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«  Un instant est l’éternité,

L’éternité est maintenant ;

Voir à travers cet instant,

C’est voir à travers celui qui voit[1]. »

Introduction : puissances du Cinéma

« Le merveilleux et le schématisme propres à l’Imaginaire s’y trouvent donnés d’avance et, dans le même temps, s’y expriment avec une grande précision »[2] On pourrait dire ceci aussi du film Le Miroir d’André Tarkovski. Dans Le Miroir, le cinéma semble étendre la puissance de son emprise sur le réel à ce qui déborde le réel. Rendre visible l’invisible (au moyen d’images), au titre où Deleuze disait de la musique, rendre audible les puissances non sonores (au moyen de « notes »)[3]. Rendre visible la région obscure où le « réel » et « l’irréel », l’actuel et le virtuel (au sens bergsonien : présent insistant et passé consistant), se rencontrent : arpenter[4] cette région doublement en marge à la fois du réel connu et de l’esprit conçu. Le cinéaste est comme le Stalker du film du même nom : un être arpentant sans fin un territoire mouvant[5] ; un guide qui cartographie l’espace en même qu’il le déchiffre[6]. Lui seul connaît la morphologie de ce territoire où se chevauchent la part cachée du réel et la part « refoulée » de la conscience. Comme le Stalker, son activité est ambigüe car l’espace qu’il découvre n’existe que pour autant qu’on y croit, qu’on y incarne nos désirs et nos doutes : à la fois génial faussaire et vrai mystagogue, le cinéaste crée un monde dont l’artificialité peut donner jour à l’expression d’une à la fois vérité existentielle et intemporelle[7].

Dans Le Miroir, le cinéma semble avoir produit une de ses œuvres les plus abouties. La puissance imaginaire incarnée dans l’image fait de chaque scène un ilot plastique qu’entoure un océan visuel. De ce point de vue, la Mer de Solaris métaphorise ce statut de l’image dans le cinéma de Tarkovski en même temps qu’elle « métonymise » le rapport du présent au passé qui lie chaque image à une mémoire à la fois autobiographique et universelle. Ce que nous permet le film Le Miroir de Tarkovski, c’est de penser le Temps autrement.

Nous essaierons d’analyser le film en montrant comment il articule non seulement des strates temporelles différentes au niveau de sa trame narrative (enfance, adolescence, âge adulte) mais plus encore des niveaux de temporalité distincts (du moins au plus profond) au niveau de sa forme plastique : souvenir personnel, mémoire collective, temps métaphysique.

1. Souvenirs

Le Miroir est le quatrième long métrage de Tarkovski (après L’Enfance d’Ivan –1962, Andreï Roublev –1966– et Solaris –1972). De tous ses films, Le Miroir est celui auquel il semblait le plus attaché[8] et qu’il présentait comme étant également le plus autobiographique[9] (de fait le premier titre proposé pour le film fut Confession [10]). Nous commencerons par explorer ce premier niveau du temps présent dans le film.

Tarkovski est né en 1932 et mort en 1986. C’est sans doute le cinéaste russe le plus connu après Eisenstein et sans doute le plus opposé, non seulement dans sa manière de filmer mais aussi dans sa métaphysique, à ce même Eisenstein[11]. Au montage dialectique qui doit permettre la prise de conscience des contradictions réelles, Tarkovski oppose le plan séquence comme contemplation sensible du temps : ‘‘the film is like a river ; the editing must be infinitely spontaneous, like nature itself[12]’. Cette opposition à Eisenstein n’est peut-être pas sans rapport avec les difficultés que connaîtra Tarkovski tout au long de sa vie, avant l’exil en Europe, avec le comité soviétique de surveillance des films, Goskino[13].

De fait, le film Le Miroir, réalisé assez rapidement entre septembre 1973 et mars 1974, dans une ambiance de grande connivence entre tous les membres du tournage[14], connaîtra des difficultés du fait des réticences des collègues de Tarkovski au sein de la compagnie nationale de production Mosfilm[15]. Finalement, le film sort en Russie début 1975, dans quelques salles et avec 73 seulement copies au total mais rencontre un très large succès puisqu’il affiche complet pendant plusieurs mois. Le film ne sera montré à l’étranger qu’en 1978.

