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A World Requiem, op. 60 (1919-1921), du compositeur John Foulds (1880-1939), est l’une des oeuvres musicales les moins étudiées appartenant à la tradition anglaise du « souvenir de guerre[1] ». L’oeuvre ainsi que son auteur constituent d’ailleurs de véritables curiosités historiques : musicien de carrière, mais compositeur autodidacte[2], Foulds sut gagner en popularité au sein de la société anglaise grâce à ses oeuvres de musique de scène. Il voyait dans A World Requiem l’occasion d’être enfin reconnu comme un compositeur sérieux. Cet oratorio, achevé en 1922 et présenté pour la première fois un an plus tard, reçut un bon accueil du public, mais pas de la critique qui jugea son contenu répétitif, « cosmopolite » — une épithète péjorative pour désigner une oeuvre qui inclut des éléments européens et s’inspire de musiques et de textes indiens —, puis très vite « antipatriotique » en raison de son association au pacifisme, une idéologie peu populaire dans le contexte de réarmement de l’entre-deux-guerres. Les deux derniers qualificatifs (« cosmopolite » et « pacifiste ») ont valu à l’oeuvre d’être retirée du répertoire des célébrations de l’Armistice — pour lesquelles elle avait pourtant été créée —, d’être officieusement bannie par la British Broadcasting Corporation (BBC) et enfin de disparaître des programmes de concert pendant plus de huit décennies.

La réécoute et la réévaluation de A World Requiem de Foulds permettent de considérer comment les processus de commémoration ainsi que les contextes sociaux peuvent être propices — ou non — aux oeuvres musicales. On verra que l’évocation du War Requiem, op. 66 (1962), de Benjamin Britten (1913-1976) — un autre oratorio commémoratif de guerre qui appartient au répertoire —sera utile, du fait que les deux oeuvres présentent à la fois des similitudes et des différences intéressantes ; A World Requiem de Foulds est tombé dans l’oubli après une remontée du patriotisme en Grande-Bretagne à la fin des années 1920, tandis que le War Requiem de Britten s’est établi comme une oeuvre de dénonciation à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, se posant presque en avertissement contre la Guerre froide, voire contre un conflit nucléaire, et demeure encore aujourd’hui une pièce centrale du répertoire.

Mon objectif dans cet article est de montrer comment la réhabilitation de A World Requiem de Foulds, plus de 80 ans après sa création, se déroule dans un contexte favorable aux oeuvres autant pacifistes qu’interculturelles. La nature commémorative de cette composition joue autant en sa faveur que contre elle : Foulds a vécu à une époque où la notion d’interculturalisme était très superficielle, et où le pacifisme n’était pas non plus une notion globalement partagée. Dans une première partie, j’étudierai le sort de l’oeuvre lors de sa création dans les années 1920, tandis que dans une deuxième partie, je considérerai ce qu’il en est advenu durant ces deux dernières décennies.

L’échec de Foulds dans l’entre-deux-guerres

Foulds a vécu les bouleversements sociaux qui ont suivi la Première Guerre mondiale, notamment la perte de toute une génération, sacrifiée sur les champs de bataille. Il souhaitait produire une oeuvre capable de mobiliser la conscience collective. Il n’avait cependant pas entièrement mesuré l’esprit nationaliste et commémoratif de l’après-guerre qui exigeait des oeuvres patriotiques, une exigence que son World Requiem ne venait pas combler entièrement (Cowgill 2011, 85-86). Cet oratorio s’inspire largement des idées de la théosophie, un mouvement mystique et religieux prétendant combiner théologie, philosophie, science et pratique religieuse pour atteindre une sorte « d’illumination universelle[3] » (Ransom 2000, xix). Dans le cas de la théosophie britannique, cette approche s’aligne, depuis la fin du xixe siècle, sur des idéaux proches du socialisme mais aussi, sur le plan spirituel, de l’hindouisme et du bouddhisme, sans jamais mettre de côté l’aspect social de la doctrine. Ainsi Annie Besant, une aristocrate irlandaise partie vivre en Inde dans les années 1890 pour y fonder le Central Hindu College, enseigne aux Indiens comment débattre dans des articles de presse ou fonder une école, tout en cherchant à faire avancer les droits des femmes dans ce pays dont elle dirige la Société théosophique (Linden 2008, 166-167). Après que Foulds et son épouse, la violoniste Maud MacCarthy, aient adhéré à ce nouveau mouvement religieux, ils ont eu l’idée de s’atteler à la création d’une oeuvre qui puisse refléter leur vision d’un monde s’élevant vers cette illumination promise par la théosophie.

