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Le travail entrepris par Eddy Dufourmont est considérable. Il nous fait connaître un philosophe japonais traducteur de Rousseau, mais aussi d’Alfred Fouillée et de Jules Barni. Parallèlement à son entreprise philosophique, Nakae Chômin mène une activité militante au sein du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple né au milieu des années 1880. Sa traduction du Contrat social de Rousseau s’inscrit dans un contexte politique où les idées républicaines commencent à prendre une place non négligeable. Le pouvoir politique japonais doit maintenir son autorité face aux nombreuses révoltes qui éclatent dans les campagnes et dans les villes à partir des années 1860. La révolution de 1868 tenta de limiter les prérogatives de l’empereur, mais les réformes furent timides et ceux qui les dénoncèrent ne furent pas dénués d’ambitions personnelles.

Chômin, qui a séjourné en France de 1872 à 1874 pour étudier l’histoire, la littérature et la philosophie, occupe à son retour un poste de traducteur au sein du Conseil des anciens dont il doit démissionner au bout de deux ans. Durant la même période, il fonde une École des études françaises et occupe le poste de directeur de l’École des langues étrangères de Tôkyô. Cette école publia sa première traduction du Contrat social. Le Min.yaku yakkai (traduction commentée du Contrat social, 1882-1883) a été considéré comme l’un des ouvrages majeurs de la pensée politique du Japon, mais ce n’est pas la seule traduction de Rousseau entreprise par Chômin. Il a été le premier à traduire le Discours sur les sciences et les arts et il existe plusieurs versions de sa traduction du Contrat social. La première tentative de traduction du Contrat date de 1874 et ne concernait que le livre II. Deux autres sont parues en kanbun, c’est-à-dire en chinois classique. C’est la dernière, le Min.yakku yakkai, qui a été la plus importante et que reproduit Eddy Dufourmont dans son ouvrage. Chômin, qui interrompt sa traduction au chapitre 6 du livre II, est à la fois un philosophe et un militant politique. Il ne traduit de Rousseau que ce qui épouse les thèses du Mouvement pour les libertés et les droits du peuple. Sa traduction signe son engagement.

À travers Rousseau, Chômin veut mettre l’accent sur l’alliance entre la liberté, l’égalité et la justice. Pour mieux faire comprendre les idées de Rousseau à ses contemporains, il a procédé à de nombreuses simplifications, notamment à la suppression de références peu familières au lecteur japonais (citations latines, grecques ou chrétiennes). Il s’agit autant d’un travail de traduction que de réécriture. Il existe en effet des divergences entre l’auteur et son traducteur : celui-ci insiste sur le rôle du parlement dans le fonctionnement d’une démocratie et son athéisme ne reflète pas le déisme de Rousseau. Chômin tente d’adapter la pensée de Rousseau à sa propre philosophie, mais aussi à la culture japonaise. Il utilise la pensée politique chinoise pour mieux expliquer le texte de Rousseau, d’où le recours à des auteurs confucéens ou taoïstes. Comme le souligne Eddy Dufourmont, l’intérêt de Chômin pour Rousseau s’inscrit dans un contexte hautement politisé à l’intérieur duquel les revendications démocratiques s’affirment de plus en plus. On découvre ici un philosophe bien peu connu du monde occidental et qui fut un grand penseur de la démocratie.