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Avec À quoi sert un trou dans un livre ? Jean-Olivier Héron semble poser la seule question qui vaille. Et lui d’apporter, aux dernières pages de son livre, une seule réponse. L’auteur part d’ailleurs astucieusement du lecteur de son livre, et je dirais même déjà de son utilisateur : c’est-à-dire ici non seulement de ce récepteur fasciné par les usages de la fiction, ce fin observateur des effets de la fiction, cet explorateur intrépide des espaces de la fiction qu’est… l’enfant-qui-ne-sait-pas-lire et qui ne saurait donc être, même avec tous les guillemets, même avec toutes les métaphores, même avec toutes les potentialités, un lecteur ; mais aussi les personnages mêmes de cette fiction qui, pour être livresque, leur permet également l’exploration pleine et entière des espaces du livre. Le trou permettrait ici de « sortir du livre » pour entrer dans ce qui serait hors livre, et d’y « revenir » ; mais implicitement, il met aussi en relation les personnages et le lecteur-récepteur du livre. Le trou leur sert peut-être aux uns et aux autres ; il serait même ce qui les ferait communiquer les uns avec les autres. Aussi cette question serait-elle la version pratique, et symétrique, d’une véritable interrogation poétique : pourquoi faire un trou dans un livre ?

Figure 1

Jean-Olivier Héron, Domitille Héron, À quoi sert un trou dans un livre ?, Albin Michel, 1992, couverture. Exemplaire BMVR Marseille. Cliché B. Tane. Tous droits réservés

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Figure 2

Jean-Olivier Héron, Domitille Héron, À quoi sert un trou dans un livre ?, Albin Michel, 1992, dernière page. Exemplaire BMVR Marseille. Cliché B. Tane. Tous droits réservés

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Mais si ces questions s’imposent, c’est au détriment d’une autre, qui ne se poserait pas : comment faire un trou dans un livre ? Une question qui n’aurait pas lieu d’être, parce qu’elle ne devrait faire l’objet d’aucun processus conscient, parce que la poser c’est contrevenir à l’interdit que nous plaçons en rempart devant la fragilité du papier[1], et que seul peut méconnaître l’enfant qui, non seulement ne sait pas lire, mais peut-être mord le livre et le déchire, ou que seul ignorera toujours l’insecte dit « bibliophage », guidé par son instinct de survie.

Peut-être d’ailleurs ces questions sont-elles vaines : ces trous existent et l’on a tendance à y mettre les doigts avant de savoir sur quoi ils donnent, comme Alice, l’héroïne qui sera notre guide, entrée, tête baissée et sans prendre le temps de réfléchir, dans le rabbit hole du roman de Lewis Caroll ; ce trou mentionné dans un texte n’est en effet pas si étranger qu’il n’y paraît aux trous dans les livres qui nous intéressent.

J’ai fait l’hypothèse que le trou résiste, comme la texture, mais paradoxalement, par rapport à celle-ci, puisqu’il se caractériserait par le manque de matière ; il résiste au numérique et à sa prétendue dématérialisation. Mais la comparaison du traitement par le papier et par le numérique ne cesse de poser problème quant aux exemples concrets sur lesquels appuyer l’analyse : l’importance, tant matérielle que symbolique, du trou dans le papier, devra ici suffire pour démontrer sa spécificité. Je m’attacherai par ailleurs à montrer les rencontres entre le livre pour enfants et le livre d’artiste, qui ne constituent pas deux catégories étanches l’une à l’autre[2]. J’essaierai de suivre une progression dans mon questionnement, en interrogeant ce lien entre la texture et le trou en trois temps : le trou sans texture, le trou dans la texture, les textures du trou.

Le trou sans texture ? Rabbit holes

Si le roman de Lewis Carroll ouvre ainsi un trou, « a large rabbit-hole », béance qui est mise en évidence par « rabbit hole », préféré à « burrow » (1865, 10) (« terrier »)[3], c’est que l’action animale, qui évacue la matière au fur et à mesure qu’elle creuse, fait du trou une absence de matière. Dans le livre, ce manque peut devenir une lacune de lettres, de mots, d’images… une lacune de sens, qui ne saurait être produite que par une force rétive au sens, qui constitue une agression contre ce à quoi la fonction même du conservateur – et tout bibliothécaire ici est un conservateur, est de s’opposer.

