Corps de l’article

-> Voir la liste des figures

« J’aurais voulu protester mais je connaissais trop l’impuissance de l’individu dans un régime totalitaire[1]. » Telle est la désolation qui afflige Luigi Dallapiccola, l’un des compositeurs les plus féconds du xxe siècle, alors que Mussolini promulgue l’entrée en vigueur de lois raciales en Italie le 1er septembre 1938. Cette consternation se traduira en polyphonie dans les douloureux Chants de prison.

Les résonances de ce passé sombre de la péninsule italienne font encore l’objet de peu d’attention dans l’historiographie musicale francophone. Devant ce constat, Charlotte Ginot-Slacik et Michela Niccolai proposent de mettre en lumière tout un pan du paysage sonore de l’Italie fasciste dans leur récente étude de la vie musicale italienne sous le ventennio (1922-1943). Les deux musicologues, dont les champs de recherche respectifs touchent aux avant-gardes italiennes et aux interactions musicales franco-italiennes au xxe siècle, se sont associées pour combler un important vide dans la littérature francophone ; Musiques dans l’Italie fasciste est en effet le premier ouvrage en langue française à fournir un panorama musical du fascisme. À ce titre, l’ouvrage s’inscrit dans la filiation d’études pionnières parues en italien, en anglais et en allemand[2].

Le choix du pluriel dans le titre de l’ouvrage (« musiques ») met en évidence l’intention des autrices d’élargir leur champ d’études pour considérer les expressions musicales dans leur diversité et leur multiplicité. L’ampleur du répertoire abordé constitue en effet l’un des points d’intérêt de l’ouvrage, qui malgré une volonté de décloisonnement gravite autour de la musique d’inspiration classique (bien que volumineux, seul un chapitre sur sept traite de musique dite « légère »). Pour concevoir cette « introduction accessible à chaque lecteur désireux d’appréhender la période ou de mieux comprendre les conséquences musicales » du fascisme (p. 25), les autrices ont rassemblé un vaste éventail de littérature secondaire et de documents d’époque, dont plusieurs écrits de compositeurs conservés à la Fondazione Cini de Venise. L’attention particulière portée aux échanges épistolaires permet de saisir avec acuité la complexité et l’ambiguïté des rapports que les musiciens italiens entretenaient entre eux et avec les autorités fascistes. La richesse de ces échanges contribue également à exposer l’ambivalence qui teinte le parcours de plusieurs compositeurs aspirant à vivre de leur musique sous le régime de Mussolini.

Préfacée par une figure phare des études musicales en Italie fasciste, Roberto Illiano, la monographie s’ouvre sur les nombreuses incohérences qui ont marqué le fascisme et qui se sont déclinées en musique par l’absence d’une esthétique officielle et par l’enchaînement de politiques culturelles changeantes. Les autrices font suivre ce préambule par sept chapitres structurant l’ouvrage de façon thématique, dont le premier (« Prémisses : 1918-1924 ») pose les grandes lignes de force du paysage musical qui émergent au terme de la Grande Guerre. D’une part, Giacomo Puccini, Umberto Giordano, Francesco Cilea et Riccardo Zandonai, extrêmement populaires sous le ventennio, incarnent l’Italie lyrique de la fin du siècle précédent. D’autre part, Franco Alfano, Alfredo Casella, Ildebrando Pizzetti, Gian Francesco Malipiero et Ottorino Respighi forment la generazione dell’Ottanta, une nouvelle génération de compositeurs nés dans les années 1880 qui se posent en têtes d’affiche de la création musicale sous le ventennio et en protagonistes du renouvellement artistique italien.

Dans le chapitre suivant (« Un nouveau passé »), les autrices abordent la conscience historique qui prend forme chez les compositeurs de la generazione dell’Ottanta en quête d’inspiration et d’alternatives à la tradition lyrique de l’Ottocento. Elles documentent les nombreux travaux de transcription, d’orchestration et d’édition — dont la volumineuse édition du catalogue de Monteverdi, l’opera omnia, par Malipiero (et soutenue par le Duce) — qui ont ouvert la voie à une « renaissance » de la musique ancienne en Italie. Ginot-Slacik et Niccolai démontrent également que ce retour au passé, nourri par le nationalisme d’après-guerre, convenait particulièrement bien aux autorités fascistes, qui y voyaient l’occasion d’alimenter les réflexions nationales en musique en soutenant diverses initiatives, telles que la Settimana musicale senese (Festival de musique ancienne de Sienne), créée à l’instigation de l’Accademia Chigiana de Sienne en 1939.

