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Cet ouvrage collectif rassemble les travaux de vingt-deux chercheurs sur le thème du corps en musique. Le beau titre donne envie de se plonger rapidement dans les diverses contributions, et la diversité des terrains devrait permettre de bien balayer la problématique et d’apporter des réponses variées. Je précise d’emblée ma déception profonde à la lecture de la plupart des contributions – mais non de toutes, heureusement – d’abord et surtout en raison d’une méconnaissance de la part de plusieurs auteurs des travaux antérieurs sur le sujet, ensuite parce que nombre d’entre elles ne traitent pas vraiment de la question affichée dans le titre. Si, en 1995, je pouvais écrire que la question du corps en musique n’avait pratiquement pas été abordée[1], hormis les travaux déjà lointains d’André Schaeffner[2] et un bel article de Jean Molino[3], il n’en est plus de même aujourd’hui. Hormis l’étude bien connue de François Delalande[4] sur la gestique de Glenn Gould et les deux auteurs précédemment cités, aucune autre référence n’est considérée par les auteurs. De là le fait que certaines contributions enfoncent des portes ouvertes, si j’ose m’exprimer ainsi : tout bon pédagogue sait que le corps est indissociable de toute pratique musicale vocale ou instrumentale, ou que le geste est important pour la réalisation des idées musicales. C’est en tous cas la conclusion du premier chapitre signé par Isabelle Héroux et Marie-Soleil Fortier (« Le geste expressif dans le travail d’interprétation musicale »), texte qui m’a déçu, pour cause de méconnaissance de la question. Pour les deux contributrices, « selon la littérature le geste musical comporterait différentes fonctions », à savoir effectuer, accompagner et figurer (p. 23), développées par Delalande. Il aurait mieux valu écrire selon une certaine littérature et non toute la littérature sur la question. Ce ne sont pas les seuls auteurs à ne s’appuyer que sur Delalande, et c’est bien dommage. Non que ses travaux ne présentent pas d’intérêt, mais parce qu’ils ne sont pas les seuls, et leur confrontation avec d’autres analyses aurait pu être fructueuse. Bien que cela me répugne quelque peu, et l’on comprendra aisément pourquoi, je suis bien obligé d’évoquer ici mes travaux personnels[5] qui ont permis de proposer un autre point de vue, en distinguant trois modes d’engagement du corps : le mode fonctionnel ou effectuateur, le mode social et le mode « ontologique ». Que l’on me comprenne bien, je ne prétends pas à une quelconque supériorité de mes analyses, mais comment peut-on fonder une recherche sans prendre en compte l’ensemble des travaux antérieurs dans le but de les mettre en regard et d’en tirer sinon le meilleur, du moins des propositions nouvelles pour faire progresser la réflexion?

De plus, je ne suis pas le seul, bien évidemment, à avoir travaillé sur cette problématique du corps dans la pratique musicale. Il apparaît donc que la majorité des contributions partent de zéro et proposent en conséquence un discours loin d’être nouveau et pertinent, ce qui est fort dommage. Il y a tout de même le texte d’Yves Defrance (« Sonner avec son corps. Danser avec sa voix ») qui aurait mérité à mon avis d’être placé en ouverture du recueil, car, avec des accents quasiment schaeffneriens, il pose les jalons pour traiter la plupart des problèmes soulevés par la question du corps et de la musique, dans une perspective programmatique et généralisée. C’est à mon sens l’un des chapitres pertinents de cet ouvrage, du fait de sa volonté de fournir un ensemble d’hypothèses pour bâtir un programme de recherches. Mais lorsque je lis, par exemple, dans le début de la contribution de Vincent Cotro (« Le jazz, une mise en jeu particulière du corps »), que « c’est à coup sûr énoncer une banalité que d’écrire que le jazz a réintroduit du corps, voire redonné corps à sa façon, à la musique du xxe siècle » (p. 363), je lui réponds que le corps n’a jamais quitté la musique, car il a toujours été présent dans la pratique musicale, même et surtout, je dirais, quand on a voulu le réduire au minimum nécessaire, cela dès le début du xixe siècle avec Pierre Baillot[6]. À cette époque, le musicien de la musique dite savante signifiait, par sa réserve corporelle, le fait qu’il considérait la musique comme une entité métaphysique (« la parole la plus puissante de l’âme », dira plus tard Romain Rolland). Son corps avait donc un rôle important à jouer. Puis, dès la fin du xixe et au début du xxe siècle, la psychologie a redonné de la liberté au corps des musiciens et ainsi permis de replacer dans l’espace public l’emprise visible de cette musique sur l’âme du musicien. En revanche, je suis bien d’accord avec Cotro lorsqu’il écrit que le comportement du jazzman lui est propre, mais c’est un point que j’avais fait remarquer dans un article de la revue Ethnologie française en montrant que le comportement du musicien est dépendant de son projet musical[7]. Celui d’un musicien de jazz n’étant pas le même que celui d’un musicien de musique traditionnelle ou d’un musicien d’orchestre symphonique, on comprend que leurs comportements diffèrent.

