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« Jamais dans ces vingt-cinq années notre France n’a envoyé à l’étranger un champion plus valeureux, un messager plus beau, un témoin plus fidèle de son âme musicale régénérée » ; c’est en ces mots que le critique Camille Mauclair rend en 1919 un hommage posthume à son ami, le pianiste et compositeur Raoul Pugno (Mauclair 1919, 111).

Raoul Pugno naît en 1852 à Montrouge, dans la banlieue parisienne, d’un père italien, marchand de piano, et d’une mère originaire de Lorraine. Une fois terminées, alors qu’il est encore jeune, ses études de piano, d’harmonie et d’orgue au Conservatoire de Paris, il paraît promis à une intéressante carrière musicale, mais son engagement politique en faveur de la Commune lui vaut quelques jours de prison. Surtout, un exil artistique d’une vingtaine d’années le tiendra à l’écart de la culture officielle, jusqu’au 23 décembre 1893[1]. À cette date, âgé de 41 ans, il est appelé à remplacer le pianiste Louis Diémer, malade, dans le Concerto en la mineur de Grieg, avec l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire. Pugno fait enfin ses débuts de concertiste, aussi tardifs qu’éclatants. Très rapidement, le pianiste devient une véritable idole du public parisien qui ne manque pas de manifester son enthousiasme et sa sympathie à un artiste doué d’un caractère joyeux, chaleureux et passionné. À partir de 1894 et pendant vingt ans, Pugno voyage à travers le monde en messager et en ambassadeur de l’art français. La presse contemporaine rend compte d’une activité très intense de concertiste menée dans les capitales musicales d’Europe. On signale sa présence en France, bien sûr, mais aussi en Italie (Milan, Rome, Bologne, Venise), en Allemagne (Francfort, Berlin, Hambourg), en Hollande (Amsterdam), en Belgique (Bruxelles, Bruges, Liège, Anvers), en Espagne et au Portugal (Madrid, Lisbonne, Porto), au Royaume-Uni (Londres, Liverpool, Glasgow, Édimbourg), en Pologne (Varsovie, Cracovie), en Russie (St Pétersbourg, Moscou), en Suisse (Zurich), de même qu’aux États-Unis (New York, San Francisco, Boston, Cincinnati, Ann Harbour) et au Canada (Montréal).

Voyageur infatigable[2], le pianiste visite les États-Unis à trois reprises : de novembre 1897 à mars 1898, il donne une série de concerts à New York et à Chicago ; puis, d’octobre 1902 à janvier 1903, et de nouveau de novembre 1905 à mars 1906, il traverse les États-Unis d’est en ouest, et se rend également au Canada. On se demanderait si Pugno a un imprésario ou si son collègue, le violoniste belge Eugène Ysaÿe, avec qui il entreprend son premier voyage américain, lui sert alors d’intermédiaire[3]. Les questions soulevées par l’aventure américaine du pianiste français sont nombreuses et je tenterai d’y répondre au cours du texte. En 1897, il maîtrise déjà un vaste répertoire, comprenant des pages choisies des xviie et xviiie siècles, de Mozart, de Beethoven, de Chopin, de Liszt et de Grieg, sans oublier ses propres compositions ; il se produit en solo, avec orchestre ou dans des formations de musique de chambre. Que va-t-il proposer au public américain ? Va-t-il respecter ses choix personnels ou va-t-il les adapter au goût des nouveaux auditeurs ? Comment va-t-il partager ses programmes entre récitals, musique de chambre et piano symphonique ? Alors qu’il est fidèle en Europe aux pianos Pleyel, sur quels instruments va-t-il jouer aux États-Unis ? Bien avant sa première aventure américaine, la France a couronné Pugno comme l’un de ses plus grands virtuoses : quels échos dans la presse française à cette entreprise d’autant plus exceptionnelle que déjà un demi-siècle s’est écoulé depuis les débuts newyorkais d’un autre pianiste français, Henri Herz (en 1845[4]) ?

J’ai consulté pour ce faire la presse américaine et la correspondance du pianiste avec ses collègues et amis, notamment deux lettres et une carte postale que Pugno envoie au début de l’année 1906 à la jeune compositrice Nadia Boulanger (1887-1979), avec laquelle il collabore professionnellement de 1905 à sa mort et à laquelle l’unit une longue amitié[5]. Ces écrits proviennent d’un lot de documents faisant partie du fonds Boulanger à la Bibliothèque nationale de France (BnF) à Paris ; longtemps inaccessible, cette correspondance apporte un témoignage inédit sur ces périodes importantes de la vie du Raoul Pugno[6].

