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Cette contribution a pour objectif de présenter et d’analyser les pratiques déclarées des professeurs d’instrument de musique dans des écoles de musique et des conservatoires suisses romands, ou en privé, au sujet des sites web d’hébergement de vidéos en ligne, ainsi que l’utilisation qui en est faite par les élèves et les étudiants en musique[1]. La première section de cet article concerne la présentation historique, technique, et philosophique de ces plateformes. Une revue de la littérature décrivant les diverses utilisations et exploitations de ces sites dans le cadre de l’enseignement-apprentissage de la musique suivra. Les résultats de la recherche, incluant l’identification des modifications des pratiques d’enseignement, l’utilisation des différentes plateformes par les élèves et les étudiants[2], ainsi que l’analyse de la progression didactique d’un tutoriel de piano blues récupéré sur YouTube seront ensuite exposés. Finalement, je remettrai en question l’apport de l’analyse des pratiques dans le cadre de l’étude de l’exploitation de ce genre de sites dans la situation particulière de l’enseignement-apprentissage de la musique.

Un regard historique et philosophique sur les sites web d’hébergement de vidéos

Les sites web d’hébergement de vidéos font maintenant partie intégrante du travail du musicien interprète et du pédagogue. Les moteurs de recherche proposent souvent des fichiers audiovisuels directement consultables issus de ces plateformes. Le site le plus consulté au niveau mondial est YouTube. Il a été implanté en mai 2005 aux États-Unis par Chad Hurley, Steve Chen et Jawed Karim, d’anciens collaborateurs de PayPal (YouTube 2016a). En Europe, le site Dailymotion a été développé, lui aussi en 2005 (Dailymotion 2017). Dès leurs débuts, ces sites ont connu une popularité et un succès qui ne cesse d’augmenter. Les statistiques concernant l’utilisation de YouTube sont impressionnantes. Un tiers des internautes du monde entier consultent régulièrement ce site et visionnent ainsi plusieurs centaines de millions d’heures de vidéos quotidiennement (YouTube 2016b). Ces chiffres font de YouTube le plus gros consommateur de bande passante de la toile. Au-delà de ces données quantitatives et techniques, les sites d’hébergement de vidéos, de par leur aspect inclusif, constituent présentement la plus grande bibliothèque musicale en libre accès jamais proposée à l’humanité (Kruse et Veblen 2012). Une grande proportion des musiques disponibles sur ces plateformes provient du top 40 américain (Burgess et Green 2009). Bien entendu, de nombreux styles de musique y sont offerts, en plus de vidéos en lien avec la musique, par exemple des tutoriels divers ainsi que des vidéos d’enseignement de la musique (cours de maître, apprentissage technique de l’instrument, etc.) (Whitaker, Orman et Yarbrough 2014). YouTube et Dailymotion sont sur le point de supplanter les supports musicaux traditionnels (disques, fichiers MP3, etc.), du moins auprès des adolescents occidentaux. En effet, on observe que ces derniers délaissent de plus en plus les supports musicaux usuels pour écouter de la musique par l’intermédiaire des sites web d’hébergement de vidéos[3] (Nielsen 2012, cité dans Whitaker, Orman et Yarbrough 2014). De plus, l’interactivité proposée, en particulier la possibilité de réagir, de commenter, et d’évaluer les prestations proposées sur les sites d’hébergement de vidéos, participe à la « culture du web 2.0 » (Kruse et Veblen 2012). De nombreuses communautés de pratiques se sont créées et développées, notamment dans le cadre de l’apprentissage d’un instrument de musique : Waldron (2009) décrit par exemple une communauté de pratique du banjo qui s’est développée sur une chaîne YouTube. En 1968, l’artiste pop art américain Andy Warhol déclarait, en observant l’incessante massification des médias, que tout le monde y trouverait bientôt son quart d’heure de gloire[4]. Un demi-siècle plus tard, force est de constater que ces plateformes permettent en effet à de nombreux amateurs de musique de se produire et d’exposer le fruit de leur travail (Frankel et Rudolph 2010 ; Rudolph et Frankel 2009).

