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On sait quelles controverses le concept de « néoclassicisme » a pu susciter dès lors qu’on l’a confondu avec le « retour à l’ordre », le « retour à Bach » ou l’évolution personnelle d’Igor Stravinsky après la Première Guerre mondiale (Faure 1997 ; Solomos 1998). Le paradigme Schönberg/Stravinsky construit par Theodor W. Adorno dans Philosophie de la nouvelle musique est sans doute l’expression la plus aboutie de cette vision de l’histoire opposant le progrès (schönbergien) au conservatisme (stravinskien). Ce n’est pas toutefois sur ce terme discutable que je porterai le regard, mais sur l’articulation entre deux concepts historico-esthétiques forgés en français dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle et impliquant deux rapports possibles à la culture grecque, la « Grèce antique » ayant fourni le modèle du classique à l’époque moderne.

D’un côté, comme on sait, le « classicisme » est un concept élaboré au cours du dix-neuvième siècle pour désigner le système des partisans de l’Antiquité grecque et latine et du siècle de Louis xiv. Il s’oppose à d’autres termes (romantisme, baroque, modernisme, etc.) depuis que Stendhal, entre autres, a comparé dans Racine et Shakespeare (1825) le « romanticisme » au « classicisme » : le romancier a voulu ridiculiser les partisans des Anciens, aveuglément attachés à Racine et aux poètes grecs, au mépris de l’évolution des conditions sociales et politiques et du goût du public. De l’autre, l’« hellénisme » est un terme polysémique qui glisse souvent du côté du philhellénisme et qui a été d’abord lié au mouvement romantique ; à partir de 1821-1822, les philhellènes ont pour noms Victor Hugo, Delacroix, Chateaubriand, Byron, Claude Fauriel, Wilhelm Müller (Basch 1995 ; Maufroy 2011), jusqu’à Richard Wagner lui-même, qui s’est enflammé pour la libération de la Grèce durant son adolescence (Borchmeyer 1991, 75).

L’« hellénisme », dans le second tiers du dix-neuvième siècle, se situe du côté des courants anticlassiques par la promotion d’une Grèce différente, éloignée des normes académiques, et peu à peu mise au jour par les philologues et les archéologues européens. Le terme s’enrichit de nouvelles définitions en français au cours des années 1870-1880, en lien avec l’essor de la philologie et d’une philosophie de l’histoire qui fait de la Grèce l’origine de la civilisation européenne : époque hellénistique, permanence de la civilisation grecque sur deux millénaires, influence d’un « esprit grec » sur les Modernes, science de l’Antiquité, défense des intérêts de l’État-nation grec fondé en 1830 (Canfora 1987 ; Bichler 1991, 363-383 ; Basch 1995 ; Sigalas 2001, 239-291 ; Bruneau 2002, 319-328 ; Zacharia 2008).

Élaborées durant les années 1870 et 1880, les théories de Louis-Albert Bourgault-Ducoudray, qui ont déjà fait l’objet d’un certain nombre d’études spécifiques pour ce qui est de la Grèce (Vlagopoulos 2016 ; Kokkonis 2014 ; Corbier 2010 ; Lenoir 2004), sont représentatives de la conjonction entre classicisme et hellénisme en France à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle, une conjonction qui s’opère notamment sous l’égide du Nietzsche antiwagnérien et antiromantique d’Humain, trop humain (1878) et du Cas Wagner (1888). Si Bourgault-Ducoudray n’utilise guère le mot dans ses écrits, l’hellénisme structure pourtant les thèses qu’il expose dans les préfaces de ses recueils de chants traditionnels grecs et bretons, dans des études consacrées aux divers types de musique en Grèce ainsi que dans ses conférences d’histoire de la musique au Conservatoire de Paris à partir de 1878.

Cependant, Bourgault-Ducoudray se démarque dans le champ musicologique par un trait particulier : dans ses écrits, l’hellénisme et le classicisme s’unissent dans un discours mêlant esthétique et politique. La tension entre tradition nationale et normes intemporelles propre au concept de classicisme, qu’on trouve chez Bourgault-Ducoudray comme chez de nombreux auteurs de la seconde moitié du siècle, Antoine Compagnon l’a clairement montrée dans le champ littéraire à propos de l’article célèbre de Sainte-Beuve, « Qu’est-ce qu’un classique ? » (1850) (Compagnon 2000, 278-294). Par ailleurs, Jann Pasler a bien mis en lumière l’idéologie racialiste qui, à partir des ouvrages de Broca, de Gobineau, de Renan, s’exprime à travers ses écrits comme, du reste, dans ceux de Fétis, de Tiersot, de d’Indy ou de Saint-Saëns (Pasler 2006). De fait, la question de l’identité musicale et nationale a longuement préoccupé Bourgault-Ducoudray : la théorie de la musique « classique » française qu’il promeut à partir des années 1870 est ancrée dans une idéologie de l’authenticité et de la « pureté » qui doit faire pièce à l’influence étrangère, notamment germanique. Marqué par la défaite de Sedan en 1870 et par la Commune de Paris en 1871, Bourgault-Ducoudray (dont le nom apparaît dès la première saison dans les programmes de la Société nationale de musique fondée le 25 février 1871 par Camille Saint-Saëns et Romain Bussine) a oeuvré à la construction d’une tradition musicale classique et nationale en s’appuyant sur les données recueillies lors de ses séjours en Grèce. Mais à ses actions en faveur du chant choral, qui lui paraît être l’instrument approprié d’une régénération sociale et politique après la guerre franco-prussienne et l’année 1871 (Emmanuel 1911, 6-9), il ajoute une référence à la Grèce moderne et antique, source d’une nouvelle imitation des Anciens. Doctrine académique s’il en est, et qui trouve sa pleine justification en 1878 du fait de la position institutionnelle de Bourgault-Ducoudray, nommé professeur d’histoire de la musique au Conservatoire de Paris.

