la possibilité même qu’il y ait du répondant du côté des institutions politiques, judiciaires et médiatiques. D’autre part, pour les institutions publiques, la simple répétition des questions est devenue, à elle seule, l’indice d’un soupçon illégitime entravant la conduite de la guerre contre le terrorisme, questions qu’elles finiront de guerre lasse par taxer de « complotistes ».

Se sont ainsi forgés un système de places binaire, un affrontement manichéen qui a rendu intenables la position tierce d’un public d’enquêteurs et la posture interprétative qui lui est corrélative. Interpellés en tant que victimes potentielles d’une violence sans merci, pris en tenailles par une politique de la peur qui en appelle à leurs instincts de survie et à leur sens de la loyauté, les citoyens se sont trouvés dans l’incapacité de se constituer en un public pluriel. Au contraire, ils ont été enrôlés dans une guerre dont le déroulement les a forcés à choisir leur camp. À rebours de l’idéal démocratique, le conflit irréductible entre la communauté-des-victimes et la communauté-des-coupables a dépluralisé et dé-figuré le débat public. Il a désinstitutionnalisé le conflit et réinstauré les repères de la certitude, une certitude qui se nourrit du ressassement et du ressentiment d’une communauté unie pour venger des victimes auxquelles chacun de ses membres est fantasmatiquement enjoint de s’identifier.

En « vitrifiant » le sens de l’événement et en le transformant en un signal laconique, indiscutable, surgi dans le présent et sans aucune trace de l’histoire qui l’a produit, le récit du 11-Septembre a pris une tournure mythologique[11]. Une telle mythologie dresse les tréteaux d’un combat moral entre la lumière des justes et la conspiration des ténèbres, écrasant dans le même mouvement l’écart politique qui est censé séparer une mise en intrigue et la diversité des récits possibles que celle-ci permet de configurer et de refigurer. Cette préfiguration mythologique et éminemment morale de « ce qui nous arrive » conduit à une forme de dégradation mimétique de nos espaces publics — dégradation qu’atteste, depuis deux décennies, l’essor de l’imaginaire peu imaginatif et étonnamment symétrique qui nourrit l’affrontement sans merci des « complotistes » et des « anti-complotistes »[12].

iv. la construction du « complotisme » comme conflit irréductible

Une hétéro-désignation infamante

La dégradation du 11-Septembre en une guerre des interprétations a contribué de manière décisive à la construction du « complotisme » comme étant un des problèmes majeurs de nos espaces publics contemporains. L’enjeu politique d’une telle construction est pour le moins conséquent. En effet, la définition des problèmes qui doivent être placés en tête de l’agenda politique et médiatique, ainsi que la délimitation de ce sur quoi les politiciens et les médias doivent se concentrer et ce à quoi les citoyens doivent penser, ont un pouvoir performatif considérable : celui d’alimenter le programme d’action des politiques publiques et des mesures qui leur sont corrélatives (Gusfield, 1981). Parmi les mesures déployées pour faire apparaître l’ampleur du « complotisme » comme problème public, les enquêtes que les instituts de sondage multiplient pour en produire un bilan chiffré se sont avérées décisives (France et Motta, 2017). De telles enquêtes permettent de documenter l’hétéro-désignation infamante et normative que constitue « le complotisme » — suffisamment infamante, en tous les cas, pour qu’elle soit réfutée par celles et ceux qui en font l’objet[13]. Court-circuitant le point de vue en première personne de leurs enquêtés, les sondages répondent ainsi avec diligence à l’interrogation quantitative que leur posent les « entrepreneurs » de la cause anticomplotiste : « Combien sont-ils ? »

Pour ce faire, les sondages effectuent deux gestes méthodologiques fondamentaux. Le premier consiste à transformer le complotisme en « théories du complot » et les « théories du complot » en un ensemble de croyances erronées. Ces dernières sont présentées sous la forme d’une liste d’affirmations relatives au déroulement d’un cours d’action dont les apparences dissimuleraient une réalité occulte et des agents non identifiés[14]. En demandant aux sondés de répondre par oui ou par non à une affirmation telle que « Le gouvernement américain a été impliqué dans la mise en oeuvre des attentats du 11 septembre 2001 », ce type de sondage redéploie l’éventail des relations possibles entre l’action et ses agents et ouvre, par là même, l’espace du soupçon. L’incongruité d’une proposition de ce type provient du renversement des places dans une structure prénarrative qui va visiblement de soi pour les auteurs du sondage, en l’occurrence la relation de complémentarité entre des terroristes et leurs victimes : le « gouvernement » « impliqué » dans l’assassinat de citoyens dont il est censé garantir la sécurité se retrouve potentiellement à la place des « terroristes ». Les répondants qui valident cette « inversion victimaire » procèdent à une forme de révisionnisme historique ou de négationnisme qui les met à l’écart de la communauté, une communauté organisée dans le partage d’un même sens de la réalité et de l’histoire.