Sur le plan biographique, il faut rappeler certains faits qui permettent de saisir l’inscription du film dans le domaine du Souvenir. Tarkovski est issue d’une très ancienne famille russe, plus exactement d’une des grandes familles qui gouvernèrent la province du Dagestan situé à Extrême Sud-Ouest de la Russie, en contact avec l’Iran, l’Azerbaïdjan (les Tarkovski se rattacheraient en lignée directe à l’oncle du prophète Mahomet). Il est né à Yuryevets, bourgade située sur le cours de la Volga (d’où la présence massive de l’atmosphère humide et détrempée dans les films de Tarkovski avec le son obsédant de l’eau qui goutte[16] ?). Quand il a cinq  ans, son père quitte le foyer familial. Avec sa mère et sa sœur, les Tarkovski s’installent alors à Moscou où sa mère travaille comme correctrice d’épreuves. Pendant la guerre, la famille retourne à Yuryevets dans la maison de la grand-mère de Tarkovski. Or cet environnement géographique et familial très précis apparaît directement dans le visuel du film : comme l’a montré Natasha Synessios dans son livre sur Le Miroir[17] , Tarkovski s’est appuyé sur des photos prises à cette époque par un ami de longue date de la famille à la fois pour choisir le lieu et plus encore reconstruire minutieusement les décors et costumes. Outre cette reconstitution matérielle de son propre passé, la marque autobiographique est évidente au niveau du choix des acteurs : le père de Tarkovski, Arséni Tarkovski qui était un ami proche de Tsvetaïeva et un grand traducteur des grands poètes arabes, perses, turques, arméniens, géorgiens… est le poète qui lit ses propres vers ; le personnage qui joue la mère vieillie est la propre mère de Tarkovski ; c’est sa seconde femme Larisa Tarkovskaya qui joue le rôle de la sage-femme ; enfin, c’est sa belle-fille qui joue le rôle de l’amour du narrateur adolescent. C’est donc sur le fond d’un substrat réellement autobiographique que Tarkovski compose visuellement, charnellement son film[18].

Outre l’aspect biographique explicite, on peut citer certains éléments de sa vie qui participent à l’esprit même du film. Le fait que Tarkovski ait connu la tuberculose entre 16 et 18 ans nous renvoie au thème de la maladie et de la fragilité existentielle présente dans tous ses films. D’autre part le fait que Tarkovski ne vient au cinéma qu’après des études de langue et littérature arabe, puis de géologie : comme si le cinéma en général, Le Miroir en particulier, permettaient la synthèse fabuleuse entre mystique orientale et relevé géologique par la mise en image de plans distincts du temps qui se répondent à la manière d’une fugue musicale.

En effet, Le Miroir présente trois coupes du temps distinctes, réunis par des liens qui tiennent à la fois du souvenir, de l’archive et du rêve[19] : le narrateur à l’âge de cinq  ans en 1935, le narrateur adolescent durant la Deuxième Guerre Mondiale et le narrateur adulte, au présent (années 1970), devenu invisible pour le spectateur. Le souvenir, défini ici comme mode du temps autobiographique, donne la matière d’un film qui explore les facettes d’une mémoire non pas simplement personnelle et littérale mais symbolique et universelle.

2. Phases de la Mémoire

a. le symbolique

Le film excède la simple évocation visuelle de souvenirs d’enfance qu’il dépasse pour faire appel à une Mémoire plus profonde. Cette intersection du souvenir dans la mémoire prend la forme du symbolique. En effet, l’aspect biographique du film (notamment le rapport au père et à la mère) met en jeu une herméneutique symbolique[20] qui permet d’éviter le piège d’une interprétation trop psychanalytique. Chez Tarkovski, la mère et le père personnels renvoient vers des fonctions mythiques. En effet, le père se manifeste par sa voix seule, voix transcendante traduisant l’exil et l’ailleurs lisant des poèmes de nature mystique et élégiaque ; tandis que la mère, manifestée par son corps réel à l’image, traduit la présence sensuelle et animale de la Nature[21]. A la présence du père semble liée des images de souffle et d’envol : le rêve que fait l’enfant de l’attente du père, nous montre un vent qui souffle dans les branches (l’esprit/le père souffle/va où il veut ?), mais aussi un coq qui passe à travers une vitre et enfin un petit oiseau qui se perche sur le bonnet de l’enfant récalcitrant du camp militaire avant d’être lancé à la fin par la main du narrateur qui assume la paternité de sa vie et de son œuvre. À la présence de la mère semble liée les plans, au contraire, qui plongent vers la terre, les images montrant la mousse et l’humus, dont on ne dira pas qu’ils sont la simple métaphore du sexe féminin mais que le sexe féminin en devient l’analogue humain.