Encore faut-il savoir quoi imiter en matière de musique grecque pour être inimitable, selon la célèbre déclaration de Johann Joachim Winckelmann dans les Réflexions sur l’imitation des oeuvres grecques dans la peinture et la sculpture en 1755. Au fil de ses lectures et de ses écrits, Bourgault-Ducoudray esquisse ainsi une théorie dialectique par laquelle s’accomplit la fusion de l’Orient et de l’Occident dans le champ musical, mais il adopte aussi une vision plus traditionaliste qui fait de la France l’héritière de la Grèce antique, patrie de l’art classique. Et c’est au cours de ses voyages en Grèce et dans le bassin égéen que le compositeur découvre les principes d’une nouvelle imitation des Grecs qui permettra de dépasser l’état actuel de la musique occidentale, considérée comme décadente et stérile, pour lui imprimer un caractère classique au contact de la source hellénique.

Voyages : la Grèce

Alors que l’auteur d’Antigone (1893) et de Déjanire (1898), Camille Saint-Saëns, une fois devenu le grand défenseur de la tradition française contre toute forme de « germanophilie », ne se rendra à Athènes qu’en 1920, Bourgault-Ducoudray, prix de Rome en 1862, est l’un des premiers compositeurs français qui, quelques années après son séjour à la Villa Médicis, fait le voyage en Grèce. Il y séjourne à deux reprises. En mai 1874, il s’agit d’un « voyage d’agrément » pendant lequel il est « frappé par des chants populaires […] dans les modes antiques » (Bourgault-Ducoudray 1878a, 4 ; l’emphase est dans l’original). Puis, entre janvier et mai 1875, il mène une enquête dans le cadre d’une mission officielle destinée à « étudier la musique de la Grèce dans ses chants religieux et ses mélodies populaires » (Bourgault-Ducoudray 1877b, 5), ce qui le conduit à Athènes, à Smyrne et à Constantinople, les trois centres urbains majeurs de la communauté grecque dans le bassin égéen. Il a évoqué ces deux voyages dans un petit recueil, Souvenirs d’une mission musicale en Grèce et en Orient (1876), et il revient sur ses découvertes en 1877 dans les Études sur la musique ecclésiastique des Grecs et dans les Trente mélodies populaires de Grèce et d’Orient.

En 1875, Bourgault-Ducoudray a accès aux mélodies populaires et religieuses grâce à des informateurs qui sont des représentants de la bourgeoisie européanisée (telle « Madame Laffon », l’épouse de Gustave Laffon, consul de France à Smyrne en 1875 et traducteur de l’Hymne à la Liberté de Dionysios Solomos), des amateurs (« Mademoiselle Athina », jeune fille conduisant un choeur de danse à Athènes) et des membres du clergé orthodoxe, comme Gerasimos (Bourgault-Ducoudray 1877b). Ses observations et ses lectures, en particulier de l’Histoire générale de la musique de Fétis (1869-1874) et de Histoire et théorie de la musique de l’Antiquité de Gevaert (1875), sont complétées par les discours que lui tiennent en Grèce des hommes éminents comme Émile Burnouf, directeur de l’École française d’Athènes en 1875, et l’archimandrite Germanos Aphthonidis, dont Samuel Baud-Bovy, autre apôtre de l’hellénisme, a rappelé l’action en faveur des réformes de la musique ecclésiastique grecque à partir de 1874 (Baud-Bovy 1982, 153-158). Tous ces interlocuteurs donnent à Bourgault-Ducoudray l’image d’un patrimoine musical grec menacé par l’Europe et par l’empire ottoman, ce que le compositeur-historien développe dans une vision typiquement orientaliste : d’un côté un Orient stationnaire et traditionaliste, de l’autre un Occident dynamique et progressiste . Cette opposition, le christianisme cosmopolite l’avait jadis résolue en mélangeant les traditions, les langues, les ethnies, ce qui a eu pour conséquence, entre autres, la création d’une musique mixte, mêlant éléments sémitiques et grecs (Bourgault-Ducoudray 1878a, 6-12 ; Bourgault-Ducoudray 1877a, 1-5).

Cependant, la Grèce, située entre Orient et Occident, est une région intermédiaire qui possède une particularité : la survivance d’une matière musicale héritée de l’Antiquité. Par conséquent, il s’agit de distinguer ce qui est purement ancien, antérieur au christianisme, et ce qui est importation orientale et occidentale. La tâche de l’observateur est de retrouver l’Antiquité dans les artefacts de la Grèce moderne, car les pratiques actuelles témoignent d’une Antiquité encore vivante, qui survit dans la musique et dans les arts populaires. La théorie des survivances antiques n’est pas seulement spéculative : l’idée même de survie de l’Antiquité est un enjeu capital dans la constitution d’une conscience nationale au début du dix-neuvième siècle, du fait de la période de domination ottomane (dite aussi « turcocratie » en grec) entre le milieu du quinzième siècle et les années 1820. L’idéologie de l’hellénisme qui se développe dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle en France et en Grèce vise précisément à faire de la Grèce une nation continue dans le temps et dans l’espace, dotée d’une culture vivace qui se manifeste en une série de traits spécifiques à chaque époque (Antiquité, Empire byzantin, domination ottomane, époque contemporaine).