Le deuxième geste méthodologique que mettent en oeuvre les sondages consiste à associer aux croyances erronées qui jalonnent les « théories du complot » une catégorie de population, celle des personnes qui y adhèrent. Les études de l’IFOP sur le complotisme prétendent ainsi mesurer le degré de « porosité » de la population aux théories du complot et identifier les « déterminants » cognitifs, sociaux et moraux susceptibles de l’expliquer, notamment l’âge, le niveau de diplôme, le niveau de vie, les médias privilégiés pour s’informer et le vote à l’élection présidentielle. De telles études aboutissent à l’identification de « groupes à risques », en l’occurrence des jeunes, peu diplômés, au faible niveau de vie, s’informant par internet et votant pour les candidats situés aux pôles extrêmes du spectre politique. La manière dont ce genre de recherches sont menées et dont leurs résultats sont présentés permet de mieux préciser la conception du « complotisme » qu’elles engagent. Au lieu de placer, comme le font les sondages d’opinion ordinaires, les sondeurs et les sondés sur un pied d’égalité, les enquêtes sur le complotisme comportent un jugement normatif ou moral a priori. D’une part, elles jugent les propositions qu’elles soumettent aux répondants comme étant fallacieuses ou erronées. D’autre part, elles présupposent que les répondants qui y souscrivent commettent une erreur épistémique et une faute morale. Tout en prenant la forme de sondages d’opinion classiques, ces études se caractérisent par leur visée normative : il s’agit d’effectuer le grand partage entre deux catégories de population irréconciliables, les « lucides » et les « dupes ». Les premiers rassemblent les instigateurs, les financeurs et les réalisateurs du sondage, qui savent ce qu’il en est de la réalité et de la raison. Les seconds sont les répondants qui, en souscrivant aux « théories du complot » qui leur sont soumises, se trouvent réduits à des « complotistes », c’est-à-dire des crédules, des gogos, ou même des « imbéciles » en pleine « déchéance de rationalité »[15].

À tel problème, tel remède

Si ces sondages ont une tonalité normative, sinon militante, c’est parce qu’ils veulent faire apparaître l’ampleur d’un problème et appeler à l’action pour y remédier. Or, cette manière de concevoir le problème restreint de façon draconienne l’éventail des actions susceptibles d’y répondre. Une fois que des populations à risques ont été identifiées par les sondages, il ne reste qu’à leur proposer ou à leur imposer les mesures éducatives nécessaires pour les aider à « savoir vrai » et à « penser juste ». Les sondages ouvrent ainsi un champ aux pratiques pédagogiques, préventives et curatives qui devraient être destinées aux populations « poreuses aux théories du complot. » L’alerte qu’ils lancent est transfigurée en un appel à agir, adressé aux institutions publiques.

Il n’est pas étonnant, dès lors, que les médias généralistes et les services de l’instruction publique se soient retrouvés en première ligne des initiatives antiscomplotistes. Des lanceurs d’alerte sont intervenus pour montrer que l’adhésion croissante à des thèses irrationnelles ne faisait pas seulement peser une menace sur l’ordre social et moral, mais qu’elle risquait de mettre à mal l’assise même des formes de vie démocratiques. Des militants se sont donné pour tâche d’assurer une veille continue des manifestations de complotisme, d’en réfuter systématiquement les arguments fallacieux, d’en mettre les invariants en évidence et de diffuser largement l’état des connaissances sur l’histoire de ce phénomène et l’identité de celles et ceux qui l’alimentent[16]. Interpellées, les institutions politiques, médiatiques et scientifiques tentent, elles, d’unir leurs efforts pour mettre en place des « centres science et médias » chargés d’accompagner les journalistes dans le traitement des questions scientifiques en leur dispensant des informations validées. Des Parlements ont légiféré dans l’espoir d’élaborer des instruments de régulation et d’encadrement de l’information ajustée aux médias numériques (les réseaux sociaux en particulier). Des institutions scolaires ont développé des programmes d’éducation à « l’esprit critique ». Des journalistes ont mis sur pied d’ambitieux dispositifs de « fact checking »[17]. Des scientifiques ont lancé le rappel du rationalisme cartésien contre la montée du relativisme. Les « gardiens de la raison » resserrent ainsi les rangs pour trouver un « vaccin contre l’épidémie des fake news » — tout en fréquentant de près les lobbyistes de l’industrie (Foucart et al., 2020)[18].

