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Pour Nicolas Rialland, avec mon amitié

"Schon dadurch, m[eine] F[reunde], daß Sie die Menschen vernünftiger urtheilen lehren, schon dadurch zwingen Sie, wenn ich so sagen mag, ihre Beherrscher, Gesetze und Anordnungen zu geben, die mit dem Wohle des Volkes nicht in so offenbaren Widerspruche stehen[1]."

Inflexions bolzaniennes

L’auteur dont il est ici question n’est pas une figure de référence, loin s’en faut, pour les études consacrées à la relation État-religion en France et en Allemagne. La personnalité en question n’est d’ailleurs ni allemande ni française. Mais s’il s’agit de penser les "Wendepunkte", les points d’inflexion historiques, nous sommes alors en plus heureuse compagnie avec le mathématicien et philosophe Bernard Bolzano, car si celui-ci n’a pas acquis le statut qui lui revenait de droit, il a par contre sûrement participé à une période cruciale pour la genèse du cadre qui est le nôtre : né en 1781 à Prague, d’une mère issue d’une famille de commerçants pragois de langue allemande (Cecilia Maurer) et d’un marchand d’art italien[2], il est mort dans la même ville en 1848, juste après l’écrasement des diverses révolutions qui ont alors secoué toute l’Europe.

Bolzano est moins un homme qui reflète et exprime son temps qu’un esprit qui a vu d’autres possibles, et qui a été marginalisé pour cette raison : notamment, pour ce qui nous concerne ici plus directement, parce qu’en tant que théologien et réformateur social il a essayé de réconcilier l’Église et les Lumières (un projet qui peut sembler quelque peu désespéré avec le recul qui est le nôtre, et qui a de fait surtout valu des ennuis à son auteur). Comme les bolzaniens dont je suis sont convaincus qu’ils étudient un grand penseur qu’ils estiment devoir sortir de sa marginalisation, je rappelle qu’il est l’un des pionniers de la réflexion sur les fondements des mathématiques au 19e siècle, qu’il a contribué à fonder l’analyse moderne et à dégager des résultats dont la plupart seront redécouverts indépendamment, même s’il a correspondu avec Weierstrass et a rencontré Cauchy, et que Peano et Cantor ont vu en lui leur prédécesseur. Mais son souci alors inactuel de la mathématique pure et le drame qui a touché la publication de ses œuvres posthumes (un légataire mort, l’autre devenu ministre, la cruauté du destin pouvant prendre des formes diverses) se sont ajoutés à la censure politique pour produire un résultat identique à cette dernière. La recherche mathématique a alors perdu une génération ou deux, mais la temporalité de la philosophie n’étant pas la même que celle des mathématiques, parions que la (re-)découverte des œuvres de Bolzano pourrait apporter à notre réflexion autre chose que des querelles de priorité dans la découverte de telle ou telle notion arithmétique.

Nous disposons depuis peu pour tenir ce pari d’une "édition complète" qu’il ne nous reste plus qu’à lire[3]. Pour ce qui nous concerne ici plus directement, rappelons donc que Bernard Bolzano a obtenu à partir de 1805 une chaire de science de la religion dont le régime, qui venait de la créer, espérait qu’elle servirait à endiguer la diffusion des idées d’inspiration voltairienne parmi les étudiants. Il a cependant quelque peu déçu les espoirs que l’on avait placés en lui par le contenu de ses discours édifiants (les Erbauungsreden[4]) que, conformément à sa charge, il tenait régulièrement, et où il exposait sa synthèse d’une fidélité à la foi chrétienne, de critique sociale et d’ouverture aux idées des Lumières. Ceci lui a valu comme de juste un certain nombre d’ennemis, et finalement l’interdiction de toute activité d’enseignement et de toute publication à partir de 1819. Certains spécialistes de Bolzano se demandent surtout comment il a pu rester aussi longtemps en poste, et l’expliquent en partie par la protection de hauts fonctionnaires attachés à une modernisation de la vie intellectuelle de l’empire. La chose est pourtant plus complexe, et mêle comme il est d’usage bassesses privées et courants politiques, mais si dans son autobiographie Bolzano attribue en dernière analyse sa destitution à des proches du pape, ses soutiens se comptèrent aussi dans l’Église et l’aristocratie tchèque. L’important est que malgré la censure l’œuvre est là, et que depuis quelques années la pensée de Bolzano fait l’objet d’un regain d’intérêt que des commentateurs ont pu aller jusqu’à qualifier de "Bolzano Renaissance", et cette renaissance touche aussi ses œuvres théologiques et politiques, que ce soient les Erbauungsreden, la Religionswissenschaft ou l’utopie politique et religieuse Von dem besten Staat. Après les œuvres d’Eduard Winter, dont son Wissenschaft und Religion in Vormärz (édition de la correspondance de Bolzano avec Fesl sur ce sujet, publiée en 1965), suivie par l’édition de Über die Perfektibilität des Katholizismus (1971), ou Der Josefinismus (étude sur le "Joséphisme" parue en 1962), ou celle moins connue de Hermann Schrödter (Die "Religionswissenschaft" Bernard Bolzanos, 1972), ces dernières années ont vu la parution de plusieurs colloques consacrés à la pensée politique et religieuse de Bolzano, que ce soit intégralement ou en partie. Ainsi de Bernard Bolzano und die Politik (Helmut Rumpler Hg., 2000), ou de Bernard Bolzanos geistige Erbe für das 21. Jahrhundert (Edgar Morscher Hg., 1999), ou encore de Bernard Bolzanos Religionsphilosophie und Theologie (Winfried Löffler Hg., 2002).

La contribution ici proposée s’appuie donc sur un espoir fondé : celui, pour reprendre les mots de Roman A. Siebenrock, selon lequel, si la pensée de Bolzano n’a pu être reçue et comprise de son temps, elle pourrait bien offrir des réponses au nôtre. M. Siebenrock pensait il est vrai à l’infaillibilité de l’Église, mais sa remarque peut s’étendre sans dommage à notre sujet :

"Bolzanos analytisch-theologische Grundhaltung lieβ ihn völlig ungeeignet sein für die polemischen Diskussionen nach der Jahrhundertmitte. Deshalb konnte er wenig Einfluss gewinnen. Heute jedoch ist seinem Grundansatz, die Unfehlbarkeit der Gesamtkirche aus dem Charisma des Anfangs zu entwickeln, grundsätzlich zuzustimmen (…) Auch wenn manche Hinweise von Bolzano hier wieder entdeckt werden können, ist eine jüngere Entwicklung von ihm noch nicht in Erwägung gezogen worden : ein öffentliches Schuldbekenntnis im Namen der Kirche durch den Papst." .

(Roman A. Siebenrock, "Bolzano und die Unfehlbarkeit der Kirche. Zur Struktur einer theologischen Position vor 1870", in Löffler 2002 : 340-341)

Je traduis[5]:

"La position analytico-théologique fondamentale de Bolzano le rendait totalement impropre aux discussions polémiques de la seconde moitié du siècle. C’est pourquoi il n’a pu gagner beaucoup d’influence. Aujourd’hui cependant son approche de fond, qui consiste à développer l’infaillibilité de l’Église à partir du charisme du commencement, est en principe accordée (…) Même si de nombreuses indications de Bolzano peuvent être ici redécouvertes, un de ses plus récents développements n’a pas encore été pris en considération : une reconnaissance publique de culpabilité par le pape, au nom de l’Église."