Si les insectes dits « bibliophages » sont plutôt, dans le meilleur des cas, papivores, puisqu’ils se nourrissent de la matière même du livre, attirés par certains de ses composants, comme la colle de farine et par les (mauvaises) conditions de stockage, il faut que l’agression soit mise en scène, au moins, dans les mots, contre le livre lui-même, comme si les bibliophages étaient aussi des biblioclastes[4].

Je crois que l’on peut y voir la raison d’une prédilection pour le choix de certains animaux dans les livres à trous. Ces « livres à trous » se sont imposés comme une catégorie à part entière dans le livre pour enfant, comme un cas particulier des livres à manipuler. Le site de vente en ligne des éditions Nathan (groupe Editis) propose une entrée « Livres matières et à manipuler »[5], qui associe à la collection « Percimage » celle qui rassemble sous le titre « Keskecé » des volumes publiés beaucoup plus récemment chez Casterman (groupe Madrigal, Gallimard)[6].

La collection « Percimage », dont le nom indique la ligne éditoriale, avait notamment publié quatre titres empruntés à l’éditeur italien La Coccinella, avant d’être prolongée par d’autres artistes. Le premier titre, Un Petit trou dans une pomme (2002), reprend un album de l’illustrateur Giorgio Vanetti, avec des textes de Giovanna Mantegazza, que le premier avait publié en 1977 chez l’éditeur qu’il avait co-fondé à Milan. La Coccinella, dont le catalogue est par ailleurs très riche dans ce domaine, se présente encore sur son site internet comme « la quella dei libri con buchi » (la « source », l’« inventeur des livres à trous »), voire l’éditeur qui a inventé « un buco con il libro intorno » (« un livre avec un trou à l’intérieur »).

Dans ce volume, il n’est pas anodin qu’une chenille soit la coupable, quoiqu’elle doive lutter contre les autres prédateurs ; le titre original soulignait d’ailleurs cette dévoration animale : le petit nom Brucoverde, comme « Chenilleverte » renvoie aussi à brucare, « brouter »[7]. À l’inverse, le deuxième volume de la collection Percimage, Hiboux, poissons, souris et Cie (2005), renvoie bien aux animaux, mais en reprenant simplement le bestiaire récurrent dans l’album pour enfant et sans en faire des acteurs du trou, sans savoir comment formuler le lien dans son titre et en le transformant en un jeu un rien agressif, par lequel l’enfant peut leur mettre le doigt dans l’œil, à moins, nous y reviendrons pour finir, qu’il ne s’agisse d’un masque.

La chenille finit d’ailleurs, chassée de fruit en fruit, par s’attaquer à ce qui n’est rien d’autre qu’une analogie avec la page du livre lui-même : une feuille. Par quoi sa voracité se rachète : le papillon qui naîtra de cette chenille, lui, ne s’attaquera plus aux feuilles, et il offre au livre ses couleurs invraisemblables (puisque seuls les papillons de nuit font des cocons) autant qu’une nouvelle analogie avec le livre, celle de ses ailes ouvertes.

Cette histoire de dévoration et de lecture, de feuille et de papier, de chenille et de papillon n’est pas seulement vieille comme le cycle de la nature, elle reprend également l’histoire plus connue encore qu’Eric Carle avait mise en scène dans The Very Hungry Caterpillar (1969, disponible en français chez Nathan puis chez Mijade).

Dans cet album célèbre, et dont l’auteur et l’éditeur orchestrent à merveille la célébration, la chenille, qui a remplacé un ver prévu au départ[8], mange chaque jour, pendant une semaine, un fruit de plus, dans lequel elle fait chaque jour un trou de plus. Le rôle de l’animal est donc particulièrement souligné, d’autant plus qu’Eric Carle dit avoir d’abord pensé à un « ver des livres » (bookworm, pouvant en anglais à la fois désigner l’insecte bibliophage et le lecteur trop avide, suivant la même logique que l’expression « rat de bibliothèque ») ; mais là encore, la chenille l’emporte, puis un papillon…

Pour les 40 ans de la sortie de l’album, en 2009, il n’y eut pas alors d’application numérique (est-ce parce que Carle est lui-même un artisan à l’ancienne, travaillant par collage de papiers préalablement peints ?), mais création d’une version pop-up (2009, Namur, Mijade) qui permettait d’ouvrir les ailes du papillon. D’ailleurs, dans un autre de ses albums, animé dès l’origine avec des mécanismes en papier de James Roger Diaz, un papillon se déployait de façon plus spectaculaire, sous la forme d’un pop up placé sur l’axe même du livre (1981, L’Abeille et le voleur de miel, trad. française Nathan, 1981 puis Le Voleur de miel, Mijade). Il y a en ce sens une certaine continuité entre le livre à trou et le livre à systèmes[9].