Consacré à la « fascistisation » des institutions (de l’italien, fascistizzare), le troisième chapitre décrit l’appareil fasciste d’encadrement de la culture et fournit au lectorat francophone une documentation détaillée des politiques culturelles du régime. Les autrices y explorent la mise en place d’une structure bureaucratique chapeautant les institutions et les professions musicales par des instances telles que le Ministère de la culture populaire et le Syndicat fasciste des musiciens, et dont les tâches visaient l’« harmonisation » de l’enseignement musical dans les conservatoires, la coordination de la gestion des théâtres lyriques, la régularisation des manifestations musicales et la supervision du répertoire. L’étude des Carri di Tespi lirici (théâtres lyriques ambulants) fournit un cas de figure emblématique pour illustrer les initiatives du régime visant à « andare verso il popolo », rejoindre le peuple et faire du théâtre un outil d’« intégration nationale » (p. 162).

Dans un quatrième chapitre consacré à l’art lyrique (« Une liturgie du sacrifice : Légionnaires d’hier et de demain »), Ginot-Slacik et Niccolai se penchent sur les opéras créés sous le ventennio en soulignant la prédilection de « la culture musicale fasciste […] pour un genre qui, selon elle, exalte le “génie italien” » (p. 172) ; un engouement qui sera d’ailleurs à la source d’un important soutien pour la création lyrique. Les autrices indiquent que malgré l’absence de consensus esthétique, les oeuvres qui voient le jour dans l’Italie du Duce convergent par le choix de thématiques qui s’alignent particulièrement bien à la doctrine fasciste. Avec Giulio Cesare (Mascagni), Cleopatra (Malipiero), Lucrezia (Respighi) et Il Deserto tentato (Casella), les compositeurs italiens mettent en scène la dévotion à la patrie, l’esprit de sacrifice, la grandeur impériale et la célébration de l’autorité, des motifs inhérents au projet politique et idéologique de Mussolini.

C’est dans le chapitre suivant (« D’autres horizons musicaux : De la chanson à la musique pour le cinéma ») que les autrices élargissent la perspective pour explorer la posture des autorités fascistes envers la chanson, l’opérette, le jazz et la musique de film, des attitudes tergiversant entre ambivalence et reconnaissance du potentiel politique de ces formes d’art plus « légères ». Ce « panorama des divertissements “populaires” » (p. 224) permet d’aborder un vaste éventail de genres musicaux, d’explorer l’intérêt grandissant pour la radio et le cinéma dans les années 1930, et de traiter des femmes, peu présentes dans les chapitres précédents. En proposant une analyse critique et détaillée des sujets féminins de chansons et d’opérettes créées sous le ventennio, ainsi qu’en relevant le parcours de certaines interprètes comme les chanteuses du trio vocal Lescano, les autrices enrichissent cette étude consacrée à un régime dont les protagonistes (en politique aussi bien qu’en musique) sont considérés comme presque exclusivement masculins.

Dans le sixième chapitre (« De 1932 à la fin du conflit : Durcissement politique et esthétique »), Ginot-Slacik et Niccolai documentent les bouleversements de la vie musicale italienne dans les années 1930. La deuxième décennie fasciste est effectivement marquée par des débats esthétiques divisant les compositeurs de la generazione dell’Ottanta et par l’affirmation de l’antisémitisme d’État, à la stupéfaction de plusieurs musiciens auparavant enthousiastes envers le régime (Alfredo Casella, Luigi Dallapiccola, Mario Castelnuovo-Tedesco). Aborder ce resserrement rappelle le caractère dynamique et changeant du ventennio, ainsi que la nécessité de comprendre l’évolution des politiques culturelles fascistes pour obtenir un portrait nuancé de la période.