Le début américain (1897-1898)

Le 7 novembre 1897, Pugno débarque à New York en compagnie du violoniste Eugène Ysaÿe. Bien que l’Amérique commence à être visitée par un nombre remarquable d’artistes du Vieux Continent[7], le séjour d’un musicien européen aux États-Unis suscite toujours une certaine curiosité : partir en tournée au-delà de l’océan signifie mesurer son succès et sa valeur devant un nouveau public et le défi est à la fois culturel et financier. Pugno ne l’admet pas, mais sa passion de collectionneur pour les livres, tableaux et objets d’art laisse deviner l’attrait financier, légitime, que cette aventure peut exercer sur lui[8]. Un segment intitulé « Le profit des artistes[9] » publié par The Times le 2 novembre 1902 précise que la deuxième tournée américaine vaut à Pugno 30 000 dollars (O’Rell 1902a, 25[10]).

Les concerts sont en même temps l’affaire des musiciens (la lettre qu’il envoie à Nadia Boulanger le 14 février 1906 le prouve clairement[11]) mais aussi — voire surtout — de leurs imprésarios. Au moment de son premier voyage américain, Pugno n’a peut-être pas encore d’imprésario attitré ; en annonçant son arrivée aux États-Unis, la presse ne mentionne aucun agent[12]. Il serait possible que l’intermédiaire entre Pugno et l’Amérique ait été Ysaÿe lui-même (le violoniste en est à sa deuxième tournée américaine) ; le 24 janvier 1897, dix mois avant l’arrivée de Pugno à New York, le Los Angeles Herald avait publié le compte-rendu de ce que son correspondant à Bruxelles avait désigné l’événement le plus remarquable de l’automne musical belge, le concert d’Ysaÿe au théâtre de L’Ahambre, avec Pugno au piano (Moran 1897, 13). Le 20 juin 1897, le Los Angeles Herald nous apprend encore que R. E. Johnston, l’imprésario du violoniste bruxellois, est en train de négocier avec Pugno (Los Angeles Herald 1897, 14), une information que rien ne nous permet de confirmer.

Dès que la date des débuts américains du pianiste français est fixée (17 novembre 1897), la presse crée et maintient un climat d’attente qui peut déclencher des mécanismes imprévisibles du marché : les journaux américains (mais français aussi) anticipent à plusieurs reprises ce voyage. Déjà le 18 septembre 1897, The Scranton Republican annonce la visite américaine de quatre pianistes, dont deux, Raoul Pugno et Alexander Siloti, qui sont inconnus du public américain. Et lorsqu’au mois d’octobre 1897 Pugno donne ses derniers concerts parisiens avant son départ pour les États-Unis, la presse française ne perd pas l’occasion de rappeler à ses lecteurs les projets de leur artiste bien-aimé[13]. Amédée Boutarel fait l’éloge de Pugno, auquel il reconnaît « toutes les qualités du pianiste musicien : pose très personnelle et très classique du son et de la phrase, autorité sur lui-même toujours entière même dans la grande vélocité, sûreté magistrale dans les effets d’extrême douceur, jeu d’une tenue magnifique, virtuosité à toute épreuve, sentiment musical exquis » (Boutarel 1897, 344). Quatre ans seulement se sont écoulés depuis les débuts du pianiste à Paris : « Un hasard, presque le révéla : le lendemain il était célèbre, et alors s’alluma la fusée éblouissante de cette carrière, qui jaillit et emporta éperdument à travers le vaste monde un flamboiement de l’art français » (Mauclair 1919, 110).

Comment réagit la presse américaine face aux prestations de Pugno ? L’apparence physique du pianiste venu de Paris frappe d’abord un chroniqueur car elle ne correspond pas à l’image élégante du virtuose européen véhiculée par Paderewski depuis sa tournée triomphale de 1891. Pugno est décrit comme « un homme grand, imposant, aux traits bien marqués, avec une barbe brune[14] » (The New York Times 1897, 13).

Dix jours après son arrivée à New York, le 17 novembre 1897, Pugno donne son premier concert devant le public new-yorkais, en partageant la scène avec Ysaÿe[15], dans le cadre d’un concert organisé et dirigé par le chef d’orchestre hongrois Anton Seidl[16]. La salle Astoria, qu’on leur a réservée, est un salon de danse. Malgré la célébrité dont il jouit en France[17] (rappelons que le 31 juillet 1897, il a été décoré de la Légion d’honneur), Pugno n’est pas accueilli sans réserve par le public et la presse. Son aspect, sa « simplicité, pour ne pas dire sa nonchalance, ne facilitent pas son acceptation comme interprète soliste[18] » (The World 1897, 3). Il joue la version pour piano et orchestre de Liszt de la Fantaisie « Wanderer » de Schubert et on l’accuse de froideur, de jouer sans émotion ni passion. Les commentaires sont plus positifs lorsqu’il accompagne Ysaÿe dans un Rondo de Mozart : leur entente est jugée « parfaite[19] » (The World 1897, 3).