Chez Vanetti comme chez Carle, du livre troué au livre ouvert, qui peut s’échapper, mais que l’on va suivre fasciné par sa course et ses couleurs, il y a bien là un trajet proposé au lecteur, qui rendrait au livre son intégrité, sublimée par l’épiphanie d’un envol[10]. C’est peut-être moins un livre censé véhiculer l’amour et le respect du livre, un livre bibliophile à défaut d’être un livre de bibliophile au sens restreint, qu’un livre qui intègre et tente de dépasser le risque qui pèse sur le livre, du jeune utilisateur au bibliophile biblioclaste.

Et l’on gagnerait sans doute dans cette perspective à comparer ces albums avec certains livres d’artistes qui interrogent fondamentalement ce rapport au livre.

Marie Sochor par exemple a ainsi publié en 2012 un volume intitulé Insectes bibliophages (éditions Le Bas parleur, Paris)[11], traversé par un trou (2012). Celui-ci ne cherche pas à imiter la galerie des insectes, très différents les uns des autres, et dont les caractéristiques sont par ailleurs passées en revue dans des textes et des images issus de publications antérieures sur le sujet : ce livre troué est aussi une sorte de copier-coller. Aussi ne renvoie-t-il peut-être pas qu’à un phénomène naturel et animal, mais bien à la façon dont les livres se nourrissent d’autres livres, par un effet d’intertextualité, mais aussi par des relations moins élaborées en apparence : la maquette d’Insectes bibliophages n’est pas sans rappeler les livres de Bruno Munari publiés chez Corraini, notamment son Viaggio nella Fantasia (1992), dont la couverture cartonnée est trouée de fustellature, c’est-à-dire de découpes à l’emporte-pièce[12].

Je pense aussi à une œuvre de Jean-Charles Trebbi, connu pour son travail sur le pliage et le pop up, qui se présente sous une couverture carrée parfaitement vierge, sans aucun titre[13] : seule l’ouverture du livre, son dépliage faudrait-il dire, puisqu’il s’agit d’un leporello, en révèle, lettre après lettre, le texte, constitué d’un seul mot, qui peut lui servir de titre : « P.A.P.I.V.O.R.E. » (2011).

Figure 3

Jean-Charles Trebbi, Papivore, Orilum, 2011. 8 pages découpées et perforées se dépliant ; 15x12x2 cm ; déplié 12x90cm + étui en carton rouge. Exemplaire 5/6, BMVR Marseille. Cliché Benoît Tane. Tous droits réservés

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Si le mot est là encore explicite (et plus juste comme nous l’avons dit que « bibliophage »), il était caché et il s’accompagne d’une manifestation, d’une matérialisation de l’agression dont est victime le papier. Non seulement les lettres sont découpées, parfaitement ajourées par la découpe numérique, mais un grand nombre de trous, qui ne traversent pas toutes les épaisseurs puisqu’ils sont positionnés pour compléter le silhouettage des lettres, viennent aussi contraster avec elles : ils sont irréguliers et produits par une découpe laser artisanale dont la brûlure est encore visible sur leur pourtour. En outre, si cet exemplaire (BMVR Marseille, ex n°5/6) est vierge de toute inscription, celui de la bibliothèque municipale de Toulouse, est accompagné d’aquarelles de Diane de Bournazel qui représentent l’un de ces nuisibles papivores, Hofmannophila pseudospretella[14].

L’agression devient donc source de création. Mais là où l’avant-garde italienne de Munari, dans ses productions antérieures, nous y reviendrons pour finir, mettait en avant le geste de perforation, les livres se défaussent sur la nature comme, encore une fois, pour racheter un biblioclasme sacrilège.

On voit donc que ce lien entre le trou dans le papier et une origine animale, déplacée, sublimée, mais qui reste présente, est extrêmement fort. Ce trou animal a ceci de pratique pour son fonctionnement qu’il semble sans texture parce qu’il serait créé par absorption de la matière, ou son évacuation. En d’autres termes, on fait essentiellement du trou non pas une caractéristique de la matière, mais le résultat d’une intervention sur ou dans la matière. Le trou apparaît là comme un processus d’évidement, de creusement. Aussi a-t-on tendance à considérer le trou pour ses usages, pour une utilité qui serait intrinsèque à son existence même. Si le trou existe, ce serait parce que et pour qu’on y passe.