Les sites web d’hébergement de vidéos et l’éducation musicale

Plusieurs recherches, pour la plupart anglo-saxonnes, traitent de l’implantation de cette technologie dans l’enseignement de la musique. D’autres décrivent le fonctionnement de communautés musicales virtuelles développées grâce à ce type de plateforme (Waldron 2013). Plusieurs auteurs affirment que les sites web d’hébergement de vidéos représentent une technologie proche des plus jeunes élèves et des étudiants, mais aussi de plus en plus des adultes (Frankel et Rudolph 2010 ; Wise, Greenwood et Davis 2001, cités dans Després et Dubé 2012). En effet, ils ont recours à cette technologie quasi quotidiennement, que ce soit pour visionner des vidéos d’amis, des émissions de télévision ou encore des séries, mais aussi pour voir et écouter de la musique, ou encore pour créer et alimenter leur propre chaîne de vidéos. Il semble dès lors impossible pour le professeur d’instrument du xxie siècle d’ignorer dans son enseignement l’apport de ce qu’on désigne comme les médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC). Frankel et Rudolph (2010) constatent que ce type de plateforme peut être, pour les enseignants, un moyen intéressant et constructif d’établir et d’entretenir un contact avec leurs élèves et, par extension, avec les parents des plus jeunes. Cela peut représenter un soutien virtuel important à l’apprentissage (Emond et collab. 2006). En effet, des chaînes musicales privées peuvent être créées à l’intention des élèves. Ces dernières peuvent contenir des informations diverses tant au niveau psychomoteur (travail technique de l’instrument) qu’au niveau de l’interprétation (liens vers d’autres documents, vidéos du professeur, etc.). Il est aussi envisageable pour l’élève d’exploiter ce genre de site pour développer son propre dossier d’apprentissage, ou process folio (dans ce cas, la communication vient de l’élève lui-même et s’oriente vers le professeur, et non l’inverse).

L’utilisation prolongée des plateformes et, par extension, de l’ensemble des MITIC opérerait ainsi un changement de paradigme dans l’enseignement (Després et Dubé 2012). Au-delà de l’instructivisme historique, caractéristique de l’enseignement traditionnel d’un instrument (le professeur étant l’unique détenteur du savoir dont le rôle se borne à la transmission), l’élève acquiert dorénavant des notions plus activement (paradigme constructiviste) (Martel 2002). Un plus grand engagement ainsi qu’une motivation accrue de l’élève face à ses apprentissages ont été observés (Després et Dubé 2012 ; Kruse et Veblen 2012 ; Waldron 2012). Différentes expériences démontrent que le recours aux sites d’hébergement en ligne de vidéos permet aussi un enseignement à distance de l’instrument, créant des communautés de pratiques musicales virtuelles qui en encouragent l’apprentissage informel (Waldron 2012 ; 2013). Des études portant sur l’apprentissage d’un instrument et de styles musicaux sont exposées dans la littérature scientifique précédemment citée (Després et Dubé 2012 ; Kruse et Veblen 2012 ; Waldron 2012). Les participants y voient une forme d’encouragement à poursuivre leurs études individuelles tout en se sentant membres d’une communauté qui, même si elle est disséminée dans plusieurs régions du monde, se veut constructive tant dans l’acceptation du niveau de chacun des membres que dans les remarques déposées sur les vidéos en ligne éditées. L’approche non linéaire, non jalonnée de l’enseignement est aussi un avantage relaté dans la littérature (Emond et collab. 2006) ; elle peut représenter une alternative intéressante aux activités hiérarchisées qui structurent souvent les méthodes d’enseignement d’un instrument.

Que trouve-t-on dans ces sites dédiés à l’éducation musicale ? Dans leur livre YouTube in Music Education, Rudolph et Frankel (2009) élaborent une liste exhaustive des supports à l’usage de l’enseignement-apprentissage de la musique. Parmi les vidéos les plus populaires sur la toile, les leçons d’instrument figurent en tête de classement. Il est donc possible d’apprendre à jouer d’un instrument ou de se perfectionner de manière autonome à l’aide de ces tutoriels. Une multitude d’instruments et de styles musicaux y sont représentés (dans des proportions différentes). Les auteurs qui analysent ces leçons identifient cependant certaines limites. Dans un premier temps, la majorité des tutoriels sont destinés à des élèves débutants (Kruse et Veblen 2012). Ceci ne forme pas une limite stricto sensu, mais les chercheurs ne font état que d’une faible quantité de leçons offertes entre le niveau débutant et le cours de maître, ce dernier étant lui aussi très présent sur ces plateformes. Comme quoi il semble plus simple d’enseigner des notions musicales de base, mais aussi de prodiguer des conseils plus spécialisés par l’intermédiaire de vidéos. Les mêmes auteurs constatent aussi que la majorité des leçons en ligne s’élaborent dans une dominante instructiviste (Martel 2002) et favorisent le modelage et les aspects techniques de l’instrument (dans 73 pour cent des cas étudiés). Enfin, il faut relever que 80 pour cent des leçons analysées sont données par des hommes.