Le 10 décembre 1897, Pugno fait ses débuts avec orchestre au Carnegie Hall (Lahee 1922, 113) où il interprète le Concerto de Grieg avec l’orchestre de la New York Philharmonic Society dirigé à nouveau par Seidl[20]. Selon les archives en ligne de cet orchestre, Pugno visite New York à six reprises entre 1897 et 1905 : il y revient déjà le 7 mars 1898 avec le Chicago Symphony Orchestra dirigé par Theodore Thomas pour jouer les Variations symphoniques de Franck (1885) ainsi que le Concertono 5 en fa majeur, op. 103 de Saint-Saëns[21] (Chicago Symphony Orchestra 2011). C’est un crescendo : le public et la presse sont conquis par sa ferveur romantique, sa technique brillante et sa bravoure étonnante (Chicago Daily Tribune 1897, 1). Pugno est flatté par cet accueil. De sa résidence newyorkaise, entre la 5e Avenue et la 8e rue, le 24 décembre 1897, il écrit au directeur du Conservatoire de Paris, Théodore Dubois, qui lui avait sans doute accordé un congé pour la durée de cette tournée :

Mon cher Directeur,

Les centaines de lieues qui me séparent de mon cher Paris ne me brouillent pas la cervelle au point de me faire oublier ceux que j’y ai laissés, ceux qui veulent bien me témoigner de l’amitié, ceux que j’aime. Malgré le tourbillon de cette vie américaine, malgré l’émotion et la griserie des succès, ma pensée se tourne constamment vers le coin de terre chérie et pour ternir ma mélancolie, quelque peu accrue en ces jours de « Christmas », je n’ai qu’un remède : correspondre avec mes bons, mes vrais amis. […] J’ai joué ici, à New York, six fois déjà avec l’orchestre de Seidl, et j’ai eu cette vive joie d’être acclamé par cent musiciens exclusivement allemands. Je crois ne pas déshonorer le drapeau de notre Conservatoire. Au revoir, mon cher maitre [sic] et ami. Croyez-moi votre très dévoué et très reconnaissant Raoul Pugno.

Guilmant est venu me voir à mon 4e concert au Metropolitan, et Marteau arrive ici dans dix jours. Mais je ne le verrai pas, je serai parti pour Chicago[22]

Pugno da1897

Outre un rare témoignage direct du point de vue de Pugno sur sa tournée américaine, cette lettre porte les traces évidentes de sentiments partagés à l’époque qui précède la Première Guerre mondiale : patriotisme français et anti-germanisme latent.

L’admiration du public américain pour le musicien va se transformer en sympathie pour l’homme. La presse est dépaysée : cet artiste dont la figure est jugée « falstaffienne » n’a rien de ce qu’on pourrait attendre d’un pianiste inspiré et romantique, tel que se révèle Pugno. Le compte-rendu d’un de ses concerts est intitulé « Musicien aux cheveux courts[23] », avec un sous-titre emblématique : « Raoul Pugno ne ressemble pas à un artiste romantique[24] » (The Leader Democrat 1897, 11) : le stéréotype du pianiste romantique inspiré par Paderewski est encore ici présent. Le critique anonyme est évidemment étonné qu’un personnage si peu intéressant du point de vue physique puisse susciter un tel enthousiasme et il en déduit, presque résigné, que « au moins chez les hommes la chair n’interfère pas forcément avec la popularité. Assis au piano, M. Pugno n’était pas le genre de figure à séduire les coeurs des jeunes filles des concerts des matinées […]. Mais le public[25] ! » (ibid.).

Le pianiste poursuit sa série de concerts que la presse documente fidèlement, avec une confiance qui s’accroît de plus en plus de la part des critiques. Si l’on insiste encore une fois sur l’aspect physique de l’homme, « tout le contraire du pianiste ordinaire », en ajoutant que « s’il avait les cheveux longs il donnerait l’image d’un génie[26] » (The Brooklyn Daily Eagle 1898, 7), les appréciations musicales sont sincères. La maîtrise du piano est synonyme de grande personnalité. La force au piano de Pugno rappelle celle d’Anton Rubinstein : « Il ne caresse pas les touches comme Paderewski ou Joseffy : il les commande. Parfois il les intimide. Son piano n’est pas sa maîtresse : c’est son armée de fonctionnaires[27] » (ibid.). Et pourtant la musique garde tout son pouvoir de suggestion.