Le trou dans la texture ? Down, down, down

Pour reprendre Lewis Carroll, ce passage est d’abord de l’ordre du bond, immédiat et irréfléchi :

[Alice] was just in time to see it pop down a large rabbit-hole under the hedge.

In another moment down went Alice after it, never considering how she was to get out again.

The rabbit-hole went straight on like a tunnel for some way, and then dipped suddenly down, so suddenly that Alice had not a moment to think about stopping herself before she found herself falling down what seemed to be a very deep well. […] Down, down, down. Would the fall never come to an end […]. ‘I wonder if I shall fall right through the earth!’ […] Down, down, down. There was nothing else to do [15].

(1865, 10)

Dans le troisième paragraphe, la configuration de cet espace, un tunnel suivi d’une sorte de puits, permet de radicaliser encore le rapport : le tunnel est trop court et c’est le puits qui complète le « pop down » de la première ligne par d’autres verbes (dip down, fall down), avant que seul se répète ce qui compte : « down ». On dira donc plutôt du trou que l’on y tombe.

Si John Tenniel, l’illustrateur des éditions originales, ne représente pas cette chute, ni Arthur Rackham[16], ses représentations ultérieures sont nombreuses et son animation ; je ne vous montre que celle de Rebecca Dautremer (Gauthier-Languereau, 2010), parce que c’est une ancienne de l’ENSBA et parce que sa petite sarabande façon XIXe siècle est du meilleur effet dynamique. Il n’y a pas de trou ici, toute la page, au format portrait et d’assez grande dimension, est comme le puits lui-même.

Figure 4

Illustration de Rebecca Dautremer pour Alice (Gauthier-Languereau, 2010). Cliché B. Tane. Avec l’aimable autorisation de l’artiste ; tous droits réservés

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Le choix de Robert Sabuda, dans le livre animé qu’il a consacré à Alice, est tout autre (Alice’s Adventures in Wonderland: A Pop-up Adaptation of Lewis Carroll Original Tale, New York, Simon & Schuster, Little Simon, 2003). « Ouvre-moi », qui reprend directement l’original (« Open me ») fait écho aux « Drink me », « Eat me » qu’Alice lira elle-même par la suite et dont elle suivra les indications, rapetissant ou grandissant à l’envi. Cette construction en accordéon, qui reprend celle des livres-tunnel (Pélachaud 2010, 199) ou des peep-shows, nous oblige à coller un œil au trou, comme Alice au début du roman « peeped into » (1865, 9), « jette un coup d’œil » dans le livre de sa sœur[17], et nous donne à voir de façon illusionniste la chute d’Alice dans le puits. On peut dire ici que le livre à systèmes utilise le trou comme l’un de ses éléments constitutifs. Et qu’Alice devient aussi un livre à trous.

La brutalité de la chute dans le trou s’accompagne de la durée, qui lui permet d’engager l’exploration. Ce passage initiatique, celui de la transgression d’un seuil, est récurrent dans le conte et l’album.

Le début d’Un Livre pour toi, de Kveta Pacovska (2004), joue sur l’adresse directe au destinataire, qu’il invite à une véritable métamorphose : « Fais-toi tout petit et passe par ici » peut-on lire à l’ouverture du livre[18]. D’ailleurs alors que Alphabet, autre œuvre de Pacovska, dont les liens avec le livre d’artiste sont marqués[19], a donné lieu à une création animée numérique interactive peu après sa publication (« Alphabet, création sur CD-Rom » 1999), Un livre pour toi a plutôt été redéployé dans des expositions où le format permettrait presque à l’enfant de traverser l’image. S’il y a là une peinture faite « avec les doigts », écrit Pacovska, elle est aussi autant pour le regard, et pour le corps tout entier. Par les doigts et par le regard, le passage repose moins sur une concurrence que sur une convergence de l’optique et de l’haptique, voire sur une conversion quasi magique, par laquelle, par l’œil, par le doigt, l’enfant pourrait devenir tout petit, se faire tout petit et « passer par là », comme une autre Alice télescopique, pour reprendre la comparaison de Lewis Carroll, devant une porte trop petite ou une table trop grande.