Rudolph et Frankel (2009) identifient d’autres types de leçons musicales disponibles sur les plateformes : des cours d’histoire de la musique, de composition, de techniques d’enregistrement, ou encore de création de vidéos musicales y sont aussi déposés. L’Aufführungspraxis, qui peut être traduit par « histoire et technique de l’interprétation musicale », est aussi accessible. Enfin, d’autres vidéos, moins largement diffusées, mais traitant d’éducation musicale, peuvent être consultées : développement de projets multimédias, baladodiffusion, vidéos d’étudiants, tutoriels pour créer des chaînes musicales, vidéos de leçons de remplacement, etc.

Questions de recherche et méthodologie

Comment la technologie des sites web d’hébergement de vidéos est-elle perçue et exploitée dans les séquences d’enseignement-apprentissage d’un instrument de musique ? Quels usages les élèves et les étudiants en font-ils, et que trouve-t-on dans un tutoriel d’enseignement de l’instrument ? Quatre sous-questions précisent ces interrogations dominantes : 1) Quelles sont les pratiques (déclarées) des professeurs d’instrument en lien avec l’utilisation de ces technologies[5] ? 2) Comment les étudiants et les élèves exploitent-ils ces technologies dans le cadre de leur apprentissage instrumental ? 3) Quels types de vidéos sont visionnées par les étudiants et les élèves ? 4) Quelles sont les notions pédagogiques et didactiques sous-jacentes à un tutoriel d’instrument ?

Pour réaliser cette recherche qualitative, j’ai réalisé trente entretiens individuels semi-dirigés (Nrépondants = 12) et entrevues de groupes (Nrépondants = 18, incluant Nentrevue 1 = 10 ; Nentrevue2 = 8) (Lamoureux 2006). Un protocole d’entretien a été établi et validé par des entrevues préliminaires (N = 3). Après la conduite formelle des entretiens, la retranscription a été effectuée à l’aide du logiciel HyperTranscribe. Le programme HyperResearch m’a permis de mener l’analyse catégorielle (Bardin 2007). De plus amples analyses ont été conduites avec l’aide de la Grille d’analyse des pratiques du professeur d’instrument de musique (Schumacher 2009). Six leçons d’instrument de musique issues d’un tutoriel ont été analysées avec l’aide d’une grille développée et validée à cet effet[6]. Le profil des répondants est le suivant : professeurs d’instrument diplômés, étudiants en Master de pédagogie musicale, étudiants de diverses hautes écoles (Haute École de musique et Haute École pédagogique[7]). Les instruments concernés sont les suivants : violoncelle, guitare, chant, piano, alto, et violon.

Présentation des résultats

En ce qui concerne les considérations générales, il apparaît que les professeurs interrogés recourent aux sites web d’hébergement de vidéos dans le cadre de leur enseignement avec des objectifs différents (selon le professeur et l’élève[8]). Les enseignants voient plus d’avantages que d’inconvénients à l’utilisation de cette technologie. Parmi les plus souvent mentionnés, notons la démocratisation de l’accès à l’information, la qualité et la profondeur des échanges entre le professeur et l’élève, la motivation accrue de l’élève, ainsi que la remise en question des pratiques professionnelles. À la question : « Développez-vous une chaîne musicale à l’intention de vos élèves ? », les professeurs interrogés ont tous répondu par la négative. Certains d’entre eux créent, par contre, des chaînes musicales pour présenter leurs travaux, leurs concerts, ou pour promouvoir certaines de leurs activités (par exemple, la création de chansons).