De la guerre des versions à la guerre des mondes

L’accord des différents acteurs et instances publics sur « ce qui fait problème » s’accompagne d’une véritable panique épistémique. En réifiant des catégories entières de population, celles qui croient faux ou qui pensent mal, la constitution du « complotisme » comme problème public résorbe sa dimension relationnelle, tout à la fois politique et sociale. Elle invite à concevoir le complotisme sur fond d’une polémique qui, divisant la population en deux camps irréconciliables, ne laisse aucune place au débat et à l’enquête[19]. D’un côté, des militants du complotisme, plus ou moins farfelus, y disposent d’une place qu’ils s’empressent d’occuper pour contester ce qu’ils désignent comme la « théorie officielle » — celle présentée par les médias généralistes, élaborée par des institutions scientifiques et endossée par des autorités politiques — derrière laquelle se dissimuleraient complots et manoeuvres occultes, généralement liés aux pouvoirs politiques et financiers. De l’autre, les dénonciateurs du complotisme y trouvent l’occasion de relancer leur alarme à l’encontre du caractère fallacieux et dangereux de ces versions alternatives, portées par une « rhétorique conspirationniste » et associées à un mode de raisonnement souvent qualifié de « paranoïaque ». Cette confrontation est marquée par une remarquable montée en symétrie[20]. De part et d’autre, les belligérants invoquent leur attachement à la démocratie et à la rationalité cartésienne et considèrent que seul l’exercice d’un esprit critique sans concession pourra résoudre le problème. Comme pour le 11-Septembre, la configuration narrative et le laboratoire du jugement que la mise en intrigue déploie sont court-circuités, les médiations tierces rejetées, faisant place de part et d’autre à un combat contre les forces de l’ombre.

La préfiguration et la refiguration binaire entre « complotistes » et « anticomplotistes » tournent en rond : elles visent moins à justifier des interprétations qu’à « tenir éloigné », dans une logique du cercle, des frontières, de la clôture ou du tiers exclu[21]. C’est en effet dans un espace social géométrique, privé de toute épaisseur temporelle, de toute densité expérientielle, que se situent les récits (anti)complotistes. Les « sachants » brandissent l’autorité épistémique de la Vérité et la certitude d’être dans le vrai, les « éveillés » mêlent le doute radical à l’égard des institutions à la certitude d’être dans le juste. La relation de réciprocité et la pluralité des opinions nécessaires au débat démocratique font place à des assignations qui ne laissent pas à l’autre la possibilité de répondre. En d’autres termes, ceux de Melvin Pollner (1987), l’« unanimité de principe » qui assure, par-delà les conflits situés, la « commensurabilité des expériences » et « l’interchangeabilité des perspectives » est menacée. Sans une telle unanimité, sans la présomption d’un monde objectif et la confiance en la normativité impersonnelle d’un monde commun, le sens des événements est suspendu au conflit illimité et radical des interprétations[22]. Le « conflit des versions » du même monde dont parle Pollner risque alors de se transformer en une guerre des mondes, marquée par une incommensurabilité des perspectives. Ce risque est d’autant plus grand que ce sont moins des interprétations explicites qui s’opposent que des manières tacites et allusives de préfigurer les événements, soustrayant ainsi du débat les présuppositions sur lesquelles elles se fondent[23]. C’est cette préfiguration pesante que la pandémie et « la guerre contre le virus » (2020-2021) vont réactiver, en marge de l’« entre-deux » d’actions et de paroles que constitue l’espace public.

v. en quête des origines. les aléas d’une enquête médiatique

La guerre contre le virus

Le 11 mars 2020, l’OMS déclare que l’épidémie de COVID-19, tout d’abord localisée en Chine, dans la ville de Wuhan, est une pandémie. Les images des hôpitaux italiens débordés que diffusent les chaînes de télévision viennent attester que la pandémie, cet événement inattendu et soudain provoqué par un nouveau coronavirus, nommé SARS-CoV-2, est arrivée en Europe. Ces images laissent aussi entrevoir le pouvoir démesuré de désorganisation sociale détenu par le virus, encore inconnu des scientifiques. Pour réduire la force de rupture de cet événement et en « domestiquer » le sens, les différentes instances en présence vont tenter de le réinscrire dans une trame narrative, de le positionner dans une chaîne de causes et d’effets et d’évaluer ses conséquences prévisibles pour la communauté (Ricoeur, 1983). Force est de constater que ce travail de narration s’est caractérisé par un imaginaire en régression, par un épuisement des ressources narratives et des mises en intrigue. En effet, la guerre contre le virus a réactualisé le « United We Stand » du 11-Septembre et le « journalisme sacerdotal » qui lui est associé : le temps n’est ni à la controverse ni à la conflictualité politique, mais à la réaffirmation de la force du collectif et de ses liens de solidarité (Schudson, 2006). Par ailleurs, la logique épidémiologique des réseaux, des chaînes et des probabilités de contamination, ainsi que la logique statistique du nombre de morts ou de malades, ont saturé l’espace informationnel et bien souvent tenu lieu de mise en intrigue. Indice direct des liens de causalité et de propagation qui relient les personnes « en contact », cette saturation statistique a fonctionné de la même manière que la « mise en visibilité » de l’effondrement des tours du 11-Septembre. Laissant peu de prise au conflit, tout au moins profane, des interprétations, les chiffres qui ont monopolisé la scène publique lors de la première « vague » paraissent « parler d’eux-mêmes ». La médiation objectivante et les mises en équivalence quantitatives qu’ils offrent au public ne permettent guère à celui-ci de se ressaisir en première personne, que ce soit comme un sujet collectif ou comme un ensemble de sujets individuels.