Le dernier article concernant ce premier voyage américain de Pugno est une chronique anonyme publiée dans The Cincinnati Enquirer le 13 mars 1898 (1898a, 19). On ne connaît pas la date précise du départ du pianiste pour la France, mais évidement le retour est proche. Le 17 mars suivant, Pugno donne un récital au Odeon Hall, qui se trouve à l’intérieur du Conservatoire de Cincinnati[28] et ce sera peut-être le dernier concert de sa première aventure américaine. Cinq jours auparavant, la plupart des 1 500 places ont été déjà vendues, ce que la presse souligne pour remarquer la considération exceptionnelle dont le pianiste français jouit désormais de la part des Américains. À la fin du xixe siècle, la critique musicale n’a pas encore acquis aux États-Unis un statut d’autorité, et, afin que son éloge soit crédible, le chroniqueur du Cincinnati Enquirer fait appel à l’opinion d’un musicien, selon lequel Pugno serait l’équivalent d’un Rubinstein ou d’un Liszt de son temps (1898b, 24). Bien que grandiloquente, cette comparaison confirme l’intérêt des Américains pour cet artiste à la « célébrité universelle » et « au talent magique », capable de « transformer en être vivant un instrument qui n’est que trop souvent un tombeau pour rêveries mélodieuses ou l’intermédiaire odieux d’une musique lascive[29] » (ibid.) ; à l’évidence, le piano ne jouit pas chez ce chroniqueur d’une réputation édifiante ! Pour Pugno, cette parenthèse américaine se transforme donc en triomphe. Après presque cinq mois, Pugno peut recueillir en France et ailleurs en Europe les fruits du succès remporté en Amérique. La Gazzetta musicale di Milano, dans le compte-rendu d’un récital du pianiste à Varsovie, loue l’« individualité marquée » de son style, qui rend nouvelles toutes les compositions qu’il interprète[30] (Groër 1900, 46). Ses engagements à travers l’Europe s’intensifient de plus en plus. Au début de janvier 1901, pressé par une activité de concerts qui l’oblige à s’absenter trop souvent, il offre par lettre à Théodore Dubois sa démission du poste de professeur du Conservatoire : « Quel que soit mon attachement à cette grande Maison à laquelle je dois tant, je ne voudrais pas continuer à lui appartenir sans me consacrer tout entier à mes élèves » (Pugno da1901). C’est Antonin Marmontel qui prend les rênes de sa classe de piano.

La deuxième tournée américaine (1902-1903)

Lorsqu’il revient aux États-Unis en 1902, Pugno est un pianiste célébré des deux côtés de l’Atlantique. Le premier concert de sa deuxième tournée américaine est fixé au 17 octobre 1902, à Boston. L’accueil est digne des plus grands artistes et pour le concert suivant à New York le 21 octobre, au Carnegie Hall, beaucoup de musiciens viennent l’applaudir[31] (Chicago Daily Tribune 1902a, 5). Le concerto de Mozart qu’il interprète est jugé excellent du point de vue technique et pourtant gracieux et délicatement coloré (ibid.). Décrit comme un « interprète corpulent et paternel », son style offre pourtant une pureté et une légèreté rares ; Pugno déploie « une beauté de sonorités et une douceur qui fascinent les sens[32] » (Chicago Daily Tribune 1902b, 20), et il révèle un lyrisme exceptionnel et une beauté du legato qui enchantent l’auditoire (ibid.). Pugno alterne les concerts avec orchestre[33] avec des récitals aux programmes riches et variés, allant de Bach et Handel à quelques-unes de ses propres compositions, en passant par Beethoven, Schumann, Chopin et Liszt. Il met ainsi en valeur son aisance technique et ses dons d’interprète.

Après avoir offert dix concerts avec orchestre, vingt-huit récitals et cinq soirées musicales privées, Pugno s’embarque pour la France le 17 janvier 1903, sur le paquebot Finland. Le lendemain, The New York Times annonce son départ avec regret (1903, 34). Le deuxième séjour américain a été plus court que le précédent : trois mois seulement, à cause — lit-on — de l’impossibilité d’annuler un nombre remarquable d’engagements en Allemagne pris pour le début du mois de février. La tournée allemande est suivie d’une tournée en Russie, avec une prolongation à Londres et dans les régions françaises. « Il n’est pas prévu qu’il revienne dans ce pays [aux États-Unis] avant plusieurs années[34] », précise le New York Times (ibid.).

Un changement dans l’opinion des critiques après la deuxième tournée

La presse et le public ont été subjugués par le charme discret, la gravité et la fidélité à la partition de Pugno[35] et apprécient mieux son caractère. Après avoir critiqué son aspect, ironisé sur sa taille, sur sa barbe brune et ses cheveux courts, ses habits jugés trop peu élégants comparativement au raffinement de son art, le pianiste devient un exemple de style, comme nous le révèle un article publié le 17 janvier 1903 (le jour où il embarque pour la France) par le journal canadien The Winnipeg Tribune ; cet article est repris le 1er février suivant au Kansas dans les pages du Topeka Daily Capital (1903, 18) (voir fig. 1). On y voit sept musiciens célèbres, venus en visite aux États-Unis, dessinés par un portraitiste d’après une photo instantanée : les silhouettes de quatre pianistes (Ignace Jan Paderewski, Ossip Gabrilowitsch, Joseph Hoffmann et Pugno), deux violonistes (Jaroslav Kocian et Jan Kubelik) et du facteur français d’instruments Arnold Dolmetsch sont accompagnées d’un commentaire qui décrit chacun de ces personnages, avec ses vices, ses manies et ses bizarreries.