De nombreux autres contributeurs de cet ouvrage sont ainsi réduits à tenir des propos qu’il faut bien qualifier de banals. Dans son chapitre portant sur « Corps et performance dans le culte du bwiti fang (Gabon) », Marie-France Mifune propose de montrer « la nécessité de prendre en compte le corps, au même titre que la musique, pour une meilleure compréhension de la performance » (p. 347). La question est loin d’être nouvelle ! Le texte de Monique Desroches intitulé « Le corps comme signature musicale » pose une question intéressante : « Dans quelle mesure, par exemple, les techniques de jeu, les façons de tenir un instrument, de pincer une corde, de battre un tambour relèvent-elles d’une caractéristique spécifique d’un répertoire? » (p. 287). Certes oui, mais il aurait fallu aller plus loin, car les techniques de jeu, les façons de tenir un instrument relèvent aussi – et peut-être même surtout – des conceptions culturelles de la musique et du corps. Farrokh Vahabzadeh aborde la question dans son texte consacré au dotar (« Se démarquer de l’autre. Du geste instrumental à la corporalité musicale »), mais seulement en conclusion, sans la creuser, ce qui est fort dommage. Il écrit ainsi en toute fin de sa contribution : « L’analyse de cette matière gestuelle peut nous révéler des choses sur l’interaction homme-instrument, mais aussi au niveau anthropologique, sur la manière dont les traditions musicales en contact se démarquent l’une de l’autre en adoptant une gestuelle particulière ou même toute une posture de corps distincte » (p. 77). Oui, bien sûr, mais il aurait fallu commencer par un tel postulat et le développer ensuite.

Le texte de Catherine Harrison-Boisvert sur « Les espaces corporels de la capoeira » et celui de Karen Nioche consacré aux danses bretonnes (« Une approche pluridisciplinaire des pratiques dansées en Bretagne ») s’inscrivent bien dans la problématique du corps, mais le premier regorge de termes portugais qui sont rarement explicités et en rendent la lecture difficile, et le second, qui montre bien le lien indéfectible entre pratique musicale et pratique chorégraphique, ne va pas assez loin dans l’analyse « du savoir-faire danser » des musiciens. Des entretiens auprès de sonneurs et de danseurs auraient à mon sens permis de mieux approfondir cette question tout à fait intéressante. La contribution de Luc Charles-Dominique (« Gestes et attitudes corporelles chez les “violoneux” français d’hier et d’aujourd’hui ») s’avère décevante : redire ce que l’on sait déjà sur le comportement des « violoneux », poser l’hypothèse que la tenue contre la poitrine relève d’une mémoire ancienne sans jamais le démontrer n’a pas d’intérêt. Le chapitre intitulé « L’orgue et le regard de l’écoute », par Ghyslaine Guertin et Jean-Willy Kunz, se situe dans la même veine. La partie esthétique est trop sommaire et peut donner lieu à une interprétation erronée. Opposer les philosophes des Lumières, tenants d’une imitation de la nature, aux sensualistes, qui considèrent la musique comme moyen d’expression, ne tient pas. L’abbé Batteux, auteur du fameux traité Les beaux-arts réduits à un même principe (1746), considère lui aussi la musique comme moyen d’expression des passions, car la mélodie imite par ses intonations les accents des passions humaines. Pour les uns comme pour les autres, le but de la musique est bien l’expression de passions, même s’ils ne l’entendent pas exactement de la même façon. La seconde partie du chapitre, consacrée à l’orgue, ne nous apprend rien de nouveau, car mal documentée, et se termine par une pirouette fort naïve : « Que l’organiste soit visible ou pas, il revient à chacun de vivre pleinement l’expérience du concert! » (p. 91).