C’est de cette idée que surgit A World Requiem. L’épouse de John Foulds s’occupe d’abord de rassembler différents textes issus de la liturgie anglicane, du livre des Psaumes, du livre mystique anglican The Pilgrim’s Progress de John Bunyan et de textes hindouistes et bouddhistes de Khabir, un poète mystique indien du xvie siècle, tandis que Foulds se consacre à la composition de l’oeuvre. Cette association de textes a pour but de souscrire aux préceptes d’unité et d’union entre toutes les croyances religieuses du monde prônés par la théosophie. Foulds souhaitait séduire les auditeurs en les incitant à partager cette union de croyances, mais aussi de nationalités : une trentaine de nations sont en effet évoquées, bien que l’oeuvre soit chantée principalement en anglais (MacDonald 1989, 28-29). Il semblerait que l’oeuvre, dans laquelle Foulds a syncrétisé des textes de différentes sources empruntées à différentes religions, traduit les préoccupations de toutes les époques, passée, présente et future. Par ailleurs, la théosophie accorde beaucoup d’importance à la célébration et à la commémoration des défunts, et notamment à la préservation de la mémoire du passé et des âmes (Steiner 2005, 47). C’est en ce sens que l’oeuvre acquiert un caractère commémoratif[4]. En 1922, un an après l’achèvement de A World Requiem, John Foulds soumet l’oeuvre au comité pour la commémoration de l’Armistice afin de lui donner vie, et reçoit une approbation unanime (Cowgill 2011, 85-86).

La première présentation a lieu le 11 novembre 1923 au Albert Hall, lors d’un évènement intitulé par Maud MacCarthy « Festival of Remembrance » (« Fête du souvenir ») (MacDonald 1989, 33) avec des solistes (Ida Cooper, Olga Haley, William Heseltine et Herbert Heyner), un orchestre assemblé pour l’occasion et une coalition de plusieurs sociétés chorales dont la Royal Choral Society, la Bach Choir ou la Westminster Choral Society, parmi plusieurs autres — le tout dirigé par le compositeur lui-même. Les réactions des officiers de haut rang et du public qui assistent à cette célébration montrent que l’oeuvre fut accueillie dans un premier temps avec bienveillance. Le maréchal Earl Haig, par exemple, publie en 1924 un communiqué dans l’organe de presse officiel de la Légion britannique, visant à attirer un public nombreux lors des prochaines exécutions de l’oeuvre :

Si vous êtes organiste dans une église ou chef de choeur, puis-je vous demander d’user de votre influence personnelle auprès de votre Comité [de commémoration de l’Armistice] pour étendre les commémorations aux églises en y faisant jouer des extraits de A World Requiem […] ? Mon voeu est qu’à chaque célébration de l’Armistice, des milliers de personnes chantent cette oeuvre dans tout le pays et que les branches locales de la Légion britannique […] contribuent à en faire une oeuvre digne de cette commémoration[5]

Haig, cité dans Cowgill 2011, 86

Un article anonyme du Times paru en 1923 rend compte du concert en des termes positifs, soulignant la capacité de l’oeuvre, par sa simplicité, à toucher les masses meurtries par la guerre. La « modernité » de l’oeuvre est également mise en avant :

La dimension de l’oeuvre dépasse tout ce qui a été tenté jusqu’à présent. Il ne s’agit de rien de moins que d’exprimer le malheur le plus profond et le plus répandu que cette génération ait connu […], la sympathie dont elle a tant besoin et, dans les mots […], le réconfort qu’elle attendait. Il y a deux moments où la musique montre son caractère approprié pour l’occasion. En premier lieu, l’esprit général est monotone […] et semblable au chant monodique, lequel est utilisé pour la douleur et la prière […]. C’est seulement au « Laudamus » […] que la musique change vers des tons plus brillants[6]

The Times 1923a, 7

Un autre article présente A World Requiem comme une oeuvre plaisant à toute oreille et alliant des langages « cultivés » à la musique de « music-hall » ; l’auteur anonyme combine à la fois les critiques positives et négatives, avec une certaine dose de condescendance :

A World Requiem est un poème sonore qui a un but. Que ce but soit grand ne signifie pas que la musique le soit aussi ; malgré cela, celle-ci est bien adaptée et pratique pour l’occasion. [Cette] musique doit contenir quelque chose pour tout le monde. Ce que Foulds fait dans l’ensemble, c’est cibler ceux qui en savent le moins, et il le fait pour une bonne raison : il s’est probablement dit que les vieux publics, qui connaissaient vraiment leurs classiques […] ont disparu. Si nous [la société] prenons un nouveau départ, l’esprit ouvert à toute forme d’art, alors la musique doit elle aussi recommencer, en n’assumant rien d’autre que la mémoire des orchestres de music-hall ou du cinéma[7]

The Times 1923b, 10

Un participant à la fête, répondant à Maud MacCarthy, s’est exprimé en ces termes : « Votre musique planait sur mon être… et moi, je trouvai à chaque note un pouvoir de guérison. L’état d’esprit dans lequel je fus induit était celui d’une extase silencieuse que je n’oublierai jamais[8] » (cité dans Mansell 2009, 444-445).