Figure 1

Raoul Pugno et d’autres musiciens dans un extrait du Topeka Daily Capital

1903, 18

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On peut y lire que Kocian a tout ce qu’il faut pour le succès : les cheveux longs, le talent et un nom difficile à prononcer ; Kubelik est déterminé et effronté, presque insensible et vénal (son regard quand « il extrait l’âme de son violon » est le même que lorsqu’il « extrait le grand dollar américain de sa grande poche américaine[36] » (ibid.)). Les pianistes sont les plus fustigés. Paderewski est dessiné près de l’objet qui l’amuse le plus, une table de billard ; son piano n’est en effet pour lui que l’instrument de sa fortune financière. Quant à Pugno, il est, en 1903, un homme de bientôt 51 ans ; sa maturité l’enrichit en raison de l’âge et de l’expérience. C’est un artiste sans extravagances, ni caprices, ni distractions, et pourtant assez élégant : « Quand l’appareil a photographié Pugno, le grand pianiste français était en train de se promener vêtu de son magnifique manteau de fourrure en fumant un perfecto[37] » (ibid.). La presse américaine n’avait pas jusqu’ici manifesté pour lui ce genre d’attentions. Très brièvement, on raconte qu’il est le fils d’un pianiste demeuré inconnu et qui habitait les faubourgs parisiens, et que « malgré les attractions joyeuses d’une grande ville, le jeune Raoul a étudié dur jusqu’à devenir célèbre[38] » (ibid.).

La constance du travail, unie à la puissance de son tempérament latin, c’est-à-dire à sa capacité d’explorer une gamme de contrastes dramatiques avec une sensibilité très développée, lui vaut l’admiration incontestée des Américains. Pugno peut représenter un modèle à la fois dans la vie et dans l’art, son humanité devenant l’aspect le plus apprécié de son caractère. On loue sa capacité de jouir du succès sans se laisser submerger par la fièvre de la mondanité aveugle, ni perdre le goût de demeurer en contact avec les gens. Le 8 mars 1906, The Minneapolis Journal lui consacre un article intitulé « Pugno travaille fort[39] », où l’on apprend que « le grand pianiste français travaille le piano de sept à huit heures par jour[40] », sans compter le temps des répétitions et des concerts (1906, 8). Quelques années auparavant, The Musical World avait consacré deux longs articles anonymes à Pugno et aux pianistes qui viennent se faire entendre aux États-Unis (1903, 9-10 ; 1904, 3-5) ; on y jette un regard intéressant sur les différentes écoles de piano. Si, du point de vue individuel, Paderewski domine la scène (y compris en termes d’argent gagné et de conquêtes féminines…), le jugement sur les écoles de piano reste assez mitigé, car, d’après l’auteur du premier article, toutes les méthodes visent à atteindre les mêmes résultats, par des moyens différents. Si les Polonais s’affirment par leur sens poétique et les Allemands par la sincérité de leurs interprétations, le jeu des Français est marqué par une évidente élasticité du rythme qui dépendrait de la nature de leurs pianos (The Musical World 1903, 9-10). Les raisons de ces remarques sont évidemment liées au marché des instruments et cachent des raisons d’ordre économique et commercial. Outre les pianos Steinway, dont une firme existe à New York depuis 1853, les Américains sont assez fiers du succès des pianos Baldwin qui viennent de remporter un grand prix à l’Exposition universelle de Paris en 1900. La compétition est serrée : « le plus grand pianiste académique français, Raoul Pugno, professeur honoraire du Conservatoire de Paris, pianiste et compositeur célébré, aime et préfère les pianos Baldwin chez lui et à l’étranger[41] » (Concordia Blade-Empire 1912, 1). On ne sait pas si cette opinion a jamais été divulguée en France où la presse avait plutôt choisi un terme qui ne laissait aucune équivoque à cet égard : Pugno « pleyelait », ce qui confirme son lien spécial avec Pleyel[42]. Le nom de Pugno fait donc autorité, même si sa renommée ne suffit pas à sauver la réputation de l’école française de piano aux yeux des Américains. Tout en exprimant son admiration pour le niveau technique acquis, l’auteur de l’article exprime ses réserves sur le manque d’instinct tonal des pianistes français qui, à son avis, serait la conséquence du défaut de sonorité de leurs pianos. Et pourtant ils transforment un défaut en vertu :

Puisque la sonorité de leur piano offre moins de moyens pour les variations dynamiques, le sens des nuances doit être nécessairement développé et la finesse de la suggestion encouragée. Il en résulte que pour obtenir une même chaleur émotionnelle, il faut plus d’accents, une manifestation plus évidente de tempérament. Un rythme élastique, une subtilité d’accents, un sens dramatique des contrastes émotionnels, toutes ces qualités sont l’héritage naturel du tempérament latin[43]

The Musical World 1903, 10

Dans ce contexte Pugno est très bien jugé : sa technique développée ne craint aucune difficulté d’écriture car « il possède le feu et l’abandon d’un virtuose né et, en même temps, un sens inné et très solide du rythme qui ne le trahit pas dans les passages les plus difficiles[44] »

ibid.