Le déficit de sens induit par le primat de la « raison statistique » (Desrosières, 1992) a encore été amplifié par la faillite du dispositif narratif que les médias généralistes sont censés soutenir et dont ils ont, à bien des égards, négligé les règles de fonctionnement. Durant les deux premières vagues, notamment, on a pu voir de nombreuses confusions dans les places occupées ou attribuées, les journalistes demandant à des scientifiques d’évaluer l’action de leur gouvernement, ou encore déplorant que les mesures de confinement ne soient pas suffisamment « coercitives » au regard des données chiffrées. Le destinataire des discours médiatiques a lui aussi été malmené. Déchu de sa place de public, il a plus souvent qu’à son tour occupé dans ce dispositif la position de la population que l’on informe des gestes ou des comportements à suivre. Ce raidissement prescriptif est loin d’avoir apaisé la situation. De nombreux militants, souvent d’extrême droite, se sont alarmés des tentatives, de la part de l’État et de ses « organes médiatiques et scientifiques », d’imposer des « vérités officielles » — vérités qui exagéreraient sciemment, d’après eux, la dangerosité du virus. Ils se sont inquiétés du caractère jugé « totalitaire » des mesures d’urgence, qui gouverneraient la population par la peur et l’enrégimenteraient derrière une version hégémonique du monde et de l’histoire. Au nom de la démocratie, ces militants ont appelé leurs concitoyens à exercer leur esprit critique en exigeant que soit reconnu leur « droit de douter  ».

C’est dans ce cadre tendu que l’origine du virus s’est imposée, dès le début de la pandémie, comme un enjeu majeur. Loin d’être anodin, le récit de ses origines configure d’emblée un programme d’action et un horizon d’attente. Que le virus soit une zoonose favorisée par la dérégulation écologique, le fruit d’un accident de laboratoire ou encore la fabrication intentionnelle d’une arme biologique, dans tous les cas, une enquête politique quant aux actions à accomplir et aux responsables à identifier est nécessaire. Selon l’hypothèse qui sera validée, cette enquête prendra des orientations bien différentes.

Parmi les comptes rendus (accounts), parfois radicalement divergents, de l’origine de la pandémie, une piste a été rapidement jugée complotiste et éliminée de la scène médiatique : celle de la fabrication du virus par un laboratoire chinois et, avec elle, l’hypothèse que le virus ait pu s’échapper d’un laboratoire de virologie de Wuhan. Plus d’une année plus tard, un texte cosigné par une vingtaine de scientifiques renommés et publié dans la prestigieuse revue Science relance l’hypothèse de l’accident de laboratoire[24]. Ce sont ces conflits et revirements narratifs que nous allons brièvement restituer dans les pages qui suivent. Aussi situés soient-ils, ils rendent visible la logique antagoniste qui conduit les (anti)complotistes à transgresser un des principes normatifs fondamentaux de l’espace public démocratique. En principe, ce n’est pas l’identité de l’énonciateur qui détermine la qualité de ses propos mais la capacité de ses arguments à résister à l’épreuve de publicité et au jugement public que celle-ci implique. Contrevenant à un tel principe, la polémique (anti)complotiste ramène les énoncés à qui les énonce, les « autorités corrompues » pour les uns, les « hurluberlus dangereux » pour les autres. Enfermant ses « personnages » dans un espace social géométrique, divisé entre le haut et le bas, le dessus et le dessous, l’intérieur et l’extérieur, le centre et la périphérie, une telle mise en intrigue modifie le statut des prises de parole. Loin d’être le ressort d’une mise à l’épreuve interprétative et d’une montée en généralité argumentative, elles deviennent des objets hermétiques à double fond qu’il s’agit de décrypter ou de déchiffrer. Si les scènes de conflit sur l’origine du virus constituent un « perspicuous setting », c’est précisément parce qu’elles révèlent l’obsession de ce déchiffrement mutuel dans lequel les belligérants se sont empêtrés[25].