L’analyse des pratiques déclarées s’est faite avec la Grille d’analyse des pratiques du professeur d’instrument de musique (Schumacher 2009). Cette dernière recense les différents aspects pédagogiques présents dans l’enseignement-apprentissage de l’instrument, tels que les activités proposées à l’élève (activités à dominante sensorielle, psychomotrice, cognitive, ou expressive), l’organisation de l’espace et des lieux, le matériel et moyens didactiques, les registres de la communication didactique (registre technique, abstrait, pédagogique, familier, non verbal), l’évaluation (fonction de celle-ci, moyens et agents d’évaluation), et finalement les styles didactiques (style expositif, interrogatif, incitatif, spectateur-auditeur ou guide-modèle[9]). Le discours des enseignants amène à penser que plusieurs aspects pédagogiques sont convoqués par l’exploitation de sites web d’hébergement de vidéos. C’est le cas des activités à dominante cognitive, tout d’abord, où professeur et élève recherchent, écoutent, visionnent, et évaluent différentes interprétations d’oeuvres pour discuter du travail de l’instrument à accomplir, de musicalité, ou lorsqu’ils exploitent directement certaines séquences dans le cadre de la séquence d’enseignement-apprentissage. L’organisation de l’espace pédagogique se voit aussi modifiée : le professeur et l’élève ne sont plus installés de manière fixe devant un pupitre, mais ils se déplacent pour visionner des vidéos, que ce soit sur l’ordinateur de l’enseignant, sa tablette, ou encore son téléphone portable. Les enseignants-utilisateurs reconnaissent aussi que la communication didactique est différente depuis l’implantation de cette technologie au sein des séquences enseignement-apprentissage de l’instrument. Selon l’activité proposée à l’élève, la communication est plus riche que dans la partie « traditionnelle » du cours. Il en est de même pour les styles didactiques. Le style interrogatif, caractérisant encore l’enseignement de l’instrument de musique, fait place à des échanges plus fournis entre professeur et élève (style incitatif). Enfin, les témoignages recueillis permettent d’affirmer que l’agent de l’évaluation n’est plus nécessairement le même. En effet, dans la plupart des cas, le professeur est l’unique agent de l’évaluation (Schumacher 2010). L’apparition de cette technologie dans les séquences d’enseignement-apprentissage de l’instrument permet donc aussi à l’élève de donner son avis, tout en le motivant davantage. Ainsi, il s’opère une sorte de glissement entre « l’hétéroévaluation » et la co-évaluation (le professeur et l’élève évaluant tous les deux une vidéo).

Les étudiants et les élèves ont souvent recours à des sites d’hébergement de vidéos dans leurs parcours d’apprentissage. La place réservée à la sélection de vidéos pour l’apprentissage de l’instrument représente une petite partie des recherches totales (pour les élèves non professionnels). Notons tout de même que les élèves débutants recourent à cette technologie pour y écouter des pièces à leur portée ; l’offre de disques dans ce domaine ne semble donc pas satisfaire les attentes de ces derniers en ce sens. L’utilisation de ce genre de site permettrait donc aux élèves débutants d’effectuer un travail d’écoute sur table avec la partition. Les étudiants professionnels interrogés se réfèrent tous à ce genre de technologie dans une plus grande proportion que les élèves des écoles de musique. Selon ces derniers, elle leur permet de travailler l’interprétation en leur apportant des idées innovantes, de résoudre certains questionnements techniques (par exemple des coups d’archet) ou leur permettrait encore d’apprendre un autre instrument. Une étudiante explique par exemple avoir appris le piano d’accompagnement et la guitare rythmique en visionnant des tutoriels disponibles sur YouTube. Enfin, certains étudiants professionnels expliquent consulter des vidéos seulement au terme de leur apprentissage d’une oeuvre dans le but d’analyser plus finement leur processus d’étude de la pièce.