Mais ce trou potentiellement sans fin et sans retour doit aussi être mis à distance. Car il y a un risque à ce passage, le risque de ne pas revenir, qui renvoie l’explorateur à la question du fond, de la fin du trou. Aussi apparaît-il parfois comme origine plus que comme destination.

Figure 5

Katsumi Komagata, I’m gonna be born/ça y est, je vais naître, One Stroke, Tokyo, 1995. Exemplaire BMVR Marseille. Cliché B. Tane. Tous droits réservés

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Katsumi Komagata en fournit un très bel exemple dans l’un de ses albums, en japonais, mais dont la traduction en anglais et en français du titre et du reste du texte, assez présent, est fournie sur une double page de papier calque qui l’accompagne (1995 ça y est, je vais naître, 2005 I’m gonna be born). Cet album exploite la tradition japonaise du kirigami, le papier découpé, dont Jean-Charles Trebbi rappelle l’importance (2010, 8).

Après des pages qui jouent sur la transparence, les dernières pages font fonctionner le trou à double sens : la spirale pourrait indiquer, comme le peep show illusionniste, la mise au monde et l’expulsion proprement dite, hors du corps, de la mère et comme hors du livre lui-même. Mais dans ce livre, la spirale est surtout une sorte de cordon ombilical, qui rattache encore l’enfant à sa mère. Les teintes mêmes de l’album, sa clôture aussi pourrait-on dire, en font un curieux album intra-utérin : « je vais naître » annonce-t-il, mais je ne le suis pas encore ; et si je suis né, ce livre me fait remonter à cette origine. Aussi cet « objet transitionnel » est-il destiné à évoluer : il ne peut pas être manipulé sans que le cordon soit en passe d’être rompu[20].

Dans un album plus récent, Et avant ?, CharlElie Couture et Serge Bloch, tout en insistant dès le titre sur l’origine et en faisant remonter le lecteur dans le temps, font le choix d’un trou qui traverse entièrement le volume (2012). Ce choix conjure le caractère unilatéral que pourrait recouvrir cette quête de l’origine, voire ce retour à l’origine : la quête est ici ouverte, sur la suite et sur les autres, et elle réussit à rendre presque supportable cet œil vide que la couverture nous présente. La couverture, par son format et sa rigidité, devient comme un masque par lequel le regardeur et manipulateur s’approprie et le livre et la quête qu’il implique[21].

Claude Ponti, dont les livres ne sont pas des doudous et dont Sophie Van der Linden a par ailleurs remarqué certains liens avec Alice (2000, 226), fait le choix inverse avec les terribles « Trous » dans Sur l’île des Zertes (1999). Mais si le trou est un piège ici on a la jubilation de le faire exploser lorsqu’il a fait trop de victimes !

Car cette initiation consiste peut-être à faire avec cette question de l’origine. Un dernier exemple s’impose pour clore cette deuxième partie : une perforation, d’un diamètre réduit au trou d’une perforeuse, traverse tout le volume du Trou de Øyvind Torseter (2013 Hullet). Ce trou-là est véritablement sans pourquoi. Il ne sert même pas de passage, mais à une manipulation de la part du personnage, qui l’emporte pour le faire étudier, et à une manipulation de l’auteur, qui le laisse visible, toujours au même endroit, même lorsque le personnage est persuadé de l’avoir enfermé dans un carton et de l’avoir laissé aux scientifiques. Ce trou est là, parfois comme le soleil, parfois comme un œil, et jusque dans le mur dans lequel il était apparu. Et pourtant, le héros, effrayé au départ, s’endort sereinement.

La crainte inhérente à l’apparition du trou, celle qui ouvrait la série de Jean-Olivier Héron (« Robert, j’ai peur ! » disait la mère au début du Livre qui avait un trou (1993a)) et que reprendra encore Au secours, un chat est passé par le trou (1993b), semble laisser place à une indifférence et à l’acceptation d’un trou sans raison, sans origine et sans cause.

Hullet est vraiment un trou pour les grands, peut-être ceux qui ont déjà eu trop de livres troués… Trop de trou(s) tue le trou sans doute. Surtout, il confine à l’abstraction, comme si le trou se confondait avec le vide de son ouverture. Ce trou métaphysique marque une limite, celle de sa virtualisation numérique. Mais doit-on encore appeler « trou » ce qui ne serait plus que l’idée de trou, l’illusion de la traversée, quelque chose comme un miroir ? Le « vrai » trou ne doit-il pas précisément être caractérisé par sa texture ?