Un an plus tard, en 1924, un deuxième concert public est donné lors des commémorations de l’Armistice de 1918. Fortement encouragé par le maréchal Haig et la Légion britannique, ce concert était considéré par le Times comme faisant partie intégrante des célébrations (The Times 1924, 11). Mais cette fois, les auditeurs ne semblent pas convaincus. Les impressions recueillies par Mansell et Stout témoignent d’une grande hostilité, possiblement doublée d’une légère incompréhension — du moins selon nos standards contemporains — des qualités « minimalistes » de l’oeuvre. Après l’éloge modéré de l’année précédente, le Times publie alors une critique incendiaire qui s’attaque aux faiblesses de l’oeuvre :

Une fois que l’oreille s’est habituée à la sensation solennelle produite par certaines progressions d’accords remarquables, et que l’on n’est plus accablés par la grandiloquence de la présentation, la pauvreté des idées musicales et des espaces vides où il n’y a aucune idée musicale, juste l’énonciation de mots associés à des idées sacrées, devient douloureuse[9]

The Times 1924, 11

En 1925 ne paraît aucune nouvelle critique, bien que l’oratorio ait reçu une représentation. En 1926, le Times ne consacre que quelques lignes à une exécution de l’oeuvre, sans en commenter la qualité (The Times 1926, 16). Plus tard, en 1928, un autre commentaire, sur la BBC, révèle un point de vue similaire à celui publié en 1924 :

Mis à part les défauts du libretto, la musique est en elle-même ennuyeuse ; on dirait qu’il s’agit de musique « vide ». [Elle n’est faite que] d’une série d’accompagnements sans thème fort. Et de répétitions sans fin. Et toujours dans la même tonalité[11] (Aylmer Buesst, cité dans Cowgill 2011, 89).

Figure 1

Affiche annonçant A World Requiem de John Foulds dans sa représentation du 11 novembre 1924, soutenue par le maréchal Haig et la Légion royale britannique, ainsi que le Prince de Galles. On peut voir Foulds à la tête de plusieurs sociétés chorales unies sous le nom de La Chorale des Mille Voix du Cénotaphe de Londres (The London Cenotaph Choir of One Thousand Voices), accompagnée par le Philharmonique Royal (Royal Philharmonic Orchestra).

Image reproduite avec l’autorisation du Musée impérial de la Guerre, Londres[10]

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Pour sa part, le journal catholique The Tablet, à l’occasion de la présentation de 1925, trouve l’ensemble de cette oeuvre commémorative « trop moderne » et juge « [les] accords sans rapport les uns avec les autres, les quarts de ton et mélodies synthétiques inappropriés[12] » (The Tablet, cité dans Mansell 2009, 434). Le journal va contribuer à développer une certaine animosité envers l’oratorio de Foulds et peut-être même jusqu’à une mise au ban de celui-ci par l’Église catholique d’abord, puis par l’Église anglicane (Mansell 2009, 434).

D’après James Mansell, spécialiste de l’oeuvre de Foulds, cette incompréhension des critiques, alors que la réaction du public est favorable, est en partie liée à un phénomène de classe. En effet, la théosophie, à l’instar d’autres spiritualités nouvelles, gagne alors beaucoup de terrain dans les classes moyennes et les classes populaires, ainsi que dans certains milieux artistiques (Mansell 2009, 445). Ce regard fourni par Mansell par rapport à la façon dont sont perçues les classes sociales est ainsi nécessaire pour comprendre la disparition de l’oeuvre du répertoire. Selon lui, le public, qu’on assume venant de toutes les origines sociales, aurait clairement capté le message apaisant de l’oeuvre (Mansell 2009, 446).

De plus, le discours unificateur associé à l’oeuvre, d’abord bien accueilli, s’affaiblit peu à peu. Cela serait en partie dû à un changement des politiques artistiques de la Grande-Bretagne vers 1925, alors que les Conservateurs gagnent la majorité et s’installent au pouvoir (Clarke 1996, 123). Une vision plus nationaliste et patriotique semble alors de rigueur, ce qui va à l’encontre de certaines idées véhiculées par A World Requiem. Les idées de Foulds s’opposent à tout nationalisme musical, qu’il s’agisse de patriotisme ou de visées plus artistiques telles que l’exploration consciente des traditions musicales britanniques, alors menée par ses contemporains Ralph Vaughan Williams (1872-1958) ou Charles V. Stanford (1852-1924). Selon Foulds, « le nationalisme dans l’art va à l’encontre de sa tendance à évoluer ». Il pense également, à contre-courant de la pensée générale de l’époque, que « tous ces artistes incapables de dépasser leur mentalité nationaliste sont incapables de créer un chef d’oeuvre universel[13] » (Foulds, cité dans Mansell 2009, 446).

C’est dans ce contexte que l’oeuvre va subir des attaques de toutes parts : sa vocation internationaliste, mise en évidence dans la section « Audite » par les textes syncrétiques et faisant appel à plusieurs croyances et nationalités, va à contre-courant des exigences de plus en plus patriotiques liées aux célébrations de l’Armistice. John Reith, président de la BBC dans les années 1920, voit d’abord dans cette oeuvre un outil approprié de commémoration (Cowgill 2011, 96). Toutefois, sensible aux critiques sur sa qualité et sur la vocation pacifiste et internationaliste des textes chantés et du compositeur, Reith finit par s’opposer à la diffusion de l’oeuvre à la radio lors des célébrations de l’Armistice à partir de 1928. Il est d’avis que si internationalisme il doit y avoir, ce doit être sous l’égide de l’Empire britannique et non pas dans l’esprit d’une « vérité universelle » (Cowgill 2011, 97).