Agir contre, tout contre

Au printemps 2020, la détermination des origines du virus a donné lieu à deux récits concurrentiels mettant en opposition deux types de publics : un public orthodoxe, auquel s’adressent les instances médiatiques légitimes, et un collectif hétérodoxe, qui ne s’y reconnaît pas et s’informe auprès de médias alternatifs et pour ainsi dire « non publics ». Cette séparation en deux camps s’observe aisément dans la manière dont chaque camp intègre, dans son discours, la version du camp opposé qu’il vise à contrer. Hantés par le complotisme comme problème public, les médias s’engouffrent volontiers dans un combat univoque pour la Vérité et contre « l’infodémie » des fake news. Quant aux médias autoproclamés de réinformation, ils se contentent le plus souvent de s’opposer directement aux médias généralistes, requalifiés de « mainstream », qui sont l’anti-destinataire qu’ils visent à combattre. Ces journaux télévisés alternatifs, tels ceux diffusés par la chaîne Kla.TV[26], proposent essentiellement des récits qui s’évertuent à mettre en défaut et à prendre à contre-pied les récits des médias généralistes. Autrement dit, la matière première de leurs « contre-enquêtes » — pour autant que le terme d’enquête puisse être utilisé ici — est le monde mis en mots et en images par les médias généralistes, et non le monde tel qu’il est expérimenté[27]. Le journal télévisé de Kla.TV du 2 mars 2020, « Le coronavirus, “produit du hasard” ou arme biologique ? »[28], est emblématique de ce type de procédé. En effet, l’acte narratif y est entièrement tendu vers l’étayage de la thèse de l’arme biologique. La thèse de la zoonose, que les médias généralistes répéteraient « comme un moulin à prières », n’est là que pour être contrée, notamment par un ensemble d’éléments suggestifs et allusifs. Un bric-à-brac d’éléments hétérogènes et à l’existence incertaine se trouve ainsi dans le même espace énonciatif, mêlant les laboratoires médicaux ou militaires, les virus artificiels dangereux, les armes biologiques, les virologues, le laboratoire de Wuhan, un laboratoire « financé par le milliardaire américain Georges Soros » ou encore un roman de science-fiction, The Eyes of Darkness de Dean Koontz.

Le journal procède essentiellement par allusion, contiguïté et sous-entendus ; tout en fournissant une interprétation « clé en main », par un jeu de questions et de réponses savamment orchestré, il laisse officiellement à ses destinataires le soin d’en assumer la responsabilité : « Chers téléspectateurs, faites-vous votre propre opinion pour savoir si le coronavirus est arrivé par pur hasard, ou s’il a été délibérément utilisé comme une arme biologique militaire. » Ce libre arbitre interprétatif est superficiel : de fait, la préfiguration confrontationnelle instaure une complicité fondamentale entre le journal et ses destinataires, une complicité dont le ressort est l’opposition a priori « Eux-Nous ». C’est ce « Nous » aux contours agonistiques que vise à alimenter Kla.TV, dont le journal se termine en proposant un programme d’action : celui d’alerter et de réinformer le plus de personnes possible. « Êtes-vous intéressés par les faits présentés dans cette émission ? Alors transmettez le lien de cette émission via les réseaux sociaux ou par email au plus grand nombre possible de vos amis et connaissances. » En d’autres termes, le moment de la refiguration mimétique est hypertrophié. Délaissant le moment pluriel du « figurer ensemble » que constitue la mise en intrigue, l’émission vise surtout à faire advenir une communauté « alternative », la communauté critique des « éveillés » qui refusent d’être enrôlés dans la figure docile et aveugle des bien-pensants.

Intégrant eux aussi de manière obsessionnelle l’opinion des « cinglés » du camp adverse, les médias généralistes n’ont pas, contrairement aux médias « complotistes », à faire surgir le sujet collectif qu’ils affectent et concernent. Leur public est déjà là, c’est celui, déjà conquis, des institutions. Réunis sous l’égide du combat rationaliste dont ils se font les chevaliers, épaulés par des dispositifs de surveillance de la « mentalité complotiste », tel l’omniprésent Observatoire du conspirationnisme[29], la plupart des discours médiatiques rejettent les interprétations divergentes hors de l’espace public, dans une hypothétique « complosphère » qu’il faut « infiltrer », décrypter et « debunker »[30]. Ainsi, malgré l’invraisemblance dont le journal télévisé de Kla.TV est entaché, « Les Décodeurs » du journal Le Monde le soumettent au processus du fact-checking. Après avoir passé en revue « ses principales tromperies », la conclusion des Décodeurs est évidemment sans appel : ce « faux journal télévisé, réalisé par un site conspirationniste suisse, tord la réalité dans le sens qui l’arrange en s’appuyant sur de pseudo-expertises »[31].

Cela étant, cette configuration duale de l’espace public n’a pas pris toute la place. Certains journalistes tentent de rouvrir les boîtes noires dans lesquelles des récits lourdement préfigurés et des collectifs tout aussi lourdement refigurés tendent à enfermer les événements. C’est bien à la remise en intrigue de ce qui s’est réellement passé et à la légitimation du conflit des interprétations que vont oeuvrer deux journalistes invités en juin 2020 à l’émission de débat de la Télévision Suisse romande, Infrarouge. À l’encontre de l’effondrement mimétique qui tend à asphyxier le moment interprétatif de la triple mimèsis, soit en l’encapsulant dans un réel sursaturé de chiffres et de mises en visibilité, soit en l’absorbant dans un imaginaire tout à la fois déchaîné et ressassé qui « néantise » le réel, les deux journalistes invités à débattre tentent en effet, par leurs prises de parole, de recréer l’écart nécessaire à l’émergence d’une pluralité de perspectives[32].