La sélection des vidéos des oeuvres semble être un enjeu pour les futurs musiciens-éducateurs. En effet, ces derniers développent différents moyens pour trouver la ou les bonne(s) interprétation(s). Parmi les stratégies les plus souvent évoquées, on retrouve d’abord la recherche de captations de concert. Ensuite, un tri par interprète est effectué, puis une écoute critique a lieu en fonction de différents critères tels que le tempo ou la qualité acoustique de l’enregistrement. Notons que la qualité sonore des vidéos interpelle le plus souvent les étudiants. Plusieurs mentionnent l’indéniable richesse musicale d’un concert donné, mais se sentent obligés de chercher une autre vidéo à cause d’une qualité audio insatisfaisante. Cet aspect apparaît dans les entrevues comme un inconvénient récurrent des sites web d’hébergement de vidéos. L’exploitation des vidéos se faisant essentiellement en ligne, les étudiants doivent posséder une connexion internet suffisamment rapide pour en profiter. Seuls quelques-uns mentionnent convertir les vidéos afin de pouvoir les consulter à tout moment sur leur téléphone portable, leur tablette, ou leur ordinateur.

J’ai aussi réalisé des entrevues avec de futurs enseignants des degrés préscolaires et primaires (élèves de 4 à 12 ans). Jusqu’à tout récemment, des cours de guitare ou de piano étaient inscrits à leur horaire. Puisque les enseignants de ces degrés se doivent, à titre d’enseignants généralistes, de tout pouvoir enseigner, les instituteurs en devenir doivent maîtriser certaines notions instrumentales telles que l’harmonisation, l’accompagnement de chants, ou la prise de ton avec un piano ou avec une guitare. Ces étudiants recourent aussi à cette technologie lorsqu’ils cherchent des chansons adaptées à l’âge de leurs élèves. Ces derniers se présentent ensuite au cours d’instrument et travaillent la pièce en question avec leur professeur.

Analyse d’un tutoriel de piano blues

Afin de mieux comprendre la structure d’un tutoriel offert sur ce genre de site, j’en ai analysé un qui semblait répondre aux caractéristiques développées par Kruse et Veblen (2012) : une séquence d’enseignement du piano blues (Argensse 2011). Ce tutoriel, déposé entre 2011 et 2014, est destiné à des élèves débutants, il est essentiellement de type instructiviste, et il est donné par un homme. Différents aspects ont été étudiés : la position de la caméra, les données quantitatives, la progression didactique, ainsi que l’analyse des pratiques mises en oeuvre par le professeur. Six séquences constituent le tutoriel, totalisant près de deux heures d’enseignement. La durée moyenne des séquences est de 20 minutes (7 minutes 43 secondes pour la séquence la plus courte, 32 minutes 11 secondes pour la plus longue). Comme Kruse et Veblen l’observent, il y a une prédominance du discours dans toutes les séquences et la technique du modelage est dominante (2012). Les séquences se déroulent sans élève (Whitaker, Orman et Yarbrough 2014). Une communauté virtuelle de pratique s’est développée autour des premières séquences du tutoriel (Waldron 2012) ; des élèves y posent leurs questions et commentaires, et le professeur leur répond par l’intermédiaire de la fonction « Commentaires » offerte sur YouTube. La position de la caméra est fixe (sur trépied) et l’appareil capte une partie du clavier du piano (il n’est pas cadré dans son intégralité), ainsi que les mains du professeur. La Figure 1 indique la quantité de visionnements des six vidéos en date du 30 octobre 2015.

Figure 1

Quantité de visionnements du tutoriel de piano blues par séquence

Quantité de visionnements du tutoriel de piano blues par séquence

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On constate que le nombre de visionnements diminue de façon significative entre la première et la seconde séquence (157 161 pour la première séquence, 40 595 pour la deuxième) pour ensuite se stabiliser aux alentours de 5 000 visionnements pour les séquences subséquentes. Le nombre de commentaires[10] suit une progression similaire (Figure 2).