La troisième tournée (1905-1906)

Deux ans et demi séparent la troisième tournée américaine de la deuxième. L’arrivée de Pugno, prévue pour l’automne 1905, est annoncée le 28 août de la même année dans The San Francisco Call : Pugno fait partie des pianistes (avec Harold Bauer, Alfred Heisenauer et le pianiste aveugle Edward Baxter Perry) que l’imprésario Will Greenbaum a engagés pour une tournée aux États-Unis (1905, 12). Pugno doit jouer avec divers orchestres symphoniques à Boston, Philadelphie, Cincinnati, New York et, pour la première fois, sur la côte ouest. Il débute sa troisième visite américaine au Carnegie Hall de New York, le 18 novembre 1905, avec l’Orchestre de la Société symphonique russe dirigé par Modest Altschuler ; il interprète le Concerto n° 2 de Rachmaninov (1900-1901), en première audition aux États-Unis[45] (Carnegie Hall da2016b). Le répertoire choisi par Pugno pour sa troisième tournée américaine est jugé intéressant par Howard Boardman, critique du Minneapolis Journal : le Concerto de Rachmaninov, les Variations symphoniques de Franck et la fantaisie Africa de Saint-Saëns (1891) (celle-ci également en première audition américaine), constituent trois exemples récents de piano symphonique (1905, 8). Boardman ne fait aucune mention de la Symphonie sur un chant montagnard français de d’Indy, jouée le 17 décembre 1905 avec le New York Symphony Orchestra (New York Philharmonic da2017b). Encore une fois, le pianiste français fait alterner les séances avec l’orchestre avec des récitals assez stimulants du point de vue historique, incluant des compositions de Bach, Handel, Rameau, Scarlatti et Couperin : Pugno est un enseignant, pas seulement un virtuose, et cela attire l’attention des étudiants et des passionnés de l’instrument. Ses programmes sont considérés comme « intéressants aussi bien qu’instructifs[46] » (The Indianapolis News 1905, 9) et plusieurs de ses concerts sont accueillis dans les auditoriums d’écoles de musique, dans le cadre de concerts « populaires », auxquels on accède avec un billet souvent à tarif réduit.

Cette troisième aventure se présente différemment des deux précédentes pour Pugno. Alors qu’il enseignait au Conservatoire de Paris, il avait l’habitude de préparer les concertos avec orchestre qu’il devait interpréter avec l’aide précieuse de quelques-unes de ses élèves : en effet, dans sa maison de campagne à Gargenville[47], il travaille sur un instrument spécial, le piano carré à double clavier que Gustave Lyon, directeur de la maison Pleyel, lui a offert (Berteaux 1946, 159). En 1904, il a rencontré la jeune et brillante Nadia Boulanger et c’est avec elle qu’il prépare les programmes concertos qu’il va jouer aux États-Unis[48]. La jeune musicienne, alors âgée de 17 ans, ne peut pas accompagner son mentor en tournée[49], et pourtant le pianiste ressent l’obligation morale de tenir sa collaboratrice au courant des concerts donnés de l’autre côté de l’Atlantique, de ce qu’ils ont « pioché ensemble » (Pugno da1906a). Le ton des deux lettres qu’il lui envoie au début de l’année 1906[50] est très affectueux et profondément respectueux de la qualité du travail accompli ensemble. Pugno souligne son estime envers sa « petite camarade de travail » (Pugno da1906b). Son récit est touchant : il lui raconte « l’ahurissement de [s]a vie, [s]a fatigue extrême » (Pugno da1906a), et se plaint du rythme américain qui « supprime de la vie tout ce qui n’est pas urgent, […] l’émotion, l’amitié, les propos tendres, les échanges, les effusions » (Pugno da1906b). Surtout, il lui révèle le mauvais accueil fait par la presse au Concerto de Rachmaninov ; certains critiques jugent la composition prétentieuse et trop exigeante pour un pianiste (ibid.). Pourtant, la considération de Pugno pour l’oeuvre demeure intacte, comme il l’écrit à Nadia Boulanger : « C’est un rubato perpétuel, surtout le premier morceau […]. L’adagio est un bijou — et le final que nous aimions moins fait un grand effet pianistique » (Pugno da1906a). En particulier, le pianiste aime « énormément » l’interprétation qu’en a donnée Altschuler, le « chef d’orchestre russe, ami intime de Rachmaninov, conduisant avec passion et connaissant l’oeuvre dans ses détails les plus petits » (ibid.). Dans la même lettre Pugno commente aussi l’accueil bienveillant reçu par la Symphonie sur un chant montagnard français de d’Indy (1896), et il regrette que cela soit survenu après le départ du compositeur pour la France[51]. Son commentaire sur la Symphonie de d’Indy révèle un homme sensible, raffiné et cultivé, qui s’y connaît manifestement en peinture : « C’est une belle fille, simple, habillée avec la palette richissime d’un Van Dyck ou d’un Isabey » (Pugno da1906a).