Les théories de Bourgault-Ducoudray non seulement épousent les principes de cette idéologie nationale, mais elles contribueront ensuite à l’apparition d’une école nationale grecque groupée autour de Manolis Kalomiris en 1908 (Kokkonis 2009). Toutefois, malgré ses contributions aux réformes musicales en Grèce, Bourgault-Ducoudray garde toujours en mémoire la France et s’attache aussi et surtout à définir une tradition classique française. En prenant conscience du caractère irréductible de la modalité antique, il est conduit à affirmer la présence d’un héritage hellénique en France et à en rechercher les traces dans la musique de l’école française. Un événement en particulier le frappe, lui, le chef de choeur qui interprétait avec sa société chorale les oeuvres de la musique « classique » des seizième, dix-septième et dix-huitième siècles : la présence des modes antiques dans des chants populaires, qui se manifeste de manière différente en Grèce et en Europe :

Je ne connaissais l’effet de ces anciennes modalités que par le chant grégorien, dont les mélodies sont belles, sans doute, mais d’un style lourd et pétrifié. Ce que j’entendis avait au contraire tous les caractères de la musique. Les mélodies, au point de vue de la modalité, ressemblaient au plain-chant, mais elles s’en distinguaient par leurs rythmes piquants et bien accusés, par leurs contours pleins d’élégance et de souplesse, par leur allure vivante et libre.

Bourgault-Ducoudray 1878a, 4

Dans cette notation apparaît le germe du classicisme moderne tel que le concevra Bourgault-Ducoudray : la forme, le rythme, les « contours » de la mélodie sont les éléments qui distinguent la musique grecque populaire, tout autant que la modalité, laquelle est toujours sensible en Occident dans le plain-chant. Lorsque Bourgault-Ducoudray écoute la musique grecque, d’autres preuves de la continuité de la musique depuis l’Antiquité lui paraissent indéniables : l’usage de la flûte, et la danse qui accompagne toujours les chants dans les fêtes. Ainsi, il formule une hypothèse sur le caractère « fort ancien » d’une danse collective de Mégare, la tratta, parce qu’il s’agit d’une « danse chorale » (Bourgault-Ducoudray 1878a, 28). De l’imaginaire antique à la déclaration d’authenticité, la limite est ténue et Maurice Barrès, qui évoque lui aussi la tratta dans le Voyage de Sparte (1906), note qu’il s’agit d’un stéréotype servi aux touristes occidentaux en quête de pittoresque (Corbier 2010, 374-375).

Dans la musique populaire, Bourgault-Ducoudray découvre deux autres éléments caractéristiques : un élément authentiquement hellénique, le diatonisme, et un élément oriental, les micro-intervalles. Ces micro-intervalles sont pratiqués dans le chant byzantin, qui aurait donc subi les influences de la musique orientale. C’est une musique mixte qu’il s’agit de réformer en supprimant les quarts de ton afin de restaurer la musique grecque dans sa pureté antique et classique. Cette recommandation trouve son fondement dans le platonisme : Bourgault-Ducoudray rappelle que Socrate, selon ce qu’en rapporte Platon au livre vii de la République, a condamné les calculs d’intervalles trop subtils ainsi que les instruments qui pouvaient faire entendre beaucoup d’harmoniai et d’intervalles différents (les chroai, « couleurs » qui correspondent à des intervalles non diatoniques). Bourgault-Ducoudray incite le clergé à se réformer dans un sens plus hellénique, en retirant des chants les importations « asiatiques » et en adoptant le système de notation occidental (Bourgault-Ducoudray 1877a, 68-69).

À l’inverse du chant byzantin, le chant populaire grec (démotique) est « l’émanation la plus pure de l’âme musicale de la Grèce » (Bourgault-Ducoudray 1877a, 74). Reprenant une idée avancée déjà par Claude Fauriel dans les Chants populaires de la Grèce (1824-1825), Bourgault-Ducoudray considère que les principes de la musique antique se sont conservés dans les chants des klephtes et des bergers, de sorte qu’il n’y a qu’à les étudier pour retrouver la musique grecque pure. Autrement dit, ces chants traditionnels constituent un « patrimoine » tout autant qu’une « mine » à « exploiter » non seulement pour les Grecs, mais pour les Occidentaux. D’où la nécessité de les « recueillir pieusement » pour retrouver « le berceau de la mélodie moderne », le « point de départ qui honorent les écoles italienne, française et allemande » (Bourgault-Ducoudray 1877a, 75) :

[La Grèce] trouvera presque intact, dans ses mélodies populaires, le patrimoine que l’antiquité lui a laissé et que celles-ci lui ont fidèlement gardé en dépôt. Une grande partie de ce patrimoine n’a pas été exploité par les nations occidentales : en appliquant à ces éléments nouveaux les acquisitions de la science moderne, la Grèce rendra un service signalé au monde musical et à elle-même. Il est inadmissible qu’un pays possédant en soi des éléments féconds d’originalité, se borne à copier servilement ce qui se fait ailleurs. Quant à l’Europe, comme elle est personnellement intéressée à la réalisation de ce programme, elle doit aider la Grèce à le remplir.

Bourgault-Ducoudray 1877a, 75

Bourgault-Ducoudray réclame des Grecs qu’ils prennent conscience de la nécessité d’une réforme musicale en revenant aux principes mêmes de leur musique, par-delà le christianisme : il ne s’agit pas de recréer une « musique momie », mais de créer une « musique vivante » (Bourgault-Ducoudray 1877a, 66). Pour cela, il ne faut pas se tourner vers la musique byzantine, trop orientalisée, mais vers les musiques de tradition orale, réceptacles de la musique antique, en prenant soin d’éviter l’harmonisation harmonique qui dénature les mélodies : « En appliquant aux mélodies grecques une harmonisation qui ne convient qu’aux modes majeur et mineur, ils [les Européens] ont tué en elles le caractère expressif particulier inhérent à des modalités qui n’ont point d’équivalent dans la musique moderne » (Bourgault-Ducoudray 1877a, 67).