Textures du trou ? Pop down/pop up the hole ?

Alice, que nous suivons comme un modèle de livre, commence par le rejet d’un livre… Dans l’incipit Alice s’ennuie et ne s’intéresse pas au livre de sa sœur :

Alice was beginning to get very tired of sitting by her sister in the bank, and of having nothing to do: once or twice she had peeped into the book her sister was reading but it had no pictures or conversations in it, ‘and what is the use of a book’, thought Alice, ‘without pictures or conversations?’ [22]

(1865, 9)

Surtout, une fois dans le puits, elle mentionne bien ce qui en tapisse les parois : « [The sides of the well] were filled with cupboards and bookshelves » (1865, 10) ; « elles étaient pourvues çà et là de placards et d’étagères » (1865, 27), il faudrait dire « remplies » ou « tapissées de placards et d’étagères de livres », voire de « rayonnages ». Alice les ignore pourtant ; elle ne se saisit que d’un pot de confiture… vide. Robert Sabuda nous les montrait dans cette espèce de bibliothèque circulaire, tour inversée en puits, et son peep-show, placé en bas à droite, à l’ouverture du volume, était une façon d’entrer dans son épaisseur. Car, ce faisant, l’histoire se construit, et le livre s’étoffe. Il y a bien là un paradoxe : les livres troués s’élaborent par leurs trous, par leurs manques. C’est peut-être ce que l’on pourrait appeler les textures du trou. Et le lecteur de vivre cette descente au milieu des livres comme une entrée au milieu du livre. Dans la série de photographies d’Abelardo Morell pour Alice, l’une d’elles fait l’effet d’une révélation : le lapin, une silhouette de papier empruntée aux illustrations de Tenniel, est placé devant un trou circulaire, qui s’ouvre dans un gros livre.. Alice se révèle définitivement pour ce qu’il aurait toujours pu être : un livre lui-même troué.

Ce trou ne fait pas passer de l’autre côté. Parler de passage est d’ailleurs ambivalent. Passer au travers du miroir et être derrière sont une seule et même chose, alors que l’on tombe dans le trou. C’est ce que l’on peut appeler le « pop down » du trou, qui consiste à faire l’expérience du temps et de l’espace. Le « Down, down, down » d’Alice s’oppose vraiment au « Through » de Through the Looking-Glass[23]. Les illustrations de John Tenniel jouent ainsi sur un dispositif déjà en place à la toute fin du XVIIIe siècle, mais qui s’imposera au XIXe, qui consiste à représenter successivement, et ce faisant de façon juxtaposée, les deux espaces de part et d’autre d’une porte, à laquelle le miroir est ici assimilé[24].

Le miroir serait une façon de faire l’économie du trou, et du temps et de l’espace qui va avec. L’autre côté du miroir est sans cesse présent, quoique pas toujours accessible : quand il l’est, il l’est immédiatement, par une sorte de réversibilité. Le miroir montre l’envers du monde, tandis que le trou fait expérimenter son étrangeté, son éloignement, son épaisseur, sa texture.

Faut-il pour cela une épaisseur de trous, un trouage démultiplié ? L’album pour enfant nous en fournirait sans doute encore des exemples, comme le classique Rocket Book de Peter Newell (1912), où le trou n’a rien d’animal, rien d’une chute et se démultiplie à travers tout l’immeuble[25]. Pour rester dans notre logique, nous pourrions peut-être plus efficacement revenir à Kveta Pacovska, qui n’est pas seulement la créatrice de livres pour enfants, même déjà classés comme des « Art Books » que nous évoquions plus haut, mais une artiste qui utilise pleinement le papier. Dans son Touch Book, qui date de 1987, elle superpose vingt-et-une feuilles de papier blanc au format A3, sans autre intervention que des trous, ce qui est rarissime chez cette spécialiste de la couleur ; les trous ne coïncident qu’aléatoirement pour créer autant de traversées possibles de la liasse[26]. Il semble que ces ouvertures plus ou moins circulaires aient été produites manuellement en pliant d’abord le papier sur une petite longueur, ou en le pinçant, puis en le déchirant en arc de cercle avant de le remettre à plat… mais très largement troué[27].