Commencée à New York, la troisième tournée conduit successivement Pugno à Boston[52], Montréal[53], Détroit, Philadelphia, Cincinnati, Chicago, Ann Harbour, Minneapolis et San Francisco, d’où Pugno écrit par carte postale, le 18 mars 1906, à Nadia Boulanger : « Ma chère Nadia, je viens d’avoir en quatre jours, ici, 3 concerts qui ont été parmi les plus beaux de ma vie » (Pugno da1906c). Pugno joue en effet au Lyric Hall de San Francisco les 14, 16 et 17 mars 1906. Malgré le temps orageux et une modeste campagne publicitaire, la salle est comble ; les auditeurs se laissent ravir par les interprétations de celui que le San Francisco Chronicle présente comme « l’un des plus grands pianistes au monde[54] » (1906, 9). Harold Bauer est cité dans l’article, admettant qu’il « voyag[erait] de par les pays pour l’entendre jouer[55] » (ibid.). Les appréciations de la presse sont éloquentes : « ses interprétations sont si riches de couleurs, de sentiments et de joie de la musique […]. Pugno est un homme qui atteint les gens, quel que soit leur niveau de connaissance technique[56] » (ibid.). Encore plus éloquente est la réaction du public qui, à la fin de son dernier concert, refuse de quitter la salle. « Les auditeurs se pressaient dans les allées, comme hypnotisés, jusqu’à ce que finalement le pianiste ait été forcé de leur donner quelques minutes de plus de musique[57] » (The San Francisco Call 1906, 40).

Le 20 mars 1906, Pugno joue au Simpson Auditorium de Los Angeles, « non en pianiste mais en monarque[58] » (Los Angeles Herald 1906a, 8), le 22 à Redlands devant plusieurs critiques musicaux (Los Angeles Herald 1906b, 4), et le 23, il revient à Los Angeles pour son dernier concert dans cette ville. Bien que la lettre adressée à Nadia Boulanger nous apprenne qu’il quitte les États-Unis le 5 avril 1906 (après cinq mois passés sur le continent américain), les témoignages de la presse s’arrêtent au 23 mars 1906. Celui du Los Angeles Herald, daté du 20 mars, est le plus personnel ; ce long article, intitulé « Raoul Pugno est l’idole des milieux élégants[59] » (Chauvenet 1906, 9 ; voir figure 2), s’attarde sur le caractère paradoxal de cet artiste plein d’« audace » et têtu, et en même temps « délicat ». Doué d’un esprit extravagant, le pianiste peut être « cordial et correct, sceptique et enthousiaste, joyeux et tendre, surtout […] charmant, spirituel et séduisant[60] » (ibid.).

L’admiration du journaliste est flagrante : il fait l’éloge de cet homme jadis sans fortune, qui incarne aujourd’hui le modèle de l’homme « moderne », « un homme d’action et d’études ; qui aime la chasse et les livres, l’escrime et les sports en alternance avec la conversation, un bon voyager [sic] […] et Parisien dans l’âme et le coeur[61] » (ibid.).

La générosité du pianiste se mesure à l’aune du programme en trois parties choisi pour ce concert : en première partie, le Prélude et fugue en fa mineur de Bach, la Gavotte en sol majeur de Handel, la Sonate en la majeur, K. 24 de Scarlatti, et la Sonate en do dièse mineur, op. 27 n° 2 de Beethoven ; en deuxième partie, la Ballade n° 1 en sol mineur, l’Impromptu posthume, le Scherzo n° 2 en si bémol mineur, Berceuse, Andante spianato e grande polacca brillante, op. 22 de Chopin ; et en troisième partie, des extraits des Phantasiestücke [NDLR : aussi orthographié Fantasiestücke], op. 12 (« Des Abends », « Grillen », « Ende von Lied ») de Schumann, la Sérénade à la lune de Pugno et la Rhapsodie hongroise n° 11 de Liszt. La célébrité ne diminue en rien cette générosité naturelle :

Bien qu’il soit une idole des milieux élégants à Paris, il aime rester à la campagne pour méditer sur ses débuts, quand il déjeunait avec 20 sous — lorsqu’il avait la chance de déjeuner — et dormait dans un grenier. Car, pendant ses vingt premières années, Pugno, comme beaucoup de ses rivaux, dût combattre la pauvreté et travailler durement pour gagner son existence et son pain quotidien. Aujourd’hui il est célébré mais se montre accueillant envers les jeunes artistes pauvres. Surtout, il a cette suprême vertu que Napoléon estimait être la plus grande, et qui affirme « Il est heureux » — très heureux, et pourtant digne de sa célébrité[62]