Figure 2

Nombre de commentaires du tutoriel de piano blues par séquence

Nombre de commentaires du tutoriel de piano blues par séquence

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La progression didactique par séquence est la suivante. Dans la première séquence (Argensse 2011, 18 minutes 10 secondes), le professeur explique la structure du blues en insistant sur les septièmes (7e mineure, 7e de dominante). Il présente la cadence blues en jouant les accords à la main gauche. Il propose ensuite de jouer cette cadence sur douze mesures. Il présente la grille de blues, qui n’est autre que ce qu’il vient de jouer au piano. Le professeur aborde finalement la notion de renversement des accords. Dans la seconde séquence (Argensse 2013a, 32 minutes 11 secondes), après avoir revisité les notions abordées précédemment, le professeur introduit la notion de riff de transposition et joue pour la première fois avec les deux mains. La technique de la note modulante est abordée. Le professeur l’exemplifie avec un standard be-bop qu’il interprète. Il aborde ensuite les gammes pentatoniques majeures et mineures ainsi que la gamme blues en do majeur et sa relative mineure. La troisième séquence (Argensse 2013b, 18 minutes 46 secondes) revisite elle aussi les notions précédemment abordées. Le professeur enseigne ensuite la technique du boogie en se référant aux notions présentées antérieurement. Dans cette séquence, il explique l’intervention de la main droite à contretemps, l’accompagnement binaire et ternaire, ainsi que la technique de la walking bass. Il propose aussi de colorer les harmonies avec l’introduction d’accords de sixième et de neuvième. La quatrième séquence, d’une durée de 7 minutes 13 secondes, est la plus courte du tutoriel (Argensse 2014a). Après le rappel des notions précédemment abordées, le professeur présente l’accompagnement ternaire à la main droite et propose de travailler avec le métronome. La cinquième séquence (Argensse 2014b, 32 minutes 9 secondes) débute avec le même contenu que la précédente. Le professeur donne plusieurs exemples de ce qui a été abordé par diverses démonstrations et modifications rythmiques. Il traite à nouveau la coloration des accords avec l’ajout de sixièmes et de neuvièmes, puis présente l’accord de treizième (en proposant aux débutants de ne pas suivre cette partie du tutoriel). Il aborde une variation de la main gauche en jouant des doubles notes dans le registre du ténor (tonique-quinte ; tonique-sixte) et parle de la notion du toucher au piano en encourageant ses élèves à travailler la souplesse et la fermeté des doigts. Le professeur conclut cette séquence en récapitulant les notions qui ont été vues dans cette vidéo. La sixième et dernière séquence (Argensse 2014c, 11 minutes 1 seconde) revisite les principales notions abordées dans le tutoriel. Une nouveauté est tout de même présente : le travail de l’octave avec la main gauche. Le tableau suivant résume les notions théoriques abordées, le jeu instrumental proposé ainsi que quelques remarques (Tableau 1, page suivante).

L’analyse des pratiques de ce tutoriel permet de constater que les activités proposées à l’élève sont essentiellement de type psychomoteur et cognitif. Le professeur aborde uniquement les aspects techniques du blues (suites d’accords, coloration, technique de la basse, etc.) et parle peu de musicalité (nuances, dynamique, etc.). Un passage traite néanmoins d’aspects expressifs lorsque sont présentés quelques exercices pour le travail du toucher du clavier. Ainsi, l’élève qui a suivi les enseignements de ce tutoriel devrait être capable d’effectuer un accompagnement de blues avec différents rythmes, de varier la main gauche, de faire des renversements d’accords, de proposer des riffs, et de colorer les harmonies par des ajouts de sixième, de neuvième, et de treizième. Il ne pourra cependant développer les notions musicales expressives propres à ce genre de musique (style, nuances, groove, etc.). L’espace d’enseignement est limité puisqu’il se borne uniquement au piano et aux mains du professeur. En effet, le cadrage vidéo est toujours le même et l’élève passe les deux heures du tutoriel à la place du visage du professeur. Le matériel didactique est relativement pauvre puisqu’il se limite au piano et au métronome. Le registre de la communication didactique est essentiellement de type technique et familier. Il arrive d’ailleurs que le professeur utilise des termes techniques propres à la musique sans forcément les éclaircir (par exemple, la mention du mode myxolydien). Enfin, le style didactique est adopté dans la quasi-totalité du tutoriel expositif.