C’est que la réflexion bolzanienne sur le rapport de la religion et du pouvoir au sens large, de l’Église et de l’État en un sens restreint, dépasse la question de l’autorité politique. Elle se constitue, dans ses cours et dans ses discours, comme une œuvre de conciliation entre l’exigence scientifique et critique propre aux Lumières, leur volonté d’autonomie intellectuelle et personnelle d’une part, et le rôle de la religion dans la réalisation du bonheur humain de l’autre. Cette conciliation ne se fait pas qu’au niveau de la théorie de la connaissance, mais également à un niveau politique, comme dans le chapitre 7 du Büchlein vom besten Staat, où est abordée la question de la liberté de pensée et de religion (Von der Freyheit des Denkens und der Religion), mais aussi très pratiquement et en lien avec celle-ci la question de savoir si les fonctionnaires de l’État doivent avoir une religion et si oui une religion déterminée, et si la pratique de la religion est contradictoire avec le service de l’intérêt public. Elle ne saurait être conçue comme une conciliation des conceptions françaises et allemandes du problème : Bolzano se définit en effet par une opposition à la radicalité anticléricale des Lumières françaises, mais aussi d’un point de vue philosophique par une critique virulente de la confusion opérée selon lui par l’idéalisme allemand entre philosophie et théologie. C’est au nom d’une pensée qui opère une distinction claire entre philosophie et théologie que se déploie ainsi une critique radicale de la pensée postkantienne dans le domaine de la philosophie de la religion[6]. Son intérêt est donc d’offrir le regard d’un tiers sur la naissance philosophique des modèles encore en vigueur en Allemagne et en France : en nous offrant une autre perspective sur leur genèse, il peut de fait nous aider à en penser les angles morts.

Le rôle de la religion et le rejet de la philosophie classique allemande

Bolzano a été éduqué par les Piaristes de Prague, un ordre qui insistait sur l’engament social et l’éducation, et il poursuit par sa philosophie l’élan de courants réformateurs qui irriguaient alors le catholicisme bohémien. Sa mère, très pieuse, le convainc de sa vocation, contre la volonté de son père, marchand d’art gagné aux idées progressistes et qui a participé à la fondation d’un orphelinat. La religion apparaît alors comme ce qui vise le bien commun, comme bien des hommes, et lorsque Bolzano aura des doutes sur sa vocation et sur la vérité du dogme, c’est cette utilité qui le maintiendra dans son choix pour le sacerdoce ministériel. Dans le Lehrbuch der Religionswissenschaft (publié sans nom d’auteur), il donne comme définition de la religion au sens le plus englobant l’ensemble des opinions d’un homme et des règles qui ont une influence sur sa vertu et son bonheur ("… den Inbegriff aller derjenigen Regeln und Meinungen eines Menschen verstehe, die einen Einfluss auf seine Tugend und Glückseligkeit haben" Lehrbuch der Religionswissenschaft § 2, p. 44). Comme le fait remarquer Hermann Schrödter dans son ouvrage sur la Religionswissenschaft, une telle définition permet difficilement de distinguer la religion et l’éthique, cette dernière étant cependant plus vouée à la mise à l’épreuve pratique des critères moraux. Elle limite aussi l’obéissance à un cadre moral, et cette soumission de la religion à la morale est même un des rares points d’accord de Bolzano avec Kant :

"Man muß jede Lehre der Religion und jede Auslegung einer solchen Lehre, wenn sie in ihren Wirkungen sich den Menschen schädlich bezeigt, eben darum schon als eine falsche Auslegung betrachten und verwerfen."

(Bernard Bolzano, Erbauungsrede vom neuenten Sonntage nach Pfingsten, im Jahre 1817, in Bolzano 1976 : 156)

"Lorsqu’un dogme de la religion ou une interprétation d’un tel dogme se révèle nuisible aux hommes dans ses effets, elle doit précisément de ce simple fait être considéré comme une fausse interprétation, et être rejetée."

Ceci ne signifie cependant pas une limitation de la religion à l’éthique ; il répète à plusieurs reprises que le christianisme lui paraît être la religion la plus à même de développer la moralité humaine, et entreprend de le fonder philosophiquement, sans que son rationalisme en vienne à nier la nécessité d’une révélation et de la croyance. Dans le même discours (ibid. : 162), Bolzano avance ce qu’il juge être les avantages de la croyance en Dieu et en la révélation, et qu’il fait tenir en un rappel de nos devoirs et dans l’effet apaisant qu’une telle croyance apporte. Malgré l’équilibre propre à une telle construction, je ne pense cependant pas que l’on puisse dire comme Eduard Winter dans Der Josefinismus que "In ihm vollzog sich, völlig organisch und ohne jeden Bruch der Übergang von der Aufklärung zum Frühliberalismus" (Winter 1962 : 208). Présenter la pensée politique et/ou religieuse de Bolzano comme un organisme passant sans ruptures de l’Aufklärung aux commencements du libéralisme a le mérite de souligner sa cohérence, mais cela ne doit pas masquer les tensions bien réelles entre sa volonté de réformes sociales radicales et le refus de se classer parmi les révolutionnaires au sens français, entre son rationalisme et la proclamation affichée de fidèle catholicité. À cette dernière Jacob Frint, à la tête de la cabale anti-bolzanienne[7], n’a pas cru. C’est du moins ce qu’il dit dans son rapport sur l’enseignement de Bolzano du 9 juin 1821 :

"Es dürfte schon schwer sein, in der Kirchengeschichte einen Mann zu finden, welcher bei einigem Schein der Katholizität sich an den katholischen Lehrbegriff so verstoßen hätte als Bolzano.[8]"

Contrairement aux dires de Frint, il ne doit pas être si difficile de "trouver une personnalité dans l’histoire de l’Église qui ait plus que Bolzano porté atteinte à sa doctrine tout en se parant d’une apparence de catholicité", mais on peut comprendre qu’un prêtre qui s’en prenait à l’hypocrisie du clergé et au célibat lui ait paru s’éloigner pour le moins de la ligne[9]. Du reste, s’il n’est pas bien intentionné, Jacob Frint ne se trompe pas quand il fait des discours édifiants ("die man allerdings als den praktischen Teil seiner Theorie betrachten kann") la partie pratique de la philosophie bolzanienne[10]. On peut, pour une description plus minutieuse des rapports de Bolzano avec sa hiérarchie, se rapporter à l’article de Wolfgang Künne : "Die theologischen Gutachten in den Verfahren gegen den Professor und den Priester Bolzano" (Löffler 2002 : 149-189), par exemple aux pages 152-153, où W.Künne décrit ses relations avec Franz Wilhelm, prieur de l’ordre de Malte nommé en 1816 Studiendirektor de la faculté de philosophie. Il n’est pas pour nous question de refaire l’histoire : gardons seulement à l’esprit, quand nous lisons les amples périodes de la prose bolzanienne, que ces idéaux défendus de manière toute professorale et pastorale à la fois le sont sur un fond de censure et de grande violence politique.