On voit la différence entre ce livre troué et le travail, par exemple, de Colette Deblé, peintre et artiste du livre, publié sous le titre significatif de Fenêtres. Ce mot renvoie non seulement à bien d’autres œuvres de Colette Deblé, notamment les « Boîtes-fenêtres », réalisées entre 1974 et 1982, dont Jean-Luc Chalumeau dit qu’elle « n’a cessé de pensé visiblement et de créer des images où les “faces opposées des choses pouvaient exister” » (2003, 213). On le voit, la fenêtre va de pair avec le miroir, comme dans ce livre qui les associe, qui perce la couverture de fenêtres pour ne donner à voir qu’une surface miroitante sur laquelle est reproduit un visage lithographié, et le reflet d’un lecteur-regardeur-regardé. Le texte de Pierre Emmanuel, distribué à gauche et à droite de la pliure, joue lui aussi sur le principe d’inversion concomitante.

Avec le récent Qu’est-ce que ça raconte (2011) de Colette Deblé et Louis Dire, on s’éloigne en partie du modèle des fenêtres ; cette œuvre fait écho pour nous au Qu’est-ce que cela signifie ? (1974) que Colette Deblé, qui est aussi illustratrice pour enfants, avait publié en 1974 à l’École des loisirs. On est cependant passé du livre pour enfants au livre d’artiste, de la signification au récit, signe d’une évolution terminologique, mais aussi d’un choix artistique, dont la syntaxe témoigne : du pédagogique « cela signifie » à la fiction et à l’imaginaire. « Ça » est un trou, un vide à tout le moins, une silhouette féminine détourée, qu’il s’agisse de la version grand public ou de la version numérotée et peinte. Pourtant, Colette Deblé a aussi investi paradoxalement la chair des personnages qu’elle représente dans son œuvre picturale, mais ces silhouettes étaient pleines, comme au pochoir, d’une teinte à l’aquarelle[28]. La silhouette découpée à l’emporte-pièce dans Qu’est-ce que ça raconte ? (2011), qu’elle présente comme une Diane de l’école de Fontainebleau[29], reprend encore le répertoire mythologique et artistique, mais il se désigne comme manquant, comme par un effet de « prégnance » pour reprendre le mot de son travail avec Jacques Derrida (2004).

Surtout, la texture révèle l’action, sinon toujours le geste, à l’origine du trouage. Revendiqué, il peut être manuel, comme pour investir pleinement sa dimension artistique : Bruno Munari, évoqué précédemment, fournit dans son Libro illeggibile MN 5 (1995), le livre troué lui-même et ce qui reste des trous, comme autant de confettis multicolores. Cette attention aux déchets, partie prenante de l’œuvre, engage une archéologie de sa production.

Mais il n’est pas facile de savoir d’où viennent les trous : ceux de Viaggio nella Fantasia, que nous mentionnions plus haut (1992), ont été réalisés à l’emporte-pièce. Cependant, même percer à l’emporte-pièce est peut-être trop mécanique et constitue un détournement du travail de la nouvelle avant-garde italienne des années 50 du MAC, le Movimento d’Arte Concreta, que Munari avait créé avec Gianni Monnet. Dans le volume collectif Documenti d’Arte d’Oggi 1956-1957 (1957), ce dernier présente une lithographie avec des trous poinçonnés à la main, dont le papier porte encore la trace non seulement du trou, mais aussi de la pression nécessaire pour le faire (1957, 93)[30].

Il est, me semble-t-il, remarquable que dans l’une des versions de cette petite légende qu’Eric Carle propose sur la genèse de son livre, il évoque le caractère presque improvisé de cette histoire par une utilisation, gratuite et incidente, d’une perforeuse dans un paquet de feuilles[31]. Nous aimerions le croire authentique, ce geste d’un illustrateur de livres pour enfants qui recouvre une violence biblioclaste ; ce qui est sûr, c’est qu’il n’offre pas d’issue, au rebours de la métamorphose de la chenille, et qu’il n’est qu’une ébauche, manuelle et spontanée, de la production matérielle du livre troué, par des die cuts mécanisés[32].

Cette action manuelle, directe et violente, est radicalisée dans le livre d’artiste, ou dans ce qui reste du livre lorsqu’un artiste le met à mal. Hubertus Gojowczyk (1943), qui fut l’élève de Joseph Beuys et de Dieter Roth[33], et qui fut mentionné par Jean-François Lyotard comme un « biblioclaste » (1974, pp. 9-12)[34], a proposé de nombreuses œuvres qui sont autant d’interventions sur des livres, comme ce livre troué, et plus encore, pour traduire le titre de « Buch mit aufgewühlten Seiten » (1973), il faudrait parler d’un livre aux pages « défoncées », « re-tournées », « fouillées » ou « labourées ».