Une rupture de cadre

Le 3 juin 2020, alors que la Suisse s’installe dans le déconfinement, juste après la première vague de la pandémie, l’émission de débat Infrarouge choisit de porter son attention sur une question d’intérêt général : « Quel vaccin contre le complotisme ?[33] » Comme dans tout débat, les prises de parole des invités sont « cadrées » par les questions que pose l’instance médiatique, par la voix du journaliste-animateur (Bovet et Malbois, 2011). Toutefois, douze minutes environ après le début de l’émission, les prises de parole des deux journalistes-débatteurs, Myret Zaki et Jacques Pilet, opèrent un désalignement vis-à-vis de la position énonciative que la RTS les invite à occuper. Au lieu de dire ce qui fait problème dans le complotisme, ils vont inverser les termes du débat et se mettre à dire ce qui, selon eux, fait problème dans la conception médiatique du complotisme.

La séquence commence par une intervention de J. Pilet, qui décrit la catégorie « complotiste » comme une catégorie largement médiatique, qui résulte de catégorisations hasardeuses et lance des « chasses aux sorcières » sur la base d’informations amalgamées de façon peu rigoureuse. Pour le remettre à l’ordre et factualiser la catégorie « complotiste », le journaliste-animateur rappelle alors les résultats d’un sondage réalisé par Tamedia, le plus grand groupe privé de média en Suisse : 30 % de Suisses pensent que « le virus a été développé dans un laboratoire ». Mais au lieu de répondre à son interpellation (« Alors vous nous dites c’est pas grave, ça existe depuis toujours, le complotisme ? »), les deux journalistes-débatteurs vont s’appliquer à défaire le cadrage du débat.

Ouvrir l’espace, réinstaurer l’écart

Tout en remettant en cause la valeur de vérité du fait que le journaliste-animateur énonce (c.-à-d. que la population suisse compte en son sein de nombreux complotistes), les deux journalistes-débatteurs ne mettent pas sur la table un autre fait qui viendrait le contredire. Ils apportent plutôt une autre interprétation de ce fait statistique, notamment en le contextualisant, ce qui leur permet de combler, comme le dirait Michel (2017 : 133), le « défaut partiel de sens » qui l’entache. En redéployant un espace au sein duquel un conflit des interprétations peut prendre place, les deux journalistes-débatteurs donnent à voir, en creux, en quoi devrait consister le travail de médiation et de mise en intrigue des médias généralistes. Ce travail consiste à resituer la catégorie « complotiste » dans l’événement de la pandémie, dans une histoire pleine de revirements et toujours en cours d’écriture. Pour prendre la mesure de cette histoire, suggère en substance M. Zaki, il faut rouvrir la boîte noire que constitue « l’origine du virus » et redéployer les éléments hétérogènes qui ont été fusionnés de manière hâtive, au moment où la version de l’accident de laboratoire a été écartée. Parmi ces éléments hétérogènes se retrouvent, entre autres, des réseaux sociaux, un laboratoire à Wuhan, une enquête mandatée par le gouvernement états-unien, des secrets d’État, des laboratoires d’armes chimiques, le peuple, des rapports de pouvoir, des choses connues et d’autres ignorées, etc. Si l’on suit M. Zaki, c’est la synthèse, la mise en intrigue raisonnée mais ouverte de ces multiples éléments que les médias auraient dû accomplir pour remplir leur mission, en l’occurrence celle de garantir l’intelligibilité, la responsabilité publique (public accoutability) de ce qui arrive. Cette ouverture aurait permis, comme le suggère également J. Pilet, de prendre en considération d’autres hypothèses, d’autres points de vue. Ainsi, pour les deux journalistes, écarter d’emblée l’hypothèse selon laquelle « le virus a été développé dans un laboratoire » et désamorcer par là même toute possibilité d’enquête publique sont des fautes épistémiques. L’état actuel des connaissances, comme le souligne M. Zaki, ne le permet pas (« D’accord. Vous n’avez pas de preuves, d’accord. Voilà, c’est tout ce que je voulais savoir »). Le récit médiatique ne devrait pas pouvoir donner prise à une seule version dogmatique des événements. C’est uniquement en préservant l’indétermination qui caractérise par définition une histoire en train de se faire que les médias généralistes effectueraient bien leur travail. Quant à l’usage précipité de la catégorie « complotiste » pour disqualifier les interprétations concurrentes de l’origine du virus, c’est d’après eux une faute politique. Les médias généralistes ne devraient pas reprendre aveuglément la version dominante des faits et suivre sans discernement ses éventuels revirements (Cuff, 1993). C’est ce que suggère J. Pilet : « La thèse comme quoi le virus aurait pu accidentellement apparaître dans un laboratoire de Wuhan, ça a été jugé complotiste jusqu’à ce que le gouvernement américain décide d’enquêter dessus. Puisqu’il étudie maintenant la question. Et là maintenant, ça n’est plus jugé complotiste. »