On a donc chez Bolzano une tentation rationaliste, mais la séparation du théologique, du philosophique "pur" et du politique lui paraît un moyen de sauver les trois, et peut-être surtout la religion – des empiètements du politique notamment, mais aussi de certaines extensions mal venues de la philosophie. Contre le Fichte de l’Essai d’une critique de toute révélation, il affirme que la révélation ne serait pas contradictoire avec la pensée ; quant à la philosophie hégélienne de la religion, qui en fait une station de transit dans la marche de l’absolu vers sa réalisation, elle ne va pas sans lui inspirer une certaine horreur. Mais ce qui est pour nous plus particulièrement pertinent, c’est que Bolzano fait avant tout aux idéalistes allemands le grief de Schwärmerei, et ce malgré les grandes critiques que Hegel par exemple a pu faire lui-même de ce phénomène. C’est que l’Allemagne d’alors lui paraît gagnée par cette forme d’enthousiasme dont l’idéalisme et son discours sur l’absolu – qui se veut discours de l’absolu – est une des formes. Cette prétention coûteuse se lie au panthéisme pour produire une confusion conceptuelle dont Bolzano dit redouter les conséquences intellectuelles et morales.

Le rapport avec Kant est plus complexe : s’il partage avec lui une approche de la religion qui insère celle-ci dans un cadre moral, il a développé une critique de l’anthropologie et non seulement de la théorie de la connaissance de Kant. Hermann Schrödter résume bien dans son ouvrage les critiques qu’il développe de l’impératif catégorique kantien :

"Der entscheidende Gesichstpunkt ist für Bolzano, daß praktische Wahrheiten ein Sollen und damit eine schöpferische Gestaltungsaufgabe enthalten. Sie stellen den Menschen etwas noch nicht Daseiendes als Hervorzubringendes vor Augen. Bolzano hält aus verschiedenen Gründen den Kategorischen Imperativ Kants für ungeeignet, dieser Aufgabe gerecht zu werden. 1. Aus logischen Gründen: Der Kategorischen Imperativ enthält kein einfaches Subjekt und kein einfaches Prädikat, wie es für einen Grundsatz erforderlich ist. 2. aus Gründen der Sittlichkeit im beschriebenen Sinn: Es ist zu formell; Widerspruchsfreiheit allein erlaubt keine Ableitung von Folgerungen, wie es nötig ist. 3. aus anthropologischen Gründen: Der Purismus, der die "Glückseligkeit" auslässt, ist eine unzulässige Abstraktion. 4. aus metaphysischen Gründen: Der Kategorische Imperativ ist nicht umfassend genug. Schon unser Verhältnis zu Tieren z.B. kann nicht mit seiner Hilfe gestaltet werden."

(Schrödter 1972 : 106-107)

"Le point décisif pour Bolzano est que les vérités pratiques contiennent un devoir et donc une tâche de conception créatrice. Elles mettent devant les yeux des hommes quelque chose de non encore existant comme étant à produire. Bolzano tient l’impératif catégorique kantien pour impropre à venir à bout de cette tâche, et ce pour plusieurs raisons. 1. Pour des raisons logiques : l’impératif catégorique ne contient ni sujet simple ni prédicat simple, comme cela est nécessaire à un principe. 2. Pour des raisons de moralité au sens déjà décrit : il est trop formel ; l’absence de contradiction ne permet pas à elle seule la déduction de conclusions, comme il est nécessaire. 3. pour des raisons anthropologiques : le purisme qui omet le "bonheur" est une abstraction inadmissible. 4. pour des raisons métaphysiques : l’impératif catégorique n’est pas assez étendu en compréhension. Ne serait-ce que notre relation avec les animaux ne peut être conçue avec son aide."

Ce refus d’une détermination de l’agir par la seule représentation de la loi morale kantienne a des conséquences pour le rôle joué par la religion dans la moralité, et il semble que cette dernière ait un rôle plus constitutif à jouer dans la vie morale du sujet bolzanien que dans celui du sujet kantien. Mais les développements de cette question nous entraîneraient trop loin : retenons que pour Bolzano l’Allemagne est dominée par ces produits dégradés du kantisme que sont notamment pour lui les idéalismes allemands, caractérisés par des confusions et un enthousiasme qu’il refuse. Mais ce rejet du "modèle allemand" n’implique pas l’acceptation d’un "modèle français" : pas plus hier qu’aujourd’hui les différents développements français et allemands ne se tenaient comme deux antithèses qui imposeraient un choix ou une synthèse, même si Bolzano se tient en définitive plus près d’une certaine conception française des rapports entre l’État et la religion.

Sur l’Église-État (Kirchenstaat) 

On aurait tort cependant de déduire des développements précédents que Bolzano ne développerait ses conceptions que de manière réactive, à partir d’une méfiance envers les évolutions contemporaines de l’Allemagne, ou seulement a priori, à partir de définitions abstraites du religieux et du politique. Elles doivent tout autant à des observations concrètes, conformément d’ailleurs à la compréhension bolzanienne de la science politique : l’exigence de se passer de toute vérité d’expérience n’entre en effet pas dans la définition de la philosophie elle-même, mais uniquement dans la notion d’une science qui lui est subordonnée, savoir la métaphysique[11]. Or il est clair pour lui que l’expérience plaide elle aussi contre un État directement régi par les ecclésiastiques et soumis intégralement à l’administration directe d’une Église : ce genre d’observations peuvent être lues dans un texte aujourd’hui peu accessible et que j’ai retrouvé au Klementinum de Prague, les Ansichten eines freisinnigen katholischen Theologen, publié pour des raisons aisément compréhensibles sans nom d’auteur en 1834, en réponse à un écrit d’A. Gengler publié dans le Theol. Quartalschrift 1832 (Tübingen)[12]. Gengler lui-même admet que les périodes de plus grande puissance de l’Église ont été marquées par des abus (d’après Ansichten 1834 : 32), sans juger cependant nécessaire qu’elle présente des excuses, ce que Bolzano relève sans le désapprouver explicitement : il est cependant assez évident qu’une Église bolzanienne le ferait. Au rêve genglérien d’une constitution de l’Église-État qui permettrait d’éviter ces abus, Bolzano oppose la piètre réalité vaticane :

"Überdieß wäre ich begierig, zu wissen, ob unser Vf. zugibt, was doch so viele Sachkündige behaupten, daß unter allen europäischen Staaten gerade derjenige, der vorzugsweise der Kirchenstaat heißt, die schlechtesten politischen Einrichtungen habe; und wenn er dieß zugibt, wie er nach seinen Begriffen diese Erscheinung erkläre?"

(Ansichten 1834 : 33-34)

"Je serais en outre très désireux de savoir si notre auteur admet ce que de nombreux hommes compétents affirment, savoir que de tous les États européens c’est précisément celui qui se nomme de préférence l’Église-État qui a les plus mauvaises institutions politiques ; et, s’il l’admet, comment il explique ce phénomène à l’aide de ses concepts ?"