Retour en France

La jonction entre la Grèce et la France est la grande affaire de Bourgault-Ducoudray à la fin des années 1870, et elle conditionne une nouvelle imitation de l’Antiquité, qu’il juge nécessaire. L’imitation de la musique grecque ne doit pas résulter d’une décision arbitraire qui serait l’expression d’une vue d’artiste ou d’un goût individuel ; elle ne doit surtout pas procéder d’une influence étrangère, qui engendrerait un art mixte comme la musique byzantine inauthentique. Du côté français, il n’est donc pas question de copier la musique grecque antique servilement, selon la formule stéréotypée en vigueur depuis la querelle des Anciens et des Modernes. Pour éviter toute imitation artificielle, l’oeuvre d’art doit être le produit d’une causalité historique et dériver d’une nécessité interne. La tâche est difficile dès lors que l’historien est conscient des progrès de la musique et de la distance qui sépare le passé et le présent : Bourgault-Ducoudray doit conjuguer le relativisme historique, l’observation ethnographique et la définition de principes esthétiques généraux. À la théorie physico-mathématique fondant l’harmonie depuis Rameau, il ajoute donc une explication fournie par l’anthropologie et la linguistique historique.

Comment arrimer la Grèce à la France et à l’Europe ? En mettant au jour le fondement de la musique gréco-occidentale qui les unifie dans le temps et dans l’espace. Ce fondement immuable, résistant aux changements historiques, c’est la « race » (Vlagopoulos 2016). Les thèses racialistes, qui se développent à la fin du dix-neuvième siècle dans les sciences humaines sur fond de colonialisme (Balibar 1997, 88-92 ; Reynaud Paligot 2006 ; Olender 2009), sont exploitées par Bourgault-Ducoudray à la fin des années 1870. Ainsi, considérant le cas de la Corse, il évoque la présence de colonies qui y ont été fondées en 1676 par des Maniotes fuyant la domination turque. Constatant, dans ses Souvenirs d’une mission musicale en Grèce (1876), qu’un Corse est frappé par le caractère de certaines mélodies grecques, Bourgault-Ducoudray évoque l’hypothèse d’une influence grecque qui se manifeste dans la sensibilité particulière des habitants de l’île aux mélodies helléniques. Il songe aussi au cas de Marseille : « Qui sait si ce n’est pas le sang grec dont ils sortent qui inspirent aux Marseillais le culte des arts et cette fière indépendance ? » (Bourgault-Ducoudray 1878a, 30). Le compositeur fait allusion ici à un récit mythico-historique qui ancre la nation française dans une origine hellénique et aryenne et qui explique et justifie le classicisme par l’héritage des colonies grecques établies sur le pourtour méditerranéen, entre la Côte d’Azur et la Catalogne.

Ce récit est le produit d’une idéologie qui a un nom : l’hellénisme. Bourgault-Ducoudray se fait l’écho non seulement de l’Essai sur le Vêda d’Émile Burnouf (1863) (Vlagopoulos 2016), mais surtout de la thèse développée par Émile Egger dans L’Hellénisme en France (1869) : la filiation de la France avec la Grèce s’explique par la fondation de Marseille et par la présence grecque sur la côte méditerranéenne ; la littérature française est issue, en dépit de toutes ses transformations, du germe hellénique déposé par les Phocéens au septième siècle avant Jésus-Christ, de sorte qu’elle s’enracine dans la culture grecque. Selon Egger, l’hellénisme désigne l’« action exercée sur notre génie par les oeuvres du génie grec », une action « tantôt directe et tantôt indirecte », souvent par l’intermédiaire des poètes romains (Egger 1869, 4). La parenté des deux « races » s’explique par la permanence de caractères ethniques identifiables depuis les premiers contacts entre Grecs et Gaulois, ainsi que par une longue tradition pédagogique et artistique issue de la Renaissance (Egger 1869, 11-20). Aussi l’« hellénisme » désigne-t-il « un des éléments primitifs et durables de notre génie national » (Egger 1869, 4). Egger observe donc le développement continu de l’hellénisme du début du Moyen Âge jusqu’à l’oeuvre d’André Chénier (1762-1794) : façon de retracer une histoire de la littérature française sur une longue durée avec, à l’origine, un phénomène de colonisation produisant un changement majeur dont les effets se font sentir pendant deux millénaires, jusque dans les textes d’un poète né d’un père français et d’une mère grecque de Constantinople.

Dans ses réflexions sur les échanges entre la Grèce et les pays méditerranéens, Bourgault-Ducoudray effectue plus particulièrement une observation qui suggère une continuité musicale entre les différentes aires culturelles de la Méditerranée occidentale. Le musicien français entend en effet des émigrants calabrais qui chantent une chanson en langue albanaise sur des modes « antiques », avec une harmonisation simple dans laquelle Bourgault-Ducoudray décèle une influence italienne : « Cette fois, au contraire, l’influence moderne n’avait pas tué, mais fécondé l’élément antique » (Bourgault-Ducoudray 1878a, 30). Les compositeurs professionnels d’Europe occidentale pourraient emprunter un chemin similaire sans verser dans l’arbitraire de la reconstitution historique, comme l’explique Bourgault-Ducoudray dans la « Conférence sur la modalité grecque », prononcée lors de l’Exposition universelle de Paris en 1878. Il veut démontrer, exemples à l’appui, la permanence des « modes » grecs dans la musique française et européenne, comme Gevaert l’avait déjà fait dans le premier volume d’Histoire et théorie de la musique de l’Antiquité. Chaque mode est présenté dans sa particularité et l’historien en découvre des traces encore actives dans des oeuvres modernes, avant d’appeler à renouveler l’art occidental au contact des mélodies grecques.