Défendant le point de vue tiers que devraient adopter, selon lui, les journalistes, J. Pilet s’attache même à étoffer les fils de la mise en intrigue que sa consoeur a commencé à déployer en rajoutant à une narration publique pour le moins exsangue des agents historiques supplémentaires, notamment des services secrets et des puissances qui développent des armes biologiques. J. Pilet fait également appel au jugement en se représentant comme un citoyen « réfléchissant » : « Maintenant la question de la démarche diabolique, et volontaire. Personnellement, je n’y crois pas du tout. Moi je crois que la fuite accidentelle est très plausible, j’en sais rien, mais plausible. » Annihilant la position tranchée du journaliste-animateur (c.-à-d. qu’il est faux de dire que le virus a été fabriqué dans un laboratoire), le journaliste-débatteur reconnaît de fait la légitimité d’une enquête publique sur les origines de la pandémie et redonne une épaisseur à la trame narrative qui tente d’en rendre compte. En faisant intervenir dans le débat le lexique du plausible et du probable — un lexique repris également par M. Zaki —, il replace explicitement la narration publique dans le régime de validité qui est le sien : la vraisemblance. Parce qu’elle fait place au jugement, la vraisemblance accompagne le « moment herméneutique » de la communication et rend possible la constitution de l’expérience publique (Quéré, 1982 : 40). Cela étant, même si la vraisemblance se tient dans un rapport oblique vis-à-vis des critères du vrai et du faux dont l’institution scientifique, notamment, est la garante, elle n’en est pas moins cadrée par des références à la réalité empirique et par les repères du normal et du pathologique, du rationnel et de l’irrationnel, du réel et de l’imaginaire. C’est bien en référence à ces repères que J. Pilet conclut : « Mais que l’on ait considéré un instant cette possibilité, encore une fois que je juge improbable, c’est pas du délire. C’est pas de dire la terre est plate. »

Si les prises de position de ces deux journalistes invités à débattre sur le complotisme sont intéressantes, c’est parce qu’elles battent le rappel de la fonction normative essentielle que les médias généralistes sont censés assumer dans un espace public démocratique : celle de garantir la règle de la narration publique que le journaliste-animateur semble quant à lui avoir oubliée. Cette règle consiste à assurer, au sein des dispositifs médiatiques, une relation plurivoque et ouverte entre une mise en intrigue, les différents récits auxquels celle-ci est censée donner prise et la constitution du public à laquelle elle est censée servir de point d’appui. C’est bien à cette règle et à la pluralisation des perspectives qu’elle implique que les deux journalistes-débatteurs redonnent une consistance et une visibilité publiques. Ce faisant, ils rappellent que les médias (qu’ils soient généralistes ou alternatifs, d’ailleurs), tout au moins quand ils s’efforcent de remplir la fonction historique qui leur a été confiée dans les démocraties contemporaines, ne sont pas censés être dogmatiques ou prescriptifs. Ils sont seulement censés garantir les conditions à même de favoriser le déploiement de l’enquête publique que la société mène sur elle-même quand elle est confrontée à des événements qui rompent le cours ordinaire des choses, tels le 11-Septembre et la pandémie. Ces conditions, ne nous y trompons pas, sont exigeantes. En effet, pour que cette enquête et la mise en intrigue à laquelle elle devrait donner lieu puissent faire place au jugement, encore faut-il qu’elles obéissent à certaines règles de méthode. Et notamment aux règles, centrales pour le pragmatisme, édictant que le doute, à l’instar de la croyance, nécessite une justification, et que tout ce qui est tenu pour vrai est susceptible d’être révisé (Tiercelin, 2021).

conclusion. la petite vertu de la tautologie

Tout au long de ce parcours, nous avons tenté d’esquisser une sociologie herméneutique qui s’attache à analyser la dégradation mimétique engendrée par les polémiques, dans un contexte où les systèmes d’interprétation partagés sont déréglés, voire désajustés. Ces schémas polémiques, notamment ceux de la guerre contre le terrorisme, contre le virus, contre le complotisme ou contre l’establishment, écrasent le champ d’expérience et l’horizon d’attente sous un même appel à l’unité, faisant disparaître la possibilité même d’un regard tiers. Les récits auxquels donnent lieu le 11-Septembre et la crise de la COVID, notamment, sont entièrement orientés par les seules solutions qui seraient à même de terrasser l’ennemi. Dans un cas comme dans l’autre, le récit tente de composer une collectivité indéfectiblement unie autour d’une réalité partagée qui tient lieu de fondement épistémique et moral à l’action commune. C’est par rapport à cette unité que les « complotistes » font défection, s’exposant ainsi à une sanction épistémique et morale. 