Il est clair en lisant ces pages des Ansichten que Bolzano craint le cumul des pouvoirs religieux et séculiers, et la trop grande concentration de puissance qui en résulte. Un État soumis à l’Église ne serait plus séparable de l’Église, mais constituerait une Église-État, un Kirchenstaat. Un État se caractérise en effet par la souveraineté, ce qu’il rappelle dans une définition de l’État qu’il oppose à celle issue selon les propres dires de Gengler de "l’école kantienne", et que son adversaire reprend à son compte avec cette étiquette kantienne :

"Wir sagen nämlich, es habe ein Staat sich gebildet, wenn eine Menge von Menschen in eine Verbindung von solcher Art getreten ist, daß in dem Ganzen, daß sie nun darstellen, eine Gewalt zu zwingen bestehet, welche so groß ist, als sie nur überhaupt unter Menschen rechtlicher Weise bestehen kann, d.h. (nach der schon oben gegebene Erklärung) geduldet zu werden verdient."

(Ansichten 1834 : 15)

"Nous disons en effet qu’un État s’est formé quand un grand nombre d’hommes sont entrés dans une association telle qu’il existe dans le tout qu’ils représentent maintenant un pouvoir de contraindre qui est aussi grand qu’il soit possible en général entre les hommes d’une manière qui soit fondée en droit, c’est-à-dire (suivant la définition déjà donnée plus haut), qui mérite d’être supporté."

Le définir comme simple "Rechtsanstalt", comme simple établissement juridique chargé de faire valoir le droit, c’est ignorer pour Bolzano qu’il ne revient pas au seul État de faire respecter le droit (ce pourrait être par exemple le but d’une association de juristes que de définir les principes du droit et de les diffuser), et que cette fonction de gardien ne saurait être son seul sens : pour agir, il doit tout autant inciter que punir (Ansichten : 13-14).

L’État n’est État que de ne pas tirer sa légitimité que de lui-même, et il doit se soumettre aux commandements de ce que Bolzano désigne dans une pseudo-concession à Gengler comme ceux de la "vraie religion", celle-ci ne signifiant alors certainement pas pour lui la même chose que pour son contradicteur, mais l’identité nominale permet de créer pour l’occasion un semblant d’accord possible :

"Auch ich gebe Hrn. Gengler gerne zu, daß die Vorschriften der Religion das absolute Princip aller Staatsgesetzgebung sein müssen, wenn dieß so viel heißen soll, daß keines dieser Gesetze den Vorschriften der Religion (der wahren) widersprechen dürfe. Dieses gilt aber nicht bloß vom Staate, sondern auch von jeder andern Gesellschaft und ihren Gesetzen."

(Ansichten 1834 : 16)

"Je donne aussi volontiers raison à M. Gengler : les prescriptions de la religion doivent être le principe absolu de toute législation étatique, si cela ne doit rien signifier d’autre qu’aucune de ces lois ne puisse contredire les prescriptions de la (vraie) religion. Mais ceci ne vaut pas seulement pour l’État, mais aussi pour toute autre société et ses lois."

La religion ne saurait constituer une source de la connaissance des théories politiques ("Erkenntnißquelle der politischen Lehren"), mais le politique comme toute activité humaine doit s’orienter en fonction de la "vraie religion" au sens bolzanien, qui comme on l’a vu a moins à voir avec le dogme qu’avec le bien des hommes. Mais dans cette tâche qui est censée être celle du politique, l’État n’est pas seul, et ne doit pas l’être,

"weil der Staat nicht die einzige Anstalt ist, welche der Menschen zur Erreichung ihrer Bestimmung behülflich sein soll, weil es auch andere Anstalten, zum Theile auch solche gibt, auf die der Staat nur einen sehr entfernten oder gar keinen Einfluß hat (z.B. um unter so vielen eine zu nennen, die christliche Buß- und Besserungsanstalt)."

(Ansichten 1834 : 17)

"parce que l’État n’est pas la seule institution qui doit aider les hommes à atteindre leur destination, parce qu’il en est aussi d’autres, y compris certaines sur lesquelles l’État n’a qu’une influence très lointaine ou même aucune influence (par exemple, pour en nommer une parmi tant d’autres, l’institution chrétienne de correction et de pénitence)."

L’argument relève ici une pluralité de fait des institutions qui renvoie à la réalité politique et sociale de son temps (notamment le fait que les sociétés de bienfaisance étaient liées à l’Église, ce qui comme on l’a vu n’a pas peu joué dans la vocation de Bolzano), mais pas seulement : il y a bien, pour le dire ainsi, un libéralisme (au sens politique) bolzanien, au sens où cette pluralité est de fait mais aussi selon lui de droit dans la mesure où c’est tout simplement trop demander à l’État que de lui laisser la charge intégrale du bien des hommes, mais aussi où un tel monopole étatique représenterait un danger, celui de toute concentration du pouvoir – une dimension de sa pensée qui vient tempérer ce que son meilleur État peut parfois avoir d’excessivement réglé et normatif.

Mais la ligne de séparation État/Église passe aussi par une autre différence, celle qui sépare l’attachement à un territoire de l’universalité qui est celle de l’Église catholique, qui dépasse les limites des États – les États catholiques n’étant qu’une petite partie de l’Église catholique (Ibid., p. 26). On ne prend guère de risques en affirmant que cette universalité explique aussi, avec la dimension pastorale et humaniste de l’Église, l’attachement jamais renié de Bolzano pour le catholicisme, malgré ses critiques, son isolement et sa lecture pour le moins personnelle du dogme. Se lier à l’Église catholique, c’est en effet s’attacher à une institution transnationale,

"Daher sind alle auf dem ganzen Erdenrunde verbreiteten Katholiker Mitglieder der katholischen Kirche; und so unterscheidet sich eben diese Gesellschaft schon durch ihrer Umfang sichtbar genug von einem jeden Staate."

(Ansichten 1834 : 25)

"Par conséquent tous les catholiques répandus sur le globe terrestre sont membres de l’Église catholique ; et c’est justement ainsi, par son extension, que cette société se distingue déjà assez manifestement de tout État."

Bolzano présente donc comme un "Faktum" qu’il y ait deux mondes, "gewisse Behörden, die geistlich oder weltlich heißen" ("certaines administrations qui s’appellent cléricales ou temporelles", Ibid. p. 27). Il y a bien des devoirs propres aux catholiques, mais cela ne signifie pas que l’État doive les imposer par des sanctions, et ce même si tous au sein du pays font profession de foi en la religion catholique ("auch wenn sich alle zur katholischen Religion bekennen", Ibid. p. 23). Par contre cette séparation ne signifie pas indifférence, conformément aux principes bolzaniens exposés plus haut. Qu’il y ait deux administrations différenciées ne signifie pas que l’État doive ignorer le contenu moral de la religion, mais ne signifie pas non plus qu’il ne doive pas intervenir dans les affaires religieuses :

"Wäre es aber buchstäblich zu verstehen, daß sich die weltlichen Behörden nichts Anderes vorbehalten hätten, als was die religiösen Interessen gar nicht berühret: dann könnte man, wie ich glaube, der Wahrheit unbeschadet noch weiter gehen, als Herr Gengler, und sagen, daß es im Grunde nichts, gar nichts gebe, worüber die weltliche Regierung frei zu entscheiden hat."