Pour illustrer ses théories, Bourgault-Ducoudray publie Trente mélodies populaires de Grèce et d’Orient (1877) avec une introduction dans laquelle il expose une théorie de la modalité grecque ; un commentaire analytique accompagne par ailleurs chaque chanson. Quatre ans plus tard, en 1881, Bourgault-Ducoudray se rend en Bretagne pour une mission de collecte de chants traditionnels, dont il publie le résultat en 1885 dans le recueil Trente mélodies populaires de Basse-Bretagne. Par rapport au recueil précédent, il insiste davantage sur la nécessité d’une imitation des traditions ethniques non pas dans le contenu verbal et poétique, mais au niveau des structures musicales. Il ne s’agit pas d’une imitation artificielle, mais d’une pratique qui s’inscrit dans la continuité de l’histoire occidentale : après avoir séparé la Grèce de l’Orient, Bourgault-Ducoudray la rattache cette fois aux Celtes, car ce qu’il entend en Bretagne lui rappelle ce qu’il a entendu en Grèce. Le fondement naturel et culturel de l’unité européenne, c’est la « race » aryenne ou indo-européenne : la musique bretonne et la musique grecque présentent les mêmes traits formels (liberté rythmique, polymodalité), et c’est là l’indice d’une communauté linguistique et raciale selon Bourgault-Ducoudray. Ainsi, l’historien-compositeur transpose dans le domaine musical les thèses de l’anthropologie et de la linguistique racialistes : un Orient sémite et un Occident indo-européen ou aryen disposent de deux systèmes linguistiques dont les caractères renverraient à deux races distinctes et à deux visions du monde différentes.

Bourgault-Ducoudray veut apporter à ce qu’il appelle l’« hypothèse aryenne » un argument supplémentaire tiré de la musique (Bourgault-Ducoudray 1885, 16). À la fin des années 1860, Fétis avait déjà repris le mythe aryen, notamment dans la grande introduction de l’Histoire générale de la musique, afin d’expliquer la genèse et la diffusion des instruments de musique ainsi que l’existence de pratiques musicales différentes en Asie et en Europe. Mais l’anthropologie de Fétis a été élaborée en bibliothèque et elle est principalement de source livresque (Campos 2013, 47-96, 157-175), tandis que Bourgault-Ducoudray veut consolider l’« hypothèse aryenne » avec les données empiriques fournies par les chansons populaires qu’il a recueillies en Bretagne et en Grèce. À partir des deux missions de 1875 et de 1881, il construit un système qui, contre la division des langues et la dispersion des cultures, réduit à l’unité les cultures européennes issues d’un tronc commun : à l’origine, l’historien de la musique découvre une ethnie unique dont les traits culturels se retrouvent partout dans l’espace européen.

Dans la seconde moitié du vingtième siècle, cette théorie racialiste a été ardemment combattue par les ethnologues et les anthropologues, à commencer par Claude Lévi-Strauss, pour ses conséquences funestes : colonialisme, racisme (Schnapp 1988 ; Demoule 2014). Mais, chez Bourgault-Ducoudray, qui propose une histoire conjecturale des origines supposées aryennes de la musique occidentale, elle a été la base d’une esthétique moderniste qui justifiait une position anti-académique. Elle servait de fondement non pas à un néoclassicisme inspiré de Mozart, de Bach ou de Pergolèse, mais à un renouveau classique à partir de l’hellénisme. C’est le projet que Bourgault-Ducoudray esquisse en 1885 :

Si les modes antiques appartenaient aux Grecs exclusivement, ce serait un caprice d’érudit, une véritable fantaisie d’archéologue que de chercher à les ressusciter dans notre musique. Mais si, au contraire, ces modes vénérables proviennent d’un héritage commun à tous les Aryens, on ne voit pas pourquoi nous n’exploiterions pas un domaine qui fait partie de notre race et qui est en vérité bien à nous. […]

L’abus du compliqué et du difficile doit provoquer tôt ou tard une réaction. Un retour à la simplicité et à la clarté s’impose à l’École française, comme le seul moyen pour elle de conserver son individualité et son génie propre ; ce qui caractérise le tempérament musical de nos grands musiciens, c’est moins encore l’art de la mise en oeuvre que la valeur intrinsèque de l’idée musicale.

Pour que ce retour aux qualités « françaises » puisse s’effectuer, il est nécessaire que l’inspiration musicale se retrempe dans le chant populaire, ce type de mélodie éternellement jeune, éternellement vraie.

Bourgault-Ducoudray 1885, 16

Bourgault-Ducoudray met en lumière, à côté de l’école russe, dont il est l’un des promoteurs en France dès les années 1880 (Bourgault-Ducoudray 1886), une lignée française Rousseau-Lesueur-Berlioz, compositeurs qui ont compris « l’avenir des modes antiques » (Bourgault-Ducoudray 1885, 17). Nous voici donc en présence d’une école française qui a conservé et retrouvé la modalité grecque et qui fait face à la symphonie germanique et aux progrès de la polyphonie harmonique.

Qu’est-ce que la musique classique française ?

Le discours de Bourgault-Ducoudray est orienté vers la musique contemporaine : les connaissances établies par l’histoire et par l’ethnographie musicale sont subordonnées à la création d’un nouveau style musical, un « style français » dont l’un des signes sera précisément l’usage de la modalité — trait bien connu dans la musique dite française depuis Berlioz jusqu’à Messiaen et Dutilleux, en passant par Fauré, Debussy, Ravel, Roussel, Emmanuel, Koechlin.

Bourgault-Ducoudray met l’histoire au service de la création et de la définition de ce « style » dès ses premiers cours au Conservatoire de Paris en novembre 1878, dont Le Ménestrel assure la diffusion à la fin de l’année 1878 et au début de l’année 1879. Il s’agit de constituer un canon classique français, le mot classique étant pris dans son acception première autant que dans son acception normative : ce qui s’enseigne en classe et doit être érigé en modèle. Du haut de sa chaire au Conservatoire, Bourgault-Ducoudray défend d’abord la nécessité de connaître les « classiques » français et il expose le lien entre ces « classiques » et la Grèce antique :

On peut dire que, dans l’ordre des choses intellectuelles, la France est fille de la Grèce ! D’abord, c’est chez elle que s’est perpétuée par excellence la tradition antique, par l’intermédiaire des Romains. Plus tard, quand de nouveaux éléments furent jetés dans le creuset de la civilisation du monde, c’est la France qui, par son goût, son tact, son choix judicieux, son art de combiner en un seul type des éléments divers, a su conquérir une place à part dans l’humanité et montré au plus haut degré dans sa littérature et dans ses arts les qualités de l’art grec : la clarté, la précision, la logique et ce bon sens suprême qui, en art, s’appelle la mesure.