Tableau 1

Résumé de la progression didactique des séquences de piano blues

Résumé de la progression didactique des séquences de piano blues

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Discussion des résultats

Les professeurs d’instrument de musique que j’ai rencontrés déclarent implémenter la technologie des sites web d’hébergement de vidéos. Ceci est plutôt réjouissant compte tenu des apports de ces dernières, tant du côté des enseignants que de celui de leurs élèves. Comme j’ai pu le mentionner dans une autre étude (Schumacher 2015), l’utilisation de cette technologie se limite toujours au visionnement de vidéos alors que la création de chaînes musicales à l’intention des élèves exploiterait encore davantage le potentiel pédagogique de ces outils. Cette situation ne semble pourtant pas être le résultat d’un manque d’expertise technique de la part des professeurs puisqu’un grand nombre d’entre eux utilisent les chaînes des sites web d’hébergement de vidéos pour y déposer leurs enregistrements. À mon avis, les raisons sont davantage d’ordre pédagogique que technique. Lors des entretiens, j’ai pu ressentir ce questionnement de la part de certains professeurs qui se demandaient quels pourraient être les avantages d’un tel développement pour leurs élèves, quel investissement d’énergie et de temps cela nécessiterait, etc. Par exemple, un professeur de piano communique avec ses élèves via l’application WhatsApp : il envoie des vidéos ainsi que des tutoriels courts traitant des notions abordées dans le cadre des leçons. Mais, il le reconnaît, cela lui prend beaucoup de temps : « pour l’instant je fais cela avec ma compagne qui me filme, on trouve cela drôle, mais je me rends compte que cela empiète passablement sur ma vie privée » (Professeur 2).

J’ai pu constater que le recours aux sites web d’hébergement de vidéos modifie les pratiques pédagogiques déclarées des professeurs d’instrument interrogés. Cette technologie semble participer à la modification qualitative de la relation entre le professeur et l’élève et faire évoluer un cours plutôt unidirectionnel (le professeur enseigne à l’élève) en un cours plus collaboratif. Ainsi, le visionnement de vidéos et la discussion qui s’ensuit semblent développer un type d’activités à dominante cognitive complexes, basées sur l’écoute, le visionnement, l’évaluation, et l’exploitation de la trace (il est possible d’écouter un passage plus d’une fois) et non uniquement sur des connaissances déclaratives. Cette accessibilité à un savoir commun entre le professeur et l’élève permettrait de révolutionner de manière significative l’enseignement de l’instrument et, par extension, l’enseignement dans d’autres domaines. Cependant, face à la multiplication exponentielle des sources et du matériel à la disposition des apprenants, le risque que l’élève soit submergé par l’information est bien réel. Ce fait est présent à l’esprit des professeurs et, comme pour la recherche de sources sur internet, ils se sont donné une mission de formation auprès de leurs élèves en leur proposant certains critères d’évaluation afin d’éviter de tomber dans le piège du classement.

Le recours à cette technologie par les élèves et les étudiants est, à mon sens, très intéressant. Ces derniers utilisent les sites web d’hébergement de vidéos pour différentes raisons : loisirs, apprentissage, divertissement, musique, etc. En ce qui concerne la recherche propre à l’apprentissage de l’instrument, il semble que ces sites aient modifié durablement la vie des futurs musiciens professionnels. Ils prennent la place de la discothèque de base (une étudiante en Master de pédagogie musicale déclare par exemple ne posséder aucun disque, mais elle recourt régulièrement à cette technologie pour se documenter), en plus d’incarner une source d’inspiration, un outil de remise en question, ainsi qu’un moyen de perfectionnement pour les élèves et étudiants. Depuis une dizaine d’années, ces sites ont réduit les distances physiques, ils ont ouvert les portes des salles de concert à de nouveaux publics, ils sont entrés dans la routine de travail de grands interprètes, ils ont réuni des musiciens du monde et ils ont créé des communautés virtuelles de pratiques musicales. Les étudiants comme leurs professeurs l’ont bien compris et l’on assiste à une révolution de l’apprentissage : l’étudiant est encore plus actif (s’il le désire, bien entendu) et plus motivé.