Par ailleurs, A World Requiem a été le déclencheur d’un conflit culturel autour de la façon de célébrer l’Armistice. En raison de l’avalanche de réactions négatives qui ont suivi la deuxième présentation de l’oratorio, Foulds est obligé de déplacer, en 1925, la présentation de son Requiem au Queen’s Hall, alors que l’Albert Hall où avait été jouée l’oeuvre les deux années précédentes, devait abriter le même soir un évènement déjà controversé, nommé « Victory Ball ». Les communautés religieuses catholique et protestante s’opposent à une telle célébration, le soir de l’Armistice n’étant pas jugé approprié pour des scènes de liesse publique[14]. Finalement, un service religieux est plutôt offert à l’Albert Hall, afin d’apaiser les communautés religieuses, par le révérend Dick Sheppard — l’un des futurs leaders du mouvement pacifiste Peace Pledge Union —, et Foulds peut de nouveau présenter son oeuvre dans cette salle en 1926. Cette courte victoire laisse à penser que le Requiem de Foulds a sans doute bénéficié du soutien d’une autorité religieuse conciliante (Mansell 2009, 449). Ce soutien ne sera pas suffisant car la presse conservatrice, incarnée par le Daily Express, verra dans A World Requiem une composition musicale inappropriée pour souligner l’Armistice, laquelle devraient plutôt présenter la religion au service de la Nation et de l’effort militaire de l’Empire (Mansell 2009, 451).

L’oeuvre de Foulds est ainsi peu à peu supprimée des programmations nationales officielles. Après sa dernière présentation à l’Albert Hall en 1926, elle disparaît également des programmes officiels de l’Armistice, sur lesquels la BBC a la mainmise. De même, le Festival of Remembrance, conçu pour l’exécution du Requiem, est usurpé par les organisateurs du Daily Express et par la Légion britannique et devient après 1927 un festival de vieux chants de guerre populaires, un revirement de situation aussi ironique que dévastateur pour Foulds et son épouse (Mansell 2009, 453). Ils quittent alors l’Angleterre, au milieu d’une campagne de diffamation, pour la France, puis l’Inde, où Foulds travaillera comme contrôleur à la BBC indienne et où il mourra en 1939 (MacDonald 1989, 97).

La réhabilitation de Foulds dans un contexte pro-pacifiste

Britten, un catalyseur pour la réhabilitation des oeuvres pacifistes d’avant-guerre ?

Quant à Benjamin Britten, il a aussi connu la période l’entre-deux-guerres dans sa jeunesse. Toutefois, il n’a jamais connu l’opprobre publique comme Foulds pour ses oeuvres mettant en valeur des textes pacifistes dans sa vie professionnelle d’après-guerre[15]. La Deuxième Guerre mondiale a attisé la dénonciation du conflit dans la conscience collective ; c’est dans ce contexte qu’en 1945, Britten présente aux producteurs de la BBC sa première ébauche d’un oratorio inachevé, Mea Culpa, qui dénonce le bombardement nucléaire au Japon. Malgré l’intérêt de la BBC pour cette oeuvre, Britten la laisse de côté dans les années qui suivent la guerre, car il est de plus en plus investi dans la création d’opéras de chambre, parmi elles le plaidoyer pacifiste Billy Budd de 1951[16] (Cooke 1991, 3). Bien que le War Requiem ne soit pas une oeuvre musicalement vraiment révolutionnaire, à un moment où les oeuvres musicales dénonciatrices exigent un certain avant-gardisme esthétique, l’oratorio n’est pas non plus tout à fait passéiste : ni sur le plan de la forme (une alternance entre textes sacrés et profanes), ni du langage harmonique (Britten fait usage partiel des séries dodécaphoniques). De plus, l’oeuvre se distingue par l’emploi d’ensembles multiples et spatialisés : deux choeurs (un choeur d’adultes placé au fond de l’orchestre et un choeur d’enfants placé sur une galerie à part) et deux orchestres (un grand orchestre et un orchestre de chambre), sont requis pour l’interpréter. Par ailleurs, le contexte socio-politique dans lequel l’oratorio voit le jour et les textes dénonciateurs choisis par le compositeur ouvrent un nouveau chapitre dans l’histoire de la musique commémorative, Britten se servant de plusieurs formes et styles musicaux propres à la musique sacrée (tels que le chant grégorien ou le motet) pour créer une composition porteuse d’un message politique et social.