L’appel à une unité sans faille court-circuite le moment de con-figuration collective et désamorce l’enquête herméneutique que devraient mener les sociétés modernes pour pouvoir s’auto-constituer. Brisé, le cercle herméneutique a perdu ses vertus et fait place à une réitération tautologique, un ressassement et un ressentiment sans imagination ni interprétation. Les polémiques complotistes tendent en effet à bloquer l’enquête, à court-circuiter le travail de mise en intrigue et à donner forme à un ordre pratique qui se boucle sur lui-même. Nous avons identifié plusieurs modalités de bouclage : des mises en visibilité qui parlent d’elles-mêmes et rendent incongrue toute demande d’enquête ; l’intelligibilité immédiate d’un acte de guerre qui appelle une riposte armée ; des mesures statistiques qui tiennent lieu de réel et appellent des mesures sanitaires ; un format audiovisuel qui imite un journal télévisé pour enrôler les spectateurs dans l’exercice d’un soupçon qui tient lieu de mise en intrigue, etc. 

La dégradation mimétique que génèrent ces types de bouclages érode le « tiers symbolisant » que constituent les médiations impersonnelles et institutionnelles (Quéré, 1982). Elle érode également la confiance dans le bon fonctionnement de l’espace public, et ce, de deux manières. D’une part, elle menace la constitution d’un monde dans lequel des êtres hétérogènes pourraient habiter en commun et entrave l’enquête indispensable à la mise en intrigue politique qui est au coeur de l’espace public démocratique : celle d’un espace dans lequel s’épanouissent chez chacun la faculté d’imagination et l’aptitude à « une mentalité élargie », c’est-à-dire la capacité à élever un cas particulier au rang d’un problème commun et à actualiser l’ensemble des opinions possibles qu’il porte potentiellement en lui (Arendt, 1972 [1954] : 308). Sous l’égide d’une moralité posée en surplomb, l’imaginaire (anti)complotiste dépluralise l’espace public et orchestre la confusion du pouvoir, du savoir et de la loi que les démocraties modernes avaient précisément entrepris de séparer. D’autre part, faute de repères impersonnels, les tentatives compulsives de déchiffrement des êtres et des événements se multiplient, les apparences se dégradant en symptômes ou en indices de vérités enfouies — des indices qui fondent le soupçon[34]. Le laboratoire du jugement cher à P. Ricoeur, qui s’adosse à l’espace interprétatif que déploie normalement la dynamique mimétique, fait place à un « paradigme indiciaire » (Ginzburg, 1980) : les prises de position deviennent le signe d’une personnalité, les conduites l’indice d’intentions malveillantes, les moindres opinions la trace d’une appartenance ou d’une identité. Une fois les conduites et les paroles devenues des hiéroglyphes qu’il s’agit de déchiffrer par un travail de décryptage anxieux, l’épreuve de publicité perd son sens. Dans l’imaginaire (anti)complotiste, en effet, le pouvoir des « autres » n’occupe pas le devant de la scène ; il est dispersé, difficilement identifiable et, bien souvent, invisible. Il s’exerce grâce à une organisation réticulaire qui agit sans paroles et esquive le regard public. Appréhendés dans cette perspective, la scène publique et les conflits institutionnalisés qui s’y déroulent ne sont plus qu’un « miroir aux alouettes » : c’est dans les coulisses des réseaux socionumériques ou dans les jeux d’ombre des dominants que se jouent et se déjouent les véritables rapports de force.

En dessinant l’horizon polémique et polémologique d’une configuration « ami-ennemi »[35], l’imaginaire (anti)complotiste dessine un système à deux places agentives et affectives qui instaure des perspectives univoques et incommensurables entre elles : chaque place est occupée à priver sa contrepartie de la possibilité de répondre, à la déposséder de son intelligence interprétative, bref à la « rendre bête » (Amorim, 2015). À l’exercice d’un soupçon continu qui anime les réseaux socionumériques répondent, en miroir, les accusations de complotisme. Ces accusations sont d’autant plus virulentes qu’elles misent sur l’instinct de survie : la survie de la Raison, de la Vérité et de la Démocratie, redevenues majuscules, pour les uns ; la survie des Petits, des Démunis, des Exploités pour les autres. Dans cette lutte pour la survie, l’herméneutique des récits se noue étroitement avec une phénoménologie des affects. Ce sont finalement des sentiments de mépris, d’humiliation, de colère, d’indignation et de peur qui meuvent et émeuvent les collectifs agonistiques qui peuplent nos espaces publics éreintés.

Nouée à une phénoménologie, une sociologie herméneutique des récits contemporains devrait aussi, pour donner sa pleine mesure, s’articuler à une sociologie des dispositifs narratifs. Certains dispositifs sont « publicides » : ils tracent les contours d’un « non-public », d’une communauté des écoeurés ou des dégoûtés (Dayan, 2000 ; Brugidou, 2012). D’autres dispositifs sont « publigènes » : ils facilitent la coexistence et la justification de différents points de vue et assurent un système de places suffisamment réversibles pour assurer à tout un chacun la possibilité de répondre. Ce sont les dispositifs qui favorisent l’émergence d’imaginaires pluralistes et la circulation d’opinions plurielles, prospectives et « fluides », qu’une sociologie de type herméneutique nous aide si bien à déployer.