(Ansichten 1834 : 27)

"Si on comprend littéralement que les autorités temporelles n’auraient rien d’autre de réservé que ce qui ne touche pas du tout les intérêts religieux, alors on pourrait comme je le crois aller encore plus loin que M. Gengler sans porter préjudice à la vérité, et dire qu’au fond il n’y a rien, absolument rien, au sujet de quoi le gouvernement temporel ait la liberté de décider."

La souveraineté revient en dernière instance à l’État, y compris en matière religieuse, et État et religion s’articulent dans la mesure où ils s’orientent en fonction d’impératifs moraux communs. Ces impératifs moraux communs sont donc considérés par Bolzano comme accessibles aux croyants raisonnables de chaque religion :

"Und so sehe ich denn immer nicht, was uns, wenn wir nichts übertreiben wollen, berechtigen würde, zu sagen, daß eine Verfassung, die uns Katholiken als die vollkommenste erscheint, wesentlich anders sein müsste, als eine solche, die etwa unter vernünftigen Protestanten für die vollkommenste anerkannt werden muß."

(Ansichten 1834 : 23)

"Et je ne vois de fait toujours pas, si nous ne souhaitons rien pousser à l’extrême, ce qui nous autoriserait à dire qu’une constitution qui nous paraît à nous autres catholiques comme la plus parfaite devrait être essentiellement différente d’une Constitution que par exemple des protestants raisonnables reconnaîtraient nécessairement comme étant la plus parfaite."

La conclusion logique de ces Vues d’un théologien catholique libéral tient dans la reconnaissance de la compatibilité du catholicisme avec la démocratie, ce que Bolzano avance sous la forme contournée d’un si, alors pas, et avec l’appui d’une autorité pour une fois papale, dont il oublie de dire ce que ses positions soudainement démocratiques pouvaient devoir à l’avancée des troupes napoléoniennes :

"Soll aber diese Form der bloßen Vernunft sich als die vollkommenste darstellen; so müßte Hr. Gengler nur sagen, es gebe ein eigenes Dogma, welches uns Katholiken über die Unzweckmäßigkeit der demokratischen Verfassungen belehret. Von einem solchen Dogma scheint jedoch Papst Pius VII., wenigstens als er noch Bischof von Imola war, nichts gewußt zu haben. Hr. Gengler möge sich also wohl vorsehen, in welche Verlegenheit er die gute Sache des Katholizismus durch seine Behauptungen bringt."

(Ansichten 1834 : 35-36)

"Mais que cette forme de la simple raison en vienne à se présenter comme la plus parfaite ; il ne resterait alors plus à M. Gengler qu’à dire qu’il existe un dogme propre à nous catholiques, et qui nous enseigne le caractère inadapté des constitutions démocratiques. Le pape Pie VII cependant semble n’en avoir pas eu conscience, du moins quand il était évêque d’Imola. M. Gengler devrait donc bien prendre garde à l’embarras dans lequel il met la bonne cause du catholicisme par ses affirmations."

Comme pour Spinoza la recherche de la forme de gouvernement la plus rationnelle rencontre la démocratie comme sa forme possible la plus achevée ; d’une manière moins conforme au jugement de Spinoza sur l’Église catholique, Bolzano affirme la possibilité d’une conformité du dogme et du gouvernement démocratique[13]. Tout le pari de ce travail tient dans l’idée que la rencontre des deux penseurs n’est pas verbale ou de hasard : en suivant son propre cheminement, mais en connaissant sans aucun doute les textes de son aîné, le philosophe de Prague en vient à des considérations sur la liberté de pensée, nécessaire à la vraie religion comme à l’État, qui n’ont d’équivalent que dans un certain Traité théologico-politique qu’il n’est pour un prêtre pas vraiment de bon ton de citer, que ce soit sous Metternich ou à Radio Maryja.

Bolzano et Spinoza sur la liberté de penser 

Bernard Bolzano est très officiellement un critique de Spinoza : il en fait la source du panthéisme des idéalistes allemands, qu’il condamne. Que Spinoza ait été panthéiste ou pas n’est pas notre problème : c’est bien ainsi qu’il a été lu en Allemagne, et notamment par Herder et Hegel, et Bolzano reprend paradoxalement la lecture de ses adversaires. Il me semble cependant qu’en bien des points capitaux Bolzano reprend des arguments spinozistes sans nommer Spinoza, et qu’il ne peut s’agir d’une rencontre de hasard. C’est notamment le cas au chapitre 7 du Büchlein vom besten Staat, où est abordée la question de la liberté de penser, et où on retrouve l’argumentation du chapitre 20 du Traité théologico-politique. Il nous permet également de comprendre combien Bolzano est près des Lumières françaises, tout en se distinguant nettement de ce qui fait le régime français actuel de rapport État/religion.

Ce chapitre (qui appartient pourtant à un ouvrage qui a eu le privilège d’être interdit avant sa publication) déploie en effet une défense de la liberté de pensée qui consiste à arguer des grands dangers que représentent pour l’État la répression d’une telle liberté, dans la mesure où elle constitue une violence si grande qu’elle ne peut qu’à terme se retourner contre l’autorité. Cet argument est répété p. 10 des Ansichten, où Bolzano avance on ne peut plus clairement qu’en ce domaine si l’État use de contrainte il se dépensera dans cette contrainte au lieu de faire servir les mouvements confessionnels au perfectionnement de sa propre action. Spinoza ne dit pas autre chose, et résume ainsi les résultats de son argumentation :

"Nous avons ainsi montré :

1°) qu’il est impossible de retirer aux hommes la liberté de dire ce qu’ils pensent ;

2°) que l’on peut laisser cette liberté à chacun sans mettre en péril le droit et l’autorité du Souverain, et que chacun peut la conserver sans mettre en péril ce même droit s’il ne s’en autorise aucune licence pour introduire quelque nouveau droit dans la République ou pour agir contre les lois reçues ;

3°) que chacun peut posséder cette liberté sans dommage pour la paix de la République et qu’elle ne provoque aucun inconvénient qui ne puisse être facilement contenu ;

4°) que chacun peut posséder cette liberté sans péril non plus pour la piété ;

5°) que les lois instituées sur des questions spéculatives sont totalement inutiles ;

6°) enfin nous avons montré que cette liberté non seulement peut être accordée sans dommage pour la paix de la République, la piété et le droit du Souverain, mais encore qu’il faut l’accorder si l’on veut maintenir tout cela." (Spinoza, Traité théologico-politique 1999 : 651 et 653)