Dans le dernier chapitre de son livre Coming Out of War: Poetry, Grieving, and the Culture of World Wars, Janis Stout (2005) procède à une étude du War Requiem de Britten et se penche sur l’art en tant que force dénonciatrice des guerres. Bien que les valeurs nationalistes n’aient jamais disparu depuis 1945 et continuent de nourrir les conflits guerriers, Stout considère que la place de l’artiste engagé s’est améliorée. Pour elle, connaître la position d’un tel artiste, telle qu’exprimée par le poète Wilfrid Owen[17] (dont Britten a sélectionné des textes contre la guerre pour son oeuvre), est nécessaire afin d’aborder les effets nuisibles de la guerre ; que ce soit la crudité des horreurs vécues ou le désespoir qui s’empare des combattants (Stout 2005, 226). Il faut remarquer également que, dans l’après-guerre, l’importance de l’artiste engagé semble augmenter, ainsi que celle de l’art comme vecteur d’une paix durable (Carroll 2003, 108). Ce fait est mis en évidence par les grands penseurs de l’époque : par exemple, selon Mark Carroll, la philosophie de Jean-Paul Sartre (1905-1980) a été fondamentale pour comprendre ce changement de mentalité qui semble s’être répandu partout en Europe après la Deuxième Guerre mondiale. Sartre affirme que, pour être engagé, l’artiste doit — en toute liberté — essayer de dénoncer le manque de liberté chez les autres, et pour ce faire, il prend comme exemple une oeuvre d’art, d’ailleurs inspirée par la guerre : Guernica de Picasso, oeuvre qui montre les extrêmes de la violence créée par le fascisme (Carroll, 107). Dans cette veine, selon Carroll, Sartre préconisait que la position des artistes dans un système quasi-Marxiste de création, comme celui d’après-guerre, aurait placé ceux qui se sentaient politiquement engagés en tant que producteurs et consommateurs dans « une société européenne d’après-guerre préoccupée d’abord et avant tout par la reconstruction[18] » (Sartre cité dans Carroll, 105).

La reconnaissance et la réhabilitation de A World Requiem

C’est sans doute dans cette optique qu’a été réhabilité A World Requiem vers la fin des années 2000 et que s’est opéré le changement idéologique vers une célébration du pacifisme et de l’artiste qui endosse ces idées. Il devient alors intéressant d’observer comment la figure de John Foulds a peu à peu refait surface au fil du temps. Cette question est notamment abordée dans les écrits musicologiques de Malcolm MacDonald, qui s’est intéressé à l’ensemble de l’oeuvre de Foulds (il est notamment l’auteur de l’article consacré au compositeur dans le New Grove), et qui souligne la contribution au pacifisme de A World Requiem. Dans la monographie John Foulds and His Music (1989), il écrit :

[Cette] cantate sacrée étendue au ton élégiaque et bénédictin [sic] était hors dimensions sur le plan spirituel, et destinée à être jouée dans une cathédrale ou un grand édifice lors d’une célébration nationale. Les textes […] expriment le désir d’une nouvelle ère de paix. […] C’était un thème grand, noble, idéaliste, réalisé noblement[19]

MacDonald 1989, 28

L’auteur reprend ici des idées déjà exprimées dans les textes cités plus haut, dans la partie consacrée à la réception de l’oeuvre de Foulds ; l’intégration de tels propos critiques à l’univers de la musicologie spécialisée a certainement contribué à la décision de récréer l’oeuvre. Un autre facteur est la publication dans la presse, dans les dernières décennies, de nouveaux articles sur Foulds.

Au cours de l’année 2000, The New Statesman, hebdomadaire d’actualités de gauche, publie ainsi un texte sur Foulds signé par Simon Heffer. Audacieusement intitulé « Un génie ignoré à cause de ses [vues] politiques[20] », ce texte de deux pages est consacré à Foulds et dénonce la façon dont sa vision du monde, qui frôlait le socialisme, lui a valu de voir son travail condamné. Dans cet article, on perçoit notamment une grande appréciation de la musique et des intentions exprimées dans A World Requiem :

La [Grande] Guerre l’a [Foulds] profondément marqué. Néanmoins, il fait un travail énorme pour la commémorer : A World Requiem. Au début, il a eu beaucoup de succès. […] Il fallait un grand orchestre de 1 200 musiciens et on compte parmi ses effets musicaux un mélange de musique orientale et modale. Aux dires de tous, sa première présentation et les trois suivantes ont été accueillies avec enthousiasme par un public que l’oeuvre a profondément ému. Les critiques, au contraire, s’y sont montrés hostiles, ce qui a sans doute déclenché une période d’opposition de l’establishment contre Foulds[21]

Heffer 2000, 37

Heffer va même plus loin en assurant qu’au moins deux personnes appartenant à l’establishment musical — censeurs de la BBC dans les années 1920 — étaient prêtes à incriminer Foulds, non pas pour son absence de participation au combat, comme on le peut le lire dans sa biographie (MacDonald 1989, 21), mais pour son internationalisme et ses vues politiques de gauche (Heffer 2000, 37). Pour conclure, Heffer souligne que si Foulds avait vécu dix ans de plus — il est mort en 1939 — sa musique aurait été appréciée à sa juste valeur compte tenu des changements idéologiques survenus au sein même de la BBC. En quelque sorte, autant MacDonald que Heffer dépeignent Foulds comme un compositeur engagé, un élément nécessaire pour comprendre la revalorisation de A World Requiem.