Bourgault-Ducoudray 1878d, 26

Un tel discours n’a rien de dérangeant pour les auditeurs du Conservatoire. Il renvoie au stéréotype de l’art français héritier de l’art grec, doté de qualités morales et esthétiques réunies sous le concept de mesure, au nom du bon sens cartésien : discours académique s’il en est, fondé sur l’union de la morale et de l’art, et qui fait écho à celui d’Hippolyte Taine. Dans la Philosophie de l’art en Grèce (1869), Taine avait déjà détaillé les qualités d’une « race » grecque s’exprimant dans des oeuvres d’art universellement compréhensibles :

Besoin de clarté, sentiment de la mesure, haine du vague et de l’abstrait, dédain du monstrueux et de l’énorme, goût pour les contours arrêtés et précis, voilà ce qui le [l’artiste] conduit à enfermer ses conceptions dans une forme aisément perceptible à l’imagination et aux sens, partant, à faire des oeuvres que toute race et tout siècle puissent comprendre, et qui, étant humaines, soient éternelles.

Taine 1985 [1865], 301

Pour Bourgault-Ducoudray, cependant, il n’est pas question d’en rester à l’analyse des qualités « classiques » d’un art grec « éternel » ; il s’agit aussi de susciter des oeuvres nouvelles destinées à lutter contre une autre musique, dans laquelle on peut déceler le romantisme germanique et le drame wagnérien dépeints sous les traits d’une « école qui érige les défauts en principe et qui pose l’exagération en système » (Bourgault-Ducoudray 1878d, 27) ; une école qui contrevient à l’art éternellement compréhensible des Grecs. Le discours du professeur revêt dès lors une dimension politique que ne possédaient pas, ou du moins pas aussi nettement, les analyses de Taine. En 1878, Bourgault-Ducoudray choisit d’étudier l’histoire de la musique française en cherchant à en révéler l’identité gréco-française, fondée non seulement sur une parenté de « races », mais sur des principes esthétiques considérés comme universels. La connaissance historique doit renforcer la conscience de la particularité française par rapport à l’Allemagne, tout en permettant de dégager des structures musicales invariantes. Par conséquent, il convient d’analyser d’abord les éléments constitutifs de la musique française « classique » :

J’ai choisi l’Histoire de la musique française. Il me semble que pour nous, Français, rien n’est plus nécessaire que de connaître nos propres classiques. Nos classiques ! ils sont déjà très nombreux et chaque siècle qui passe en crée de nouveaux. Permettez-moi de trouver qu’on ne leur rend pas assez justice… et cela parce qu’on les connaît mal.

Bourgault-Ducoudray 1878b, 9

On ne peut que souligner ensuite le renversement de perspective opéré par Bourgault-Ducoudray, qui s’oppose à la vision romantique de l’Allemagne comme patrie de la musique. Taine affirmait en 1869 que la musique « est née dans les deux pays où l’on chante naturellement, l’Italie et l’Allemagne » (Taine 1985 [1865], 76). Au contraire, Bourgault-Ducoudray fait de la France le coeur musical de l’Europe :

Il ne faut pas oublier que la France a été depuis la chute de la civilisation antique l’initiatrice musicale de l’Europe. Or en étudiant l’histoire de notre pays, nous étudierons en même temps l’origine de toutes les écoles qui se sont développées en Europe depuis le moyen âge [sic] et ont brillé séparément d’un éclat plus ou moins vif chez les différentes nations.

Bourgault-Ducoudray 1878b, 9-10

Mais comment articuler la musique grecque antique, essentiellement monodique, et la musique classique française moderne fondée sur l’harmonie ramiste ? C’est au niveau des structures musicales que se place Bourgault-Ducoudray pour opérer la jonction entre les deux types musicaux. Ainsi, dans les Études sur la musique ecclésiastique, il compare le récitatif de Lully et de Rameau, avec ses mesures irrégulières, et l’irrégularité métrique des chansons populaires grecques (Bourgault-Ducoudray 1877a, 9). Plus largement, grâce à l’histoire et à l’ethnographie musicale, sera forgé un concept du classicisme plus vaste que celui de la doctrine académique, qui repose sur des apprentissages techniques dégagés de toute inscription dans l’histoire, comme le solfège et l’harmonie. À l’analyse rythmique et harmonique, il faut donc ajouter la constitution d’un corpus de musiciens français.

Le programme d’enseignement que présente Bourgault-Ducoudray à ses auditeurs du Conservatoire pour l’année 1878-1879 permet de comprendre comment le professeur cherche à construire un canon classique français en remontant jusqu’à l’an mil. Pour cela, retraçant la généalogie de l’école française, il commence par distinguer plusieurs époques, dont chacune possède un caractère propre : la musique médiévale issue de la chanson populaire ; la musique franco-flamande des quinzième et seizième siècles ; la tragédie musicale de Lully, créateur du « type de l’opéra cosmopolite, de l’opéra dont le caractère est avant tout européen » (Bourgault-Ducoudray 1878c, 17) ; les contemporains et les successeurs de Lully (Cambert, Campra, Destouches, Lalande, Couperin, Clérambault, Leclair) ; l’époque de Rameau, le « grand classique » français, « ce grand maître pour lequel nous avons un culte trop platonique » (Bourgault-Ducoudray 1878c, 17) ; la création et le développement de l’opéra-comique, jusqu’à Auber et Boieldieu ; Gluck, qui introduit « l’élément instrumental et symphonique créé par le génie allemand » et qui « restera toujours avec Rameau le chef de cette glorieuse école, la seule dont les principes soient vrais, qui est fondée sur la recherche de la vérité dramatique et sur un respect absolu pour la déclamation » (Bourgault-Ducoudray 1878c, 17) ; enfin, l’époque de la Révolution française, avec Cherubini, Méhul, Spontini.