On m’opposera peut-être (ou pas) que les œuvres de Spinoza ne se trouvent pas dans le relevé qu’on a pu faire de la librairie de Bolzano : voir à ce sujet Bernard Bolzanos Bibliothek Teil I und Teil II (Berg & Morscher)[14]. Mais surtout, le fait est qu’il me semble que face à des similitudes dans l’argumentation semblables à celles qui existent entre le chapitre XX du Traité théologico-politique et le paragraphe 7 du Vom besten Staat, le fait que l’on ne trouve dans la bibliothèque de Bolzano qu’une demi-douzaine de petits maîtres attaquant Spinoza n’est pas assez probant pour opposer à jamais ces deux pensées (le seul livre portant sur Spinoza dans la dite bibliothèque qui ait un peu de renom étant celui de Johan Gottfried Herder, Gott. Einige Gespräche über Spinoza’s System, ibid. : 195). Margret Friedrich a appelé dans son article "Bolzanos Projekt der Aufklärung" (Rumpler 2000 : 40, note 58) à une comparaison détaillée entre le Büchlein vom besten Staat et la pensée de Platon, notamment avec Les lois. Il me semble qu’une étude semblable portant sur les similitudes de cette œuvre avec les traités politiques et théologico-politiques de Spinoza serait au moins aussi importante. Mais c’est à tous les niveaux que la question se pose : Bolzano n’est-il pas lui-même fort conscient que sa formulation de la preuve cosmologique de l’existence de Dieu, si elle est juste, ne prouve pas celle d’un Dieu chrétien doté de volonté et d’un entendement, et que "certains philosophes" ont tenu ce monde pour le nécessaire inconditionné[15] ?  

Bolzano précise dès le début du chapitre 7 de Du meilleur État que ce qu’il dit de la liberté de penser vaut a fortiori pour la liberté religieuse. A ceci s’ajoute plus explicitement encore chez lui une crainte des effets pervers de l’hypocrisie qui résulte de l’imposition d’une foi au détriment des convictions intimes des individus. Bolzano promeut dans ce chapitre des libertés qui ne pouvaient alors que faire penser à la France révolutionnaire, mais aussi des libertés qui pour certaines ne vont pas aujourd’hui de soi. Ainsi il défend la liberté des cultes (dans les limites des atteintes à l’ordre public), et l’interdiction de la discrimination confessionnelle. Mais il défend aussi le droit pour une communauté de choisir ses religieux et d’en changer :

"Wollen einige Bürger eigene Geistliche haben, die ihren Gottesdienst leiten, oder sie in den Lehren ihrer Religion vollständiger unterrichten u.s.w.; so wird ihnen auch dieses verstattet, wie fern sich solche Geistliche freywillig herbeylassen und nach den Gesetzen des Staates leben. Nicht der Staat also stellt dergleichen Geistliche an, sondern die Bekenner einer gewissen Religion müssen sich ihre Geistlichen selbst wählen, und für ihren Lebensunterhalt sorgen.

Daß aber Jemand seine religiösen Ansichten Anderen aufdringe; d.h. sie ihnen wider Willen vorpredige, darf nicht gestattet werden. Wenn also z.B. ein Prediger seine religiösen Gesinnungen ändert, und der Gemeinde predigt, was sie nicht hören will; so hat sie ein Recht, ihn seines Amtes zu entsetzen; dasselbe, wenn ihr sein sittlicher Wandel nicht ansteht und dergl."

(Bernard Bolzano, Das Büchlein vom besten Staate, in GA 2A14 1975 : 61)

"Si certains citoyens souhaitent avoir leurs propres ecclésiastiques pour conduire leurs offices religieux ou pour les enseigner plus avant dans les doctrines de leur religion, etc. ; cela leur sera aussi autorisé, pour autant que de tels ecclésiastiques y consentent de leur plein gré et vivent suivant les lois de l’État. Ce n’est donc pas l’État qui met en place de tels ecclésiastiques, mais ceux qui font profession de foi en une certaine religion doivent eux-mêmes se choisir leurs ecclésiastiques et veiller à leur entretien.

Il ne doit pas être autorisé que quelqu’un impose ses idées religieuses aux autres, c’est-à-dire prêche contre leurs volontés. Quand par exemple un prédicateur change de croyances religieuses et prêche à la communauté ce qu’elle ne veut pas entendre, elle a alors le droit de le destituer de sa charge ; de même quand son évolution morale ne lui convient pas ou choses semblables."

L’idée que ceux qui font profession de foi en une certaine religion doivent eux-mêmes financer leurs ecclésiastiques est d’une radicalité qui n’est à l’heure actuelle pas appliquée en France. Quant à la liberté pour une communauté de relever de ses fonctions un prédicateur qui lui déplairait, elle ne va en pratique toujours pas non plus de soi. Bien des pages de Bolzano sur la question donnent l’impression qu’elles ne sauraient avoir été écrites par un prêtre catholique de la première moitié du 19e siècle au cœur de l’empire autrichien, et on comprend la réaction horrifiée d’un Jacob Frint. Cette réaction ne doit pas nous conduire cependant à faire de Bolzano un Jules Ferry ou un sans-culotte en robe de bure. Plusieurs de ses positions empêchent son identification avec le "modèle" français, et nous n’aurons pas avec lui l’autosatisfaction éberluée qui consiste à pouvoir dire d’un auteur du passé que finalement ce qu’il y a de bien en lui c’est qu’il était déjà comme nous. On peut ici relever deux points qui nous interrogent en retour. D’abord Bolzano reconnaît le droit de changer de religion, corollaire de la liberté de conscience, mais la décision de changer doit se faire en connaissance de cause :

"Jedem ist es verstattet, von seinem bisherigen Glauben zu einem anderen überzutreten; nur wird zu seinem eigenen Besten verlangt, daß er zuvor Beweise ablege, daß er den früheren Glauben sowohl als auch denjenigen, zu dem er übertreten will, kenne. Wenn es also z.B., kein Theologe von Fache ist, so verlangt man, daß er sich erst einer gewissen Prüfung unterziehe, sich einige Wochen hindurch unterrichten lasse, u.s.w."

(Ibid.: 61)

"Il est autorisé à chacun de passer de sa foi à une autre ; simplement et pour son propre bien on exigera préalablement de celui-là qu’il donne des preuves qu’il connaît et la foi ancienne et celle qu’il veut embrasser. Si par exemple il ne s’agit pas d’un théologien de métier, on exigera qu’il se soumette d’abord à un certain examen, qu’il se laisse enseigner quelques semaines, etc."

Mais là où Bolzano s’éloigne le plus des conceptions qui façonnent le discours sur les rapports de la religion et de l’État en France, c’est en ceci que pour lui la religion ne saurait être une affaire privée :

"Die Behauptung, daß der Staat gar keine Religion haben solle, kann man doch einmahl gewiß nicht so verstehen, daß die sämmtlichen Bürger des Staates, auch nicht, daß nur die Mitglieder der Regierung desselben keine Religion haben sollen; man kann dieß ferner auch nicht einmahl so auslegen, daß die Regierungsbeamten in dem, was sie als soche thun, d.h. in den Beschlüssen, welche sie treffen, ihre eigenen reliösen Uiberzeugungen völlig bey Seite setzen sollen, denn gerade das Gegentheil sollen sie thun, und wenn es die Pflicht eines jedes Menschen ist, bey jedem wichtigen Geschäfte nach seiner besten Einsicht und Uiberzeugung vorzugehen, so muß es auch die Pflicht aller Regierungsbeamten seyn, in jenen wichtigen Beschlüssen, von deren Beschaffenheit das Wohl oder Weh vieler Tausenden abhangt, sich auf das Gewissenhafteste nur nach demjenigen zu richten, was ihnen als wahr und gut erscheint, was jene Religion, der sie aus Überzeugung zugethan sind, von ihnen fordert."