Il semblerait que le contexte social a permis à ce changement idéologique de perdurer. Entre la dernière représentation de A World Requiem de Foulds en 1926 et sa recréation en 2007, le monde a connu une longue suite d’actes de violence : un second conflit mondial incluant un génocide et l’emploi d’armes de destruction massive ; les guerres de Corée, du Vietnam, d’Afghanistan (celle menée par les Soviétiques, puis celle menée par les Américains) et d’Irak, le conflit en ex-Yougoslavie, avec le massacre de Srebrenica ; le génocide rwandais en 1994, ainsi que les attentats massifs du 11 septembre 2001 à New York et Washington, puis celui du 11 mars 2004 à Madrid, pour ne nommer que les plus marquants. Tous ces carnages ont pénétré la conscience publique comme autant d’avertissements des conséquences ultimes des guerres. Ce n’est pas un hasard si les critiques de la recréation de A World Requiem en novembre 2007 l’ont qualifié de « chef d’oeuvre » du pacifisme de l’entre-deux-guerres. Par exemple, Jessica Duchen considère dans The Independent que l’oeuvre est en avance sur son temps, et identifie le contexte social dans lequel a vécu Foulds comme un désavantage :

Malgré [des] débuts remarqués, A World Requiem a disparu de l’affiche. […] Après sa popularité initiale, l’oeuvre a été interdite officieusement. [Dans les hauts rangs de la BBC et de tabloïdes comme le Daily Express, on se] méfiait des vues socialistes de Foulds ; de plus, comme celui-ci n’avait pas servi activement pendant la guerre, il était impopulaire au sein de la Royal British Legion, et ce même s’il avait fait don des bénéfices des entrées [de chacun des concerts, en réponse] à leur appel aux dons (« Poppy Appeal »). Tout cela s’est transformé en un cocktail mortel [pour l’oeuvre[22]]

Duchen 2007

Elle montre ensuite comment le contexte actuel est, au contraire, favorable à la présentation d’une pièce comme celle de Foulds :

Ce dimanche, l’Orchestre symphonique de la BBC souhaite rendre à la plus belle oeuvre du compositeur la place qui lui revient, dans le contexte pour lequel elle a été créée. En association avec la Légion britannique, ce concert promet de faire entendre la totalité de l’oeuvre en vingt mouvements. […] Huit décennies après sa dernière représentation, le Requiem se propose d’être accessible, et de portée mondiale tout à la fois — exactement ce dont nous avons besoin présentement[23]

Duchen 2007

Un communiqué de presse de la BBC, signé des initiales VB, adopte un ton un peu condescendant en gardant le silence sur l’implication du radiodiffuseur dans la suppression de cette oeuvre du répertoire, la rejetant plutôt sur le contexte de son exécution et même sur les circonstances propres au compositeur :

Après 1926, A World Requiem a disparu des scènes de concert. Peut-être les forces requises pour son exécution étaient-elles trop importantes (il faut 1 250 musiciens[24], y compris des fanfares en dehors de la scène, plusieurs choeurs et un orgue). Il est possible que la vie personnelle de Foulds ait aussi été très irrégulière, ses positions gauchistes trop anti-establishment, sa réputation de compositeur sérieux mise à mal par sa musique plus légère — ou tout simplement, que sa musique était passée de mode[25]

VB 2007

Dans The Guardian, David Ward n’évoque pas cette disparition. Il se contente de citer la méconnaissance de l’information récente soulignée par Mansell et vulgarisée par Duchen. Il laisse le petit-fils de John Foulds, Paul, donner ses impressions musicales de la pièce, qu’il considère comme une oeuvre pacifiste : « Quand je chante [en tant que choriste de l’oeuvre], je me concentre uniquement sur les notes, dit Paul. Mais quand j’écoute les autres parties, j’éprouve un sentiment extraordinaire. Ça me donne la chair de poule de savoir que ça a été écrit par mon grand-père[26] » (P. Foulds, cité dans Ward 2007).

Également importantes sont les considérations émises par les chefs d’orchestre Leon Botstein et Sakari Oramo sur la musique de John Foulds, le premier étant reconnu pour ses positions iconoclastes et sa défense d’oeuvres rarement jouées. Interviewé par Duchen, Botstein affirme que les qualités sonores de la musique de Foulds conservent leur pertinence et souligne l’importance des voeux pacifistes pour notre humanité troublée : « L’oeuvre est expressive, directe et idéaliste ; elle s’appuie sur les idéologies du pacifisme et de la coopération mondiale de l’entre-deux-guerres[27] » (Botstein, cité dans Duchen 2007). Sakari Oramo, champion de la musique de Foulds[28], nous assure de la qualité de cette musique et de sa puissance, mais il dénonce aussi les faits connus relatifs à la négation de la valeur de l’oeuvre de Foulds :

Il n’est pas facile de comprendre comment l’histoire a pu se tromper à ce point dans son jugement sur cette musique. Il [Foulds] a été écarté et ridiculisé après le succès de A World Requiem […]. Et toutes les lettres qu’il a adressées à la BBC pour demander si ses oeuvres allaient être rediffusées sont pour la plupart restées sans réponse. Son influence était presque considérée comme dangereuse, à un moment où la culture [anglaise] était encore dominée par un désir post-victorien d’ordre et de discipline ; sa musique a pu sembler chaotique. Le problème, c’est qu’il était très en avance sur son temps et qu’il ne voulait pas adapter ses idées aux circonstances[29]