L’impact du durcissement du régime sur la création musicale fait l’objet du dernier chapitre (« Révolte et résignation : Le Prisonnier de Luigi Dallapiccola »), dans lequel Ginot-Slacik et Niccolai retracent l’indignation, le doute, puis l’effarement de Dallapiccola envers les persécutions antisémites. Le chapitre fait état de la posture changeante du compositeur, lequel, bien que partageant initialement les revendications nationalistes du régime, cultive à la fin du ventennio un antifascisme affirmé. En se penchant sur l’opéra Il Prigioniero, dont la composition est entamée dès 1940, les autrices mettent en lumière les convictions antifascistes qui émanent de l’oeuvre et qui en font, selon elles, un témoignage de résistance esthétique et politique. Par son intrigue (située dans l’Espagne inquisitoriale de Philippe ii, qui renvoie à la dictature mussolinienne), son livret (soldé par l’échec de l’espérance) et ses procédés compositionnels (qui suivent une matrice sérielle, alors que le sérialisme devenait marginal dans l’Italie du Duce), Il Prigioniero permet d’illustrer avec limpidité les ambiguïtés et les contradictions qui marquent les attitudes individuelles sous le totalitarisme fasciste, mais rappelle également les souffrances vécues sous la dictature.

En conclusion, les autrices abordent l’héritage controversé du ventennio et soulèvent les nombreuses continuités qui ont imprégné la vie musicale italienne de l’après-guerre. En faisant écho à la préface d’Illiano, qui témoigne d’une mémoire lacunaire du fascisme en Italie républicaine, et à la fresque, reproduite en couverture, dédiée en 1931 à Mussolini dans l’église montréalaise Notre-Dame-de-la-Défense[3], les autrices plaident en faveur d’un devoir de mémoire pour revisiter l’héritage du fascisme et « comprendre l’histoire et les contradictions de l’Italie d’aujourd’hui » (p. 337).

Au terme de la lecture, il importe de souligner le très vaste panorama qu’offre Musiques dans l’Italie fasciste ; malgré l’ampleur du sujet, l’ouvrage demeure concis, la plume est claire (ce qui compense des coquilles étonnamment nombreuses) et les exemples sont efficaces. En abordant la période qui précède l’arrivée de Mussolini au pouvoir, les autrices explorent la vie musicale sous le ventennio dans un esprit de continuité : un choix à saluer, bien que l’évolution des attitudes au sein même du régime puisse parfois être éclipsée par un traitement des sources qui ne tient pas toujours compte de la chronologie. Un exemple significatif concerne la redécouverte de Vivaldi entre 1919 et 1939 (p. 73-75), un passage marqué par plus d’une dizaine de sauts temporels, créant des césures qui font momentanément ombrage à l’ouvrage, dont la force est justement de positionner l’histoire politique et musicale en évolution parallèle. Un plus grand souci de contextualisation aurait été bénéfique pour illustrer plus clairement la progression des activités musicales sous le fascisme, notamment par une intégration plus détaillée et systématique des citations dans le corps du texte (plusieurs passages cités ne sont pas introduits, et certains sont même répétés à divers endroits du livre, comme c’est le cas p. 51-52 et p. 68). Il importe toutefois de souligner l’abondance de traductions de documents de première main (dont plusieurs écrits de compositeurs), qui constitue une force majeure de l’ouvrage et permet au lectorat francophone de se familiariser avec certaines réflexions clés qui ont alimenté le xxe siècle musical italien.

Au niveau de la structure, l’organisation thématique de l’ouvrage, bien qu’extrêmement pertinente, peut rendre plus ardue une compréhension linéaire de la période fasciste, et parfois créer certaines impressions de redites. Par exemple, les répercussions des lois raciales de 1938 sont documentées sous l’angle des institutions d’enseignement (p. 123-125), de l’organisation des théâtres (p. 135-136) et des carrières musiciennes (p. 251-252, 288-290), pour n’être exhaustivement contextualisées que dans l’avant-dernier chapitre, consacré à la dernière décennie du régime (p. 292-301). En articulant l’ouvrage de la sorte, les autrices semblent distancier leur propos d’une théorisation des rapports entre la vie musicale italienne et l’idéologie fasciste, ce qui peut laisser transparaître une perception du ventennio qui s’apparente davantage à une délimitation temporelle qu’à une période marquée par un projet idéologique total visant à façonner les mentalités par la culture. Cette démarche permet toutefois d’entamer une réflexion très pertinente sur les liens qui unissent le pouvoir politique à la vie musicale, de réfléchir sur l’influence véritable de l’idéologie fasciste sur l’infrastructure musicale du ventennio, et de s’interroger sur l’espace qu’il convient d’accorder à la pensée politique dans un ouvrage musicologique.

En définitive, Musiques dans l’Italie fasciste constitue un ouvrage d’une grande pertinence pour les études musicales dans le régime de Mussolini, aussi bien pour informer les mélomanes que pour stimuler l’exploration du binôme musique-fascisme dans la communauté scientifique francophone.