Mais la figure de la mère ne fonctionne pas simplement par opposition symbolique à la figure du père. De façon générale, la mère n’incarne pas simplement un des pôles de la dualité corps/esprit, en renvoyant au corps. Elle se présente sous deux faces : à la fois animale et angélique. De cette dimension charnelle on peut donner de nombreux exemples, comme la sensualité de la scène de la douche, ou bien l’obscénité de l’erreur typographique corrigée qui réintroduisent, dans l’espace civilisé des machines reproduisant l’ordre mécanique du pouvoir, le désordre du monde sauvage du corps. Mais l’aspect angélique est manifeste aussi : révélé à la fois par la scène de la lévitation du corps qui le soustrait à la gravité, à la Terre, et par les portraits de Vinci montrant l’image magnifiée d’une madone intemporelle (Ginevra de Binci présentant une ressemblance forte avec l’actrice). 

b. l’archive et le rêve

Ainsi Le Miroir ne peut être réduit à une autobiographie ni au récit d’enfance[22]. Et si Tarkovski souligne le caractère essentiel de l’assise autobiographique du film, il insiste en même temps sur sa liberté de créateur à fondre ce matériau en une œuvre qui peut permettre à chacun d’y lire sa propre histoire. Tarkovski cite, dans l’introduction du Temps scellé, les propos d’une femme lui écrivant de Gorky « Mon enfance était comme cela. Mais comment le saviez-vous ? » –  et pour lui cela répond à sa mission artistique de parler au nom de tous

Ce dépassement du niveau personnel du Souvenir est patent dans le film à travers la présence de deux types d’images qu’il est impossible, pour des raisons différentes, d’assimiler à des souvenirs : d’une part, les images d’archives, qui sont avant tout des images de guerres, guerre d’Espagne, Deuxième Guerre Mondiale, tensions sino-russes, et, d’autre part, des images oniriques, images de rêve, de lévitation, de sortie du corps ou simple contemplation.

Les images d’archives permettent d’unir l’histoire personnelle et l’histoire collective, de les coudre l’une sur l’autre. Remarquons d’abord que la succession des images d’archive suit un ordre chronologique dans leur apparition : Guerre d’Espagne, Bombe atomique, tensions sino-russes. Mais, plus encore, il faut remarquer que ses images renvoient dans leur périodicité aux mêmes moments historiques que les trois niveaux du temps où le narrateur est présent : la Guerre d’Espagne correspond aux années 1930 et à l’enfance du narrateur ; la Deuxième Guerre Mondiale à l’adolescence du narrateur et les tensions sino-soviétiques aboutissant au conflit frontalier de 1969 sont contemporaines du moment présent où se passe le film pour le narrateur. Plus encore, les deux types d’image se rencontrent : rencontre entre la petite et la grande histoire qui prend une forme étrange, en partie comique, dans les images de souvenir d’un entraînement militaire subi par le jeune homme marqué par l’épisode de la grenade factice. Comme si les deux histoires ne pouvaient se rejoindre : le caractère inoffensif de la grenade en plastique contraste fortement avec les images d’archives de l’explosion de la bombe atomique au Japon. Mais parfois les images se rejoignent sans qu’on ne sache plus s’il s’agit du souvenir, de l’irruption de la mémoire ou du passage à la rêverie : ainsi les images d’archive sur la Guerre d’Espagne sont suivis d’une reprise fictive où un couple espagnol qui semble voisin de la famille russe à Moscou fait le récit de son propre exil et de la séparation du père. Cette incursion, si elle brise la continuité biographique et narrative, a un sens. Par là, l’évocation autobiographique ou, du moins, le récit à la première personne par le narrateur du moment traumatique du départ du père (à la Guerre) prend une dimension universelle : les deux histoires, celle de l’enfant espagnol devenu adulte et celle de l’enfant russe devenu adolescent se rejoignent pour exprimer le poids de l’histoire mondiale sur l’histoire personnelle, l’intersection de plans de réalité disjoints dans le cours d’une vie.

Un autre type d’image dépasse également le cadre autobiographique et nous plonge plus profond encore dans le Temps que les images d’archive témoignant d’une mémoire collective. Ces images, ce sont les images oniriques qui permettent de découdre la conscience sujet sur les replis d’une psyché non personnelle. Les images du « rêve », dont la plus sublime et intrigante est l’image de la lévitation de la mère, abondent : elles expriment le tremblement du souvenir, l’expression d’une mémoire qui ne correspond à un aucun vécu réel mais à un ressenti virtuel. Les images oniriques semblent exprimer une image issue non du souvenir, du présent tel qu’il a été vécu alors, mais de la mémoire, du passé tel qu’il est senti aujourd’hui.