Tel est le corpus d’auteurs français « classiques » que le professeur présente à ses élèves, grâce au passage en revue des personnalités les plus marquantes : Bourgault-Ducoudray sacrifie, sans grande originalité, à la théorie des écoles nationales et du génie. On retrouve en somme dans ses propos les éléments les plus saillants de l’idéologie de la fin du siècle dans le champ musical, de Camille Saint-Saëns à Vincent d’Indy et Claude Debussy (éloge de Rameau et de Gluck, défense d’une école française identifiable depuis le Moyen Âge, promotion de la clarté dans la diction). Parallèlement aux lettres, où les classiques français sont identifiés avant tout aux écrivains du Grand Siècle (Corneille, Molière, Bossuet, La Fontaine, Racine, La Bruyère), Bourgault-Ducoudray propose un corpus de musiciens français « classiques » dans le domaine de la « musique sérieuse », de Lully à Rameau (ces compositeurs qui, par un retournement opéré dans le dernier tiers du vingtième siècle, sont classés aujourd’hui comme « baroques »), et au-delà, en amont vers la Renaissance, en aval jusqu’à la Révolution.

Dans cette promotion de l’école française, capable d’assimiler les influences germaniques et italiennes sans perdre son identité, Bourgault-Ducoudray laisse de côté le « style classique » tel que le définissent des musicologues comme Romain Rolland, Guido Adler, Charles Rosen : pour eux, le style « classique » se confond avec l’essor de la musique germanique à partir de Johann Sebastian Bach et il atteint son acmé avec Haydn, Mozart et Beethoven, avant l’époque où la musique devient romantique. Ainsi, Romain Rolland observe en 1909 la formation d’un style classique européen en évitant de décerner un quelconque titre de supériorité à l’Italie, à l’Allemagne ou à la France :

Le nouveau style, qui se forme au cours du xviiie siècle en Allemagne et qui va s’épanouir dans les classiques viennois, est en réalité beaucoup moins purement allemand que le style de J.-S. Bach. Et pourtant, ce dernier l’était moins qu’on ne le dit en général : car J.-S. Bach s’était assimilé une partie de l’art de France et d’Italie ; mais chez lui, le fond restait echt deutsch [purement allemand]. Il n’en est pas de même avec les musiciens nouveaux. La révolution musicale qui s’est réalisée pleinement à partir de 1750 environ, et qui a abouti à la suprématie de la musique allemande, était — si étrange qu’il semble — le produit de courants étrangers. Les historiens de la musique les plus clairvoyants, en Allemagne, comme Hugo Riemann, l’ont bien aperçu, mais sans s’y arrêter. Il faut y insister.

Rolland 1920, 100

Un détour par le livre de Guido Adler, Le style en musique (1911), s’avère également utile, d’autant qu’il confirme, si besoin était, que le concept de classicisme est lourd d’enjeux nationalistes en musique comme dans les autres arts. Dans l’herméneutique musicale d’Adler, le style est un fait total qui unifie la personnalité du créateur, l’activité de composition (formes, langage musical) et l’inscription de l’oeuvre dans une époque historique dont elle est le reflet. Pour définir un style musical, il convient d’analyser d’abord les composants formels de l’oeuvre musicale : harmonie, mélodie, rythmique. Ensuite, on peut distinguer plusieurs « types stylistiques » (« Stilarten ») : musique religieuse, musique vocale et instrumentale, style lyrique et dramatique, « genres stylistiques » nationaux, style individuel, maniérisme.

C’est dans la catégorie des « types caractéristiques » (« Charakterarten ») que la notion de classique fait son apparition sous les appellations de « style classique » ou de « Klassizismus » (Adler 1911, 224). Le style classique, désigné aussi par le terme de « classicité » (« Klassizität »), est pour Adler un concept à la fois historique et esthétique, ce qui n’est guère pour nous surprendre puisqu’on retrouve ici la tension propre au concept de classique. Cette double dimension du concept autorise Adler à distinguer trois phases dans le développement du classicisme : la musique chorale du seizième siècle ; les oeuvres de Bach et Haendel, avec la fugue comme forme caractéristique ; le classicisme viennois, avec la sonate comme forme caractéristique. Reprenant une distinction de Hugo Riemann, Adler considère que le style de Bach est « classique ancien » (« altklassisch »), tandis que le style de Mozart et de Haydn est « neuklassisch » (Adler 1911, 224-225). Ces deux derniers styles sont définis par plusieurs qualités : cohérence formelle, mesure dans les proportions, économie de moyens, expressivité contenue (Adler 1911, 225-226). On retrouve ici les caractères du classicisme appliqués à la littérature et aux arts plastiques.

Pour Adler, seule la « musique pure » relève de la classicité « absolue », tandis que la musique dramatique y échappe : Wagner est un musicien de style romantique parce qu’il a fait dépendre la musique du drame. Il en va de même pour Verdi, Gluck, Rameau et Mozart (Adler 1911, 226-227). Quant aux opéras de Lully, Adler, marquant son opposition à Taine, considère qu’ils ne relèvent pas du style classique pour les mêmes raisons (Adler 1911, 227). Il conclut en indiquant qu’il n’existe pas d’école d’opéras qu’on peut qualifier de classique, à la différence de la musique instrumentale. Enfin, à partir d’une psychologie de l’artiste et d’une morale de l’art, Adler en vient à distinguer le classique du romantique au dix-neuvième siècle, « comme dans toutes les époques » (Adler 1911, 228), avec le paradigme Brahms vs Liszt. Chez le classique, la règle l’emporte sur l’irrégularité et la liberté. Chez le romantique, c’est l’individualité, hors de toute règle, qui est la tendance principale (Adler 1911, 227-229). Le classicisme se confond finalement avec le respect de la règle et dans la prévalence du beau sur le difforme et le sublime, ce qui est somme toute une définition a minima et conventionnelle du style classique, héritée de toute une tradition esthétique remontant à Kant.