L’analyse de la fameuse notion barthésienne de « grain de la voix » due à Serge Lacasse (« “Le corps dans la voix qui chante” : une lecture phonostylistique de Barthes ») m’est apparue quelque peu capillo-tractée si l’on veut bien m’accorder ce néologisme. L’auteur, d’une grande probité intellectuelle, cherche à comprendre au mieux cette notion, mais chemin faisant s’embrouille, le reconnaît, repart dans une autre voie, et perturbe de ce fait son lecteur.

Une autre contribution qui m’a laissé fort dubitatif, pour ne pas dire plus, est celle de Virginie Magnat (« Transmission de la connaissance et de la mémoire culturelles dans les chants traditionnels »). Elle s’appuie sur les travaux de Denzin, Lincoln et Smith[8] qui critiquent la recherche occidentale en écrivant qu’il est « urgent de décoloniser et de reconstruire les structures qui, au sein de l’université, privilégient les systèmes de connaissance occidentaux et leur épistémologie » (p. 333). Si ces auteurs affirment ensuite que ces systèmes occidentaux doivent faire l’objet de la pensée critique et de la recherche non occidentales – ce avec quoi on ne peut qu’être d’accord – je ne vois pas l’intérêt de cette autoflagellation épistémologique. Que des cultures différentes aient des façons différentes de penser le monde ne doit pas conduire à vouloir renier ses propres conceptions. Mais passons. Forte de ces convictions, Magnat développe ensuite, en se basant sur les savoirs « autochtones », la notion de recherche incarnée, fondée sur la conviction qu’il faut « faire » pour comprendre et non l’inverse. On est là en présence d’un avatar de l’avatar de l’observation participante, avatar qui certes va plus loin, mais qu’il serait fort naïf de considérer comme valide. Ayant moi-même, au temps de mes premiers pas de chercheur, été tenté par « faire » avant de comprendre, j’ai vite perçu la vanité de cette démarche. Un exemple devra convaincre : voulant travailler sur l’apprentissage dans une pratique sans écriture, dite « orale » donc, je me suis rendu auprès d’un musicien pour lui demander de m’apprendre à jouer de son instrument. Il m’a aussitôt joué une mélodie et m’a demandé d’essayer de la reproduire, ce que je fis rapidement, car ayant été formé au solfège, j’entendais le nom des notes et pouvais ainsi les reproduire, certes maladroitement au début, mais suffisamment pour que mon « maître » s’en trouve très satisfait. Il m’était ainsi impossible de me mettre totalement à sa place, et de comprendre comment il avait pu acquérir son code musical sans passer par une conceptualisation telle que le solfège. On voit bien que « faire » n’est pas la bonne solution pour comprendre, même s’il faut bien admettre que parfois cela peut apporter quelques avantages. Cette notion de recherche incarnée me paraît donc totalement illusoire. Pire, je dirai qu’on est ici en présence d’une dérive, voire d’une défaite de la pensée. Loin de moi l’idée d’opposer connaissance théorique et savoir-faire, bien évidemment, mais aller aussi loin dans le reniement de nos modes de pensée et de réflexion me paraît très dangereux.