Plus encore, l’archive et le rêve sont les deux faces complémentaires de l’Image souvenir : l’archive prolonge l’image souvenir dans le collectif, elle fait passer du moi au Nous ; le rêve prolonge l’image souvenir dans le psychique, elle fait passer du moi au Soi. L’archive et le rêve sont les deux prolongations impersonnelles de l’image souvenir personnelle : impersonnalité actuelle de l’archive, a-personnalité virtuelle du rêve. Articulation du Nous au Soi à travers le Moi : n’est-ce pas l’ambition de toute œuvre ?

Car les trois images peuvent se répondre – comme dans une fugue musicale où le même élément mélodique est repris avec des tonalités différentes : c’est ainsi que l’épisode de la grenade (souvenir) et l’image de l’explosion nucléaire (archive) se retrouvent exprimé dans l’image (rêve) de la flammèche lumineuse mystérieusement tenu entre deux mains féminines. Plus encore, l’image des ballons soviétiques en apesanteur (archive) se conjugue avec l’image onirique de la mère en lévitation et finit par s’actualiser dans l’image finale de la mort du narrateur avec l’oiseau prenant son envol de la couche mortuaire. Archive, rêve et souvenir établissent un circuit dans lequel le souvenir est le plus petit dénominateur commun qui s’élargit vers le monde et vers l’autre (archive) ou plonge dans l’inconnu et l’indicible (rêve). C’est pourquoi le plus personnel peut-être à la fois le plus collectif et le plus transcendant : « Dans le Miroir, j’ai voulu faire sentir que Bach et Pergolèse, une lettre de Pouchkine, le passage des soldats soviétiques à travers la mer de Syvach, de même que les événements intimes et domestiques; toutes ces choses sont aussi importantes pour l’expérience humaine. En termes d’expérience spirituelle personnelle, ce qui s’est produit hier pour un homme a autant de significations que ce qui s’est produit il y a 100 ans pour l’humanité[23] »

Et le documentaire lui-même devient métaphore. C’est ainsi que l’on peut comprendre la scène d’ouverture du film. La première scène du film nous montre une expérience de guérison singulière d’un jeune homme atteint de bégaiement. Dans le fait qu’une telle scène - ouvre un film qui convoque la mémoire et le souvenir – on peut se demander s’il n’y a pas de la part de Tarkovski une allusion voire une réponse à Mandelstam[24].  Comme si le film de Tarkovski était tout entier ce processus de guérison du bégaiement qui affecte la langue dans la lutte avec l’oubli qui a creusé le siècle de son sillage de morts.  

3. Tectonique du Temps

Si Tarkovski se présente souvent en contempteur de la modernité, c’est parce que, comme disait Bruno Latour : « Le modernisme tourne le dos au temps[25] », alors que Tarkovski lui s’y enfonce. Car ce qui se présente à nous, dans Le Miroir, c’est d’abord une nouvelle lecture du temps. Il ne suffit pas ici d’invoquer l’Image-Temps de Deleuze, il faut tâcher de rendre compte de la manière propre à Tarkovski dans cette œuvre d’exprimer le temps : non pas qu’il s’agisse d’une théorie que Tarkovski lui-même aurait sur le temps, malgré l’intérêt et la beauté de ses développements sur ce point, mais il s’agit, pour notre compte, de tenter d’en extraire une lecture philosophique.

Au temps linéaire et chronologique qui est le cadre de notre perception commune du temps, ce film permet d’opposer l’intuition d’un temps géologique et stratifié[26] Les moments du temps se succèdent moins de façon linéaire qu’ils ne s’empilent : retourner vers le passé, ce n’est pas à aller à contre-courant du flux (flash-back à la Citizen Kane), c’est descendre le long d’une ligne verticale, le long de la colonne vertébrale du Temps. Les événements les plus lointains communiquent en ce qu’ils se rattachent à la même racine ; il n’y a plus aucune distance entre eux. Pour le comprendre, proposons cette métaphore scientifique. Si les corps tombent à différentes vitesses en fonction de leur poids, c’est du fait de la résistance de l’air ; dans le vide, tous les corps tombent à la même vitesse. On dira de même pour le temps : dans l’existence, les événements se succèdent ; dans l’éternité, les événements sont contemporains et arrivent en même temps. On peut sauter d’un événement à un autre non seulement parce qu’ils se rattachent tous à l’expérience individuelle d’une même personne mais plus profondément parce qu’il n’y a aucune distance entre eux dans l’éternité : ce qui fait que le passé paraît lointain, c’est du fait de l’effort qu’il demande pour se souvenir, mais si l’on supprime cet effort psychologique, notre plus lointain passé est aussi proche que le présent.