Les sites web d’hébergement de vidéos ont aussi des désavantages. En analysant le tutoriel de piano blues, j’ai observé une apparente facilité d’apprentissage. La progression didactique présentée et analysée démontre qu’il n’est pas aussi aisé d’enseigner à l’aide de modules aussi brefs. Ce fait est aussi relevé par les futurs professeurs d’instrument de musique, qui estiment que la plupart de ces tutoriels sont des leurres. La progression de ces outils est trop souvent linéaire et ne prend pas en compte les caractéristiques individuelles de chaque élève, celui-ci étant considéré comme un sujet épistémique, un élève standard. S’ensuit une baisse de la motivation et un taux d’abandon certainement plus importants que celui constaté dans la littérature (Robidas 2004). Une étudiante m’a confié avoir appris à jouer le piano d’accompagnement en consultant différents tutoriels, mais, selon elle, ces derniers ne sont pas adaptés à un individu ne possédant pas des connaissances et des compétences musicales antérieures. Le modelage et l’instructivisme prédominants dans ces leçons ne permettent pas d’apprendre un instrument dans les meilleures conditions. Toutefois, des expériences de communautés virtuelles de pratiques musicales (Waldron 2009) laissent présager de nouvelles formes d’apprentissage, plus interactives et plus adaptées aux besoins des apprenants.

Conclusion

La présente contribution visait à dresser un état des lieux de l’utilisation des sites web d’hébergement de vidéos dans l’enseignement–apprentissage de l’instrument de musique. J’ai constaté que ces sites font partie du quotidien de la plupart des professeurs, des élèves et des étudiants des classes professionnelles. Les professeurs interrogés recourent à cette technologie dans le cadre de leurs cours, mais l’utilisent aussi pour promouvoir leur travail d’interprète. Pour le moment, l’exploitation pédagogique se limite au visionnement de vidéos (dans le cadre du cours, ou comme complément au cours lorsque le professeur conseille à ses élèves de visionner certaines vidéos pouvant l’aider dans ses apprentissages), et ce, même si les utilisateurs que j’ai rencontrés maîtrisent la création de chaînes musicales. Le manque d’exploitation de ces dernières dans les pratiques d’enseignement semble dès lors lié à des questions plus pédagogiques que techniques. J’ai aussi relevé les modifications des pratiques déclarées à différents niveaux. Le recours à cette technologie permettrait à l’enseignant de proposer des activités nécessitant une plus grande participation de l’élève en ce qui concerne l’évaluation de productions musicales sur support vidéo, à des activités à dominante cognitive plus élaborées, notamment par l’exploitation de la trace et par un style didactique du professeur plus incitatif qu’interrogatif. S’ensuit une communication différente entre le professeur et l’élève. Les élèves et les étudiants recourent aussi aux sites web d’hébergement de vidéos pour leur travail à l’instrument (dans des proportions différentes entre les élèves débutants et les futurs musiciens professionnels). Ces outils leur permettent, d’une part, d’accéder à un répertoire peu disponible dans leur discothèque ainsi qu’à des enregistrements rares, et, d’autre part, de remettre en question les apprentissages en les confrontant à d’autres pratiques musicales et techniques. Les tutoriels représentant la plus grande partie des vidéos musicales utilisées dans ce contexte (Rudolph et Frankel 2009), j’ai analysé un tutoriel de piano blues qui semble représentatif de l’ensemble des vidéos de ce type proposées en ligne. L’analyse de la progression didactique et des pratiques pédagogiques du professeur m’a permis de conclure que les notions abordées sont essentiellement d’ordre psychomoteur, que les aspects musicaux sont peu abordés et que les notions traitées sont trop denses, rapidement présentées et considérées comme acquises pour un élève, même débutant. J’en ai conclu que ce genre de tutoriel n’est pas adapté à une personne ne possédant pas les prérequis musicaux et techniques nécessaires pour tirer le meilleur de cet enseignement.

Au terme de cette recherche, j’observe les prémisses d’un changement paradigmatique dans l’enseignement de l’instrument de musique (Kruse et Veblen 2012). Il apparaît que la formation des futurs professeurs de musique ne peut se faire sans ces technologies et, par extension, l’ensemble des MITIC. Les formateurs se doivent donc de s’interroger sur ces outils dans le cadre de leurs cours, de sensibiliser les étudiants à leurs pratiques et de les encourager à adopter et implanter ces technologies dans leur parcours d’apprentissage (Coen et Schumacher 2006 ; Schumacher et Coen 2008). L’analyse des pratiques se définit comme étant un outil d’échange et d’étude adapté à cette finalité. Le discours centré sur des expériences vécues ainsi que le visionnement de leçons intégrant ces technologies doivent permettre aux futurs professionnels de la musique de prendre conscience des modifications profondes engendrées par ces dernières.