Chauvenet 1906, 9

Figure 2

L’article du Los Angeles Herald consacré à Pugno

Chauvenet 1906, 9

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Conclusion

Le récit des trois tournées de Pugno aux États-Unis raconte une amitié qui se développe entre un artiste et un public. Leur rencontre n’a rien du coup de foudre ; au contraire, les liens se tissent peu à peu. Le succès du concertiste au piano est le fruit d’une conquête longuement souhaitée : il lui a fallu attendre la pleine maturité de l’artiste (fin décembre 1893) pour que le piano, longtemps utilisé pour son travail de compositeur de morceaux de salon et d’opérettes, devienne enfin « l’instrument de sa gloire et de sa fortune » (Mauclair 1914, 18). Au moment de la première tournée américaine, on n’a reçu en Amérique que de faibles échos des succès du pianiste en France et en Europe, comme l’absence possible d’un imprésario le laisse présumer. Pugno débarque à New York en compagnie du violoniste Eugène Ysaÿe ; chez les Européens, ce duo est une association de virtuoses au pur service de la musique de chambre, où le violoniste et le pianiste se trouvent au même niveau, mais la notion même de musique de chambre telle que la conçoivent Ysaÿe et Pugno (et telle que nous la concevons aujourd’hui) est trop récente pour que les Américains puissent l’avoir déjà assimilée. Si le professorat de Pugno au Conservatoire de Paris semble faire autorité, le musicien n’est encore pour eux que le pianiste « accompagnateur » d’Eugène Ysaÿe. Au début, la réception de Pugno par les Américains souffre de certains préjugés que le pianiste désamorce l’un après l’autre. Pugno conquiert finalement l’admiration des mélomanes américains grâce à son talent et à son pouvoir de communication humain et artistique, à une obstination qui fait de lui l’exemple réussi de l’homme nouveau, celui qui réalise son destin en ne s’appuyant que sur sa volonté et son talent. Son succès est la preuve que le dur travail et les sacrifices peuvent porter fruit même dans le domaine de l’art ; cet art qui, selon l’écrivain Paul Bourget, a besoin de « forts lutteurs toujours pensifs et sérieux qui chérissent le Beau d’une immense tendresse » (1885, 72). Pugno est un lutteur qui a l’âme et le corps robustes, ainsi que les Américains le remarquent. Ses origines italiennes ne sont pas rappelées par hasard et les vicissitudes du pianiste peuvent évoquer l’odyssée de nombreux Américains, émigrés d’Italie pour échapper à une vie de misère. On relève son aspect d’homme « normal » en comparaison des purs génies qui visitent les États-Unis au même moment que Pugno. Ce dernier garde intacte son humanité et, par son charme « paternel » et tendre, il séduit son public : les Américains en particulier qui, bien que jugés par le pianiste lui-même peu sensibles à manifester leurs sentiments[63], se laissent toucher par la sincérité d’un art qu’il communique à tous avec le plus haut respect. L’obstination n’est qu’un aspect de la personnalité de l’artiste. Pugno a besoin de goûter toutes les nuances de la vie : le travail et le repos, la musique et la table, les voyages et le séjour à la campagne dans sa résidence de Gargenville, où le pianiste se consacre à la chasse et accueille des amis et collègues pour partager la musique et les dîners. Au mois de septembre 1905, à la veille de son troisième départ pour les États-Unis, le mensuel Musica lui consacre un article intitulé « Raoul Pugno, maire de Gargenville », illustré d’une amusante photo prise dans les rues du village où Pugno préside un banquet populaire, assis humblement parmi ses concitoyens, « à côté d’un officier et coiffé d’un feutre mou » (Musica 1905, 144). Pugno montre — d’aucuns diraient exhibe — sans réserve la simplicité de ses manières. La presse française souligne ce trait tout en le louant : « une telle bonhomie est le complément délicieux d’une légitime renommée » (ibid.). Deux ans plus tôt, la rentrée de la deuxième tournée américaine coïncidait avec la consécration en France du personnage public, qui attire aussi l’attention de la chronique mondaine ; en 1903, dans un article de Musica sur les vacances des musiciens français célèbres, la pose officielle et discrète des Saint-Saëns, Massenet et Reyer contraste avec la pose exubérante de Pugno serrant un fusil de chasse, accompagné de son chien (Musica 1903, 189).

Qu’il soit en France ou en Amérique, Pugno reste fidèle à lui-même, ne renonce jamais à son exubérance, son physique imposant témoignant de sa vitalité. La presse française contribue rapidement à son aura médiatique, alors que les Américains ont eu du mal à reconnaître en lui un artiste hors commun parce qu’ils le jugeaient, justement, trop proche du commun des mortels. Si les uns exaltent sa normalité, son besoin de détente, ses moments d’oisiveté, les autres l’admirent pour son acharnement au travail, l’importance qu’il accorde à la discipline. Le succès ne change pas le point de vue de l’homme, et cela ressort clairement des lettres adressées à Nadia Boulanger. Celles-ci nous racontent l’autre visage de l’aventure américaine du pianiste, ses frustrations et ses déceptions, en nous restituant en détail et avec une profonde sensibilité l’arrière-plan de cette expérience[64].