(Ibid.: 62)

"L’affirmation selon laquelle l’État ne devrait pas du tout avoir de religion ne peut pourtant certainement pas être comprise comme l’interdiction d’avoir une religion pour l’ensemble des citoyens d’un État, ni non plus pour les seuls membres du gouvernement de cet État ; de surcroît on ne peut pas non plus l’interpréter comme l’exigence pour les fonctionnaires du gouvernement de mettre leurs convictions religieuses personnelles complètement de côté dans ce qu’ils font en tant que tels, c’est-à-dire dans les décisions qu’ils prennent, car ils doivent faire précisément le contraire, et quand il y va du devoir de tout un chacun d’agir dans chaque entreprise importante de manière mûrement réfléchie et suivant ses convictions les plus profondes, cela doit aussi être du devoir de tous les fonctionnaires du gouvernement de ne suivre de la manière la plus scrupuleuse dans toutes les décisions importantes, de la nature desquelles dépendent le bonheur ou le malheur de milliers et de milliers, que ce qui leur semble vrai, ce que la religion à laquelle ils sont attachés par conviction exige d’eux."

Il me semble que pour Bolzano l’idée que la religion ne puisse relever que de la sphère privée, ne s’occuper que du salut individuel, n’a guère de sens, alors même qu’il maintient la distinction de la sphère étatique et de la sphère religieuse. On peut face à cette citation penser à la constitution américaine, où l’on prête serment sur la Bible, mais où le député démocrate Keith Allison (Minnesota) a récemment pu prêter serment sur le Coran. Ce rapprochement n’est pas arbitraire, dans la mesure où Bolzano lui-même présente les États-Unis d’Amérique comme un modèle de ce qu’il nomme la vollkommenste Religionsfreiheit :

"Wenn wir von irgend einem Staate sagen, daß in demselben vollkommene Religionsfreiheit bestehe; so wollen wir damit durchaus nicht andeuten, daß in diesem Staate den Bürgern verstattet sei, Alles und Jedes zu thun, was der Eine oder der Andere als eine Vorschrift der Religion, der sie im Herzen zugetan sind, bezeichnen. Wir wollen bloß sagen, hier wurde Niemand gezwungen, sich einem Gewissen, bereits bestehenden Religionssysteme anzuschließen, es werde Niemand des Landes verwiesen, oder auf sonst eine Art bestraft, bloß aus dem Grunde, weil er sich einer eigenen, wie immer lautenden Glauben gebildet hat; sondern nur dann erst, wenn er sich kraft seines Glaubens gewisse das Gemeinde zerstörende und durch die Landesgesetze verbotene Handlungen zu Schuld kommen lasse, werde er um dieser Handlungen willen bestraft. Nichts mehr als dieses ist es, was wir dem allgemeinen Sprachgebrauche nach schon eine vollkommene Religionsfreiheit nennen. Und Herr Gengler selbst verstehet hierunter nichts mehr, oder wie sonst könnte er S. 460 behaupten, daß in den nordamerikanischen Freistaaten Religionsfreiheit, ja die vollkommenste Religionsfreiheit bestehe? In diesen Staaten wird doch bekanntlich Jedem nur freigestellt, ob er an dieses, oder jenes, oder gar seines der bestehenden Glaubensysteme sich anschließen wolle, keineswegs aber wird derjenige, der einem Mord begangen hat, straflos entlassen, sobald er die Richter versichert, dass seine Religion ein solches Verbrechen von ihm gefordet habe." (

Ansichten 1834 : 9 – Erster Aphorismus: Von der Gewissens- und Religionsfreiheit)

"Quand nous disons d’un État quelconque qu’il y existe une liberté religieuse parfaite, nous ne voulons absolument pas laisser entendre que dans cet État les citoyens seraient autorisés à faire absolument tout ce que l’un ou l’autre qualifie de prescription de la religion à laquelle il est attaché en son cœur. Nous voulons simplement dire que là personne n’est contraint de se rattacher à un système religieux particulier déjà existant, que personne dans le pays n’est exclu ou puni d’une quelconque façon simplement parce qu’il s’est fait une croyance propre, quelle qu’elle soit ; c’est uniquement à partir du moment où en vertu de sa croyance il s’est rendu coupable de certaines actions détruisant la communauté et interdites par les lois du pays qu’il est puni, à cause de ces actions. Ce que nous nommons une liberté religieuse parfaite n’est rien d’autre que ceci, conformément à l’usage courant. Et M. Gengler lui-même ne comprend rien de plus par là, sinon comment pourrait-il affirmer p. 460 que la liberté religieuse, et même la liberté religieuse parfaite, existe dans les États libres d’Amérique du Nord ? Il est pourtant de renommée publique que dans ces États chacun est simplement laissé libre de se rattacher à tel ou tel des systèmes de croyance existant, ou même au sien, mais qu’en aucune façon celui qui a commis un meurtre n’est libéré impuni aussitôt qu’il assure aux juges que sa religion a exigé de lui un tel crime."

Ce texte présente un intérêt en soi pour les études bolzaniennes, dans la mesure où le philosophe y défend explicitement la possibilité pour chacun de se faire sa propre religion. P. 23 des Ansichten il sera même question du simple déiste ("bloßer Deist"), capable de s’entendre politiquement et juridiquement avec le catholique, le protestant et le juif[16]. Que l’on ne pense pas cependant qu’il y aurait là une pente qui conduirait jusqu’à accueillir l’athée : p. 21 Bolzano regrette l’indifférence ("Gleichgültigkeit") que l’on a parfois mise à l’ordre du jour dans ces États libres d’Amérique du Nord. Mais surtout il devient évident que lorsqu’il expose ses principes politiques il ne se meut pas dans la seule utopie, mais a bien au moins un exemple concret à l’idée, ou du moins ce qu’il en sait (je ne me prononce pas sur ce qu’il penserait du statut actuel de la religion dans les États dits libres), ce qui nuance pour le moins l’image de doux rêveur volontiers développée par une partie de la littérature sur Bolzano, non sans fondements il est vrai.

Il est toujours risqué de se prêter à ce genre d’expériences de pensée, et je ne sais ce que Bolzano aurait pensé de la politisation de la question du voile en France et ailleurs : je ne le ferai donc pas parler directement sur ce sujet. Ce qui est certain, c’est qu’il n’aurait certainement pas vu d’objections de principe à la manifestation d’une appartenance religieuse dans l’espace public, qu’il soit scolaire ou gouvernemental, mais que dans le cadre du meilleur État bolzanien les pouvoirs publics ont le droit d’intervenir au cas par cas dans ce domaine s’ils estiment qu’il y a contrainte ou imposition violente de croyances religieuses – et non au nom d’un quelconque "principe laïque" ; quant à l’idée qu’un ou une candidate à un poste public doive cacher ses convictions religieuses, elle n’aurait pu que lui apparaître comme une contradiction et une ineptie manifeste.