Oramo, cité dans Duchen 2007

Dans le Times, on trouve des critiques assez nuancées concernant la résurrection de l’oeuvre, laquelle se voit comparée au War Requiem de Britten. On y affirme que le lien entre les deux oeuvres est ténu car, en ce qui touche l’horreur des combats, les textes de Wilfrid Owen sont plus évocateurs que ceux proposés par Foulds, lesquels demeurent très allégoriques. Prenons la déclaration de Geoff Brown, critique musical au Times, qui a fait à la fois la promotion et la critique de l’oeuvre lors de sa recréation en 2007 :

À tous point de vue, c’était [à l’époque] un événement exceptionnel. L’oeuvre de Foulds a attiré cette attention révérencieuse en musique que seul le War Requiem tout aussi pacifiste et peu orthodoxe de Britten a obtenue dans les années 1960. […] Alors, qu’éprouvera-t-on dimanche lorsque la BBC reviendra à l’Albert Hall pour faire revivre cette curiosité monstrueuse, perdue de vue depuis si longtemps ? Difficile à dire, mais tous ceux qui s’intéressent à la musique britannique et à notre histoire culturelle doivent s’y rendre pour le savoir. Les attentes sont variées[31]

Brown 2007a, 16

On note une attitude assez différente après l’audition :

C’est vrai, Foulds tourne en rond, créant de la musique sans squelette. Mais son libretto tourne encore plus en rond. Trop long, trop de mots dont la plupart sont des généralités qui obligent l’auditeur du xxie siècle à se tenir à une distance respectueuse. On attendait un équivalent des poèmes de Wilfrid Owen dans le War Requiem de Britten, qui nous plongerait dans des histoires et des tragédies individuelles […]. Ici, point d’évocations du sang ou de la boue des tranchées[32]

Brown 2007b, 14

Les attitudes semblent aussi se répéter en ce qui concerne l’évaluation de l’oratorio par rapport au minimalisme dans l’oeuvre. Également, Brown formule une objection sur le fait que Foulds n’aurait pas suffisamment dénoncé la guerre à son époque. Cependant, Brown termine son commentaire sur un ton positif : « Un bric-à-brac, donc : de son temps et hors du temps ; conventionnel et moderniste ; souvent palpitant et parfois vide. [Mais surtout] une recréation justifiée[33] » (Brown 2007, 14).

Alors que les commentateurs de 2007 reprennent certaines critiques négatives de leurs prédécesseurs des années 20, l’oeuvre leur apparaît sous un meilleur jour en partie grâce à la valorisation de la musique de style minimaliste dont Foulds n’est qu’un des prédécesseurs. En ce qui concerne le contenu de l’oeuvre, certains commentateurs modernes le trouvent mince, alors qu’il paraît riche et important à d’autres (MacDonald 1989, 28).

Les répétitions dans l’oeuvre : un regard tourné vers le minimalisme, style de l’avenir

Si l’on se penche sur les « modernités » proposées par l’oratorio, surtout ce qu’on appelle le minimalisme dans l’oeuvre, on le trouve à plusieurs moments. Ses apparitions les plus saillantes concernent deux progressions harmoniques qui auront un retentissement au cours de la pièce. La première est une progression harmonique descendante et pantonale composée uniquement d’accords majeurs (i-ii-iii). Cette musique introduit la présence divine, comme cela est indiqué sur le livret, alors que des textes invoquant Dieu ou le Christ apparaissent suivant ce motif (Exemple 1).

Le deuxième motif minimaliste correspond à tout un mouvement de l’oeuvre : « Elysium ». La scène évoquée est le paradis des Élysées et Foulds se sert du motif minimaliste pour évoquer la musique céleste. Dans ce mouvement, le motif principal, qui semblerait être la moitié d’une série dodécaphonique commençant en si et culminant en mi, est confié aux violons ii et ses dérivés sont joués par la harpe et le célesta (1), puis par les clarinettes (2).

Plus tard, à cette cellule itérative, Foulds ajoute le choeur, qui reste immobile dans une progression cyclique (i-i-v9m- i) sur les mots « Saint/Saint » (« Holy/Holy »). Dans ce passage, les accords sont chantés par les sopranos et les altos dans le choeur principal, elles-mêmes divisées à deux voix. Une pédale sur la note si est confiée aux altos ii et à la basse dans l’orchestre (Exemple 3).

Aujourd’hui, ces procédés correspondent au statisme harmonique, à la répétition des cellules mélodiques, aux notes de pédale et même aux processus graduels propres au minimalisme new-yorkais exercé par Steve Reich (né en 1935) ou Philip Glass (né en 1937) dans les années 1960, mais leur placement dans un contexte mélodique imagé ferait plutôt songer à un ancêtre perdu des poèmes symphoniques du post-minimaliste John C. Adams (né en 1947) des années 80, notamment Harmonium (1980-1981), qui inclut, tout comme A World Requiem, une partie chorale et un orchestre aux dimensions importantes.

Conclusion : une oeuvre de notre temps, en fait ?