Le passé et le présent ne sont au fond que la présentation d’une même image vue dans un miroir : à cet égard, rien n’est plus révélateur que cette scène du film où la femme adulte du narrateur, effaçant la buée phénoménale d’une vitre, se voit comme dans un miroir sous les traits (futurs ?/symboliques ?) de sa mère vieillie. Pour rejoindre le passé, il ne suffit pas de marcher à reculons, à rebours du sens chronologique : par là on ne fera que parcourir les différents moments linéaires d’un ancien présent. Voir le passé, c’est oublier le présent, se détourner du présent et passer dans ce monde du temps qui double notre univers spatial. Le passage du présent au passé se fait en pivotant sur soi. Ce mouvement de pivotement, c’est au sens propre une conversion, comme dans cette scène où l’enfant est seul dans la maison et où, quand il tourne sur lui-même, chacun de ses tours fait surgir un moment différent du temps.

Enfin, en choisissant la même actrice et le même acteur pour deux personnages distincts, en faisant coïncider l’image de la mère et de la femme, du père et du fils, Tarkovski fait volontairement entrer en collision deux strates différentes du temps, l’une glissant sous l’autre. Le passé et le futur se rencontrent comme dans un processus géologique de subduction où la collusion des deux plaques du temps fait surgir le présent et le soulève à notre hauteur et notre vue. C’est à mesure que le passé passe que le futur disparaît pour laisser place à un présent à la fois éphémère et éternel. Dans le présent du film, le passé et le futur se rejoignent. Le moment le plus frappant et le plus sublime se produit à la fin du film quand l’enfant que le narrateur était retrouve sa mère telle qu’elle est dans son présent d’adulte : par là, le passé et le présent se retrouvent et coïncident dans une même image. Dès lors, le présent lui-même peut finir de passer et c’est pourquoi le narrateur peut mourir alors : le narrateur meurt à partir du moment où il a vu sa mère dans le passé avec la figure qu’elle a dans le présent. Le film s’achève sur une scène de la mère avant la naissance du fils, qui littéralement voit son futur sur deux échelles de temps différentes, l’enfant à venir et sa vieillesse signalant l’enfant devenu grand. Comme s’il fallait penser le temps, à la fois comme quelque chose qui s’étend à partir du présent vers le passé et le futur en même temps et comme le glissement l’un sur l’autre du passé et du futur à travers chaque moment.  

Conclusion : l’aleph de l’image ou l’immersion de l’éternité dans l’instant

Le film Le Miroir se présente comme une succession de strates temporelles présentées de façon non chronologiques et reliées entre elles par de multiples analogies. Ce que Tarkovski chercherait à traduire au cinéma, c’est ce que Philippe Descola appelait l’analogisme, cette manière de penser en fonction d’un système référentiel global qui permet de passer d’une chose à n’importe quelle autre, par variations sensibles et liaisons peu logiques au regard de la raison[27]. De fait pour Tarkovski le cinéma est le lieu des correspondances[28] : « Les objets, les paysages, les intonations des acteurs, commenceront alors à résonner de cette note centrale. Tout deviendra interdépendant et indispensable. Chaque chose fera écho à une autre, tout s’interpellera, et il en résultera une atmosphère, comme conséquence de cette capacité à se concentrer sur le principal[29]. » Dans l’analogisme s’exprime l’expérience d’une cyclicité sans fin où circulent les éléments au sein d’une totalité diffuse : l’image dans le miroir pour être partielle n’en est pas moins totale en ce qu’elle exprime pleinement un moment du monde : “We cannot comprehend the totality of the universe, but the poetic image is able to express that totality"[30].

Comme le dit encore Tarkovski lui-même : « L’image n’est pas une quelconque idée exprimée par le réalisateur, mais tout un monde miroité dans une goutte d’eau. » Cette phrase de Tarkovski trouve un écho dans ce poème de Kabîr, poète mystique indien du XVème siècle : « Qu’une goutte tombe dans la mer,/ Tout le monde peut le comprendre./ Mais que dans une goutte la mer soit contenue,/ Qui peut saisir cela ?/ Qu’une goutte tombe dans la mer,/ Tout le monde peut le comprendre,/ Mais que la mer tombe dans une goutte,/ Qui peut saisir cela ?[31] » Ce n’est pas simplement la goutte qui se fond dans l’océan, c’est l’océan qui se fond dans la goutte. Toute partie est partie d’un Tout qui existe tout entier en chaque partie. C’est l’enjeu à la fois éthique et esthétique du film : seule la présence de la partie au tout permet la présence du tout dans la partie. Plus nous sommes présents au monde, plus le monde sera présent en nous. Plus nous vivons tout entier en chaque instant, plus en chaque instant nous pourrons retrouver l’ensemble du temps.