Ce travail trouve à la fois sa source et son épuisement dans la première œuvre de Gojowczyk : « Der Rest einer Buches » (1968). Ce livre érodé est comme de sable et dunaire lui-même, comme un paysage. La fin du livre n’apparaît pas ici comme une abstraction généralisante : le livre se livre ici au sens où l’œuvre constitue une matérialisation de la matérialité du livre, réduite à elle seule. Les « vestiges d’un livre », on pourrait dire aussi le « reste » de ce livre, c’est bien sûr le peu de papier qui fait encore masse, mais c’est aussi tout ce dont nous savons qui lui manque, tous ces trous que le livre fait exister, comme une figure, un fantasme du livre.

Cette image, cette vision, cette expérience effrayante que nous impose l’œuvre de Gojowczyk n’est pourtant rien de moins qu’un effet retour du livre sur celui qui le regarde : le livre semble nous regarder à son tour. L’artiste a d’ailleurs aussi réalisé un livre avec deux yeux, dont les orbites sont creusées dans l’épaisseur des pages. C’est celle que l’on peut trouver la plus souvent reproduite en ligne et que nous ne verrons pas ici. Je crois pour une fois qu’une telle œuvre n’est pas faite pour les écrans, et encore moins pour jouer les fonds d’écran. Devant ces œuvres, comme devant le livre, nous savons que nous sommes engagés dans une relation, que cela aussi nous regarde, alors que l’écran voudrait nous faire croire à son immatérialité et à son absence et se donner pour le prolongement immédiat de notre regard et de notre désir.

Bloqué dans une gare il y a peu, je suis ainsi tombé sur un livre de gare, mais aussi sur un trou, un trou dans le cartonnage d’un livre de poche, un trou non seulement industriel, non seulement sans aucune signification, mais encore un trou sous cellophane, comme s’il fallait transformer l’acte d’achat et sans doute celui de la lecture et, à coup sûr, celui de l’expérience du lecteur en une relation protégée, une sorte de safe text.

Le livre troué, le livre vraiment troué, c’est-à-dire avec une texture, tout à la fois une matière et un manque, nous a invités, me semble-t-il, à une expérience autrement sensible et sensuelle. Le livre troué, ce trou où l’on tombe, « pop down the hole », se retourne en surgissement, par ce que l’on pourrait appeler son effet pop up ! Le livre se révèle de fait comme ce qui peut faire advenir le trou, non pas dans une opposition entre une matière et ses manques, mais comme une seule texture travaillée par une force : down, up…

La revue d’art Trou, publiée en Suisse à partir de 1979, a non seulement convoqué la richesse inspiratrice du nom qu’elle s’est donné, mais ce lien avec l’impression et le papier : pour le n° 9, 1995, Jean-Bernard Vuillème a produit un texte tapuscrit, qui donne à voir la puissance potentiellement destructrice de la frappe : « Hublots. Le o de ma machine à écrire est si tranchant qu’il transperce le papier une fois sur deux »… Un facsimilé de cette page, troué à la perceuse, accompagnait les cent tirages de tête de la revue[35].

Figure 6

Jean-Bernard Vuillème, « Hublots », Trou, Moutier, Suisse, n° 9, 1995. Exemplaire XXII/XXX. Collection particulière. Cliché K. von Arx. Tous droits réservés

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Le support électronique, mais bien avant lui, l’informatisation de la chaîne graphique et les techniques d’impression off set, nous ont fait oublier à quel point l’impression était une im-pression, une pression dans quelque chose. L’impression depuis Gutenberg, dont les matrices sont « en relief », s’imprime en creux, creusant les caractères dans l’épaisseur du papier et impriment dans le même temps en relief le verso de la page. Le trou qui nous a occupés peut donc n’être aussi bien qu’un creux, et un relief, l’un et l’autre à la limite du trou. Non seulement n’importe quel tirage ancien nous le montre, à l’œil et au doigt, mais les livres d’artistes peuvent encore le montrer : Michel Butor, avec Des Pas sur la neige (2009), dont les strophes imprimées en noir au recto alternent avec l’envers immaculé de celles qui sont imprimées au verso, rappelle que l’écriture, depuis l’invention de l’imprimerie, est une fiction de l’empreinte, presque du trou.