Quelques précisions sont nécessaires afin de bien comprendre le défi moral que cette oeuvre présenterait pour les auditeurs de notre temps. Comme le souligne Geoff Brown dans sa critique du concert, A World Requiem de Foulds présente plusieurs généralités musicales et idéologiques face auxquelles les auditeurs du xxie siècle devraient se méfier. De telles nuances se présentent aussi dans les travaux d’Alexander Rehding sur la monumentalité en musique. Celui-ci nous met en garde : les oeuvres monumentales, bien que dégageant un air d’autorité morale, peuvent aussi servir à pervertir des idéaux de gloire, comme ce qui a été fait par des régimes autoritaires en Europe pendant le xxe siècle (Rehding 2009, 5). L’oeuvre de Foulds donne effectivement l’impression de porter un tel message moral, alors que son caractère spirituel prétend viser l’unification de personnes de différentes croyances via une expérience commune de la musique (MacDonald 1989, 29).

Également, il ne faut pas oublier que cet oratorio, malgré sa portée qui se veut universelle, a été composé dans un contexte où la logique colonialiste opère en toute puissance. Quelques formulations ne passeraient plus aujourd’hui, par exemple lorsque Foulds utilise des termes considérés comme racistes ou vieillis, tels que « Lapons » ou « Mahométans[34] », pour désigner des peuples et des croyances ; c’est pourquoi Brown appelle dans sa critique à prendre de la distance par rapport au contenu du texte (Brown 2007, 14). Quant au livret syncrétique employé par Foulds et malgré sa mission religieuse unificatrice, on peut estimer que la sécularisation de la société contemporaine a rendu sa portée moins importante, si l’on considère qu’une grande partie est basé sur des textes chrétiens. À l’opposé, la nature pacifiste des textes choisis par Britten reste d’actualité. C’est possiblement l’une des raisons pour lesquelles l’oeuvre de Foulds n’a pas été reprise très souvent après la recréation de 2007 ; on compte deux exécutions en 2014, dont sa première allemande[35]. Une recension de celle-ci dans le Neue Musikzeitung laisse entrevoir une impression positive de la part de la critique et du public, le journaliste qualifiant l’oeuvre de « message transcendant vers la paix mondiale[36] » et insistant sur sa pertinence dans un monde qui commence alors à se repolariser (Schlüren 2014).

En somme, ceci confirme que le contexte historique joue un rôle au moment d’évaluer le succès d’une oeuvre. D’un côté, on voit comment la montée des valeurs nationalistes dans la deuxième moitié des années 1920, mais aussi une perception très superficielle des caractéristiques de l’oeuvre de Foulds, ont contribué à faire tomber celle-ci dans l’oubli après seulement quatre ans représentations. Même si les oeuvres de Foulds contiennent un penchant esthétique qui pointe vers le minimalisme et le postmodernisme, il n’est pas le seul à développer un tel langage aux marges de la culture dominante à cette époque-là. Deux autres compositeurs européens, Rued Langgaard (1893-1952) et Erwin Schulhoff (1894-1942) proposaient aussi une sorte de pré-minimalisme dans leurs oeuvres symphoniques de l’après-guerre, eux aussi rencontrant des barrières dans le monde de la culture pour se faire reconnaitre. Aujourd’hui, tout comme l’oeuvre de Foulds, celles de Langgaard et de Schulhoff se trouvent en réévaluation. Je pense que pour mesurer à quel point A World Requiem est maintenant apprécié, on peut explorer la piste des plateformes telles que Spotify ou YouTube, où le seul enregistrement commercial de cette oeuvre se trouve avec des compteurs de vues et de « j’aime[37] ». La plupart des commentateurs y semblent d’accord sur la beauté et la solennité évoquées par l’oeuvre, confirmant ainsi la thèse de monumentalité proposée par Rehding, et donc sa mise en garde envers la moralité sous-jacente dans l’oeuvre alors que A World Requiem de Foulds s’avère plus « cosmopolite » (dans le sens évoqué plus haut) et commémoratrice que pacifiste. Il faut prendre en compte que le cosmopolitisme d’il y a un siècle a été largement dépassé depuis par des notions telles que le postcolonialisme et le multiculturalisme. D’une certaine façon, ce qualificatif, paru dans la presse dès la première présentation de A World Requiem, a été ravivé lors de sa recréation contemporaine, tandis que les comparaisons, favorables ou défavorables, avec le War Requiem de Benjamin Britten ont aussi fait surface dans la presse. Idéologiquement, les deux oeuvres demeurent très différentes l’une de l’autre : Britten tend vers un discours plus moderne, plus dénonciateur des guerres et du système qui les fait naître. Le langage musical de Foulds est plus simple et appelle à la commémoration, pourtant possédant un style annonciateur du post-minimalisme et du postmodernisme. Il semble qu’il soit nécessaire d’aller plus loin dans une comparaison des deux oeuvres, autant structurelle que musicale, pour connaître à quel point il est possible de les rapprocher, ce qui requerra une étude ultérieure. Toutefois, la comparaison la plus juste devrait se faire avec l’oeuvre Requiem en souvenir fraternel[38] du russe Alexandre Kastalsky (1856-1926) : une autre oeuvre commémoratrice de la Première Guerre mondiale (composée entre 1915 et 1917), elle contient également des composants syncrétiques entre le christianisme européen et américain. De même, Kastalsky y inclut de la musique des sources asiatiques tels que l’hymne national du Japon et un hymne au dieu hindouiste Indra. Cet oratorio n’a reçu sa création que très récemment (et ce aux États-Unis) pour la commémoration du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale en 2018[39].