Le texte de Sophie Stévance (« Tanya Tagaq, l’ethno-pop comme mise en spectacle »), pour intéressant qu’il soit, ne va pas assez loin, encore une fois, dans l’analyse de la question du corps, posée ici sur une pratique – le chant de gorge inuit – et sa mise en scène dans le contexte « ethno-pop », mais l’auteure tend à affirmer sans démonstration convaincante. Le chapitre signé par Anthony Papavassiliou, « La réintégration du geste chez Tim Exile », ne m’a pas convaincu non plus : la notion d’interprétation telle que présentée ici manque de pertinence, et surtout le recours à la notion d’authenticité – piège à penser comme cela a maintes fois été montré – ne peut mener que dans une impasse. Dommage, car l’interrogation sous l’angle du corps des pratiques musicales électroniques mérite d’être creusée.

J’ai en revanche apprécié les propositions de Delalande sur les « conséquences de l’origine sensori-motrice de l’expérience musicale » (c’est le titre de son étude). Le parallèle qu’il établit entre l’origine sensori-motrice du son quand on joue d’un instrument et la naissance de cette expérience chez l’enfant, et enfin les conséquences qui découlent de cette comparaison m’ont totalement convaincu. Voilà un texte que tout pédagogue de la musique devrait lire!

La contribution traitant des « corps chantants dans l’espace de travail en Italie du Sud » a aussi retenu mon attention, tant par sa démarche que par la conclusion à laquelle aboutit l’auteur : on doit rechercher le sens musical – dans le cas de cette pratique italienne du chant – dans une attitude du corps plutôt que dans une construction ordonnée de hauteurs pensées et structurées. Dommage que Flavia Gervasi écarte ce qu’elle nomme les « chants d’emprunt » en se focalisant sur les chants « autochtones ».

Le texte de Laura Jordán Gonzáles sur la cueca chilienne (« La “voix arabo-andalouse” dans la construction stylistique de la cueca chilienne ») n’entre pas vraiment dans la question du corps et de la musique, mais il est intéressant dans la mesure où il y est montré de façon convaincante comment l’hypothèse d’une origine arabo-andalouse de la cueca a pu participer à la « construction d’une image de la voix arabo-andalouse » (p. 121). Le travail de Jessica Roda (« Redéfinir l’expérience musicale par la singularisation ») qui traite de la modification en art – « l’artification » selon Nathalie Heinich et Roberta Shapiro[9] – du patrimoine musical judéo-espagnol ne creuse pas non plus suffisamment la question du corps.

Enfin, François Picard, par une prose quelque peu désinvolte et presque insolente – pourquoi pas? –, présente une belle idée : considérer la marionnette et le marionnettiste pour analyser les rapports du musicien avec son instrument (« L’acteur, la marionnette, le corps, l’instrument. Qui manipule qui? »). Voilà une belle piste, de bonnes suggestions, mais la dernière partie consacrée à la question du fétiche me laisse perplexe, car je ne vois pas le rapport avec la question du corps.

J’ai gardé le meilleur pour la fin, la contribution d’un jeune chercheur, Julian Whittam, de loin le travail le plus abouti et le plus convaincant, qui traite vraiment de la question du corps (« L’homme-orchestre et le corps en musique »). De plus, il répond à la question posée par Picard, car ici l’homme-orchestre (objet de ses analyses) semble bien soumis à ses instruments : « difficile de voir où l’homme-orchestre arrête et où ses instruments commencent » écrit-il (p. 257). Il met aussi en évidence le fait que l’aspect visuel peut primer sur l’auditif – ce qui est aussi le cas dans certaines pratiques de la musique savante occidentale, entre autres –, montre comment le corps a un rôle taxonomique, et bien d’autres choses encore. D’où la pertinence de ce choix même de l’homme-orchestre, qui s’avère très fructueux. Je tiens donc à rassurer Whittam qui semble douter, lorsqu’il semble craindre que son sujet ne paraisse pas intéressant : il a au contraire un fort rendement épistémologique. Car l’important n’est pas le « sujet » mais la façon dont il est traité, et ici il l’est remarquablement, avec simplicité, modestie et finesse, pour notre plus grand bonheur.