S’il est évident à lire Bolzano qu’il n’ignore rien de Spinoza et des philosophes français du 18e siècle, il convient également de ne pas l’identifier à ce qui en France constitue la séparation de l’Église et de l’État au sens de la loi de 1905, qu’on rêve sa disparition ou qu’on s’y accroche. S’il n’y a pas pour lui de culte laïque ou de déesse Raison, on ne peut pas non plus l’entraîner dans un combat en faveur de ce retour du religieux sur la scène politique auquel on assiste actuellement – et son malheur comme sa grandeur, aujourd’hui comme hier, tiennent toujours à ce refus de l’enrôlement.

Conclusion

Bernard Bolzano n’est donc au sens strict nullement un penseur de la "laïcité". Mais ce n’est pas plus un penseur de la "Säkularisierung", et il ne semble pas possible pour cette philosophie de lire l’histoire du point de vue de la sécularisation, comme le font par exemple Hegel (dont la conception de l’histoire et du progrès est vertement critiquée) ou Nietzsche. Que ce soit pour la rejeter ou l’approuver, il n’y a nulle nécessité pour lui à ce que la modernité soit séculière ou laïque, ou à considérer cette dernière comme une simple sécularisation du christianisme. On peut le rattacher si on y tient absolument à un mouvement de sécularisation, pour peu qu’on prenne celle-ci au sens originel de vente des biens du clergé, donc de diminution de son pouvoir temporel, et si on place sa philosophie dans la lignée du "Joséphisme", le courant libéral qui a pris le nom de l’empereur Joseph II (la qualification de "Nachjosefinismus" pour désigner la philosophie de Bolzano étant l’œuvre de E. Winter). Il est en effet contemporain de l’élévation de cette notion au rang de terme clé de la pensée contemporaine :

"Outre les actes de sécularisation opérés par l’empereur autrichien Joseph II (1741-1790) qui sécularise la moitié des couvents, fonctionnarise le clergé et institue le mariage civil, et surtout ceux qui marquent la Révolution française (…) c’est sans doute l’acte de sécularisation de 1803 (le Reichsdeputationsanschluß, ou recez de sécularisation), consécutif à la défaite de l’empire allemand contre Napoléon, qui contribue à faire de la sécularisation une notion politique courante et débattue."

(Monod 2002 : 21)

Mais je crois surtout qu’il faut avant tout user de ces catégories avec une certaine prudence si on veut comprendre le projet bolzanien. Ce projet tient en une forme de séparation de l’Église et de l’État qui rend impossible de penser l’un comme l’accomplissement de l’autre, et en leur harmonisation par le bien commun, l’État étant censé garantir la liberté religieuse pour son propre bien et le bien de tous, la religion devant renforcer l’intégrité morale et civique des citoyens. On peut trouver ce modèle utopique, que ce soit dans ses objectifs éthiques, ou du fait de la forme d’inspiration contractualiste qui oriente la façon dont il pense le rapport des croyants à leur religion ; il donne quoi qu’il en soit à réfléchir, et ce qui se joue avec lui ne relève de ce fait pas pour nous de la catégorie des réflexions sur le nombre d’anges qui peuvent tenir sur une tête d’épingle (Bolzano aurait sûrement dit qu’il est infini, mais c’est un autre débat).

Loin de moi l’idée de vouloir nier aux historiens et aux sociologues le droit de chercher des déterminismes, au contraire : ce travail est simplement l’occasion d’essayer de montrer que l’histoire des relations entre l’Église et les Lumières, l’Église et l’État, aurait pu prendre un autre cours, et que les possibles qu’elle renfermait et renferme encore étaient et sont toujours plus riches que les oppositions dans lesquelles nous pensons pourraient nous le laisser croire. Je ne pense pas par ailleurs que l’histoire porte des jugements, ce pourquoi je me suis permis de faire ce petit détour par Prague début 19e pour aller chercher un grand persécuté dont on entend encore malgré tout la voix, ce qu’il avait du reste prévu, et souhaité. En faisant le bilan de son renvoi de l’université, et de la censure qu’il subit, Bolzano y trouve plus que le seul avantage de s’être trouvé forcé de se retirer de la vie publique, ce qui paradoxalement a protégé sa santé défaillante, alors même qu’il se refusait à quitter son poste pour de seules considérations personnelles :

"Noch ungleich wichtiger ist mir ein zweiter Vorteil, der aus meiner Absetzung und aus demjenigen, was auf sie weiter erfolgte, erst in der Zukunft hervorgehen dürfte. Wenn nämlich meine religiösen Ansichten wirklich verdienen, weiter verbreitet zu werden, so wird der Umstand, daß ich durch ihre Aufstellung weder bei der geistlichen noch bei der weltlichen Regierung einen Dank erworben, auch gar nicht hoffen konnte, mir einen solchen zu erwerben, ein Zutrauen erweckendes Zeugnis für ihre Aufrichtigkeit sein; denn nun wird jeder Verdacht, als ob gewisse Rücksichten auf die Gestalgung dieser Begriffe Einfluß genommen hätten, von selbst wegfallen. Deiser Vorteil scheint mir so groß, daß ich die Beibehaltung dieser Verhätnisse auch für mein ganzes künftiges Leben wünsche und also von Herzen Verzicht leiste auf eine vollständige Aussöhnung mit den genannten Obrigkeiten, die sich von mir beleidigt glauben, um wieviel mehr auf eine jede Art von Auszeichnung oder Belohnung, durch welche man das zugefügte Unrecht wiedergutmachen wollte."

(Selbstbiographie, in Ausgewählte Schriften, Eduard Winter éd., Berlin, Union Verlag 1976, p. 98-99)

"Un second avantage, qui devrait ne découler de ma destitution et de ce qui s’ensuivit que dans le futur, m’est d’une importance incomparable avec le premier. En effet, si mes opinions religieuses méritent vraiment d’être plus diffusées, alors la circonstance que je n’obtins un merci ni du gouvernement clérical, ni du terrestre, et même ne pus en espérer un, constituera une preuve éveillant la confiance en leur bonne foi ; car ainsi le moindre soupçon que certaines prévenances eussent influé sur la formation de ces concepts tombera de lui-même. Cet avantage me semble si grand, que je souhaite le maintien de cette situation pour le restant de ma vie future, et renonce du fond du cœur à une réconciliation avec les autorités susnommées, qui se croient outragées par moi, et d’autant plus à toute sorte de distinction ou de récompense, par lesquelles on voudrait réparer l’injustice commise."

La littérature bolzanienne, en soulignant les oppositions rencontrées par la pensée de son philosophe pour expliquer sa faible influence, ignore trop souvent que le pari de penser et d’écrire sub specie aeternitatis ne lui a pas été imposé, mais qu’il a été aussi choisi.

Toute décision mûrie engage une réflexion sur ce qui est gagné et perdu, et sur le champ de guerre intellectuel Bolzano a perdu, et gagné : la pensée, elle, ne meurt pas.