À la fin des années 1870, bien avant Riemann, Adler et Romain Rolland, Bourgault-Ducoudray présente quant à lui une autre lecture de l’histoire de la musique, centrée sur la France et sans opposition systématique entre musique dramatique et musique pure. Ce faisant, il jette les bases d’une théorie du style classique qui épouse une perspective nationaliste : la vraie patrie de la musique classique, c’est la France. Et l’un des apogées de la musique classique française, c’est « l’ancienne musique chorale française », illustrée notamment par « un de nos plus grands compositeurs, Clément Jannequin [sic] » (Bourgault-Ducoudray 1878c, 18). L’importance accordée à la Renaissance française sur le plan musical équivaut à celle que les historiens de l’art confèrent, dans le domaine des arts plastiques, à la Renaissance en France par rapport à la Renaissance italienne (Corbier 2017). Quant aux origines de l’opéra, qui fournit à Romain Rolland le sujet de sa thèse de doctorat en 1895, elles sont abordées suivant la même perspective nationaliste, ce qui ne va pas sans susciter quelques réactions sceptiques de la part de certains auditeurs, si l’on en croit ce témoignage du Ménestrel datant de février 1879 :

Les deux dernières leçons du cours d’histoire générale de la musique au Conservatoire ont été consacrées aux origines de l’opéra. Dans la première, M. Bourgault-Ducoudray a essayé de démontrer que ce genre était né en France et non en Italie, et qu’il tirait son origine des drames liturgiques du moyen-âge [sic] et de la chanson populaire. Il est vrai que le Ballet de la Reine écrit en 1581 par Beaulieu et Salmon, musiciens du roi Henri iii, est un véritable opéra, puisqu’il contenait, outre les danses, des airs et des choeurs. Mais quel que soit le patriotisme de M. Bourgault et le nôtre, il faut bien reconnaître que la véritable mère de la mélodie est l’Italie. La preuve c’est que le savant professeur, dont l’objet est d’étudier cette année l’histoire de la musique française, a cru devoir consacrer une leçon entière aux premiers opéras italiens.

Le Ménestrel 1879, 103

Face à l’Italie et face à l’Allemagne, la France est donc la nation qui se distingue à la fois par son « génie », par sa filiation avec la Grèce antique, par sa capacité à absorber les influences étrangères, par son rôle d’éducatrice de l’Europe musicale : autant de qualités qui, pour Bourgault-Ducoudray, font de la France la patrie du style classique véritable.

Conclusion

On trouve chez Bourgault-Ducoudray un ethnocentrisme faisant défiler tous les stéréotypes du classicisme : mesure, tempérance, modération, clarté, simplicité, autant de traits qui s’incarnent dans la mélodie, considérée comme un héritage de la tradition hellénique. Tous les traits prêtés au néoclassicisme des années 1920 sont déjà là, et une lecture critique peut facilement les dénoncer en tant qu’instruments idéologiques favorisant une vision nationaliste et réactionnaire de l’art musical : c’est ce que fera plus tard Roland Barthes dans le champ littéraire quand, au nom du baroque et de la modernité, il attaquera le style classique pour en finir avec le « prestige endoxal de la langue française comme langue claire, dominée, rationnelle, mesurée » (Barthes 2011, 161-162 ; l’emphase est dans l’original).

Il est évident que les écrits de Bourgault-Ducoudray, dans le champ musical, renvoient à cette idéologie française du classicisme qui s’épanouit également dans la littérature et les arts plastiques sous la Troisième République. On peut toutefois remarquer certaines nuances par lesquelles le professeur du Conservatoire de Paris se démarque de ses contemporains les plus en vue : il adopte une position un peu différente de celle d’un Vincent d’Indy, monarchiste, antidreyfusard, résolument anti-hellénique dans son admiration pour la musique médiévale, pour le chant grégorien et pour Palestrina, ou de celle d’un Romain Rolland, historien critiquant le passé mort de l’Antiquité et l’imitation stérile des Grecs au nom de la naissance perpétuelle provoquée par l’acte créateur. Bourgault-Ducoudray, quant à lui, reste un helléniste : après avoir fait l’expérience de deux voyages en Grèce et en Orient, il milite pour la création d’une esthétique classique-moderne par l’association de l’hellénisme et du classicisme, sur un fondement linguistique et racial qui trouve dans le « mythe aryen » (Poliakov 1994) un système permettant d’expliquer l’identité musicale européenne en dépit des transformations de la musique au fil des siècles.

On ne peut qu’insister sur l’ambivalence de cette vision qui, d’un côté, aboutit à un nationalisme radical et aux aberrations du racisme, mais qui, d’un autre côté, conditionne un renouveau classique ancré dans la défense de la « ligne mélodique » : Jean-Jacques Rousseau, auquel Bourgault-Ducoudray consacre une leçon en novembre 1879 afin de dégager les origines de l’opéra-comique à partir du Devin du village (Le Ménestrel 1879b), sert de garant à ce programme artistique qui fait de la mélodie la valeur musicale par excellence. Un tel programme entrera en résonance avec la « jeune classicité » promue par Ferruccio Busoni en 1920, tout autant qu’avec l’enseignement de son disciple Maurice Emmanuel au Conservatoire de Paris à partir de 1909, et de Charles Koechlin, grand auteur de monodies à l’antique (Corbier 2010b), voire avec l’un des textes emblématiques du néoclassicisme et du « retour à l’ordre », Le Coq et l’Arlequin de Jean Cocteau (1918).